La Nestorienne d'André Maurois
En 1935, André Maurois/Émile Salomon Wilhelm Herzog (1885-1967) publie dans Le Figaro, puis dans le journal Le Canada qui le reprend (et ensuite dans "Choses Nues") ce compte rendu de conversation avec une Mongole nestorienne :
"- Non, dit-elle, je ne suis pas bouddhiste ; je suis nestorienne... Naturellement j'assiste aux cérémonies bouddhistes de mon peuple, qui sont si nobles et pures... Mais par tradition de famille nous avons toujours été nestoriens.
Nestorienne... Elle avait un beau visage mongol et parlait un français ravissant. Il y eut un silence.
Chacun remuait des souvenirs de lecture» sans y trouver la réponse à de muettes questions. Les plus heureux se souvenaient vaguement d'un patriarche Nestorius, d’une hérésie, de quelque synode ou concile, vers le cinquième siècle... Ou était-ce le sixième ?... Pensées qui demeuraient trop confuses pour être exprimées... L’un de nous osa demander, timidement :
— Existe-t-il encore une église nestorienne ?
— Bien sûr, dit-elle, un peu choquée... Entre Mossoul et le Kurdistan vit tout un peuple de Nestoriens. Ils ont leurs évêques, leurs églises sans images et leur Bible nestorienne... Ne savez-vous donc pas que, du huitième au douzième siècle, le nestorianisme s’était répandu en Syrie, en Arménie, en Perse et dans toute l'Asie ?... Ce sont les Nestoriens qui ont introduit le christianisme en Tartarie, aux Indes, en Chine... Marco Polo rencontra leurs prêtres depuis Bagdad jusqu'à Pékin. La croisade nestorienne" en Asie fut probablement, dans l’histoire du christianisme, la plus grande entreprise de conquête et de conversion. La fameuse légende du Prêtre Jean eut pour origine Ia conversion au nestorianisme d’un chef de tribu mongol...
De nouveau nous restâmes silencieux. Un continent couvert d’églises... Des siècles de luttes, de prédications. d ’enthousiasme... Des conflits, des persécutions, des martyrs, des saints... Une histoire assez belle et assez profondément gravée dans l’esprit des peuples pour qu ’elle devînt une légende universelle... Et nous ne savions même plus ce qu ’avait été cette
doctrine pour laquelle des nommes, pendant plus de mille ans, acceptèrent de s’exiler, de souffrir, de donner leur vie.
Rentrant chez moi, j’ouvris une Encyclopédie. Là, j’appris que Nestorius, patriarche de Constantinople de 428 a 431, enseigna qu'il fallait distinguer en Jésus-Christ, deux personnes, l'une divine et l'autre humaine, et que la Vierge Marie, considérée comme mère de la personne humaine, mais non de la personne divine, devait être appelée Mère du Christ, non Mère de Dieu. Ce fut donc autour du mot grec theotokos, Mère de Dieu, que s’engagea la lutte qui se termina par un schisme. *** Bizarrement ce passage a été coupé dans 'Choses nues' : Le Concile d’Ephèse condamna Nestorius qui d ’abord se réfugia dans un couvent d'Antioche, puis en Haute-Egypte. Mais ses fidèles, plutôt que d’accepter le mot theotokos, s’enfuirent en Perse et ce fut de là que Ia doctrine se répandit dans toute l’Asie. Ainsi, dix siècles plus tard, les Puritains, pour un autre mot, abandonnèrent l'Angleterre de Mary Tudor et fondèrent l’Amérique anglo-saxonne.***
Devant le dictionnaire encore ouvert, je rêvai : “Valéry nous enseigne, pensai-je, que l'histoire est grande maîtresse d ’erreurs... Ne serait-elle pas aussi sage maîtresse de modestie... Elle montre la cruauté et la folie de tant de souffrances que les hommes. ou lieu de s'unir pour lutter contre la misère, contre le désordre, s’infligent en vain les uns aux autres... Theotokos... A cause de ce mot, des familles divisées, des vieillards suppliciés, des maisons brûlées... Tout cela pour qu ’un jour, après quinze cents ans, quelques hommes cultivés se regardent, hésitants, et se demandent qui était Nestorius..."
