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La conversion de Liane de Pougy

14 Octobre 2023 , Rédigé par CC Publié dans #Sainte-Baume, #Christianisme, #Anthropologie du corps

Feu l'académicien Jean Dutourd, dans "La Chose Ecrite" (2009, p. 137) sous le titre "Marie Madeleine" nous décrit Liane de Pougy (Anne-Marie Chassaigne) qu'il resitue dans l'histoire des grandes courtisanes françaises dont il cite le nom et dans le contexte sociologique de celles des années 1900, qu'il cite aussi (Emilienne d'Alençon, Lina Cavalieri, la Belle Otero, Cléo de Mérode, les trois dernières n'étaient pas françaises, ce qui fit de Liane une gloire nationale) et dont il précise que son père, chirurgien parisien au début du siècle les avait aperçues chez Maxim's dans leur armure de "cuirassiers du plaisir" selon le mot de Cocteau qui les avait connues. En 1910, à 41 ans, elle avait abandonné sa fonction de cocotte, un an plus tard elle commence à écrire ses Cahiers bleus, un journal (dont Dutourd compare le style à celui de Morand), qu'elle allait léguer au père dominicain de la Sainte-Baume Rzewuski, ancien illustrateur de mode converti sous l'influence de Maritain en 1926, ami d'André Chouraqi etc.

Dans son "Nos Belles Mondaines" en 1895 le journaliste Gaston Bonnefont nous la dépeint à 26 ans dans son environnement ordinaire fait de luxe et de volupté. Le préfacier de ses Cahiers bleus allait décrire l'intérieur de son âme différemment comme "maladivement sensible et susceptible. Prompte à céder à des engouements et aux amitiés, elle l'est aussi pour qu'un rien puisse en causer la rupture".

Quarante-huit ans (en 1943) plus tard cette fille d'un capitaine des lanciers en retraite deviendra dominicaine tertiaire.

L'itinéraire de sa conversion dans les années 20 se nourrit de celui d'un autre bisexuel mondain devenu mystique, le poète Max Jacob, exilé au monastère vide de Saint-Benoît-sur-Loire, pour qui elle tricote des chaussettes et écharpes rouges. "Pourquoi ne deviendriez-vous pas une sainte ? Vous en avez l'étoffe", lui avait-il écrit. Jean Chalon qui a été le préfacier de leur correspondance (et l'auteur de biographies de femmes illustres) juge que "Max Jacob rencontra en sa princesse une pénitente de choix" et fut comme son directeur de conscience, ce qui est sans doute un peu exagéré.

A vrai dire dans le début de ses Cahiers bleus, en 1919 c'est plutôt elle qui se sent plus catholique que lui, car elle lui reproche d'avoir écrit dans "La Défense de Tartuffe" qu'il a eue une "sacrée apparition" de Jésus au lieu d'une "apparition sacrée".

Il semble que son mari Georges Ghika (1884-1945), prince roumain, fils d'ambassadeur, ait joué un rôle dans le cheminement chrétien de sa femme, comme de Max Jacob, ce dernier écrivant en août 1921 : "Georges m'a aidé dans ma marche vers la perfection en me donnant l'exemple des vertus chrétiennes, de l'éducation chrétienne, de l'esprit raffiné chrétien, de la réserve, de la dignité, de l'excessive modestie qui sont le christianisme même. Il est un Seigneur chrétien de l'histoire".

Les rapports avec Max Jacob furent en dent de scie comme avec tous ses amis avec qui elle rompait facilement pour se réconcilier avec eux tout aussi vite.

Le dominicain Alex-Ceslas Rzewuski, lui, avait rencontré Liane vers 1924 chez Mme Ganna Walska, chanteuse d'opéra américaine d'origine polonaise, épouse du magnat Mc Cormick.

Il raconte en ces termes ses premières impressions sur le couple Ghika :

"On se mit à table. Je fus placé à la gauche de la maîtresse de maison dont la place d'honneur, à sa droite, fut occupée par une curieux personnage qui attira mon attention. Petit, le teint basané, je le pris pour quelque Américain du Sud, bien que son élégance ne manquât point d'une certaine distinction tout en gardant un léger caractère inquiétant.

Ma voisine de gauche était une ravissante personne. Très élégante, elle était vêtue d'un strict tailleur gris perle, de coupe classique et anglaise. On l'aurait facilement prise pour une lady arrivée d'outre-Manche si son joli chapeau, du même ton que son costume, ne lui avait apporté quelque chose de raffiné et très parisien.

