"Génie du christianisme" de Châteaubriand
Malgré ma formation de sociologue, je ne suis pas un intégriste des sciences humaines, loin s'en faut. Je suis même particulièrement sensible aux biais que celles-ci apportent à la pensée et à tout ce qui, dans l'esprit d'une époque, influence leur rhétorique. Un livre comme le petit Dialogue sur les aléas de l’histoire que j’ai fait paraître il y a quelques années par exemple est aux antipodes de la démarche des sciences humaines, et je tiens à garder dans mon travail une telle pluralité d’approches.
Un des moyens de s’affranchir de certaines rigidités des sciences humaines et de l’esprit d’une époque qu’elles véhiculent peut être de lire les classiques, et de les lire sans naïveté, c’est-à-dire en gardant une distance à l’égard de leurs partis pris (et de ceux de leur propre époque), une distance qui évite l’adhésion niaise, mais qui ne doit pas non plus être d’emblée hostile (sans quoi il n’y aura pas d’échange possible avec l’auteur dont on aborde la lecture). Je recommanderais particulièrement la lecture d’écrivains oubliés – comme par exemple Romain Rolland, qui fut quand même un de nos plus éminents prix Nobel – mais aussi de ceux qu’un ou deux siècles de modes successives ont condamnés à nos yeux et que l’on gagne à considérer avec un regard neuf à titre de pur exercice de « nettoyage intellectuel », pour se défaire en quelque manière des automatismes un peu convenus que l’opinion des générations récentes ont imprimé dans notre esprit. Parmi ces auteurs je citerais Châteaubriand, auquel je suis revenu par hasard il y a peu, à l’occasion d’une petite insomnie.
Le livre Le génie du christianisme est une œuvre dans laquelle notre époque peut très difficilement a priori trouver matière à penser. Nous n’avons semble-t-il rien à trouver chez cet écrivain qui fut un des pères de la restauration catholique et monarchique en France au XIXe siècle, rien de commun avec son monde où l’on traite les Indiens d’Amérique comme des sauvages, où l’on se complaît à verser les larmes « les plus pures » sur des gestes héroïques, où il faut à tout prix défendre le rôle de la religion, et des institutions anciennes. Et l’on se doute bien que le plaidoyer qu’il va développer en ce sens n’aura rien d’ « objectif » ni rien de convaincant pour qui ne partage pas les prémisses de sa démarche. Hé bien c’est précisément parce que ce point de vue là nous est inaccessible, qu’il nous faut aller le chercher et prendre la peine de l’explorer par delà les premières difficultés.
Je trouve personnellement deux points forts à ce livre. Le premier est qu’il nous fait réfléchir à la singularité de ce sentiment inventé par le christianisme que l’on appelle « la charité » et qui est une façon très particulière de traiter l’autre. Châteaubriand, qui écrit à un moment où les entreprises de conversion de la France (et donc du monde) à l’athéisme, sont très vivaces, connaît parfaitement toute l’ironie dont on a accablé ce sentiment. Il n’en juge pas moins possible d’en conduire la « réhabilitation » si l’on peut dire, en tentant de comprendre ce que serait l’humanité si ce sentiment n’avait pas été apporté par le christianisme.
Pour l’auteur du Génie du Christianisme, sans la charité chrétienne (et les institutions comme les monastères, les hôpitaux etc qui en garantirent la possibilité) non seulement l’empire romain eut sombré dans la barbarie intérieure (celle qui faisait massacrer des milliers d’hommes et de femmes dans les arènes par exemple) et eût été incapable de préserver son héritage artistique, mais encore il eût été finalement submergé par des tribus germaniques elles-mêmes beaucoup plus violentes qu’elles ne l’ont souvent été grâce à la modération du christianisme (car selon Châteaubriand, les Goths notamment eussent été incapables d’instaurer des royaumes stables s’ils n’avaient été initiés aux valeurs chrétiennes). Cette charité encore aurait aussi selon Châteaubriand joué un rôle positif car modérateur dans les entreprises coloniales des Européens, en prenant en charge par exemple la détresse de beaucoup d’esclaves, tout en offrant aux peuples colonisés des chances de s’élever à une certaine hauteur morale (Châteaubriand va même jusqu’à voir un bienfait du christianisme dans l’apparition de l’Islam, qu’il considère comme une rejeton de la foi catholique, une vision qui, à ma connaissance, n’était pas si répandue dans l’esprit de son époque).