J’imaginais une pièce de théâtre. Prologue : Dans un salon de 1935, des hommes et des femmes parlent gaiement. Conversation analogue à celle du début de cet article. “Et qui donc était Nestorius dit quelqu’un. A ce moment des vapeurs envahissent,la scène ; on entend glisser les décors. Quand la lumière revient, on est à Constantinople au temps de Nestorius. Suivent trois actes douloureux au cours desquels on verrait le lent sacrifice d'une famille à un mot. Puis, après la dernière réplique et quand le spectateur, conquis par la puissante suggestion du théâtre participerait enfin aux passion» soulevées par cette controverse défunte, ne nouveau la scène s’embrumerait et ce serait l'épilogue : une école en 1934 : un enfant, debout, récite sa leçon d'histoire. “Et qui était Nestorius ?" dit le professeur. L'enfant hésite, cherche : “Je ne sais pas."
Cet article fait un peu penser aux considérations d'Emmanuel Berl, qui lui aussi grenouillait dans les milieux bien-pensants parisiens de centre-gauche à la même époque, sur la face cachée ou oubliée de l'histoire.
La Croix, en décembre 1935, s'était indignée de cet article de Maurois : "Si nous comprenons bien, M. André Maurois s'étonne, peut-être même s'indigne-t-il, de ce qu'on puisse souffrir et mourir pour un mot.
Les hommes moururent-ils jamais dignement pour autre chose ? Car derrière le mot il y a l'idée et c'est un privilège humain que d'accorder quelque valeur à celle-ci, un privilège à la fois humble et superbe, douloureux et fécond. Quand l'idée a l'éclat du dogme, quand sa vérité s'appuie sur la révélation divine, quand la foi lui confère son prestige, alors il devient de nécessité vitale de souffrir et de mourir pour elle. L'union « pour lutter contre la misère, contre le « désordre », que souhaite M. André Maurois, s'opère à ce prix puisque la misère et le désordre naissent de l'erreur.
Que les siècles oublient cette dernière en cours de route avec le nom de son auteur, qu'importe, si la vérité a triomphé la vérité qui prend la forme de tel ou tel mot une forme immuable alors que l'erreur change et autour duquel les hommes accomplissent leur destin en continuant à lutter."
C'était le temps où ce journal, et toute l'Eglise catholique avec lui, avait un peu plus de convictions qu'aujourd'hui.
On ne sait pas qui était cette nestorienne mongole qui avait ouvert les yeux de ses commensaux parisiens sur l'histoire de sa religion en cette fin d'année 1935.
Quand un roi kouchan se dit fils de Dieu
Un cours de Frantz Grenet au Collège de France sur les temples à l'époque du roi kouchan de Bactriane Vima Kadphisès (110-127), m'orientent vers un article de Harry Falk de 2015, qui explique que les rois kouchans, comme ceux d'Egypte et de Mésopotamie (puis d"Iran) se perçoivent comme des incarnations du divin, et non comme des intercesseurs comme ils le sont en Inde. Kujula Kadphises, qui régnait au temps de Caligula et de Néron, copie les pièces de César-Auguste et se fait appeler devaputra "fils de dieu/ou des dieux", et ce après sa conquête du Cachemire, un titre que reprendra son descendant Kanichka au IIe siècle.
A l'origine le terme s'applique à la fratrie des Pandava héros du Mahabharata indien. A Rome, le titre "divi filius", fils de dieu, a été adopté par Auguste après la divinisation de Jules César par le Sénat en 42 av JC. Dans l'Ancien Testament hébraïque, les fils de Dieu Beni Elohim sont des anges supérieurs, une terminologie inspirée des conseils royaux mésopotamiens selon Heiser.
Deux visages
J'ai déjà fait plusieurs fois sur ce blog l'éloge d'Ariel Cohen Alloro. Je pense qu'il est un peu fou et que délibérément son flot verbal qui mêle anglais de débutant et hébreu est destiné à égarer les gens, en outre il manie un peu trop le paradoxe et la réhabilitation du Mal, mais il y a au moins 10 % de précieuses vérités à retirer de son discours (par exemple, comme je l'ai déjà souligné, à propos de Nathanael, du serpent et des douze apôtres).
