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"Tantra Yoga" de Daniel Odier (Albin Michel, 1998)

28 Février 2015 , Rédigé par CC Publié dans #Shivaïsme yoga tantrisme

Le livre commence par une version in extenso d'un des trois textes cardinaux du tantrisme, le Vijnanabhairava Tantra (Vigyan Bhairav Tantra), texte du début de notr ère (il y a 2 000 ans), central dans l 'école du shivaïsme du Cachemire (la trika), qui se présente comme un dialogue entre Shiva et Shakti.

Odier fait remonter le shivaïsme au sceau d'un seigneur des animaux Pashupati de 3 000 av JC qui serait un proto-Shiva ityphallique (mais cette thèse est contestée) de la civilisation dravidienne de Mohenjo-daro, auquel l'auteur trouve des traits shamaniques (bien sûr ces recherches d'origines anciennes sont toujours assez arbitraires).

 

Shiva_Pashupati.jpg

 

Le livre trace beaucoup de ramifications du shivaïsme. Bouddha fut disciple de Gosala, maître tantrique qui lui aurait enseigné l'abolition des castes. Kanishka

Odier cite un fondateur de "l'école du Krama" au VIIIe siècle, Shivâdanath aurait donné sa transmission à trois femmes yoginî (mais ce Shivâdanath est introuvable sur le Net et sur Gallica. Abhinavagupta au Xe siècle aurait aussi accordé une prorité aux femmes pour le tantrisme. L'empereur kouchan (dynstie venue du Xinjiang) Kanishka au IIe siècle réunit 18 sectes bouddhistes et leur fit adopter une ligne inspirée du tantrisme. Et Bodhidharma, père du premier zen chinois s'inscrit aussi dans la lignée shivaïte. Au VIIIe siècle Vasugupta reçut les Shivasûtra en rêve ou gravé sur une montagne et le Spandakarika ("chant tantrique du frémissement").

Le tantrisme partage avec le bouddhisme l'idée de la vacuité des êtres (ils n'existent que les uns par rapport aux autres) mais se sépare de lui sur le point de la vacuité de la conscience : pour lui la conscience n'est pas vide mais c'est un miroir nécessaire à la manifestation des êtres.

 

(à suivre)

 

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Spinoza et les fantômes

18 Février 2015 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie, #Médiums

En 1990 ou 91 (il faudrait que je vérifie dans mon journal), comme je trainais à la bibliothèque de Sciences Po, rue Saint Guillaume à Paris, j'ouvris au hasard le tome de la Pleïade consacré à Spinoza, et tombai sur cette lettre de Spinoza à Boxel de 1674. J'avais fait tourner des tables en 1989 à Montreuil mais cela ne m'avait guère marqué. Et je fus juste surpris de voir que Spinoza prenait le temps de débattre de l'existence des fantômes avec cet érudit protestant. Aujourd'hui encore j'aime la façon dont il récuse les arguments d'autorité en disant dans une autre lettre (pardon de l'écrire en anglais, c'est la seule version disponible en ligne) : "The authority of Plato, Aristotle, and Socrates, does not carry much weight with me. I should have been astonished, if you had brought forward Epicurus, Democritus, Lucretius, or any of the atomists, or upholders of the atomic theory. It is no wonder that persons, who have invented occult qualities, intentional species, substantial forms, and a thousand other trifles, should have also devised spectres and ghosts, and given credence to old wives' tales, in order to take away the reputation of Democritus, whom they were so jealous of, that they burnt all the books which he-had published amid so much eulogy. If you are inclined to believe such witnesses, what reason have you for denying the miracles of the Blessed Virgin, and all the Saints? "  .

 

arai.jpg

Mais en même temps cette réponse le place dans la frange la plus extrême du matérialisme (celle de Démocrite, d'Epicure), qu'il n'assumait pourtant que très rarement.

 

Au même moment que l'échange épistolaire entre Spinoza et Boxel, à quelques années près, à l'autre bout du monde, Arai Hakuseki (1657-1725), qui, semble-t-il, fut un grand penseur et homme politique japonais, écrivait : "Les rites alimentent les vivants, donnent congé avec honneurs aux morts et sont au service des fantômes et des esprits" et "Les fantômes sont les forces spirituelles du yin, les esprits sont les divinités du yang". Je ne suis bien sûr pas assez calé pour comprendre ce qu'Arai Hakuseki a bien voulu dire par là. Mais si un nipponiste passe par ce blog à l'occasion, je serais heureux de recevoir ses lumières...

