"La fin de la pensée ?" de Babette Babich
On trouvera ci-dessous ma recension publiée par Parutions.com ici du livre "La fin de la pensée ?" de Babette Babich, livre important pour quelqu'un qui, comme moi, a des affinités à la fois avec la philosophie continentale et avec le rationnalisme scientifique.
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Babette Babich La Fin de la pensée ? - Philosophie analytique contre philosophie continentale
L'Harmattan - Commentaires philosophiques 2013 / 13.50 € - 88.43 ffr. / 118 pages
ISBN : 978-2-296-56016-4
FORMAT : 13,5 X 21,5 cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004) et aux éditions du Cygne de La nudité, pratiques et significations (2008).
Le moins que l’on puisse dire, c’est que voilà un livre qui vient à point nommé. Depuis une quinzaine d’années (principalement depuis que la «mondialisation» est à l’ordre du jour, et que les États-Unis d’Amérique en surdéterminent le contenu culturel), le débat fait rage entre les tenants de la philosophie analytique, héritière du Cercle de Vienne et prédominante dans le monde anglo-saxon, et la philosophie dite «continentale» européenne, très influencée par le post-romantisme allemand (Nietzsche, Husserl, Heidegger), et qui connut un second souffle spectaculaire en France à la grande époque du structuralisme (Lacan, Barthes, Foucault), principalement d’ailleurs sous la plume d’auteurs non structuralistes comme Deleuze, Derrida, une «French touch», qui a d’ailleurs valu à cette philosophie le surnom de «French theory» quand elle a conquis les facs de lettres aux États-Unis d’Amérique.
Parce que Babette Babich est une éminente philosophe américaine de la Côte Est (elle enseigne à Fordham) et une non moins éminente défenseuse de la philosophie «continentale» dans ce pays qui lui est majoritairement hostile, son ouvrage était particulièrement attendu, comme on attend parfois le témoignage d’un évadé d’une forteresse assiégée : «Comment organisez-vous votre résistance ? comment analysez-vous le présent et l’avenir ?», aurait-on envie de lui demander.
Disons-le tout de suite, le livre de Mme Babich ne décevra pas les amateurs de combats héroïques. L’auteur y parle sans fard. Elle montre le conflit, désigne ses ennemis (et même les «agents doubles» selon le vocabulaire qu’elle applique au physicien Alan Sokal), compte ses divisions (elle n’hésite pas notamment, ce qui eût été impensable dans la philosophie des années 1980 que nous avons connue, de poser les problèmes en termes de postes d’enseignement disponibles et de lutte à mort d’une école contre une autre, ce qui ferait les délices d’un sociologue bourdieusien comme Louis Pinto par exemple).
La forme n’est pas toujours au rendez-vous – bizarrement le livre dans son premier quart paraît écrit ou traduit par un lecteur non-francophone sans relecture ultérieure, de sorte qu’il est truffé d’anglicismes et d’expressions qui heurtent l’oreille française («formés dans la méthode», «doivent une dette», «hors cible», «refusent agressivement de rendre la faveur», «zodiac», etc.) ; on conseillera toutefois au lecteur de ne pas se décourager car ce genre de maladresse disparaît complètement de la seconde moitié de l’essai. En tout cas, l’ardeur, sur le fond, elle, d’un bout à l’autre ne faiblit pas. C’est un fier combat où l’on fait flèche de tout bois : Heidegger, Nietzsche, Hannah Arendt, et même, d’une façon plus inattendue, Jean-Jacques Rousseau. Et un combat sans concession, qui ne renie rien de ses inspirateurs, exhorte les «post-modernes» à ne rien céder aux sciences, et même refuse le soutient des anthropologues, accusés de faire la part trop belle à l’esprit scientifique (mais n’était-ce pas déjà ce que nous entendions dans nos cours de philosophie au lycée ?).
Babette Babich mène sa campagne dans un style en un sens très marqué par son «genre», assez représentatif de la vision féminine des combats, armée d’une stratégie d’autolégitimation forte : la guerre est présentée comme un conflit d’auto-défense, non désiré au départ, déclenché par les autres (les philosophes analytiques), accusés de ne vouloir rien entendre, de ne vouloir qu’imposer leur loi (Babette Babich réduit souvent leur propos à une intention purement politique). Et donc cette guerre, comme toute guerre juste, n’est acceptée et menée qu’au nom d’un idéal supérieur de paix : la philosophie continentale résisterait pour faire triompher le vieil idéal de l’humanitas et de l’humanité, celui du pluralisme et de la tolérance.
