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Leucippé et Clitophon

21 Février 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture, #Histoire des idées

Pour apprécier ces fragments de réalité humaine (et même de "sur-réalité", de réalité condensée dans la fiction) que sont les oeuvres littéraires, il faut n'être ni sociologue, ni philologue. Ou plutôt il faut être un peu des deux et que dans le regard qu'on porte sur l'oeuvre, le sociologue neutralise (ou compense) le philologue, et qu'à l'inverse le philologue neutralise (ou compense) le sociologue, et que, par dessus tout, l'humanité en nous l'emporte sur l'académisme. daphn-e.jpg

Car ce qui s'offre à nous n'est pas académique. L'académisme le voile, le stérilise.

Je lis aujourd'hui Le roman de Leucippé et Clitophon, une de ces oeuvres qui se vendent dans une collection bilingue, chère, pour érudit. Une collection faite pour faire fuir les néophytes.

Comment parler de ce roman sans tomber nécessairement à côté de ce qu'il faut en dire ?

Si je commence par vous dire que c'est un roman alexandrin du II ème siècle (au moins dans sa version originelle) après Jésus-Christ, déjà je le trahis. Déjà je tombe dans le cliché académique. On apprend tout petit ce que désigne l’adjectif « alexandrin » dans « élégie alexandrine », « roman alexandrin » : une période dévalorisée par rapport au classicisme grec, l’Orient sous l’occupation romaine, l’Orient tardif.

Bien sûr même les universitaires reviennent de ce préjugé-là depuis vingt ans. La civilisation hellénistique est « réhabilitée », et sa définition étendue jusqu’au milieu de la période impériale romaine.

Mais tout cela ce ne sont que des mots, des casiers pour ranger les livres. Le label « alexandrin » ne m’intéresse pas – même s’il se trouve que l’auteur, Achille Tatius, est né à Alexandrie. D’ailleurs que signifie être d’Alexandrie à cette époque là, sinon déployer son imaginaire sur quatre ou cinq métropoles grecques ? Comme le Décaméron de Boccace douze siècle plus tard étendra son imaginaire de Paris à Istanbul et au sud de la Tunisie sur une Mare nostrum qui est encore celle des Romains, le roman de Leucippé et Clitophone s’étire de Byzance à Sidon. Cela raconte aussi beaucoup, comme le Décaméron, des histoires de voyages en mer. Comme dans l’Indomptable Angélique du feuilleton de notre enfance, il y a une jolie jeune femme qu’on enlève, et des pirates qui la torturent.

Je ne veux pas vraiment savoir si le roman est intéressant ou non du point de vue formel, ni même s’il est vivant ou ennuyeux, si ses contemporains l’appréciaient et comment (cela on ne le saura jamais), ni même s’il peut encore parler à notre époque – à la différence de Péguy dont je parlais il y a quelques jours, je ne pense pas qu'Achille Tatius parle d’un univers qui puisse encore en quelque manière être le nôtre et qu’il faudrait tenter une dernière fois de retenir en soi.

Je suis tout prêt à admettre par avance que cela ne nous parlera pas, comme Veyne admet que les élégies romaines, avec toutes leurs convention, et leur refus de l’intensité, sont vouées à nous endormir.

Non vraiment je ne m’attends pas à vibrer à la lecture d’un tel roman. Mais je sais qu’il peut me surprendre, et de fait je suis comblé. Car tout y est étonnant, pour peu qu’on regarde le détail, pour peu que, comme je le disais plus haut, le regard du sociologue ou de l’anthropologue vienne gratter le vernis d’érudition dans lequel le traducteur – avec ses notes de bas de page – est venu enrober le texte.