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A propos du soufisme

13 Février 2015 , Rédigé par CC Publié dans #Spiritualités de l'amour, #Pythagore-Isis

Le soufisme (dont le visage le plus connu est celui des derviches tourneurs) est un courant mystique sur le déclin dans le monde musulman d'aujourd'hui. C'était pourtant un de ses grands maîtres jadis qui jadis intronisait le sultan de Constantinople.

 

Eva de Vitray-Meyerovitch, décédée en 1999 à l'âge de 90 ans, lui a consacré une bonne partie de sa vie, après guerre après avoir lu un livre d'Iqbal, le père spirituel du Pakistan.

 

 

J'aime bien le témoignage de l'anthropologue marocain Faouzi Skali en 6ème minute. Cheikh Bentounes (en 19ème minute) raconte le rêve de l'auteure où elle se voit morte et au dessus de sa tombe son nom est écrit en arabe.

 

 

Je lis de cet auteure "Rûmî et le soufisme" publié pour la première fois en 1977. Elle raconte la vie de Muhammad Djalâl-od-Dîn dit Rûmî (1207-1273), ce professeur persan né en Afghanistan réfugié en Anatolie. J'ai été très intéressé par sa rencontre en 1244 (à 37 ans) à Konya avec le mystique Shams de Tabrîz âgé de 60 ans, et assassiné trois ans plus tard.

 

Rûmî tenta en vain de rechercher en Syrie son maître aimé, explique Vitray-Meyerovitch, puis prit pour instruire ses disciples l'enlumieur Salâh-od-Din, puis Husâm-od-Dîn Tchelebî. La légende dorée raconte qu'il avait de la compassion même pour les chiens qui écoutaient ses prêches (cela fait penser à Saint-François-d'Assise). Apprécié de toutes les religions, il aimait aussi les "infidèles" : "L'impiété et la foi courent toutes deux sur le chemin de Dieu" était un phrase de Sanâ'i qu'il aimait citer. Son petit-fils Amîr Arif Tchebeli allait construire des communautés (takyas) jusqu'à Vienne.

 

Eva de Vitray-Meyerovitch explique divers rituels soufis à travers Rûmî. Par exemple la danse des derviches, dans une robe blanche symbole du linceul et toque de feutre image de la pierre tombale. Le cheikh représente l'intermédiaire entre ciel et terre. La main gauche du derviche tournée vers la terre redonne au monde la grâce reçue dans le coeur par la main droite tournée vers le ciel.  Il tourne comme les planètes. Le cheikh devient le soleil. Le tambour ce sont les trompettes du jugement dernier. Le son du pipeau (ney) symbolise l'union avec Dieu (avec une connotation plaintive, mais ce roseau est poison et antidote).

 

N'importe quelle émotion peut être prétexte à cette danse (Rûmî dansa quand au bazar de Konya il entendit Dil kou "où est le coeur" à la place dilkou, renard, que criait un vendeur de peaux). Le Coran condamne la prière en état d'ivresse, mais Rûmî refuse aussi l'ivresse : le derviche doit pouvoir s'arrêter net de danser à tout moment, sur un signe inopiné.

 

Konya, l'ancienne Iconium phrygienne, capitale des sultans turcs seljoukides (dont les Ottomans vassaux protégeaient les frontières), était encore florissante, mais du vivant de Rûmî, le sultanat allait être vaincu par les Mongols et devenir leur vassal. La cohabitation entre les communautés y était paisible. Les sultans épousaient des chrétiennes laissées libres (comme l'impose l'Islam) de pratiquer leur religion. Rûmî avait un ami proche chrétien et des anecdotes évoquent ses retraites dans les monastères orthodoxes. Les deux religions vouaient une sorte de culte (entre autres) à Platon.Toute une légende dorée entoure le rôle du renoncement des Mongols à détruire Konya devant la sainteté de Rûmî (les flèches qui n'atteignent pas Rûmî, les chevaux mongols qui refusent d'avancer).

 

Sharia (la loi) et Tariqa (la voie de l'unité des soufis) ont leur racine dans la notion de cheminement et sont complémentaires, l'une étant ouverte au plus grand nombre, l'autre à un nombre restreint.