Pouvait-on lui donner un âge ? Difficilement ; mais, malgré la souplesse de sa silhouette la parfaite beauté de ses traits, il me semblait qu'elle n'était plus d'une première jeunesse. Peut-être, me disais-je, avait-elle entre cinquante-cinq et soixante ans. S'il en était ainsi, elle les portait fort allègrement bien. Son parfait profil d'un antique camée, la beauté de son regard et le charme de son sourire n'avaient encore subi aucun des outrages du temps; Oui, ce sourire ! Il était certes bien joli et pourtant, sans atténuer la discrétion de l'ensemble de sa personne dont émanait une réelle distinction, il y avait en lui quelque chose d'indéfinissable, d'indéniablement équivoque, aux limites du "canaille".

L'échange aimable de banalités qui permet de découvrir l'identité d'une personne que l'on ne connaît pas et avec qui on voudra s'entretenir tout le long d'un grand repas me fit comprendre - car elle me parla aussitôt du voisin de droite de Ganna Walska comme de son mari - que ma charmante voisine n'était autre que la très célèbre courtisane de la fin du XIXe et du commencement du XXe siècle. Je compris aussi que le mystérieux monsieur auquel le protocole avait réservé la première place à la table était le prince roumain qu'elle avait épousé depuis quelques années, Georges Ghika".

Pendant la seconde guerre mondiale, Liane de Pougy et son mari Georges Ghika se réfugient en Suisse. Rzewuski, devenu dominicain en 1926 et directeur spirituel d'un séminaire international de son ordre à Fribourg, se rend parfois à Lausanne, rendre visite à une cousine paralysée à la clinique de Bois-Cerf tenue par des religieuses françaises. Alors qu'il s'apprête à prendre l'ascenseur dans cette clinique en froc blanc dominicain, il est interpellé par le prince Ghika car Liane (qui portait lorsqu'il a croisé le couple quelques jours plus tôt, un manteau de vison et un petit chapeau recouvert de longs voiles - ce qui ne fait pas très tertiaire dominicain) l'a reconnu lors de leur précédente rencontre et a mandé son mari pour le solliciter. Elle est maintenant alitée dans une chambre de la clinique presque tout le temps, mais souhaite le revoir.

Pendant cinq ans il allait tantôt déjeuner avec le couple dans la salle à manger de Bois-Cerf, tantôt la voir dans sa chambre dans son lit où tout était bleu pâle, "en l'honneur de la sainte Vierge à qui dès sa naissance sa mère l'avait consacrée".

"Peut-être sa figure s'était-elle légèrement émaciée et comme allongée, ce qui lui conférait quelque chose de serein et même d'un peu sévère. Etendue sur son lit, elle ne perdait rien de son élégance de jadis. Lorsqu'elle était assez bien pour déjeuner à la salle à mange, elle y venait de sa belle démarche souple de jadis, peut-être un peu ralentie, en s'appuyant légèrement au bras de Georges".

Bizarrement, alors que Max Jacob trouvait Georges très chrétien, Rzewuski le qualifie d’agnostique ("malgré son agnosticisme, Georges m'a toujours manifesté de l'amitié". Il précisera que Liane le décrivait comme "dégénéré, voire anormal et hystérique" (en 1919 elle disait qu'il est "un ange, un amour, un tout petit exquis, un vieux sage, un morne philosophe, un érudit etc. On lui reproche d'être... trop beau"). Il lui aurait empruntée un jour une de ses petites amies, ce qui allait inverser ensuite sa culpabilité à son égard d'avoir été une ancienne prostituée. Son agnosticisme est assez cohérent avec ce que Liane dit de sa belle-mère, qui avait seulement dix ans de plus qu'elle, qu'elle "ne croit ni à Dieu ni à diable, le crie tout haut".

Rzewuski la jugea digne de prendre le froc noir et blanc du tiers ordre de Saint-Dominique, ce qu'elle fit à la chapelle de la clinique. Elle récita après ça chaque jour comme le lui imposait la règle le petit office, le chapelet, la lecture de l'Evangile. Elle s'enthousiasma pour la lecture de L'imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis dont elle lisait chaque jours un ou plusieurs chapitres. Son mari se plaignait qu'elle restât encore capricieuse et versatile, mais elle était devenue plus sereine et patiente.