Un détail par exemple : Mélité quand elle veut montrer à Clitophon combien elle l’aime prend sa main et la met sur ses yeux et son cœur. Pourquoi ses yeux d'abord ? en quoi le toucher des yeux peut-il prouver un sentiment ? Un autre détail : un homme qui retrouve Clitophon après une aventure où il était censé périr le couvre de baisers. Geste inimaginable entre hommes de nos jours. Je ne sais plus quel anthropologue disait que le baiser était une spécialité romaine, transmise à l'Occident par ces fiers conquérants. Apparemment les Grecs n'étaient pas en reste (or n'oubliez pas que le baiser est inconnu de nombreuses cultures). Voilà. Je ne veux pas savoir qui est ce personnage dont j'ai à peine lu le nom. Je ne veux pas rentrer davantage dans l’histoire. Je sais qu’elle est à dormir debout : avec cette héroïne qui meurt et ressuscite plusieurs fois, et tout le lot d’invraisemblances qui explique que jamais personne n’en conseille la lecture de nos jours. Deleuze revendiquait le droit d’ouvrir un livre, une œuvre par le milieu. Je fais de même. Je prends le roman par son milieu, j’observe les personnages, ce qu’Achille Talius en dit. Et je laisse une époque me parler.

Je laisse par exemple la Méditerrannée orientale du II ème siècle après-Jésus-Christ m’expliquer ce qu’est la beauté. La beauté d’une femme. A quel niveau de son anatomie elle se situe, et de quelle manière. Achille Tatius le fait. Il le fait même abondamment quand il nous montre Leucippé esclave à la merci d’un maître (le mari de Mélité) qui va tomber amoureux d’elle. Il nous le dit : tout se passe dans les yeux. Et il parle des yeux de Leucippé sur deux pages, peut-être même trois. Ses pupilles, ses larmes. Pourquoi elles émeuvent, pourquoi elles font pleurer, pourquoi se tient-on à l’affût du moment où Leucippé dans sa geôle lèvera à nouveau les yeux…fayoum14.jpg

Evidemment on pense aux portraits du Fayoum. A ces grands yeux qui vous regardent d’outre-tombe (ils sont contemporains d’Achille Tatius), et toutes ces théories sur l'âme qui vit dans le regard et qui auraient inspiré le christianisme. Bien sûr jamais les beautés de cette époque ne nous parleront. Même si nous imaginions les yeux de l’Indomptable Angélique, ou d’une beauté plus récente (et donc plus émouvante encore pour nous) en lieu et place de Leucippé quelque chose serait perdu, de toute façon. Mais tout de même il y a quelque chose de très fort dans cette humanité qui, à dix-huit siècles de distance, nous fait partager sa conception de la beauté. Et en un sens, cette humanité nous promène à travers ses rêveries. Elle nous dit comment elle concevait les histoires d’amour. D’une certaine façon c’est toujours beaucoup plus proche de nous qu’on ne le croirait. C’est du Feydeau. Always the same story. Les élans du cœur, si constants et absurdes à travers les millénaires. Les ethnologues ont beau nous mettre en garde contre la « fausse familiarité » de l’objet étudié, ce qui est décrit, et la façon dont ça l’est paraissent parfois insoutenablement contemporains. Je ne lis pas le grec, mais des mots de base sont aisément reconnaissables dans les pages de droite. Par moment ont se dit « le traducteur tire le texte vers une forme d’ethnocentrisme », puis on jette un coup d’œil à droite, et non : les mots sont bien ce qu’ils désignent. Par exemple quand l’auteur parle de « feu mystique » à propos de l’amour, c’est bien le mot qu’emploie Achille Tatius à l'origine en grec aussi. Ces mots pourtant semblent tout droit tirés du vocabulaire d’une lectrice de romans à l’eau de rose de notre époque. ang-lique.jpg