Reconnaissons-le d’emblée, cette volonté d’attribuer à l’adversaire le monopole de l’intolérance ou de l’arrogance n’est pas toujours très convaincante. Ainsi quand Babette Babich reprend le propos d’Aude Lancelin dans Le Nouvel Observateur sur les cours de Claudine Tiercelin au Collège de France où l'on aurait l’impression d’assister à «un conseil d’administration où un nouveau manager vous bombarderait de termes anglais… des problèmes hyper-pointus, exprimés dans un jargon intérieur». Remplacez les mots anglais par allemand et conseil d’administration et manager par conclave et gourou et vous aurez la description d’un cours du collège international de philosophie à Paris en 1990. Quant au refus de la philosophie analytique de lire sérieusement la philosophie continentale en adoptant son point de vue, il équivaut au mépris qu’un heideggerien ou un nietzschéen d’il y a trente ans opposait aux grilles de lecture analytiques, à la logique et même à tout ce qui touchait aux sciences. Si la domination du champ intellectuel par la philosophie analytique (et son maître véritable selon Babette Babich : l’esprit scientifique) est avérée, on peut se demander s’il n’y a pas simplement inversion des rôles, les nouveaux maîtres infligeant à leurs opposants des comportements qui étaient les leurs quand eux-mêmes gouvernaient. Et d’ailleurs certains des procédés de l’auteur, comme celui qui consiste à taxer de conservatisme politique quiconque défend l’esprit scientifique (les proches de Noam Chomsky notamment – bizarrement absent des noms propres de ce livre – apprécieront…) ne relèvent-ils pas eux-mêmes de l’arrogance et d’une certaine mauvais foi ?
A vrai dire, le rationalisme spécifique à l’esprit analytique et aux sciences n’est probablement pas si triomphant sur notre planète que Mme Babich le prétend. Lorsque celle-ci laisse entendre que le monde n’est rempli que d’adorateurs des sciences qui ne protestent contre celles-ci que pour en demander plus, c’est faire peu de cas de l’importance des religions, et de la fréquence des raisonnements illogiques chez la plupart de nos semblables, ce que d’ailleurs Alan Sokal et son acolyte le belge Jean Bricmont (présenté à tort comme un physicien français, p.25) n’ont cessé de dénoncer dans le prolongement du fameux canular de 1996 (que le livre décortique sous un jour assez novateur, du reste).
Toutefois par-delà certains excès de l’attaque, Babette Babich a sans doute raison de dénoncer le goût de la tabula rasa, qui caractérise la philosophie analytique, sa volonté d’éradiquer tout ce qui est en dehors d’elle, son approche dissolutrice de tous les problèmes et le vide sidéral sur lequel tout cela débouche : «Entre toutes les réponses fournies par la philosophie analytique, aucune ne semble opératoire ou capable d’endurance, et ce même pour les analytiques eux-mêmes. C’est pourquoi, ayant apparemment épuisé leur propre mandat, et avec lui leur propre projet», les philosophes analytiques mourant d’ennui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de critiquer les thèmes de la philosophie continentale, note plaisamment l’auteur (p.64) – de même qu’elle pointe à juste titre le risque de dénigrement du potentiel humain qu’implique une trop grande foi en la science. Mais, justement, si cette tendance «auto-dissolutrice» de la philosophie analytique crève les yeux, doit-on en conclure qu’elle annonce, comme le craint – dans un style prophétique cataclysmique, très nietzschéo-heideggerien – Mme Babich, une fin complète de la pensée, ou ne voue-t-elle pas plutôt, au contraire, cette branche de la philosophie à rejoindre les grandes impasses historiques que la postérité oubliera (comme la Nouvelle Académie à l’époque de Cicéron, et tant d’autres branches mortes de l’aventure humaine) ?
Dans cette dernière hypothèse, au lieu de s’obstiner à «faire la leçon aux sciences», à prétendre leur «apprendre à penser» (p.99) à coup d’assertions très douteuses comme «Ce que sont «réellement et objectivement» les choses est inconnaissable» (p.96), la philosophie «continentale» ferait peut-être tout simplement mieux de cultiver en paix, dans son coin, son jardin poétique en ignorant son adversaire. Après tout l’espérance de survie d’une option philosophique dans l’histoire ne dépend pas uniquement du nombre de professeurs rémunérés pour l’enseigner, et pour l’heure rien n’autorise à penser que le goût de l’interrogation sur l’interrogation, de la recherche sans but d’un pourquoi, des libres variations sur les contradictions du langage et de l’existence soit voué à disparaître du cœur et des reins de notre espèce. La guerre de Troie de la philosophie n’a peut-être pas lieu d’être.