J'aime bien aussi ses récentes réflexions (vidéo ci-dessous) sur le double visage de tout un chacun, qui renvoie en hébreu au pluriel panim. Il en tire une conclusion intéressante sur le verset Matthieu 5.39 "Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre" (même s'il faut se méfier des interprétations ésotériques de l'évangile, qui la tirent trop vers le savoir - et donc l'orgueil - au détriment de l'éthique et de l'humilité). Cela m'a rappelé cette représentation romaine de Sappho (une héroïne pythagoricienne) qui combine deux visages, comme la Joconde de Léonard de Vinci.
Une remarque sur le bourdieusisme
Je parcourais tantôt "Homo Academicus" de Bourdieu que j'ai dû lire il y a 20 ans. Je suis tombé sur un passage ridicule où Bourdieu explique que dans les années 1890 comme dans les années 1960 il y avait le camp du Bien (les intellectuels de gauche matérialistes et internationalistes, partisans du travail collectif), et le Mal (les individualistes spiritualistes nationalistes qui croient en la création inspirée). Bourdieu ne le dit pas ainsi mais cela revient à cela.
Bon, je dois beaucoup à ce sociologue qui m'a incité à faire mon doctorat dans son laboratoire, et je crois toujours aux vertus de l'analyse structurale des rapports sociaux et de la mise au jour des inconscients à l'oeuvre (notamment des schèmes de domination). Mais il est aspects grotesques de ses présupposés qu'il faut absolument fuir.
Quand Napoléon célébrait Jacques de Molay
Il m'arrive encore de lire un ou deux textes sur ces églises parallèles de type gallican ou vieux-catholique, qui fonctionnent comme des instances de recours là où les médiums ont échoué. De ce que j'en comprends, elles sont souvent d'inspiration gnostique. A ce propos j'ai déjà parlé ici de Fabré-Palaprat, prêtre défroqué devenu pédicure épris de mysticisme néo-templier.
Son Ordre du temple se réunissait au 45 de la rue Jean-Jacques Rousseau à Paris dans l'actuel 1er arrondissement. Si la numérotation n'a pas changé, ce serait un actuel immeuble d'habitation. A l'origine c'était une bâtisse du début du XVIIIe siècle. Pendant la Révolution des clubs s'y réunissaient, ainsi que des loges maçonnique, dans ce qu'on appelait la "salle de la redoute". L'historien monarchiste Robert Harvard de la Montagne, auteur d'un article sur Fabré-Palaprat en 1913 raconte : "A l'extrémité du vestibule, se dressait un mélancolique tableau noir que je me rappelle avoir vu bien des fois jusqu'à la veille de la guerre (de 1870). Sur ce panneau, d'un mètre carré de superficie, environ, le passant pouvait lire le programme hebdomadaire des «tenues » de « l'Ordre du Temple »." Ce n'était, nous explique-t-il, qu'une loge du Grand Orient jusqu'à ce que le Dr Fabré-Palaprat en prît la direction sous le nom de "Frère Bernard-Raymond", le 4 novembre 1804.
En mars 1811, dans le cadre de son bras de fer avec le pape Pie VII sur la nomination des évêques, l'empereur convoqua Fabre-Palaprat et "l'informa qu'il voulait donner toute la solennité possible à l'anniversaire du « Martyre » de Jacques Molay. Le 18 mars, la cérémonie se déroula au milieu d'un déploiement inaccoutumé des pompes civiles et militaires. Une place d'honneur fut réservée au Grand-Maître et à ses lieutenants généraux. Le coadjuteur du Primat du Temple, le F.'. Clouet, revêtu du camail primatial, prononça l'oraison funèbre de Jacques Molay. Le catafalque de la "victime de Philippe le Bel " portait les insignes de la « souveraineté magistrale et pontificale ». Fabre-Palaprat avait convié les grands Corps de l'Etat et les représentants des Puissances étrangères. Cette solennité fit grand bruit."