Ces histoires nous ressemblent, et pourtant elles sont colorées de mots et de sens qui s’éloignent de nos horizons : l’amour y est toujours affaire des mystères d’Eros, des sortilèges d’Aphrodite, quelque chose qui relève du pouvoir de divinités auxquelles notre époque ne peut rien comprendre – car si tout le monde croit connaître Aphrodite ou Eros, absolument personne ne peut avoir la moindre idée de la façon dont le monde méditerranéen, lui, les percevait il y a dix-huit siècles. Non seulement les mots des personnages, mais encore les gestes que leur attribue l’auteur, leurs réactions à tel ou tel moment (par exemple quand Clitophon se laisse rouer de coups par le mari de Mélité jusqu’à ce que celui-ci s’en lasse) présentent toujours un petit quelque chose d’étrange, d’inattendu. Toutes ces attitudes humaines sont à la fois inexplicablement proches de notre monde à nous, et très mystérieusement éloignées, sur des points très inattendus. C’est comme un jeu indécidable entre les « constantes anthropologiques » (quelque chose qui a sûrement à voir avec nos instincts, qui font l'unité de notre espèce) et les différences culturelles. On sort du roman avec la bouleversante impression d’avoir visité le cœur, l’imaginaire, des hommes de cet univers-là, de l’avoir touché de très très près, de l’avoir embrassé même... et cependant d’être passé à côté. Comme l’étreinte d’un fantôme – l’histoire de Jawdar des Mille et une nuits. Voilà un expérience terriblement troublante.

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Péguy (II)

17 Février 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Je parlerai sans doute à nouveau de Péguy à de nombreuses reprises sur ce blog. Il faut le faire, comme de Nietzsche, comme de Gide, comme de Marx, comme de tant d’autres, et des très éloignés de nous s’ils peuvent encore nous parler : les Platon, les Lucrèce, les Confucius, même d’un mot, d’un murmure. marchande-jouet.jpg

Péguy, c’est un monde qui n’est déjà plus le nôtre. Un temps où l’on nettoyait le linge au ruisseau, où les paysans amenaient encore leurs vaches aux portes de Paris. Un temps où il existait encore un sol, un arrière-plan sombre, un monde paysan mystérieux, partiellement impénétrable. Le temps d’avant la télévision, d’avant le remembrement rural, d’avant les éoliennes, d’avant la FNSEA et Monsanto. Un temps où la ville n’était pas livrée au téléphone portable, aux illusions du « village-monde ». Je me souviens du passage où Gide dans Si le grain ne meurt, parle de ce canari, qui, tandis qu’il passait dans la rue (je crois que c’était rue de Vaugirard) s’est posé sur son épaule, la joie qu’il en a éprouvé. L’anecdote en dit long sur la sensibilité de Gide, qui était un homme pétri de délicatesse, qui avait toujours mille mots pour décrire les plantes du Congo, et pouvait s’émouvoir d’un bouquet de fleurs chez Barrès. Mais ce n’est pas (seulement) affaire de sensibilité individuelle. C’est une question d’époque. Il y avait à ce moment-là, comme une fraîcheur dans le fond de l’air.

Une fraîcheur chargée d’inquiétude pourtant : parce que tous ces gens – aussi bien Gide, que Péguy, que Nietzsche, se sentaient à la charnière de deux temps : le Moyen-Age des campagnes, la modernité des fumées d’usines.

Leur inquiétude parle à notre époque. Encore que notre époque soit encore au-delà de leur souci, puisque nous, nous sommes au stade de la modernité sans les fumées d’usine. Une modernité qui a si profondément transformé nos corps et nos esprits, que notre grande inquiétude à nous, c’est même de ne plus jamais pouvoir comprendre l’inquiétude de Péguy.

J’ai été contacté en septembre dernier par Stéphane Beau de la revue Le Grognard. Il est spécialiste de Georges Palente, un individualiste du début du XX ème siècle redécouvert dit-on par Onfray (mais je ne suis pas sûr qu’Onfray ait fait tout seul cette « redécouverte »). Toute sa revue semble regarder vers ce début du XX ème siècle, et d’autres font de même (la revue L’En-dehors notamment). On dira qu’une certaine culture bobo se ressource à l’anarchisme de cette époque. Mais pourquoi cette époque précisément ? Qu’est-ce qui se jouait dans cette France-là, qui n’avait pas encore à se définir par rapport à une globalisation capitaliste (ou du moins n’en était-elle pas encore conscience), mais qui déjà devait faire face à des questions qui sont aussi, encore et toujours, les nôtres : le nationalisme (l’Affaire Dreyfus), la guerre, le colonialisme ? Que cherchons-nous dans leur regard à eux ? Nous savons (nous découvrons) rétrospectivement que cette époque fut un des sommets de la littérature française, de sa philosophie, de sa culture. Le pénultième, avant la dernière vague des Malraux-Mauriac-Camus (faut-il ajouter Sartre ?). Je suppose que nous cherchons autant dans leur style que dans leurs idées (tout cela est strictement indissociable) quelque possibilité pour nos propres vies, individuelles et collectives.