 

"Si la connaissance ne t'enlève pas à toi même,

Mieux vaut l'ignorance qu'une telle connaissance"

Dîwan de Sanâ'î

 

Le but de la quête des soufis (soufi vient de "sûf" la laine de leur manteau) est le "voyage nocturne" dont le Prophète a fait l'expérience exemplaire.

 

Cela suppose de gravir une échelle :

 

"Dès l'instant où tu vins en ce monde de l'existence,

Une échelle fut placée devant toi pour te permettre de t'enfuir.

D'abord, tu fus minéral, puis tu devins plante ;

Ensuite, tu devins animal : comment l'ignorerais-tu ?

Puis tu fus fait home, doué de connaissance, de raison, de foi ;

Considère ce corps tiré de la poussière : quelle perfection il a acquise !

Quand tu auras transcendé la condition de l'homme, tu deviendras, sans nul doute, un ange.

Alors, tu en auras fini avec la terre ; ta demeure sera le ciel.

Dépasse même la condition angélique ; pénètre dans cet océan,

Afin que ta goutte d'eau puisse devenir une mer"

 

Odes mystiques II de Rûmî

 

Et dans le Mathnawî (IV, 3637 s.), Rûmî précise qu'en passant du minéral au végétal et du végétal à l'animal l'homme oublie son état antérieur mais peut en garder des inclinations (p. 88).

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"A story waiting to pierce you" de Peter Kingsley

12 Février 2015 , Rédigé par CC Publié dans #Pythagore-Isis

mongol.jpgUn livre publié en 2010 par le Golden Sufi Center à Point Reyes (en Californie).

 

Au VIe siècle, selon Hérodote, Platon et Lycurgue, un homme appelé Abaris, et venu de chez les Hyperboréens, visita la Grèce en portant une flèche à la main, voire en voyageant sur une flèche.

 

Hérodote (IV, 2-36) dit  "Je ne m'arrête pas en effet à ce qu'on conte d'Abaris, qui était, dit-on, Hyperboréen, et qui, sans manger, voyagea par toute la terre, porté sur une flèche" (ou portant une flèche - le débat est repris en note de bas de page sur le thème du vol des chamanes).

 

Platon dans le Charmide " if you already possess temperance, as Critias here declares, and you are sufficiently temperate, then you never had any need of the charms of Zalmoxis or of Abaris the Hyperborean".

 

Strabon (Geographie, livre 7, ch 3) : "And it was on this account that Anacharsis, Abaris, and other men of the sort were in fair repute among the Greeks, because they displayed a nature characterized by complacency, frugality, and justice. But why should I speak of the men of olden times? "

 

Mais c'est surtout le néo-platonicien Jamblique qui développe son histoire et son rapport avec Pythagore.

 

Abaris, veut dire "l'avar" en grec. Les Avars sont un peuple de Mongolie. L'art de fabriquer des flèches est très avancé dans ces régions. On en fabriquait même qui imitaient le sifflement des oiseaux pour les débusquer. Certaines avaient un brui terrifiant, et elles étaient à cause de cela un symbole de pouvoir. On était enterré avec ses flêches.

 

Les chefs politiques et spirituels, les khans, envoyaient des messagers munis de flèches en or. Selon la tradition grecque Abaris est un ambassadeur des Hyperboréens. Il est aussi présenté comme venant guérir les Grecs et prophétiser chez eux. La flèche est un instrument chamanique.

 

Pythagore s'est identifié devant Abaris (selon Jamblique et Porphyre) comme l'incarnation de l'Apollon hyperboréen en montrant sa cuisse d'or, un rituel qui, selon Kingsley et d'autres spécialistes, renvoie au chamanisme : les corps en Asie centrale étaient démembrés et certains de leurs membres étaient remplacés par des pièces ne métal, éventuellement en or.

 

Abaris "skywalker" était guidé en état de transe par sa flèche (ou sa phurba), lui parlait, et réalisait des prodiges grâce à elle, même voler grâce à elle, car oui, dit Kingsley, en acceptant la lenteur et le calme on accède à la rapidité et donc tout peut devenir possible (voilà qui expliquerait presque, me semble-t-il, la théorie de l'absence de mouvement dans les paradoxes de Zénon d'Elée). Il la donne à Pythagore qu'il reconnaît comme incarnation d'Apollon, c'est-à-dire comme un tulkou, et Pythagore lui-même se reconnaît comme Apollon hyperboréen (Apollon est le dieu le plus grec et le plus étranger, celui qui retourne sans cesse vers le nord). Les disciples de Pythagore ont complètement manqué ce geste d'ouverture à l'altérité de leur maître.

