Une histoire de médiumnité qui implique le Maharal de Prague
Le Maharal de Prague, Juda Lœw ben Bezalel (1512-1609) est l'inventeur du Golem, créature qui, selon la tradition juive qui inspira Goethe, protégeait les Juifs de la ville contre les persécutions, une tradition sur laquelle on reviendra...
Il y a une histoire qui implique le Maharal de Prague l'inventeur du Golem que racontait le rav Menahem Berros en 2017 ici. Maria, chrétienne tchèque, est orpheline à l'âge de 10 ans. Devenue jeune fille elle est employée comme nourrisse chez Rabbi Avraham. Elle y reste dix ans et se passionne pour l'étude de la Torah et de ses commentaires. Elle doit cependant accepter de se marier avec un tanneur du bourg, Pawel, qui souvent sous l'empire de l'alcool la bat. Elle finit par s'enfuir, et, se faisant passer pour une pauvre juive et s'être rasé la tête, sous un faux nom elle se rend à Prague. Elle est employée chez un riche juif nommé Moshe. A la veille de sa mort l'épouse de Moshe lui demande de se marier avec celui-ci ce qu'elle accepte et elle aura deux enfants avec lui. Mais voilà que Pawel est parti à la recherche de son épouse légitime. Il a recours à des mages-astrologues qui en vertu de leur médiumnité la repèrent à Prague et la voient, à distance, écrire un livre en hébreu. Il s'y rend. Marie ayant vu passer Pawel à Prague, elle se rend chez le Maharal dont elle suit les cours à la grande synagogue pour lui demander conseil. Celui-ci sait que c'est par les médiums-astrologues que Pawel retrouve sa trace. Il lui dit : "celui que ton mari consulte à Prague en ce moment pour te retrouver ne pourra travailler ce soir avec les astres car il y a des nuages, reviens me voir demain". Quand Maria revient le lendemain, le Maharal lui dit : "Demande à une femme juive d'aller prendre de la terre d'une tombe juive où le corps est enseveli et mêlé à la terre (Genèse 2:7), de la mettre dans un sac, et de placer son sac sous ton oreiller sur lequel tu dormiras la nuit suivante". La nuit suivante le médium que Pawel consulte pour retrouver Maria lui dit : "je la vois allongée, mais elle a de la terre sur la tête, elle est morte". Pawel dépité accepte alors de quitter Prague, convaincu que sa femme est décédée.
L'histoire fait un peu penser à celle du comte Potocki (un chrétien polonais lui aussi converti au judaïsme) à qui au XVIIIe siècle le Gaon de Vilna aurait proposé d'échapper à la prison par téléportation. Elle est utilisée à plusieurs fins pédagogiques par les rabbins, à la fois pour montrer que la conversion au judaïsme est valable dès lors qu'elle est sincère, ainsi que les actes religieux qui en découlent comme le mariage, quand bien même ils sont pratiqués sous couvert de mensonge et de dissimulation (comme le mariage avec Moshe), mais aussi pour montrer que le Maharal de Prague, en vertu de son application très rigoureuse de la Torah (tout comme celle de Marie la Chrétienne), pouvait tenir en échec les opérations de divination des sorciers. On peut aussi relever que l'usage qu'il fait de la terre d'un cimetière fait penser à celui qu'il fit de l'argile pour composer son propre golem. Un sujet sur lequel on approfondira peut-être à l'occasion.
Antoinette Bourignon et l'hermaphroditisme d'Adam
L'idée qu'Adam ait été à l'origine un androgyne (Genèse 1:27) et qu'Eve soit née d'une séparation de sa personnalité et de ses sexes est ancienne. On la trouve déjà chez Philon d'Alexandrie (-20/+45) et la rabbine Horvilleur dans "En tenue d'Eve" accorde du crédit à cette lecture de la Bible en se fondant sur la traduction du mot Tzela comme côté et non côte.
Voltaire connaissait cette tradition que, dans son Dictionnaire philosophique (article Adam), il attribue aux rabbins. et il attribue aussi la défense de cette idée à Mme Bourignon (1616-1680) : "La pieuse Mme Bourignon était sûre qu'Adam avait été hermaphrodite, comme les premiers hommes du divin Platon". (Il aurait pu ajouter qu'une secte sous le pape Innocent III l'avait affirmé aussi ainsi que Jakob Boehme).