A l'époque Napoléon avait menacé Pie VII de nommer lui-même un pape, ce qui suscita par la suite une concurrence chez les hauts dignitaires maçonniques. Fabré-Palaprat tenta d'acheter à la Sublime Porte une île à l'Est de la Méditerranée (éventuellement Chypre), puis de se rapprocher des nationalistes grecs dans le but aussi d'obtenir d'une une île (il y eut aussi des démarches auprès du roi du Portugal). Il est piquant de se dire que dans une "what if history" imaginaire, une église johannique aurait pu avoir pour pape Fabré-Palaprat, avec ensuite pour successeur Chatel que je mentionne dans mon livre sur Lacordaire.
Dans The Occult Theocrasy, Edith Starr Miller explique en citant Heckethorn, Secret Societies of all Ages and Countries, vol. I, p. 302 et seq. qu'à la nomination de Fabré-Palaprat comme grand maître, "Fabré, Arnal et Leblond partirent à la chasse de relique. Les boutiques d'antiquaires fournissaient l'épée, mitre et casque de de Molay, et l'on montra aux fidèles ses ossements, retirés du bûcher funéraire sur lequel il a été brûlé. " Ce sont ces reliques qui ont pu être ensuite utilisées pour la création de la loge de Charleston aux Etats-Unis par Hyman Isaac Long, venu de la Jamaïque, loge conçue comme la tête de pont des Illuminati dans le Nouveau Monde comme je l'explique dans mon livre "Le Complotisme protestant".
Nesta H. Webster dans Secret Societies and Subverive Movements, 1924 (p. 67 et suiv) rappelle qu'en 1811, l'Ordre du Temple avait monté toute sa stratégie de légitimation depuis Moïse, via Jésus, Saint Jean, Théoclet et le chevalier Hugues de Payen, avec un Levitikon certifié authentique (à tort) par l'abbé Grégoire (dont Fabre était le médecin personnel).
Le Journal de l'Empire du mardi 19 mars 1811 ne dit rien de cette cérémonie de Fabre-Palaprat qu'évoque Harvard de la Montagne. Il signale seulement que le 18 mars, "après la messe" l'empereur a reçu des prestations de serments de dignitaires de l'empire qu'il nomme.
Jean-Baptiste Alexis Durand (1795-1853) nous en dit un peu plus dans son "Napoléon à Fontainebleau" (1850) (p. 20-21) des rapports entre Napoléon et l'Ordre du Temple : " Bonaparte, consul de la république, avait eu déjà plusieurs conférences avec les dignitaires de cet ordre célèbre dont il connaissait l'importance, tant sous le rapport civil que sous le rapport religieux. Or, quelques jours avant le 29 novembre 1804, l'empereur avait fait prier le grand maître de le suivre à Fontainebleau. Evidemment Napoléon se proposait de tirer un bon parti de l'ordre et du culte des Templiers, s'il ne pouvait parvenir à maîtriser la cour de Rome. L'invité fut exact au rendez-vous; mais le Saint-Père ayant acquiescé à tout ce qu'on exigeait de lui, le Templier fut seulement interrogé sur les statuts de sa société, et sur l'époque, qui approchait, de la célébration de l'anniversaire du martyre de Jacques Molay, dernier grand maître officiel de l'ordre.
En 1811, l'empereur, revenant à ses idées de schisme, fit encore appeler le même personnage sans plus de résultat. Nous tenons ces renseignements du grand maître Bernard Raymond lui-même. Il nous assura avoir entendu sortir ces paroles de la bouche de Napoléon : La religion naturelle suffirait à l'humanité, si l'on n avait accoutumé l'homme aux pompes des différents cultes."
On apprend que Durand a parlé avec Fabre, que Napoléon n'avait qu'un rapport instrumental à l'Ordre du Temple (puisqu'il ne ressent pas plus le besoin pour l'humanité d'une religion catholique romaine que de la religion "johannique"), et que cependant il a tout de même déjà échangé avec ce cercle comme premier consul.
Je trouve encore quelques précisions supplémentaires sous la plume du biographe John Charpentier en 1935. En 1809, quand en Autriche un étudiant membre d'une société secrète essaya de l'assassiner, Napoléon avait dit "Toujours ces illuminés" (bien que l'étudiant n'eût pas de rapport connu avec les Illuminati).