 

L'Ouest a oublié le chamanisme. L'Est aussi. Le 19 juin 1578 le khan mongol Altan Khan octroie au moine tibétain Sonam Gyatso et celui-ci reconnaît Altan Khan comme réincarnation de Koubilay Khan en échange de l'éradication violente du chamanisme en Mongolie.

 

A l'ouest après la destruction de l'école pythagoricienne, Archytas (l'homme qui utilisa des oiseaux mécaniques à des fins militaires comme les Chinois) la reconstruit à Tarente. On a retrouvé dans cette ville, remontant à son règne, le portrait d'un mongol.

 

Une légende très ancienne d'Asie centrale dit qu'une civilisation naît d'un trou fait dans la montagne par un loup, dans lequel un chamane tire une flèche pour tracer le chemin. C'est l'impossible devenu possible. Notre monde a trop de possibilités, dit Kingsley, et pour cette raison il n'a pas d'avenir.

 

L'essai de Kingsley mérite d'être traduit en français. Une seule réserve en ce qui me concerne : sa vision un peu trop idyllique de Gengis Khan et de la conquête mongole au Moyen-Age.

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"In the dark places of wisdom" de Peter Kingsley

8 Février 2015 , Rédigé par CC Publié dans #Pythagore-Isis

pythAu Royaume Uni, on peut être universitaire et druide sans le cacher. On peut aussi être universitaire et prendre au sérieux le mysticisme des philosophes pré-socratiques sans chercher à le "rationnaliser" au prix d'anachronismes comme on le fait chez nous.

 

C'est le cas de Peter Kingsley, avec un projet ouvertement spirituel : restituer la religiosité des premiers philosophes grecs pour rendre justice aux racines culturelles de l'Europe, mais aussi pour nous aider à trouver ce qu'il y a de spirituel en nous (un mot bien obscure et bien compliqué il est vrai) sans forcément faire des détours par le Japon ou le Tibet.

 

L'oeuvre séduit par son didactisme, sa sincérité et sa force de conviction. Elle plait aussi par son talent narratif. Quand j'étais à Marseille l'an dernier, je cherchais sur la façade de la bourse de commerce le phoque au pied de Pythéas (un Pythéas en pantalons comme Pythagore). Je trouve sous la plume de Kingsley un art de raconter le destin de la cité des phoques, Phocée, que je n'avais jamais trouvé ailleurs (l'histoire de cette population qui fuit le siège perse et suit l'oracle de Delphes pour choisir du lieu de sa nouvelle colonie - un lieu fixé au départ en Corse). Une clarté dans la démonstration du fait que la Perse et l'Egypte, et même l'Inde étaient déjà dans le temple d'Héra à Samos (comme les paons et les ex-voto venus d'Orient) dès 530 avant notre ère, du fait que le père de Pythagore ciseleur de pierres précieuses avait nécessairement voyagé en Orient avec son fils etc.

 

Kingsley a une façon très inspirée de restituer la valeur symbolique des récits traditionnels. Par exemple celui qui nous révèle comment les Phocéens s'étaient trompés quand ils ont compris que l'oracle de Delphes leur demandait de fonder leur cité en Corse (Cyrnus), et comment un étranger de Posidonia leur avait ensuite expliqué que l'oracle voulait dire une cité "pour" Cyrnus, le héros fils d'Héraklès (ce qui allait les conduire à fonder Velia/Elée en Italie). Kingsley ne se contente pas de préciser que "en" et "pour" étaient des prépositions absentes de la langue grecque, laquelle se prête tout le temps aux doubles sens, mais il ajoute que le divin est par essence pour les Grecs de ce temps là le lieu de la difficulté. Par conséquent que les oracles soient obscurs ou "misleading" est dans l'ordre des choses... La remarque n'est pas d'un simple intérêt historique pour comprendre les Grecs. Elle l'est d'un point de vue anthropologique pour savoir que, si l'on veut comprendre spirituellement les histoires spirituelles, il ne faut pas s'attendre à quoi que ce soit de facile. Tout le propos de Kingsley, en permanence, est d'ailleurs de n'utiliser les Grecs que pour sortir des Grecs, et parler de toute l'humanité (les racines de l'Occident, qui aujourd'hui inspire le monde entier, mais aussi nous au 21 ème siècle, les Chinois d'il y a 2 000 ans - quand il remarque que le serment des Phocéens de ne pas rentrer chez eux tant que le fer ne flotte pas sur l'eau ressemble aux vers de poêmes chinois qui utilisent la même métaphore etc).

