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Pour une approche objective des systèmes idéologiques

15 Juin 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Je discutais tantôt avec une lectrice de Nietzsche et de Bataille, et lui disais que, selon moi, Veyne avait au moins un mérite : celui d'avoir démystifié la sensibilité païenne. Avec lui, le paganisme romain cesse d'être un paradis perdu (notamment du point de vue de la répression des pratiques corporelles) comme il le fut chez nombre d'auteurs anti-chrétiens. Cela nous permet d'avoir une vision plus globale du fonctionnement humain, dont j'essaie de rendre compte précisément pour les pratiques corporelles, dans un livre à paraître. Notre vision a été longtemps faussée par l'anti-christianisme qui était le propre d'une époque non encore affranchie de l'emprise ecclésiale. 

Car Veyne n'est pas le seul démystificateur. Voyez par exemple ce que dit Renée Koch sur l'épicurisme : ce qu'il avait de dogmatique, de religieux, à l'opposé des idéalisations construites par l'athéisme militant. Toute vision réaliste du monde antique est bonne à prendre pour sortir d'un réflexe qui tend à noircir tout ce qui est apparu par la suite. Le monde antique avait sa propre noirceur, qui d'ailleurs n'est pas si noire, mais fait partie de la banalité de la condition humaine (Veyne parle même de sa médiocrité).

Evidemment il est difficile à un historien professionnel de l'admettre. Le mouvement premier d'un chercheur étant toujours de faire l'apologie de son objet d'étude, et d'exagérer son côté exceptionnel (pour motiver lui-même sa persévérance personnelle à en exposer le contenu). Cette tendance appliquée aux études antiques a pu à divers moments conforter certains excès de l'anti-christianisme. On peut dire la même chose des études de la préhistoire (Bataille par exemple ayant complètement affabulé sur le chamanisme des grottes de Lascaux), ou l'étude des peuples non occidentaux (combien d'idéalisations autour de l'art de vivre chinois, ou des sociétés africaines, ou amérindiennes ! à propos de ces dernières, je conseille la lecture d'un livre très courageux et très minoritaire sur les aztèques - Paul Hosotte, L'Empire aztèque, impérialisme militaire et terrorisme d'Etat, Economica, Paris, 2001 - qui démystifie beaucoup de choses sur cette civilisation particulière).

Je ne suis pas pour ma part une grand admirateur du christianisme ni de ses réalisations, mais je n'en suis pas non plus un contempteur acharné. Je pense qu'il s'est agi d'une forme culturelle qui a répondu à divers besoins humains à divers moments de l'histoire (et qui y répond encore dans de nombreux milieux, de nombreuses sociétés). Je pense d'ailleurs la même chose de l'Islam, du judaïsme, du bouddhisme etc. Ce sont des doctrines qui ont été très astucieusement construites, et dont l'application là où elles se sont imposées a souvent produit des effets révolutionnaires dans les comportements, l'organisation des pouvoirs sociaux etc. Evidemment en leur sein la dimension révolutionnaire a toujours été en rivalité - et dans un équilibre précaire - avec des facteurs de conservatisme très forts, parce que ces doctrines ne sont pas bâties ex-nihilo : elles s'inspirent de systèmes de représentation déjà à l'oeuvre dans les sociétés où elles apparaissent, et, dans leur institutionnalisation, ne cessent de passer des compromis avec lesdits systèmes. Voyez ce que le christianisme doit au platonisme, à la sotériologie dyonisiaque, à diverses superstitions locales, à la morale civique romaine païenne (voyez là dessus Peter Brown par exemple) et tous les compromis qu'il a passés avec eux. Voyez la dette de l'Islam à l'égard du polythéisme arabe, et des eschatologies judéo-chrétiennes, et tous les compromis passés avec les logiques des tribus, aussi bien qu'avec le fonctionnement idéologique de l'Empire byzantin quand il gouverne Damas, puis avec l'idéologie perse quand il s'installe à Bagdad, avec les cultes africains quand il conquiert le Sahel. Voyez ce que le bouddhisme doit à l'hindouisme, au chamanisme en Asie centrale et au Tibet. Il ne peut en être autrement dans l'histoire de la victoire des idéologies.

D'autres idéologies auraient pu s'imposer en lieu et place de celles-là. De meilleures, comme de pires. On ne peut négliger ce que ces idéologies qui l'emportèrent eurent de beau, de novateur, d'adapté à leur temps comme le fait Veyne quand il décrit le christianisme naissant comme une sorte d'avant-garde artistique. On ne peut jamais considérer leur victoire uniquement comme de tristes accidents de l'histoire, même s'il est vrai - il ne faut pas être relativiste - que toutes les idéologies ne se valent pas : dans certains cas on peut dire avec certitude qu'il est malheureux qu'un peuple tombe sous la coupe de l'une plutôt que de l'autre. Ainsi par exemple les peuples subjugués par les Aztèques eurent sans doute moins de "chance" que ceux que gouvernaient les Incas. Et, n'en déplaise à un archéologue qui après la découverte des preuves de sacrifices humains dans un sanctuaire gaulois en Suisse s'est exclamé "Et alors ? les Romains aussi faisaient des sacrifices, tout le monde faisait des sacrifices", il valait bien mieux pour un peuple être gouverné par l'idéologie romaine que par celle des Celtes.Oui, il y a bien de jure des hiérarchies dans le raffinement des systèmes idéologiques et dans les réalisations qu'ils apportent à l'humanité. Mais avant de chercher à les juger et les hiérarchiser, commençons par comprendre leur logique profonde, les héritages dont ils sont porteurs, leur intéraction avec les peuples auxquels ils s'imposent, comprendre réellement la nature profonde de ce qu'ils leur apportent sans verser dans aucune caricature.

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E
Have you read ER Dodds on the Greeks and the Irrational?
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C
<br /> No, not yet unfortunately, although I know his reputation.<br /> <br /> <br />