Napoléon se méfiait des sectes. Il s'en prit aux théophilanthropes de Chemin et Haüy, et eut l'occasion de rencontrer Fabre quand il se trouva accusé d'exercice illégale de la médecine : "Accusé d'exercice illégal de la médecine, parce qu'il guérissait les sourds-muets, Fabre d'Olivet sollicite et obtient de l'Empereur une audience pour se justifier. Il se présente à lui comme un grand initié, l'hiérophante d'un nouvel empire universel. On imagine aisément de quelle manière le conquérant du monde accueille le fol qui a le front de se dresser devant lui comme un émule, sinon comme un rival. Peu s'en faut qu'il ne le fasse aller rejoindre le marquis de Sade à Charenton"... (il s'agit là d'une opinion de Charpentier contradictoire avec le fait que Napoléon avait échangé avec l'Ordre du Temple du temps où il était premier consul...) Charpentier fait remarquer par ailleurs que l'empereur se méfiait des francs-maçons. Il avait fait nommer son frère Joseph à leur tête, voulant les instrumentaliser face à l'Eglise mais sans leur donner trop de pouvoir.
D'après Charpentier avant d'utiliser Fabre contre le pape, il l'aurait instrumentalisée contre les francs-maçons. Il précise qu'il a trouvé dans Le Globe (mais sans préciser quel numéro) le récit de la cérémonie, et ajoute qu'elle eût lieu à l'église "Saint Antonin" (on ne sait dans quelle ville) mais Le Monde de 1891 dit que c'était à Notre Dame.
Encore un détail amusant concernant la secte de Fabre-Palaprat que conte dans la revue Historia de 1913 Georges Cain à propos de Rosa Bonheur :
"une curieuse histoire qui me fut racontée par Rosa Bonheur, la grande artiste. Vers 1855, les restes d’une petite chapelle appartenant aux chevaliers du Temple occupaient l’angle actuel de la rue de Damiette. C’est là que notre amie fut « consacrée » par les Templiers! Le père de Rosa Bonheur, fort épris des cultes bizarres et des religions hétéroclites, s’était lié —- quai de l’École, au café du Parnasse, jadis tenu par le limonadier Charpentier, beau-père de Danton, avec un nommé Fabre-Palaprat, grand maitre des Templiers, car l’ordre du Temple détruit, comme on le sait, par Philippe le Bel, comptait encore en 1855 quelques adeptes, tant en France qu’en Angleterre. Palaprat, chef de l’Ordre, possédait dans son petit logement le casque, l’épée, la cuirasse de Jacques Molay, le premier grand maître, martyr de sa foi, brûlé vif en 1314 dans l’île de la Cité. Les Templiers du règne de Louis-Philippe étaient propriétaires de la chapelle gothique délabrée. Dans ces ruines pittoresques ils avaient installé leur autel, leur chaire à prêcher, leurs fonts baptismaux; ils officiaient selon des rites spéciaux, et la petite Rosa Bonheur dut « passer sous la voûte d’acier ». Les chevaliers de l’Ordre, de braves négociants du quartier, et quelques illuminés parisiens — vêtus comme des figurants de Lohengrin : grand manteau blanc, croix rouge sur la poitrine, tunique blanche, bottes de daim, l’épée à poignée en croix au côté, sur la tête une toque de drap blanc surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche — avaient croisé au-dessus de l’enfant leurs glaives nus... et c’est ainsi que Rosa Bonheur avait été sacrée « apprentie templière », à deux pas de la Cour des Miracles !"
Quelques considérations sur les lettres d'Ignace d'Antioche
Il est très intéressant de lire les lettres d'Ignace d'Antioche, évêque qui évangélisait l'Asie Mineure, pour avoir un aperçu des messages apostoliques au début du IIe siècle. Ses propos qui se calquent sur Saint Paul sont si calibrés à la virgule près qu'on pourrait y voir des grammata, des lettres magiques. A côté de cela il y a une très forte rigueur doctrinale : refus des hérésies judaïsantes (cf l'excellente analyse "bourdieusienne" d'R. Alciati du rejet de l'obsession herméneutique des "annales" ou "archives" de l'Ancien testament comme "transgression contrôlée" qui identifie la référence rituelle à l'archive comme une hysteresis; plutôt que de montrer son savoir comme faisait Paul, promotion de l'allodoxia des parvenus contre les Don Quichottes), du docétisme (qui ne faisait de l'incarnation qu'une apparence). Il est probable qu'il ait été disciple direct de Jean dont l'influence se sent dans ses formules (si du moins le contenu de ses lettres est exact). il a d'ailleurs une pensée très riche de ce qu'est un disciple, en lien avec lemerture conçu comme stratégie pour rendre Dieu viisble, comme la communauté des chrétiens).