 

Le récit de la fondation de Velia vient d'Hérodote. Hérodote était selon ses contemporains sous l'inspiration divine (p. 26), dit Kingsley. Sans doute l'auteur va-t-il un peu trop loin quand il pousse le relativisme jusqu'à placer le géocentrisme antique et l'héliocentrisme actuel sur un même plan. Il a raison cependant de dire que si le thème de l'étranger qui sauve est fréquent dans beaucoup d'histoires, peu importe qu'il soit vrai ou faux dans celle des Phocéens : c'était une possibilité très présente dans la vie des gens, et notamment en Italie du Sud où les étrangers "sages" qui aidaient à démêler le sens obscur des oracles étaient des pythagoriciens. Ces gens étaient aussi présents dans la vie des fondateurs de colonies que l'oracle de Delphes. Donc dans le cas ponctuel, la probabilité qu'un tel homme ait existé, et que les choses se soient passées ainsi est grande (beaucoup de trouvailles archéologiques aujourd'hui viennent confirmer Hérodote).

 

Les oracles, note Kingsley, sont par définition en partie obscures, parce que celui qui décide de les suivre vit nécessairement dans le danger, refuse le confort. Le héros, dit-il, comme Héraclès, est le modèle à imiter (comme l'imitatio christi chez les chrétiens) : son parcours initiatique doit être suivi.

 

parmenide.jpgL'histoire de la fondation de Velia (Elée) par les Phocéens est fondamentale pour introduire le personnage central du livre de Kingsley : Parménide, né à Velia (Elée), qu'on dit l'inventeur de la métaphysique et de la logique. Depuis mes vingt ans, j'entends dire que Platon a commis un "meurtre du père" en reniant l'aphorisme de son maître Parménide selon lequel "le non-être n'est pas". Cette formule est opaque. J'ai tendance à y comprendre que Platon a introduit le "mélange" dans l'ordre de l'Etre qui explique que les Idées se corrompent en simulacres, et perdent leur idéalité. Cela évoque aussi le "pouvoir de néantisation" chez Sartre, mais j'ai bien conscience que "le non-être n'est pas" reste une formule mystérieuse. Je suis donc prêt à m'instruire auprès des lumières de Kingsley.

 

Kingsley ne croit pas à la fiction d'un Parménide qui, selon Platon dans son livre éponyme, aurait rencontré Socrate à 65 ans ce qui le ferait naitre en 520 (thèse qu'accepte Wikipedia), et suit plutôt la tradition qui en fait un des premiers colons d'Elée. Pour rétablir "ce qui a été tué" dans le parricide commis par Platon, il part du grand poême de ce philosophe "De la nature", qui raconte un voyage chez une déesse, qui n'est pas, comme on le prétend, un voyage "vers la lumière", mais vers l'obscurité...

 

Des femmes voilées, filles du Soleil, venues du pays des dieux emmènent Parménide vers la déesse, vers sa mort selon Kingsley. La présence de la déesse Justice qui normalement se tient au seuil des enfers, la phrase d'accueil de la déesse, semblable à celle qu'entend Héraclès aux enfers, la main droite tendue (p. 63) dans l'esprit orphique. La sagesse sort de la mort, de la mort à soi-même aussi pour chercher loin en soi.Pour les Orientaux, comme pour les Occidentaux, le soleil vient du monde souterrain et y retourne, c'est sa maison, la lumière vient des ténèbres où les contraires se réconcilient. Les Pythagoriciens, qui cherchaient à vivre près des volcans, pensaient de même en suivant la tradition orphique. Le volcan produit la lumière des ténèbres. Platon a récupéré Pythagore en ne gardant que le vrai, le bon et le beau en oubliant la descente dans les ténèbres. "Le problème c'est que quand le divin est soustrait aux profondeurs, nous perdons nos profondeurs" ("The trouble is that when the divine is removed from the depths we lose our depths") remarque Kingsley (p. 70).

 

La déesse appelle Parménide "kouros", jeune homme, ce qui n'est jamais un terme méprisant en grec, cela désigne l'homme noble qui a encore un défi dans la vie, c'est aussi la condition de l'homme qui, dans l'initiation, perd son passé et redevient enfant.  La plupart des dieyx et déesses sont kourotrophos : ils nourrissent l'enfant en nous.