Effectivement on lit dans « La Vie continuée de Mademoiselle Bourignon » :
« Adam, le premier homme, dont le corps était pur et plus transparent que le cristal, tout léger et volant pour ainsi dire ; dans lequel et au travers duquel on voyait des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétraient de dedans en dehors par tous ses pores, des vaisseaux qui roulaient en eux des liquides de toutes sortes ; très vives et toutes diaphanes, non seulement d’eau, de lait, mais de feu, d’air et d’autres…
« Il était de stature plus grande que les hommes d’à présent ; les cheveux courts, annelés, tirant sur le noir, la lèvre de dessus couverte d’un petit poil ; et, au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il était fait comme seront établis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sais si je dois dire : il avait dans cette région la structure d’un nez, de même forme que celui du visage ; et c’était là une source d’odeurs et de parfums admirables. De là devaient aussi sortir les hommes dont il avait tous les principes en soi, car il avait dans son ventre un vaisseau où naissaient de petits œufs et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendait ces œufs féconds… Et cet œuf, rendu fécond, sortait quelque temps après par ce canal hors de l’homme, en forme d’œuf et venait peu après à éclore en homme parfait ».
Le Monde illustré du 18 mai 1935 présentait ainsi Mme Bourignon :
"Antoinette Bourignon, vers 1640 est une lilloise illuminée, qui s'imagine n'être plus une femme tout en n'étant pas un homme. Antoinette devient une sorte d'idole villageoise, encensée par la comtesse, les paysans et le jeune curé Clergeot, que les jurassiens ont emmené avec eux. Le hasard fait que Clergeot n'est point aussi très bien fixé sur sa véritable nature. Antoinette Bourignon et la comtesse se le disputent. Antoinette emmène l'Eliacin à Lille où (déguisées en femmes), ils ou" elles dirigent un orphelinat, lequel «orphelinat se peuple bientôt d'enfants, ce qui donne à penser que Clergeot a choisi entre ses deux possibilités. Chassés de Lille, chassés de Flandre, Antoinette et ses paysans se réfugient en Hollande. "
Ce que ne dit pas le résumé c'est que son orphelinat de filles fut frappé d'un cas de possessions collectives, ce que nous apprend Reinach. Un mémoire de le Société des sciences de l'agriculture et des arts de Lille de 1853 a un avis plus nuancé sur la question, tout comme sur l'ensemble du personnage de Mlle Bourignon.
Celle-ci voulait en elle-même incarner le premier Adam hermaphrodite. C'est un de ses aspects les plus pittoresques.
Voltaire avait entendu parler de cette visionnaire par le Dictionnaire de Bayle. Le critique d'art Louis de Fourcaud l'avait appréciée, au même titre que Mme Guyon.
J'aime bien à son propos cette anecdote relevée par Bayle qu'elle avait eu en 1666 une vision de Bruxelles en feu, qui la persuada de quitter la ville (alors que la capitale belge n'allait être bombardée qu'en 1695). Et encore cette remarque de l'encyclopédie catholique disant qu'elle " était d'une difformité et d'une laideur tellement repoussante, qu'à sa naissance une assemblée de famille discuta si elle ne devait être étouffée. Antoinette s'exila du monde, vécut dans la solitude où elle se livra avec passion à la lecture, séduisante pour elle, des livres mystiques." Dans un livre d'histoire du Dr Bouquet il est question de son bec de lièvre qui aurait disparu avec l'âge. Etait-elle vraiment si laide que cela ?
Dans les années 30 (en 1934 précisément) André Thérive dans le roman "Le Troupeau galeux" essaie de rendre compte de l'épopée de cette cheffe de secte à travers le regard que porte sur elle un prêtre rescapé de l'incendie du village de Saint Claude dans le Jura par les troupes de Richelieu... Mais le roman a le défaut de toutes les approches "savantes" du XXe siècle. Il réduit le surnaturel à la psychologie. Cette Mlle Bourignon aux yeux de Thérive n'est plus qu'une solitaire à la fois géniale et détraquée qui aurait forgé son idéal androgynique après avoir été violée par un capitaine de l'armée, pour dépasser le traumatisme.
