E. R. Dodds (II)
Ce livre est très riche, et admirable, ne serait-ce que parce qu'il ne se paie pas de mots (à la différence de nombreux ouvrages français). Je me souviens du livre de Vernant sur les Origines de la Pensée grecque qui, sous l'influence du marxisme, insistait utilement sur les sources politiques de la rationalité athénienne, à travers notamment les procédures judiciaires. Dodds contrebalance ce diagnostic en mettant l'accent, pour sa part, sur le particularisme des milieux intellectuels, et l'isolement de leurs convictions parmi des masses encore fort irrationnelles et superstitieuses, ce qui explique la vigueur de la réaction anti-philosophique (le procès de Socrate et de bien d'autres philosophes), dont Platon fut témoin et qu'il dut intégrer à sa propre philosophie (quelque chose qui peut nous faire penser au "retour du religieux" des trente dernières années).
Le livre est très riche. Sur ce chapitre 6 je retiens de nombreux éléments concernant les effets "pervers" du rationalisme en terme d'individualisme libertaire dans la jeunesse athénienne (les groupes qui prenaient systématiquement à contrepied les pratiques religieuses), les craintes que tout cela pouvait susciter en temps de guerre. Très importante aussi la mention de la peste de 430 (pour en comprendre la portée, je crois qu'il faut se rapporter à ce que Boccace dit de la peste florentine de 1348 dans son introduction au Décaméron) et son rôle dans l'importation de nouvelles religions "barbares" à fort contenu émotif. Le chapitre suivant sur les compromis de Platon avec le chamanisme est aussi passionnant (qu'on se reporte à mon article ci-dessous sur le chamanisme en Egypte, la dette de la métaphysique occidentale à l'égard du chamanisme ne m'avait jamais sauté aux yeux jusqu'ici). On ne peut s'empêcher de songer à l'impact ultérieur que cela aura sur le christianisme. D'ailleurs Dodds lui-même esquisse parfois, au détour d'une phrase, des remarques sur l'hellénisme qu'il embrasse sur une sorte de longue durée à la Braudel jusqu'à nos jours (par exemple sur cette question difficile du rapport des Grecs aux images, et dont les aspects les plus insolites se retrouvent je crois chez Epicure).
E. R. Dodds (I)
Si je n'ai jamais été tenté de le lire, c'est que le sujet n'est plus novateur de nos jours. Les travaux de Jean Bollack sur le chamanisme d'Empédocle, ou même ceux de Vernant sur la Grèce archaïque nous ont largement soustrait à l'image trop "lisse" d'une Grèce rationnelle héritée du XIXe siècle.
Je me souviens même de ce jour de 1994 où, à Madrid, j'ai acheté à la Fnac de Callao, le bouquin (en espagnol) de Robert Gordon Wasson, Carl A.P. Ruck, Stella A. Kramrisch, La búsqueda de Perséfone, Los enteógenos y los orígenes de la religión, qui parlait du rôle des psychotropes dans la culture grecque - un thème qui n'étonnait nullement un mien ami spécialiste des plantes et de leurs effets sur l'organisme. Ce livre en se raccrochant à la botanique allait d'ailleurs plus loin, me semble-t-il, que le simple inventaire des racines chamaniques de la culture hellénique.
Aujourd'hui je me plonge donc dans la lecture de Dodds.
J'observe d'emblée que l'ambition du livre excède le seul cadre de la culture grecque, notamment dans l'opposition qu'il trace entre "culture de la honte" et "culture de la culpabilité", une catégorisation qui n'est pas sans rappeler les travaux de Jaspers sur l'âge axial. La prétention à universaliser des constats tirés d'une culture particulière me laisse toujours sceptique, surtout quand cette culture nous est proche comme la culture grecque antique - je préfèrerais de loin une confrontation de croyances et pratiques relevant de civilisations plus lointaines et moins bien connues. Mais je réserve encore mon jugement sur ce point.