 

Pour expliquer ce poême, Kingsley a fait un détour par les trois socles des statues trouvées à Elée (Velia) dédiés à des époques différentes au guérisseur Oulis, qui semblent correspondre à une dynastie de guérisseurs dédiés à Apollon Oulios (le guérisseur destructeur), un nom qu'on ne retrouve que dans une autre colonie de Phocée : Marseille.L'autre mot qui revient sur ces trois socles est "phôlarchos", qui ne figure nulle part dans la littérature grecque et qui est peut etre propre à Elée. Il signifie "seigneur du repaire", ce que Kingsley interprète comme "maître de l'incubation", cette technique de guérison qui consistait à s'isoler dans un repaire/sanctuaire nu, sans bouger, en attendant l'apparition du dieu. Tout cela sous le patronage d'Apollon. A Istria, ville sur la Mer noire fondée par Milet (protégée par Apollon), on a retrouvé une dédicace à Apollon Phôleutêrios ("Apollon qui se cache dans le repaire"). Oulis et Pholeus sont des notions cariennes (la Carie est la region voisine de Milet). En Anatolie occidentale, Apollon était tout sauf un dieu clair et lumineux, ses temples étaient à l'entrée de cavernes, et ce fut aussi le cas à Rome où les Grecs l'introduisirent. Dans son temple on incubait la nuit. Et c'est pourquoi à titre initiatique on associa Apollon au soleil en Anatolie : parce que les deux venaient du sous-sol. Plutarque eut tort, selon Kingsley, de dire qu'Apollon et la nuit n'ont rien en commun. Orphée est allé aux enfers par l'incantation et l'incubation, et il y a vu Apollon s'accoupler à Perséphone. C'est normal, remarque Kingsley : ne peut guérir que celui qui connaît la limite de la guérison : la mort.

 

La déesse que Parménide ne nomme pas dans son poême, c'est Perséphone, comme Orphée, comme Hérakles avant lui. Les Grecs souvent évitaient de nommer leurs dieux. Les noms ont la vibration de l'être. Perséphone était la déesse par essence d'Elée comme Athéna à Athènes. Le premier temple de Déméter et Perséphone à Rome au début du Vème siècle av JC a été fondé sur le modèle grec, et sous l'influence des éléates et des massiliotes. Perséphone dans le sud de l'Italie prenait le relais de vieilles déesses de la terre, et allait ensuite voir son culte prolongé dans celui de la Vierge Marie.

 

Les médiums en Grèce s'appelaient Iatromantis (qui est aussi un des épithètes d'Apollon). Ils avaient pour soigner des techniques de chant, de contrôle du souffle, ils travaillaient sur les rêves (ceux qui ne sont ni de veille, ni de sommeil mais entre les deux) qui venaient dans l'incubation. Entrer en transe se disait, en grec "être pris par Apollon". A la différence de celle de Dionysos, la transe d'Apollon était privée, solitaire, et silencieuse. Ceux qui s'y adonnent s'appelaient en Grèce comme en Mongolie des "marcheurs du ciel". Ces Iatromantis se trouvaient dans des villes comme Phocée, Samos et leurs colonies habituées aux aventures maritimes, et aux échanges avec l'Orient qui les influençait.

 

La poésie de Parménide est subtile, elle innove sur certains point par rapport à la métrique classique, elle est musicale, elle use d'un certain humour, du double sens, mais aussi beaucoup de répétitions de mots simples (par exemple "transporter") à titre incantatoire, c'est-à-dire pour faire entrer le lecteur dans l'état d'esprit de son voyage. Notre refus de la simplicité et de la naïveté qu'implique notre condamnation moderne de la répétition des mots, estime Kingsley, est un symptôme de notre besoin permanent de sophistication, de remplacer un item culturel ou matériel par un autre, de rechercher du compliqué, et de l'artificiellement compliqué, pour échapper à nous-mêmes.