Si tel était le cas, elle n'aurait pas séduit autant d'esprits brillants de son époque qui ont tout abandonné pour sa prédication religieuse. Il y a autre chose, mais quoi ? Qui lui souffle ces idées sur Adam qui recoupent si étrangement une certaine mystique juive ? Qui lui dicte les centaines de pages qu'elle écrit ?
J'ai parcouru les témoignages de "Toutes les Oeuvres d'Antoinette Bourignon", un recueil de courriers détaillés de Flamands contemporains d'Antoinette qui certifient qu'elle était la plus honnête des personnes et la plus charitable. Ce sont pour la plupart des protestants qui saturent leurs commentaires de références bibliques pour assurer que rien chez "la Bourignon" ne dépassait de ce cadre et que c'était une vraie sainte. Une sainte ou une possédée ? Probe elle l'était, au point de rester attachée au catholicisme romain en terre réforme, malgré son excommunication : on ne peut pas lui reprocher de chercher à s'adapter à son auditoire, ce qui ne l'empêche pas de fasciner les calvinistes. Son austérité à l'égard de l'argent et des plaisirs de la chair ne fait pas de doute non plus - mais Hilaire Belloc ne disait-il pas que les hérétiques faisaient toujours surenchère de vertu, qu'ils étaient inspirés par le diable pour ce faire ? Dans le cas de Bourignon, on hésite tout de même, un peu comme à propos d'Origène. Comment tant de vertus et tant d'intuitions bibliques pourraient-elles n'avoir comme fin que la perte de la chrétienté ? Alors quoi ? Un christianisme alternatif, ou simplement "autre", qui aurait dû se voir reconnaître une place parmi d'autres options bibliques ? On ne sait. Antoinette Bourignon était convaincue d'être la voix du vrai christianisme, du seul, et pour elle toutes les églises protestantes comme catholiques mouraient d'hypocrisie et de dépravation, c'était la fin des temps, seuls ses disciples seraient sauvés. Orgueil des fondateurs de secte. Sans doute la plus grande preuve du luciférisme de cette dame. Mais faut-il mettre au compte aussi d'une inspiration sulfureuse les dons de discernement qu'elle avait qui lui faisaient voir qu'une femme avait épousé son mari seulement sous l'inspiration d'un démon (ce que ladite femme devait avouer spontanément à son curé en confession peu de temps après) ou repérer qui était son ennemi ou son allié au moindre coup d'oeil ? Avec le même discernement et la même foi elle pouvait prédire à quelqu'un qu'il guérirait bientôt, et à quelle condition ou qu'il mourrait. Cependant point de miracles à son actif comme à celui du Padre Pio. Pas de lévitation, pas de dédoublement, pas de guérisons spectaculaires. A ceux qui le regrettent les témoins répondent "sa personnalité seule, sa douceur, sa patience, son humilité et sa persévérance à elles seules valaient tous les miracles".
Etrange phénomène tout de même. Et ses disciples qui l'accompagnèrent d'une ville à l'autre aux Pays-bas fuyant les persécutions que sont-ils devenus après sa mort ? Croyaient-ils tous en l'idéal androgyne aussi fermement qu'elle même ? Il y aurait un livre à écrire sur eux.
Les visionnaires hérétiques sont toujours embarrassants. Parfois ils avancent des questions nouvelles voire des intuitions sur les textes sacrés qui peuvent stimuler les recherches. Il arrive souvent que des exégètes canoniques aillent regarder les "trouvailles" des hérétiques. Par exemple dans cette conférence à l'Ecole nationale des Chartes de 2015 (minute), l'historien de l'art Yves Christe rappelle que le donatiste Tyconius (IVe siècle) dans ses commentaires de l'Apocalypse était utilisé par les auteurs "orthodoxes", quoiqu'avec réticence : Primase évêque d'Hadrumète au milieu du VIe siècle dit à son propos qu'il l'a utilisé mais qu'il a été "chercher des perles dans du fumier". Bède le Vénérable dit qu'il est allé chercher "des roses parmi les épines". En se penchant sur certaines intuitions d'Antoinette Bourignon, risque-t-on de trouver des perles dans du fumier ?