Pour une approche objective des systèmes idéologiques
Je discutais tantôt avec une lectrice de Nietzsche et de Bataille, et lui disais que, selon moi, Veyne avait au moins un mérite : celui d'avoir démystifié la sensibilité païenne. Avec lui, le paganisme romain cesse d'être un paradis perdu (notamment du point de vue de la répression des pratiques corporelles) comme il le fut chez nombre d'auteurs anti-chrétiens. Cela nous permet d'avoir une vision plus globale du fonctionnement humain, dont j'essaie de rendre compte précisément pour les pratiques corporelles, dans un livre à paraître. Notre vision a été longtemps faussée par l'anti-christianisme qui était le propre d'une époque non encore affranchie de l'emprise ecclésiale.
Car Veyne n'est pas le seul démystificateur. Voyez par exemple ce que dit Renée Koch sur l'épicurisme : ce qu'il avait de dogmatique, de religieux, à l'opposé des idéalisations construites par l'athéisme militant. Toute vision réaliste du monde antique est bonne à prendre pour sortir d'un réflexe qui tend à noircir tout ce qui est apparu par la suite. Le monde antique avait sa propre noirceur, qui d'ailleurs n'est pas si noire, mais fait partie de la banalité de la condition humaine (Veyne parle même de sa médiocrité).
Evidemment il est difficile à un historien professionnel de l'admettre. Le mouvement premier d'un chercheur étant toujours de faire l'apologie de son objet d'étude, et d'exagérer son côté exceptionnel (pour motiver lui-même sa persévérance personnelle à en exposer le contenu). Cette tendance appliquée aux études antiques a pu à divers moments conforter certains excès de l'anti-christianisme. On peut dire la même chose des études de la préhistoire (Bataille par exemple ayant complètement affabulé sur le chamanisme des grottes de Lascaux), ou l'étude des peuples non occidentaux (combien d'idéalisations autour de l'art de vivre chinois, ou des sociétés africaines, ou amérindiennes ! à propos de ces dernières, je conseille la lecture d'un livre très courageux et très minoritaire sur les aztèques - Paul Hosotte, L'Empire aztèque, impérialisme militaire et terrorisme d'Etat, Economica, Paris, 2001 - qui démystifie beaucoup de choses sur cette civilisation particulière).
Je ne suis pas pour ma part une grand admirateur du christianisme ni de ses réalisations, mais je n'en suis pas non plus un contempteur acharné. Je pense qu'il s'est agi d'une forme culturelle qui a répondu à divers besoins humains à divers moments de l'histoire (et qui y répond encore dans de nombreux milieux, de nombreuses sociétés). Je pense d'ailleurs la même chose de l'Islam, du judaïsme, du bouddhisme etc. Ce sont des doctrines qui ont été très astucieusement construites, et dont l'application là où elles se sont imposées a souvent produit des effets révolutionnaires dans les comportements, l'organisation des pouvoirs sociaux etc. Evidemment en leur sein la dimension révolutionnaire a toujours été en rivalité - et dans un équilibre précaire - avec des facteurs de conservatisme très forts, parce que ces doctrines ne sont pas bâties ex-nihilo : elles s'inspirent de systèmes de représentation déjà à l'oeuvre dans les sociétés où elles apparaissent, et, dans leur institutionnalisation, ne cessent de passer des compromis avec lesdits systèmes. Voyez ce que le christianisme doit au platonisme, à la sotériologie dyonisiaque, à diverses superstitions locales, à la morale civique romaine païenne (voyez là dessus Peter Brown par exemple) et tous les compromis qu'il a passés avec eux. Voyez la dette de l'Islam à l'égard du polythéisme arabe, et des eschatologies judéo-chrétiennes, et tous les compromis passés avec les logiques des tribus, aussi bien qu'avec le fonctionnement idéologique de l'Empire byzantin quand il gouverne Damas, puis avec l'idéologie perse quand il s'installe à Bagdad, avec les cultes africains quand il conquiert le Sahel. Voyez ce que le bouddhisme doit à l'hindouisme, au chamanisme en Asie centrale et au Tibet. Il ne peut en être autrement dans l'histoire de la victoire des idéologies.