Décortiquons sous un regard critique toutes ces affirmations. Bien sûr les historiens depuis trois ou quatre générations nous ont appris à ne pas croire un mot de la « barbarie polythéiste » ni celle des Romains, ni celle des Germains, encore moins celle des peuples colonisés par les Européens à partir du XVe siècle. Et c’est pour cela d’ailleurs que l’on a demandé à l’Eglise de faire acte de « repentance » pour sa part dans la légitimation du colonialisme et l’accomplissement de ses crimes. Châteaubriand même s’il vit à une époque où le colonialisme a plus de légitimité qu’aujourd’hui n’ignore pas qu’on peut avoir un regard « positif » sur le polythéisme sur le polythéisme romain (il écrit d’ailleurs explicitement en réaction contre les révolutionnaires français qui ont fait de l’ancienne Rome leur modèle) et peut deviner que la réhabilitation de la vieille civilisation latine contre sa conversion a christianisme peut aussi s’appliquer aux peuples colonisés : en revalorisant leur histoire on peut aisément, comme pour Rome, montrer que le christianisme, en tant qu’il a détruit leur culture, leur a fait autant de mal que l’empire romain.
Mais pour sa défense du christianisme, Châteaubriand raisonne autrement que nous ne le ferions spontanément. Il raisonne à partir de l’individu, et, dans cette mesure, se montre peut-être plus philosophe que sociologue ou qu’historien au sens contemporain du mot, plus proche de Platon que de Braudel. Il reprend à la lettre un mot de Voltaire qui dit que le stoïcisme n’a produit qu’un Epictète quand le christianisme en a engendré des milliers qui n’étaient même pas conscients de leur vertu. Le christianisme a éveillé un certain nombre d’individus à une dimension supérieure de leur rapport à eux-mêmes et à autrui (la charité) et ces individus ont fait de même autour d’eux, élevant dans ce mouvement l’ensemble de l’humanité, ou du moins, l’empêchant de tomber extrêmement bas (Châteaubriand va même très loin en estimant que sans la conversion de Rome au christianisme, l’humanité n’aurait plus été peuplée, au bout de quelques siècles que par quelques individus misérables – laissant d’ailleurs de côté la question de la dynamique démographique des autres continents, comme si le polythéisme chez eux aussi avait entraîné un irrémédiable déclin de l’espèce, mais Châteaubriand ne prend pas la peine de se demander pourquoi).
C’est à cette valorisation du rôle des conversions individuelles que sert l’évocation abondante par l’auteur des cas de missionnaires qui par des actions héroïques, en Amérique, en Afrique, en Asie, ont adouci l’impact de la violence coloniale, mais aussi, par leur exemple même, livrant leurs corps aux haches et aux flèches, ont ouvert aux peuples de ces continents un chemin, la possibilité de s’élever moralement comme eux-mêmes l’ont fait.