 

Il faut apprendre à faire le silence en soi (Pythagore enseignait seulement à ceux qui avaient opté pour le silence pendants des années). Dans le char des filles du soleil il n'y a aucun bruit sauf celui des essieux  - Parménide utilise bizarrement le mot "tube"(syrinx) - , auquel font écho les axes (syrinx) des gonds des grandes portes des enfers. Syrinx est aussi une flûte grecque. Les expériences d'incubation sont souvent accompagnées de sentiment de mouvement circulaire et de sifflement de flûte. En Inde l'entrée dans le samâdhi qui précède la kundalinî est aussi décrite comm un mouvement tournant. Un papyrus égyptien de l'époque romaine écrit en grec sur l'accès à l'immortalité recommande de produire le son du syrinx. Ce sifflement incite au silence et c'est le sifflement des étoiles (l'harmonie des sphères que Pythagore a entendues dans le silence). Le soleil aussi est parfois représenté avec un tube qui pour Kingsley est un syrinx (Jean-Loïc Le Quellec dans son dernier livre contre Jung raille les erreurs de ce dernier à ce sujet). Un hymne orphique appelle le soleil syriktês.Syrigmos est aussi le sifflement du serpent d'Apollon qui suit aussi Asclépios, et le nom du dernier acte des fêtes de Delpes quand Apollon vainqueur du serpent célèbre sa victoire en jouant du syrinx.

 

Sur une statue en 1962 à Elée, le socle d'une statue sans tête avec le serpent montant le long d'un drapé d'Esculape disait "Parméneide, fils de Pyres Ouliadês Physikos". Parméneide au lieu de Parménide est une forme u'un manuscrit avait légué du nom de Parménide et qui semble plus correcte. Pyres est un nom rare mais connu à Milet. Parménide était donc fils d'un iatromantis. Physikos désigne celui qui s'intéresse aux origines de la nature de l'univers, mais aussi l'essence des choses, la racine, le coeur des choses, ce qui était le propre de tous les premiers philosophes, avant qu'Hippocrate ne sépare la médecine de la philosophie, et des philosophes qui étaient leurs concurrents sur un terrain pratique (p. 143). Il est donc normal qu'il y ait dans le poême de Parménide des passages sur la sexualité et le développement du foetus. Ces passages cependant figurent dans la partie du poème où la déesse considère la naissance, la vie et la mort comme des illusions (ce qui ne veut pas dire qu'il faut les ignorer, car quand on oublie de prendre les illusions au sérieux elles deviennent réelles, nous dit Kingsley).

 

Physikos, c'est mieux que "oulis". Cela le plaçait en héros fondateur d'une lignée de guérisseurs (il n'y avait pas de date avec son nom, il était le zéro de la lignée). Zénon son successeur fut son fils adoptif (l'adoption était un geste religieux fréquent en Carie). A Cos, au large de la Carie, dans l'école d'Hippocrate (Asklépiadês, comme Parménide est Ouliadês), les maîtres adoptaient leur disciple, et cet aspect comptait aussi pour les pythagoriciens parce qu'il ne s'agissait pas d'inculquer des dogmes (il n'y en avait pas dans la doctrine de Pythagore) mais de prendre complètement en charge la vie d'une disciple comme son père. On intégrait la secte comme une nouvelle famille, à la fois personnelle et impersonnelle (puisque chacun n'était que le visage de l'au-delà - Pythagore n'était jamais appelé par son nom par exemple), où l'on était à la fois encadré et libre. Le sens de parricide dans Platon (qui écrit "Père Parménide" dans un dialogue avec un Eléate qui prétend le tuer), prend un sens très spécial. Comme lorsqu'il dénigre Zénon comme "l'amant" à la belle allure de Parménide, il veut capter l'héritage pour lui et se poser en successeur de Parménide contre Zénon d'Elée. Toute son oeuvre est remplie de ce genre d'humour pour imposer ses propres idées. Le mythe qu'il crée d'un Xénophane professeur de Parménide est tout aussi farfelu, même si déjà Aristote commença à y croire.

 

Le véritable professeur de Parménide, Ameinas, était un oulis, qui eut son temple de héros, et son lieu d'incubation (le héros pouvant guérir par ses apparitions), et qui lui "enseigna le calme". Zénon, lui, n'aimait pas le prétentieuse Athènes, dont la propagande a fini par écraser le souvenir d'Elée (dépeinte par lui comme une cité pauvre et humble) et de Phocée.