Le dominicain jettera ce regard rétrospectif sur sa conversion . "On a souvent parlé et écrit à son sujet comme d'une conversion ? Etait-elle vraiment une convertie à l'instar d"un Saint Paul, d'un Saint Augustin, d'un Pascal, ou, de notre temps, d'un Claudel, des Maritain ? Ce serait plutôt à une Marie-Madeleine que son passé et son présent me font penser (...)

Dès son enfance Liane avait toujours eu la foi. Elle l'eut dès sa naissance entourée de sa pieuse famille. Adolescente, les bonnes soeurs de son pensionnat breton où ses parents l'avaient placée l'astreignirent aux pieux exercices de son temps et de son milieu : leçons du catéchisme, du chapelet et dévotion bretonne à Sainte-Anne-d'Auray.

On y prit soin aussi de sa bonne éducation, de ses  jolies manières (...). D'après ce qu'elle en dit, même durant ses années les plus orageuses, elle ne manquait pas, en passant près d'une église, d'y entrer et d'y allumer un cierge. En 1910, lorsque se posa le problème de son mariage avec le prince Ghika, elle voulut le faire célébrer selon sa religion dans une église catholique. Rien ne s'y opposait d'ailleurs car, quoique divorcée de son premier mari, le lieutenant de vaisseau Pourpre, celui-ci était décédé depuis déjà vingt ans. Pourtant, c'est la mort de son fils Marco, l'aviateur tombé au champ de bataille en 1916 qui lui porta le coup cruel qui lui redonna en nouvel élan de religiosité".

Effectivement le début de ses Cahiers Bleus, dès avant les années 20, comme on l'a déjà dit plus haut, révèle une inspiration chrétienne. Celle de la peintre diariste russe Marie Bashkirtseff, morte à 25 ans en 1884, qui était très dévôte, Le 2 juillet 1919, pour son 50ème anniversaire, elle précise que la Sainte Vierge était apparue en rêve à sa mère (43 ans, demi-espagnole par son père), assise dans un beau cerisier blanc et lui aurait dit "Tu auras une petite fille le jour de ma fête. Elle sera appelée Marie. Je la protègerai. Après une vie mouvementée elle finira grande sainte au paradis". Liane ne naquit pas le 15 août, mais le 2 juillet, jour de la visitation donc  la prédiction s'est réalisée. Elle fut marquée par la religiosité de sa mère mais aussi de sa voisine créole à l'accent des îles, qui fut pour elle une sorte de seconde mère. Il est possible que le christianisme de sa mère se soit construit par opposition à la frivolité de la grand mère maternelle qui, belle, avait eu une liaison avec Victor Hugo (sa mère fit détruire sa correspondance compromettante avec l'écrivain) et vécut dans le luxe.

Elle était sujette à des migraines une fois par mois. Le 3 juillet 1919, jour de migraine, elle éteint la lumière le soir, "un demi-coma la terrasse", elle veut "faire sa prière" et" au milieu de ses invocations à sa patronne chérie, Ste Anne d'Auray, elle voit nettement (son mari) couché dans la maison de santé du professeur Hartmann (à Neuilly)... prend sa main qui est déjà glacée",puis elle se rend compte que son mari dort près d'elle. "Elle se sent agitée, pénétrée de terreur, inondée de sueur, enfiévrée, tremblante", s'inquiète parce que son mari doit être opéré, demande des protections, promet d'aller à Lourdes et Auray et donner 5 000 francs aux pauvres si tout se passe bien.

Son problème était de réconcilier son passé de cocotte avec sa foi. "Mon père, sauf tuer et voler, j'ai tout fait" avait-elle dit au prêtre qui' l'avait confessée avant son mariage. Je soupçonne que - comme c'est souvent le cas quand les péchés sexuels sont abondants - parmi toutes ses fautes, il y eut l'occultisme. Le chapitre "L'alchimiste" de livre "Les sensations de Mlle de la Bringue" qu'elle écrivit en 1904 (alors qu'elle était encore courtisane) le laisse entendre.

Passant en voiture en Savoie en 1926, obéissant à une inspiration surnaturelle, elle alla sonner à la porte de l'Oeuvre de Sainte Agnès qui s'occupait d'enfants monstrueux. Devant cette humanité dégradée qui pousse des cris et des gloussements qui lui ont fait prendre conscience à elle de sa déchéance et de son besoin de Jésus, ce qui allait la conduire à se dévouer à cette oeuvre. Elle mourut en décembre 1950 au Carlton de Lausanne et enterrée en Savoie dans le cimetière qui recueillait les restes des enfants monstrueux de l'Oeuvre de Sainte-Agnès.