Un professeur de Taiwan, Paulus Leeming Tchang, a insisté il y a sept ans qu'Ignace, qui se disait theophoros, était autant évêque que prophète charismatique. Par exemple quand il écrit :
"J'ai crié quand j'étais avec vous, j'ai parlé d'une voix forte, avec la voix de Dieu : « Soyez attentifs à l'évêque, au presbytère et aux diacres. » Mais certains soupçonnaient que je disais ces choses parce que je connaissais déjà la division provoquée par certaines personnes. Mais Il m'est témoin en qui je suis lié que je n'ai rien appris d'aucun être humain, mais l'Esprit proclamait en parlant de cette manière : « Sans l'évêque, ne faites rien ». « Gardez votre chair comme le temple de Dieu ». « Aimez l’unité ». « Fuyez les divisions ». « Soyez les imitateurs de Jésus-Christ comme il l’était du Père ! »"
En 1989, Harry O. Meier théologien de Sasketoon au Canada usant de la catégorie weberienne d'autorité charismatique rappelait qu'Igniace se percevait lui-même comme extraordinaire en accord avec les attentes de son public (un sentiment en tension avec le fait qu'il devait aussi sans cesse se rabaisser, ce qui, note Max Weber va avec une rotinisation du charisme qui dès Paul est perçu comme nécessairement inférieur à celui de Jésus). Quand il se compare à l'eau vive, cela renvoie à la terminologie hellénistique pour les prophéties (cf David E. Aune). Son statut à ses yeux est lié à la perspective du martyr. On connaît mal ce que pouvaient être les croyances de son public. Meier estime que ces églises étaient marquées par un esprit de secte au sens de l'idéaltype de Bryan Wilson : un groupe élu hostile ou indifférent au reste de la société. Les symboles de la souffrance et de la résurection du Christ y étaient des thèmes structurants. Ignace confirme les Talliens dans le vocabulaire de l'élection, comme Paul le faisait aux Ephesiens (1:3-5). Wayne Meeks (1972) dans un essai sur l'imagerie de l'homme-du-ciel chez Saint Jean a montré que le langage mythique et l'identité sociale étaient liés chez les premiers Chrétiens.
Dans sa thèse "Ignace d'Antioche et la controverse Arienne" soutenue à Edimbourg en 2011 Paul R Gilliam montre que le corpus des lettres d'Ignace d'Antioche a été plus altéré qu'il n'y parait. JB Lightfoot (1828-1889) avait trop bien fait pour démontrer l'authenticité des lettres de St Ignace, nous dit-il . Aujourd’hui, chaque manuel élémentaire d’histoire de l’Église considère comme acquise l’authenticité des lettres de Clément et des sept lettres d’Ignace et les utilise comme source première pour l’histoire de l’époque sous-apostolique. En conséquence, la majorité des étudiants en théologie ne savent même pas que leur authenticité était même. Par exemple, il construit son texte ignatien à partir de trois recensions différentes (courte, moyenne et longue), de six langues différentes (grec, latin, arménien, syriaque, copte et arabe) et de cinquante et un manuscrits.
La plupart des différences entre ces manuscrits et versions sont insignifiantes. Ils incluent des changements dans l'ordre des mots, l'orthographe, l'ajout et la soustraction de l'article défini et les omissions dues à l'homiotéleuton. Mes recherches révèlent cependant que, parmi cette masse de variantes textuelles insignifiantes de divers types, il existe plusieurs variantes textuelles christologiques significatives qui peuvent être attribuées à la controverse arienne.