 

Beaucoup disent que Parménide donna à Elée ses lois. Les prêtres d'Apollon à Milet étaient aussi des législateurs (p. 205).Sur ce point Platon dans les Lois s'inspire du modèle pythagoricien d'Italie du Sud. Le législateur pour lui est un philosophe qui attend la réponse divine sous forme d'apparition (comme dans l'incubation). Platon ajoute que les législateurs-philosophes doivent être encadrés par une groupe qui médite sur les origines des lois, les "assemblées de nuit" ("Il ne paraît pas séant pour le législateur de multiplier les petites prescriptions de détail relatives à l'administration domestique et à tous les autres objets semblables auxquels doivent veiller la nuit ceux qui sont chargés de garder continuellement et exactement toutes les parties de la cité. ...Des magistrats qui veillent la nuit dans les États sont redoutables aux méchants, ennemis ou citoyens, ils sont vénérés et estimés par les hommes justes et sages, et sont utiles à eux-mêmes et à tout l'état. - livre VII, chap 13). Sa justification de ces assemblées par Platon procèderait selon Peter Kingsley d'une rationalisation. Il faudrait la rapprocher plutôt du rôle de veilleur de nuit qu'Orphée s'attribue comme prêtre d'Apollon dans ses chants, les premiers rayons du soleil pouvant porter une sagesse divine. Orphée aux Enfers rencontre la déesse Justice, dont le père s'appelle Loi, et la déesse Nuit. Epiménide, le chamane crétois surnommé kouros qui après avoir dormi dans une caverne guérit Athènes de la lèpre lui donna de bonnes lois pour la guérir. Le "kouros" (jeune homme) qui voyage aux enfers, l'emporte sur le temps, et donne ses lois à la Cité est le fatâ du monde arabe et le javânmard de Perse (deux mots qui signifient aussi jeune homme et portent le même sens mystique, sans doute, selon Kingsley, par la diffusion de l'alchimie gréco-égyptienne depuis Alexandrie).

 

La mort de Zénon le successeur de Parménide, quelles qu'en soient les versions, est violente et comprise comme une sorte d'épreuve du feu, pour "purifier l'héritage". Les morts de pythagoriciens le sont souvent aussi (dans des résistances à des tyranies par exemple). L'archéologie semble révéler qu'il mourut à cause d'un trafic d'armes pour libérer une petite île au large de la Sicile de la menace athénienne. Il s'agit maintenant en quelque sorte de "désa-athéniser" notre point de vue sur les origines de la philosophie.

 

Il y a un an moins dix jours, j'ai rencontré un médium qui fut capable de me dire la date de la mort de mon grand père et d'autres détails de mon enfance sans me connaître en disant parler "au nom des esprits". Je prépare en ce moment un livre là-dessus. Ce médium m'avait été présenté par une Provençale intéressée par le pythagorisme. Sous son influence et celle de coïncidences qui sans doute ne sont pas survenues par hasard, j'ai découvert bien des choses sur le pythagorisme antique, sur le pythagorisme du navigateur Pythéas de Marseille par exemple, le découvreur de l'influence de la Lune sur les marées. J'ai rencontré d'autres médiums depuis lors (je note que chez Kinsley il existe bien des idées que j'ai entendues dans la bouche de ces médiums par exemple celle selon laquelle les êtres de l'au-delà ont besoin de fournir beaucoup d'efforts pour parvenir à nous parler - p. 164).

 

L'an dernier aussi la lecture d'Alexandra David-Néel (de son voyage initiatique à Lhassa), m'a fait éprouver le caractère très authentique de la spiritualité tibétaine. A n'en pas douter le Tibet comme l'Egypte furent des grandes sources de manifestations de l'au-delà en ce monde. On sait quelle fusion intéressante les Ptolémées permirent entre mystères grecs et religion égyptienne. Mais le fond grec ne doit pas être négligé non plus. Je retrouve chez Peter Kingsley deux notions auxquelles je tiens depuis un certain temps : 1) le fondement des croyances et des religions, ce sont des expériences qui s'imposent aux hommes, des expériences qu'on ne peut pas légitimement révoquer en doute en les traitant avec un mépris intellectuel, et desquelles il faut partir pour comprendre le reste ; 2) l'Occident dans son dialogue avec l'Orient doit retrouver ses propres racines spirituelles en dehors des seules religions monothéistes (que ce soit à travers les présocratiques, l'isisme, les cultes celtes éventuellement quoique ceux-ci soient moins présents dans notre imaginaire que le fond gréco-romain).

 

Kingsley dans la très belle interview ci-dessous raconte comment dans les années 1990, ses intuitions sur Parménide lui sont venus d'un livre d'un poête soufi persan qui parlait des pré-socratiques et lui est littéralement "tombé dessus". Comme lui j'ai tendance à penser qu'il n'y a pas de réel hasard quand ce genre de chose arrive.

 

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