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La solitaire des rochers

26 Octobre 2023 , Rédigé par CC Publié dans #Christianisme, #Histoire des idées

On trouve dans une bibliographie générale de 1856 "La solitaire des rochers ou correspondance de Jeanne-Marguerite de Montmorency avec le RP Luc de Bray son directeur 3e édition" en deux volume, publié chez de Périsse avec des notes de l'abbé Dabert, vicaire général de Viviers. Le Tome 1 du livre est accessible ici.

Bernard Duhoureau dans "Guide des Pyrénées mystérieuses" (1985 eds Sand) se fit l'écho des doutes d'Eugenio d'Ors dans Du Baroque (Gallimard 1968) sur l'authenticité de ces lettres diffusées dans l'entourage de Mme de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, et publiées bien plus tard en 1787, relève cependant que des détails de cette correspondance montrent qu'elle était vraiment écrite dans les Pyrénées. Selon un biographe anonyme (peut-être le dominicain janséniste Nicolson), il s'agirait de Jeanne-Marguerite de Montmorency, car cette grande famille avait bien perdu une enfant de ce nom en 1661, qui avait 15 ou 16 ans. C'est son confesseur, cordelier curé de la Trinité à Rochefort près de Versailles (décédé en 1699), qui lui recommanda cette retraite à la manière de Marie l'Egyptienne dans les Pyrénées, après que, dans un premier temps, l'adolescente eût seulement songé à se perdre dans le menu peuple à Paris puis chez un menuisier à Auxerre dont elle apprit l'art. De Bray lui imposait de lui écrire tous les trois mois.

Les lettres originales sont perdues. En 1998 un certain Noël Gardon dans le Bulletin de La Diana (Loire) précise que l'ermitage de cette femme ne pouvait être dans le Forez car il y est question d'ours (elle même portait un écureuil sur son épaule)  et d'une grotte souterraine grande comme une cathédrale, ce qui oriente vers les Pyrénées.

"Dans sa quinzième lettre commencée le 29 novembre 1697 et terminée le 6 avril 1698, elle explique que son désert est charmant, avec des fleurs en tous temps, beaucoup de fruits sauvages du chèvre-feuille toujours fleuri. Il n'y a pas de bêtes féroces, seulement d'énormes serpents qui ne lui disent rien mais qui éloignent les habitants du pays. C'est dans cette lettre qu'elle demande la permission d'aller faire un pélerinage à Notre-Dame-de-Mont-Serrat. Dans la lettre suivante elle raconte son voyage à Mont-Serrat qui, d'après son récit, se trouve à trois jours de marche de son second ermitage. "  Elle précise qu'elle n'est alors plus en France. C'est donc en Espagne. D'après l'auteur, en novembre 1697 elle pourrait être à Saint Chignian dans l'Hérault. Ils e peut que dans sa vie elle ait erré entre l'Aude et l'Ariège.

Bernard Duhoureau rappelle que les ascèses dans les Pyrénées sont fréquentes. Mlle de Montpensier et Mme de Longueville hébergées au château de Beaucens dans la vallée d'Argelès avaient conçu le projet de faire de même, avant de se raviser.

L'histoire de la jeune fille a quelque rapport avec celle de l'affrontement Fénelon/Bossuet dont on a parlé ici en 2019.

Le RP jésuite moderniste provençal Henri Brémond (mort en Béarn en 1933) s'était penché sur cette dimension dans Le Correspondant de 1910. Brémond est tenté de ne voir dans l'affaire de la Solitaire des Rochers qu'une supercherie du confesseur, mais se retient d'aller jusque là du fait que l'historien du jansénisme, Augustin Gazier (1844-1922) croyait à son authenticité (selon un article de l'Univers du 25 janvier 1904, article signé par l'abbé Delpode Gazier l'appelait Jeanne-Marguerite de Caylus et la possibilité qu'elle soit une "de Caylus" figure ici aussi, MMe de Caylus était une proche de Mme de Maintenon).

Il est plein d'ironie à l'endroit de l'ascète et écrit : "Des centaines de saints et de saintes sont allés beaucoup plus loin sur la route du renoncement. La solitaire tourne indéfiniment sa crécelle à chaque fois qu'elle va prendre la discipline. Quand il lui prend fantaisie de jeûner, Versailles est avertie de ce prodigieux événement. Les vrais saints font moins de fracas". Il doute de certains de ses témoignages comme celui-ci : "Il y a beaucoup de neige dans ce pays-ci; mais afin qu'on ne connût point mes pas, j'avais attaché par-dessous les semelles, à une méchante paire de souliers, des écorces d'arbres faites en forme de pied de biche, en sorte qu'il est impossible de connaître qui y avait passé."