Et pourtant tant de choses nous échappent déjà. Prenez cette admiration de Péguy pour Hugo. Les vers qu’il cite d’Hugo. Ils ne nous font aucun effet. Encore appartenons nous à une génération qui apprenait encore par cœur à l’école primaire « Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte ». Qu’en comprendra la génération suivante, nos enfants, à qui l’école n’enseigne plus que le Victor Hugo des Misérables (et encore, non pas un Victor Hugo digne d’intérêt pour lui-même, mais seulement précurseur de notre époque à nous, notre époque parfaite, notre époque de commisération, et de générosité pharisienne, « victimologique »).
Le danger est déjà d’aborder Péguy, Gide, Mirbeau, sous un angle sociologique. Comme des « témoins d’un temps», comme on le fait du Livre des Morts des Egyptiens, ou des chants traditionnels mongols. Regarder le tableau des problèmes qu’ils se posaient sans entrer dans leur style, sans entrer dans leurs questionnements. Ne plus rien saisir de leur monde comme quelque chose qui appartient au nôtre. Ou pire : une approche anthropologique. Péguy, Gide, Mirbeau, Nietzsche, comme des exemples de « productions culturelles », d’interrogations que tous les grands singes de notre espèce, du premier Homo Sapiens au dernier étudiant en informatique de Californie ont enfantées…

Il faut fournir un ultime effort – et peut-être sommes-nous encore parmi les derniers à pouvoir le faire – pour encore une fois voir dans le Paris, le Dieu, la vallée de la Loire, les vendanges de Péguy, quelque chose qui nous appartient aussi. Dans son style quelque chose qui peut obscurément irriguer encore notre vie, notre approche du monde, notre propre expressivité (je songe ici à Pasolini), par delà la sociologie.

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Péguy (I)

16 Février 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Je lis Péguy. Pour la première fois. Tardivement. Je n’avais pas eu de raison de le lire avant. Peut-être parce que je n’ai jamais été normalien. Peut-être parce que j’étais laïque. Peut-être parce que Finkielkraut en disait du bien. Ou tout simplement parce qu’on ne le trouve plus dans les librairies. J’ai toujours tout lu tardivement, à part Montaigne et Nabokov. J’ai lu Céline à 32 ans. Je lis Péguy à 38. Charles_peguy.jpg

Cela tombe bien, je commence par Victor Marie Comte Hugo, acheté chez un bouquiniste cet après-midi. Il y parle de la quarantaine. La quarantaine de 1910. Ce n’est pas celle de 2010.

Que dire ? Péguy le style. D’abord le style. Indissociable du reste. Péguy qui sonnerait faux s’il n’y avait pas le style. Le style qui atteste, qui certifie la véracité du propos, son intelligence. Un certificat de fiabilité. Signe qu’on peut suivre cette route. Qu’on n’y perdra rien.

Deleuze disait que Péguy prenait la phrase « par le milieu » pour la faire éclater.

Je suis le bonhomme. Comme avec Céline. J’écoute. Son éloge des paysans, de la vallée de la Loire, cette recherche d’une terre, d’un corps. Un corps qui n’est pas le nôtre, un corps devant Dieu, et déjà atteint par la vieillesse. Un corps qui n’est pas bardé de prothèses modernes, prothèses éclatantes, comme le nôtre. Péguy qui cherche un sol. Péguy qui se pose en laboureur, modeste, face à la bourgeoisie, à l’Université, à Mauss. Cette recherche de la place, du ton juste, de ce point dans lequel l’humanité se dit le plus justement.

Je dis peut-être des banalités. Je n’ai jamais lu de commentateurs de Péguy, je n’en lirai pas. J’écoute juste le bonhomme, attentif, pas pressé de sauter aux conclusions, ni aux grandes interprétations.

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