Après un examen des preuves textuelles, je suis d'accord avec la plupart des érudits selon lesquels Ignace d'Antioche, du début au milieu du IIe siècle appelle Jésus « Dieu ». Cependant, contrairement à bon nombre de ces mêmes chercheurs, cette caractéristique ne me semble pas nouvelle. L'Évangile de Jean, composé soit à l'époque des lettres d'Ignace, soit quelques décennies auparavant, le gaisaiy déjà. Paul aussi. Mais des questions se posent sur la variante sang du Christ ou sang de Dieu.
La raison que le « sang du Christ » soit plus authentique que le « sang de Dieu » est simplement que ce langage semble mieux correspondre à la période du IIe siècle.
Il cite des exemples de variante d'une version à l'autre. «Je désire le pain de Dieu.» Cette phrase, par
lui-même, est affirmé par le latin de la recension moyenne, le syriaque de la recension courte, la version arménienne, le martyrologe arménien, le martyrologe syriaque et la version copte. Les manuscrits suivants, cependant, reconnaissant une allusion à Jean 6.33, ajoutent : « pain céleste, pain de vie » : le grec du manuscrit colbertin, les Actes de Métaphraste , le grec de la longue recension, le Codex Parisiensis, le Codex Hierosolymitanus, le Codex Siniaiticus et le Codex Taurinensis
L’intensification du langage ignatien sur Dieu peut également être attribuée à la controverse arienne du IVe siècle. Il y a l'exemple dans la lettre aux magnésiens du passage "qu'il y a un seul Dieu, celui qui s'est manifesté à travers Jésus-Christ son Fils, qui est sa Parole sortie du silence", choisi par Lightfoot alirs que ça ne se trouve qu'en arménien, les autre sversions disent le contraire ("pas sortue du silence"). Ca tient à l'ajout de ἀΐδιος οὐκ. L'ajout pourrait être dû à une controverse avec les gnostiques selon Ehrman.
Chadwick relie Magn 8.2 avec son interprétation de l'accent mis par Ignace sur le silence des
évêque (Éph. 6.1). Ce faisant, il n’est pas d’accord avec Lightfoot et Bauer. Lightfoot qui prend Éph. 15 comme une défense indirecte de l'évêque éphésien Onésime qui a une disposition tranquille dont d'autres pourraient profiter. Bauer comprend Éph. 6.1 comme signifiant que l’évêque n’est pas éloquent. Selon Chadwick, une clé pour comprendre ces passages énigmatiques réside dans Magn. 8.2. Ici, Ignace attribue le silence à Dieu d'une manière similaire au gnosticisme valentinien. Dans cette branche du gnosticisme, la divinité principale est une dyade, Bythos et Sigé (σιγή - silence), qui forment la première paire d'Eons dans l'ogdoade (voir Irénée Contre les hérésies 1.2.1 et 2.12.2). Chadwick soutient que puisque le silence est une caractéristique fondamentale de Dieu pour Ignace, Ignace souligne également l'importance de silence dans la vie de l'évêque car « il est donc clair qu'il faut chercher sur l'évêque comme le Seigneur lui-même » (Éph . 6.1). Chadwick écrit : « Cette doctrine selon laquelle l'évêque est le représentant du prototype divin amène Ignace à attribuer à l'évêque les caractéristiques qui se rapportent à Dieu. Voir Henry Chadwick, « Le silence des évêques chez Ignace », La revue théologique de Harvard 43.2 (1950) : 169-172. La citation est tirée de la p. 171. Dans un article beaucoup plus récent, Allen Brent déploie une manière d’argumentation similaire, quoique non identique. Selon Chadwick « Ignace a repris la conception hellénistique familière selon laquelle les choses sur terre correspondent aux choses du ciel (notion tout à fait caractéristique du gnosticisme, du moins dans sa forme valentinienne), et l'a appliqué sans réserve à sa conception de l'Église et de ses ministère." Brent écrit : « J'ai soutenu dans cet article que la clé de cette transition [de la communauté charismatique à la structure ecclésiastique hiérocratique] réside dans l' assimilation [Ignace] de la théologie de l'ordre de l'Église chrétienne avec la théologie païenne impliquée par le cérémonial et l'iconographie des cultes à mystères."
