Le néo-platonisme kabbaliste anglais à l'époque de Leibniz
Revenons d'un mot sur les interlocuteurs kabbalistes et néo-platoniciens de Leibniz. Celui-ci dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain évoque rapidement "ceux qui ont logé vie et perception en toutes choses comme Cardan, Campanella, et mieux qu'eux feu Mme la comtesse de Connaway platonicienne, et notre ami feu M. François Mercure van Helmont (quoique d'ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henri Morus" pour leur opposer "comment les lois de la nature ( dont une bonne partie était ignorée avant ce système) ont leur origine des principes supérieurs à la matière, en quoi les auteurs spiritualisants que je viens de nommer avaient manqué avec leurs archées" pour conclure que les animaux ont une âme immortelle (ce qui fait échapper aux craintes de la métempsychose
Jérôme Cardan (1501-1576), de Pavie, médecin, mathématicien et philosophe, dont les doctrines sont un mélange d'illuminisme et de matérialisme.
Campanella (1568-1639) était dominicain. Adversaire d'Aristote, auteur d'une célèbre utopie communiste réfugié en France.
"Van Helmont (François Mercure) (1618-1699), fils de J.-B. van Helmont, célèbre alchimiste. Comme son père, il admettait des archées, espèces d'âmes vitales pénétrant le corps entier et y accomplissant les fonctions de nutrition, de digestion, etc." (écrira un annotateur du XIXe siècle)
Henri Morus (ou More) (16141687), théologien et philosophe de l'école de Cudworth, mais avec un mélange de mysticisme. Il croyait aussi aux archées.
En notre siècle Tristan Dagron, directeur de recherche au CNRS, dans Toland et Leibniz (2009), apporte un éclairage intéressant sur le rapport de Leibniz à la Kabbale, en rappelant que, si Leibniz réfutait sa dette à l'égard de la kabbale (et à la manière dont autour d'elle se pose la question de la divisibilité de la substance), le philosophe irlandais John Toland (1670-1722), lui, l'y ramenait, et que ce n'était pas complètement infondé car Leibniz lui-même "face à ses interlocuteurs anglais, se réfère très fréquemment au platonisme anglais, et surtout aux Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae d’Anne Conway qui propose un système largement inspiré des traductions de Knorr".
En 1677-1678 a lieu la publication des traductions latines par Christian Knorr von Rosenroth de textes issus de la tradition juive, d’extraits du Zohar et des plus récents développements de la Cabale de l’école d’Isaac Louria.
En 1662 Henry More (Henri Morus) avait publié les Conjectura Cabbalistica dans laquelle il cherchait à montrer à partir de la Kabbale (conçue comme étant la tradition mosaïque) comment la leçon du mécanisme cartésien ne saurait entrer en contradiction avec le platonisme qui pose la nécessité d’un plus haut principe, l’esprit pour « dresser un rempart exotérique ou une fortification extérieure autour de la théologie ». De cette kabbale il prétendait faire une lecture rationnelle, sans inspiration surnaturelle. Elle est pour lui convergente avec la tradition philosophique héritée d'Egypte via Pythagore et Platon, notamment sur la numérologie. L'une et l'autre sont pour More des piliers solides de la modernité qui d'ailleurs avaient anticipé sur l'héliocentrisme et le mécanisme.
En découvrant la traduction du Zohar et de Louria par Knorr von Rosenroth, More tombe sur un immanentisme qui fait de Dieu « l’essence de toutes choses » et nie par conséquent la possibilité de la création, au risque de faire de Dieu et des anges des êtres matériels. Pour s'y opposer, il propose un exposé de l’arbre séfirotique qui écarte le modèle émanatiste. Seules les trois premières Sefiroth signifient des déterminations immanentes au divin, la trinité chrétienne et platonicienne : Kether, ou la Couronne est ainsi le « symbole de l’unité » qui correspond à la "première hypostase de la triade platonicienne". Hochmah, ou la Sagesse est interprétée comme le nous, la sophia ou le logos, correspondant à la « seconde hypostase de la trinité chrétienne », mais aussi de la « triade platonicienne ».Binah, ou la Prudence, et en tant qu’elle est constituée par la relation entre les deux premières hypostases, désigne « l’ardeur pure, immuable et infinie de l’amour divin, née de la perception de la perfection divine » : il s’agit ainsi de la psyché platonicienne, à laquelle répond l’Esprit saint des chrétiens. Les sept Sefiroth suivantes correspondent, elles, à des « émanations » en tant qu’elle se rapportent essentiellement aux réalités créées.