D'autres idéologies auraient pu s'imposer en lieu et place de celles-là. De meilleures, comme de pires. On ne peut négliger ce que ces idéologies qui l'emportèrent eurent de beau, de novateur, d'adapté à leur temps comme le fait Veyne quand il décrit le christianisme naissant comme une sorte d'avant-garde artistique. On ne peut jamais considérer leur victoire uniquement comme de tristes accidents de l'histoire, même s'il est vrai - il ne faut pas être relativiste - que toutes les idéologies ne se valent pas : dans certains cas on peut dire avec certitude qu'il est malheureux qu'un peuple tombe sous la coupe de l'une plutôt que de l'autre. Ainsi par exemple les peuples subjugués par les Aztèques eurent sans doute moins de "chance" que ceux que gouvernaient les Incas. Et, n'en déplaise à un archéologue qui après la découverte des preuves de sacrifices humains dans un sanctuaire gaulois en Suisse s'est exclamé "Et alors ? les Romains aussi faisaient des sacrifices, tout le monde faisait des sacrifices", il valait bien mieux pour un peuple être gouverné par l'idéologie romaine que par celle des Celtes.Oui, il y a bien de jure des hiérarchies dans le raffinement des systèmes idéologiques et dans les réalisations qu'ils apportent à l'humanité. Mais avant de chercher à les juger et les hiérarchiser, commençons par comprendre leur logique profonde, les héritages dont ils sont porteurs, leur intéraction avec les peuples auxquels ils s'imposent, comprendre réellement la nature profonde de ce qu'ils leur apportent sans verser dans aucune caricature.
Sociologie des institutions
Le 21 mai dernier, je recevais sous le titre éloquent de "Menace sur la justice" un mail exposant le contenu de l'amendement n° 62 au Projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République de M. Warsmann, rapporteur de la commission des lois de l'assemblée nationale, ainsi rédigé "Avant l’alinéa 1 de cet article, insérer l’alinéa suivant :/« III. – Dans le cinquième alinéa de l’article 34 de la Constitution, après les mots : “l’amnistie ;”, sont insérés les mots : “la répartition des contentieux entre les ordres juridictionnels, sous réserve de l’article 66 ;” »."
Il semblerait que le dépôt de cet amendement n'ait pas été souhaité par le président de la commission des lois, M. Mazaud qui a écrit une tribune dans le journal Le Monde à ce sujet. Le vice-président du Conseil d'Etat s'est rendu au Sénat pour faire un exposé sur le sujet devant les élus de la République, et, aux dernières nouvelles, le sénateur Charasse serait intervenu contre cet amendement qui a finalement été rejeté par la commission des lois du Sénat. L'amendement s'inscrit dans le cadre de projets de transferts de compétence à l'ordre judiciaire, en matière de police des étrangers notamment. Les spécialistes qui évoquaient le sujet récemment soulignaient que le transfert de compétence est déjà possible sans amender la Constitution et estimaient que l'exposé du sénateur Charasse aurait dû se focaliser sur ce point. Sur ce dossier on peut se reporter à la page http://www.maitre-eolas.fr/2008/05/17/956-juges-administratifs-le-legislateur-vous-aime du "Journal d'un avocat" qui évoque notamment le débat devant la commission des lois en mai et à la page d'Olivier Pluen,doctorant à l'Université de Paris II Panthéon-Assas, http://www.blogdroitadministratif.net/index.php/2008/05/25/204-la-constitution-de-blocs-contentieux-aspect-du-debat-sur-la-dualite-juridictionnelle.
Peut-être un cas d'école pour l'étude, d'un point de vue sociologique, des règles de répartition des pouvoirs dans le champ juridique en France.