Il est aussi sceptique devant ce genre de récit "Je me suis ressouvenue d'avoir vu, un dimanche, un cheval mort; j'en fus chercher la tête et la moitié du cou; je fis une fosse dans le sable, je me mis dedans de tout mon long et j'attirai sur moi cette carcasse qui ne sentait pas trop bon. "

Il trouve l'anecdote contradictoire avec le fait qu'elle écrive un peu plus loin : " Je n'ai pu, un jour, communier, ayant été obligée de boire la nuit, tant j'avais la poitrine échauffée, en partie, par la chaleur des chèvres qui ont une vilaine odeur qui affadit le coeur, et deux autres fois je ne pus prendre la discipline, parce que ces animaux se mirent tellement à crier, que cette femme crut que je les battais ou que je voulais les têter." Le RP Brémond observe que c'est bien la première fois qu'un "saint" peut refuser la communion à cause des odeurs de chèvres.

Fénelon, accusé de quiétisme, rappelle-t-il, avait avec lui les Jésuites (qui pourtant avaient condamné le quiétisme de Molinos), et contre lui non seulement Bossuet, mais aussi les jansénistes. Or les lettres de la sainte comprennent des "éléments de langage" empruntés au jansénisme. Par exemple lorsqu'elle déplore que le roi n'ait pas de bon conseiller spirituel (une attaque contre le Père La Chaise), ou critique le RP Guilloré (un adversaire de son confesseur). Le confesseur provoque à dessein et en des termes grossiers dès sa deuxième lettre de 1693 des prises de position de la sainte sur le quiétisme : "Demandez à Dieu, je vous prie, s'il est glorifié d'une dévotion qu'on appelle intérieure, sans agir ni prier" (ce qui caricature le quiétisme). Il l'informe aussi des "choses infinies mais bien abominables de Mme Guyon". A quoi la sainte répond l'année suivante : "Je prie le Seigneur que les évêques et les savants puissent connaître jusqu'où peut aller toute la malice et la contagion du quiétisme, afin qu'ils y remédient. Il est temps que le Seigneur y mette la main". Les critiques des positions quiétistes se font de plus en plus dogmatiques sous la plume de la gyrovague, et le RP Brémond qui les prête sans hésiter à De Bray  ou à quelque autre scribe de son clan, les trouve aussi vulgaires que les fantasmes sexuels (notamment saphiques)  que la sainte est censée avoir au contact du démon.

Tout cela sent le mauvais roman, estime l'auteur jésuite, même s'il y a peut-être eu réellement au départ une jeune ascète et quelques lettres d'elle (recopiées plusieurs fois et modifiées). Mme de Maintenon, crédule (qui aurait d'ailleurs hérité d'un crucifix sculpté par la sainte après la mort du RP De Bray, avant qu'il ne devînt propriété des Dames du Sacré Coeur d'Amiens), s'y sera laissée tromper, pour le plus grand profit des adversaires de Fénelon.

Avant Brémond, le jésuite belge François-Xavier de Feller (1735-1802) dans son Dictionnaire Historique de 1818-20 avait présenté l'éditeur des lettres de 1787 comme un "des plus fanatiques saltimbanques de Saint-Médard" et citait la phrase de l'abbé Bérault selon laquelle pour les jansénistes "c'eût été effectivement un beau sujet de triomphe qu'une jeune Montmorency, qui se dérobe  toutes les grandeurs du siècle, et va s'enterrer dans un désert inconnu, pour s'y faire janséniste. Mais qui serait assez dépourvu de bon sens pour croire à cette chimère ?" Cependant il estimait qu'on peut trier le bon grain de l'ivraie et trouver dans ses lettres le témoignage d'une réelle pureté de coeur de la Montmorency pénitente, ce que soulignaient aussi les revues catholiques des années 1840. L'article de Brémond en tout cas convainquit le spécialiste de Rousseau Pierre-Maurice Masson (1879-1916).

L'histoire souligne à nouveau le problème de  l'intermediation entre le/la mystique et son confesseur pour savoir ce qu'il se passait vraiment...

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