Bien sûr je ne crois pas du tout qu’on puisse suivre Châteaubriand dans toute sa démonstration, dans la mesure notamment où il existe une morale immanente commune à toute l’humanité, athée, polythéiste, monothéiste (je renvoie là-dessus aux mentions de Dawkins dans « Pour en finir avec Dieu ») qui relativise l’apport chrétien en la matière. Mais il est vrai que le relativisme qu’on peut opposer à Châteaubriand a lui-même ses limites, et qu’un philosophe notamment ne peut pas être insensible à cette idée forte que le christianisme a produit des stoïciens qui s’ignoraient dont le rôle dans les progrès moraux de l’humanité ont pu s’avérer tout à fait considérables. Pour désenclaver Châteaubriand de l’occidentalocentrisme de son époque, on pourrait même dire que toutes sortes de courants religieux ou philosophiques dans beaucoup de sociétés ont élevé l’humanité (le bouddhisme, le soufisme, parfois certaines spiritualités dans des univers polythéistes particuliers) autour d’eux (en petit nombre ou massivement), et que l’apport de ces mouvements ne peut pas être minoré dans un scepticisme général (d’ailleurs souvent teinté d’un hédonisme plus ou moins assumé). Comment valoriser à juste proportion l’apport de ces courants (et notamment celui du christianisme qui a eu finalement une plus grande influence politique et économique que tous les autres dans la séquence allant du XVe au XXe siècle) sans naïveté et sans négliger leurs effets négatifs par ailleurs voilà une grande et difficile question. Beaucoup d’exemples que cite Châteaubriand ne sont pas anecdotiques et invitent à une très longue réflexion. Je pense ici au traitement de l’enfance. Peut-être instruit par Rousseau, Châteaubriand cite deux ou trois fois des cas de maltraitance (et c’est un euphémisme) des enfants. Il rappelle avec quelle cruauté l’enfance à Rome pouvait être exploitée, et humiliée et tout ce que les orphelinats chrétiens ont pu apporter à la vision-même de cette humanité en devenir. Même chose pour les femmes miséreuses vouées à louer leur sexe pour survivre et quelle dignité leur rendait (et par là même rendait à l’ensemble de leur genre) les institutions chrétiennes qui leur ouvraient leurs portes, les transformant ensuite éventuellement en bonnes sœurs qui à leur tour pouvaient prendre soin des miséreux et des malades et distribuer de la dignité autour d’eux… Un phénomène important quand on songe à la recrudescence actuelle de la prostitution dans un monde où l’inégalité économique bat tous les records.
Bien sûr le rationalisme répliquera que tous ces bienfaits ont eu leur revers car, tout en comblant de « dignité » les individus, la religion les asservissait à des dogmes qui ensuite limitait leur potentiel de développement intellectuel et spirituel, et qu’en ce sens il est heureux que des événements comme la Révolution française aient malmené les institutions chrétiennes pour ouvrir la voie à une possible moralité agnostique ou athée plus féconde qu’une moralité adossée à des dogmes. Encore une fois mon propos n’est pas de suivre Châteaubriand dans toutes les conséquences réactionnaires de sa démonstrations, mais seulement de souligner combien son récit permet de « revisiter » des problématiques avec un regard neuf, et sans aucun doute la problématique de l’apport du catholicisme au regard de ce qu’il l’avait précédé est tout à fait capitale pour la compréhension de l’histoire de notre espèce.
Le second intérêt du livre de Châteaubriand, plus ponctuel, moins universel, mais tout de même appréciable est de nous replonger dans l’expérience maintenant oubliée dans notre pays, de la conquête de l’Amérique du Nord par la France. L’auteur qui s’est personnellement frotté au mode de vie de ses compatriotes du Québec et de Louisiane, résume en outre (ou parfois recopie) des passages d’historiens jésuites qui restituent des moments intéressants de cette expérience collective à laquelle la vente de nos possessions nord-américaines a mis fin. On apprend notamment avec amusement que les Hurons, alliés des Français, pouvaient être considérés comme des « athéniens », les Iroquois, alliés des Anglais, comme des « spartiates », le genre d’assertion qui en dit sans doute davantage sur la formation académique de l’auteur que sur la réalité des peuples, mais qui n’est peut-être pas malgré tout à cent pour cent dépourvue de pertinence.
CC
Mon article dans le dernier numéro de "Raison présente"
Dans le prolongement de mes réflexions sur la "mise à nu par la philosophie", j'ai publié récemment un article "Chrysippe et la fellation d'Héra" dans Raison Présente n°179. Le numéro est en vente pour 15 euros ici (je me permets de leur faire un peu de publicité car le grand public hésite parfois à découvrir les revues de philosophie. On le trouve aussi dans certaines bibliothèques municipales.