J'avoue que cette histoire de la prêtresse de Sappho "cuirassière du plaisir" devenue dominicaine m'a laissé assez perplexe. On sent qu'il manque beaucoup de pièces au puzzle pour pouvoir ne serait-ce qu'entrevoir l'arrière-plan spirituel de tout cela. Peut-être faudrait-il que je lise l'intégralité des Cahiers Bleus. Cette lignée maternelle bizarre qui va de Victor Hugo, à Sainte-Anne d'Auray. Cette Sainte Vierge qui annonce l'histoire d'une sainte (surtout d'une "grande sainte", ce qui n'est pas très chrétien : les plus grands sont ceux qui veulent être petits)... Au final la cocotte n'est pas vraiment devenue sainte pour ce qu'on peut en percevoir. Elle ne s'est même pas vraiment convertie. Elle s'est repentie, soit... et encore... elle porte encore du vison, elle n'a pas fait vœu de pauvreté et ne désavoue qu'à demi-mots au nom d'un assagissement bourgeois ses vices sexuels du passé (il en est d'ailleurs un essentiel dont elle ne se défera jamais tout à fait)... Mais en même temps, certes, devenir tertiaire dominicaine ce n'est pas rien... et cette "union" étrange avec une œuvre d'aide aux enfants monstrueux a quelque chose de très impressionnant, et, au fond, d'aussi mystérieux que les migraines dont souffrait la demi-mondaine, et que ses visions. D'un bout à l'autre il y a quelque chose de "bizarre" dans tout cela, d'étrange... même la caution de ce dominicain ancien illustrateur nous questionne tant elle baigne dans une sorte de gentille indulgence qui ne cherche pas vraiment à aller au fond des choses.

Notre époque hédoniste et nihiliste, qui ne s'intéressera qu'à la superficielle (et éphémère) beauté des belles éblouissantes des années 1900 ne s'interrogera pas sur l'envers religieux de ce que certaines devinrent ensuite, sur ce catholicisme tardif qui est un peu le pendant de la "Belle époque" parisienne, un peu comme le mysticisme de Jacqueline-Aimée Brohon était le pendant des "Lumières" rationalistes 180 ans plus tôt. Est-ce vraiment du catholicisme ? est-ce autre chose ? Est-ce le poids de l'âge ? la rançon de la perte d'un fils ? un mouvement de balancier comme la foi de sa mère par rapport àla frivolité de la grand-mère ? Quels ont été les fruits de tout cela auprès de l'entourage ? Ne fut-ce qu'un feu de paille au fond d'une clinique de Lausanne quand la beauté du corps a perdu ses éclats ? Pour les enfants malformés de Savoie ce ne fut pas seulement cela. Et pour d'autres ? On aimerait savoir.

En tout cas voilà encore quelqu'un qui est lié à la Ste Baume, où elle était allée. Voyez sa phrase du 1er avril 1932 (vendredi saint) : "J'ai écrit au dominicain dont l'éloquence m'avait frappée pendant mon séjour à la Sainte-Baume. Le Père Sineux est jeune, vibrant, son verbe entraîne. Il est prieur à Saint Maximin entre Toulon et le pieuse montagne". Il paraît qu'elle était déjà Madeleine dans ce tableau de 1891 (à 22 ans).

 

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E
Texte intéressant retraçant le parcours d'une personne ayant vécu le début du XXeme siècle. Il est facile de constater combien les problèmes de ressources, à cette époque, comme actuellement, engendrent des parcours de vie chaotiques. Deux réflexions me viennent à l'esprit. La première est la confirmation que l'humain peut changer. Il peut passer d'un chemin de débauche à celui d'une certaine vertu et s'y tenir. Le contraire est surement tout aussi vrai. Mais l'important est la démonstration de la capacité de l'humain à infléchir sa vie vers son propre sens malgré les vicissitudes ambiantes. La seconde, concernant ce cas particulier, met en lumière le ressenti , même diffus, de l'origine sacrée de l'homme. L'existence la plus désacralisée conserve des traces de son origine divine. Et c'est pour cette raison que cette personne cherchait, peut être maladroitement, à se relier à sa vraie nature.
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C
C est possible oui... en même temps la personne n a pas vraiment atteint un équilibre dans tout ça. Pas plus que la peintre d'artiste qui avait été son modèle pour se lancer dans l exercice du journal intime