Ce n'est sans doute qu'au IVe siècle que ce genre de correction a pu être fait, mais le texte arménien est plus fiable.
De même les érudits sont divisés sur la question de la subordination de Jésus à Dieu dans les écrits « authentiques » d'Ignace. Certains soutiennent qu'Ignace subordonne Jésus à Dieu. D’autres soutiennent que ce n’est pas le cas. Si on compare les versions on voit que l'idée que le Christ est subordonné à Dieu seulement pendant sa vie terrestre, qui est l'héritage du concile de Nicée, a été subrepticement introduite dans des tournures de St Ignace.
La remarque ci-dessus sur le gnosticisme fait penser à Heinrich Schlier (1929). "Ignace 'imite' le 'pathos" de son Dieu, écrivait Schlier, comme le gnostique exprime le 'pathos' de la chute de l' 'homme premier' ou de Sophie ou de la "souffrance renouvelée' du mystique". Von Campenhausen, lui, verra dans l'approche de la mort par Ignace une reproduction de celle de Jésus mais n'y verra pas une dimension sotériologique gnostique comme Schlier ! il 'ny a pas de participation directe à la mort de Jésus, seulement une participation indirecte par les sacrements.
La critique du corpus ignatien conduit même Benno Zuiddam en Afrique du Sud à estimer qu'il faut soit révoquer en doute la validité des sept lettres (puisque les plus vieux fragments sont des papyrus du Ve siècle), soit en adopter onze comme ce fut proposé à la Renaissance.
Dans la voie du révisionnisme historique, il faut aussi citer le livre récent d'Allen Brent "Ignatius of Antioch and the Second Sophistic: A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture ?" qu'un compte-rendu récent qualifie de "monographie dense, bien argumentée, provocatrice et finalement convaincante sur une figure véritablement énigmatique du christianisme primitif." Adoptant une méthode influencée par Wittgenstein, Brent cherche à récupérer « le discours et sa logique d’Ignace – son « jeu de langage » » – d’une manière qui n’est possible ni avec les méthodes historico-critiques traditionnelles ni avec une herméneutique postmoderne. Il soutient que la « construction de l’ordre ecclésial » d’Ignace – à savoir sa présentation des ministres chrétiens comme des porteurs d’images participant à une procession cultuelle, et de ceux qui l’accompagnent jusqu’à son martyre comme des ambassadeurs divins communiquant la concorde ( µ νοια) entre communautés sur la base de son « sacrifice » ( ντ ψυχον) – révèle l’utilisation d’une théologie du culte des mystères et de ses rituels dont les racines étaient finalement païennes et sacramentelles, impliquant « une atypologie de la divinité, du sacerdoce et du mystère en acte » dans laquelle les évêques ne sont pas les successeurs des apôtres mais plutôt « des icônes de personnes et d’événements divins » (c'est la notion de tupos). Ignace met en place des processions où le prêtre représente Dieu dont il porte la statue qui porte en elle-même le dieu (la notion d'agalmatophorein chez Athénagore pour la présence divine en l'homme est similaire). Cela transforme toute la communauté en procession mystique, celle des summustai, témoins du sang du Christ. L'évêque, tupos theou l'accompagne dans son martyre. En même temps l'homonoia qui assure la concorde des cités grecqus a comme ambassadeur le prêtre qui se sacrifie pour elle.
En bref, les lettres d'Ignace reflètent le « contexte culturel et historique » du discours social du monde hellénistique païen d'Asie Mineure au cours du Deuxième Sophistique, une culture dont Ignace s'est profondément imprégné et qui s'est révélée si énigmatique pour Polycarpe et les autres successeurs « orthodoxes » d'Ignace qu'i la fallu en déformer le texte théologique original assez radical d'Ignace, ce qui a permis à des écrivains chrétiens ultérieurs, comme Irénée et Origène, de coopter Ignace comme prédécesseur « orthodoxe ». Ainsi Brent conclut que les lettres ignatiennes ne sont pas des documents interpolés ou falsifiés. Ignace a pu être envoyé à Rome en 113 pour son martyre en l'absence du gouverneur de Syrie.
Les débats sont ouverts...