L’unique substance est l’esprit (« Quicquid vero est, spiritum esse », § 5). Cet esprit est « incréé, éternel, intellectuel, sensible, vital, se mouvant par soi-même et existant nécessairement par soi » (§ 6). Cet esprit est alors « l’essence divine » elle-même (§ 7), qui seule « peut exister par soi » (§ 8). Par conséquent, si tout est engendré de cette essence divine, de la division actuelle que l’on découvre dans les choses s’ensuit la divisibilité de l’essence divine elle-même. De l’essence divine se déduisent donc une infinité de « particules singulières » qui peuvent s’étendre et avoir de l’extension (§ 10), mais aussi se contracter ou se comprimer (§ 11). La contraction de ces particules constitue « le monde dit matériel ». Or puisque l’esprit est la substance unique, ce monde sera composé « d’esprits divisés ou de particules de l’essence divine contractées ou comprimées en monade ou points physiques »
Cet état de contraction correspond au « sommeil » de ces particules divines, et leur expansion, à « l’état de veille » (§ 13), suivant une terminologie que More emprunte aux textes traduits par Knorr. Il existe en outre différents états de veille, qui correspondent aux différentes facultés ou fonctions de l’âme (l’état végétatif, sensitif ou rationnel), et dans ces états de veille, s’étendant en orbes de dimension et de vertu presque infinies, les particules divines ou les esprits particuliers peuvent fabriquer ce monde et ses parties. De l’unité substantielle de toutes choses, note Dagron, s’ensuit que les espèces peuvent se convertir les unes dans les autres, et que l’esprit qui était de la poussière de marbre peut se transformer en plante, puis de plante en bête, de bête en homme, d’homme en ange et d’ange en un Dieu créateur d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel (§ 15). Autrement dit, l’essence divine actuellement divisée en esprits sera tout entière dans chaque partie, qui, du fait de sa puissance et de sa faculté d’extension, pourra devenir elle-même une divinité créatrice, réellement distincte et séparée des autres (§ 16). La doctrine de l’unité de la substance conduit ainsi à poser une pluralité réelle de dieux. Conséquence absurde à laquelle échappe la doctrine de la création ex nihilo.
On est là dans des discussions typiquement internes au platonisme sur les conséquences de la théorie des émanations de l'être.
A partir de 1671, le cercle de Lady Conway (celle que Leibniz appelle par erreur Connaway) s'ouvre aux Quakers sous l'influence de François Mercure Van Helmont.
La Kabbala denudata, à la suite de la Confutatio de More, comprend un bref Dialogue apologétique entre le Compilator (Knorr) et un « Cabaliste cathéchumène » (vraisemblablement Van Helmont). Le cabaliste y critique alors la définition « formelle » de la création comme production ex nihilo. Dieu est cause du monde comme le soleil de ses rayons. Toutes les Sefiroth sont ici conçues comme des relatifs ou des « genres » métaphysiques qui expriment la relation du créateur avec l’ordre du créé.
Dans la seconde moitié des années 1670 Anne Conway écrira les Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae que Van Hermont publiera à titre posthume en 1690 qui spécule sur la rétractation de Dieu dans le mouvement de création dans laquelle prend place le Messie (ou l'Adam Kadmon), première créature émanée de l'infini, comme Verbe. La médiation du Christ présent en toutes choses est immanente est une doctrine solidaire de la théologie quaker (un point très important à mon avis pour comprendre le Christ cosmique du New Age).
Si les créatures émanent de leur principe, avançait Henry More, elles seront de même nature ou substance que leur créateur et il s’ensuivra que l’essence divine elle-même sera divisible et identique aux réalités corporelles ainsi produites, de sorte que l’on aurait un Dieu « transformé en argile et en pierre ». Mais s'il y a la médiation du Verbe comme idée de Dieu, répond Van Hermont, il peut se diviser sans atteindre l'unité de Dieu. Ann Conway renvoie à Actes 17:29, la source de l'humanité en Christ primogenitus fonde la fraternité humaine et la philanthropie quaker. Tous sont fils de ce premier né de Dieu. Les natures créées peuvent « dégénérer » de cet état de perfection originel, dans lequel toutes sont d’une même espèce. C’est cette possibilité qui fait la différence entre l’esprit médiateur, l’idée de Dieu, et la multiplicité des esprits engendrés par elle et nous pouvons cependant revenir à la filiation première après la déchéance par voir d'adoption en ressemblant au Christ. Le modèle est le Parménide platonicien, au moins tel que Ficin l’expose dans son commentaire, que la comtesse de Connway récupère à travers le travail de platonisation de la kabbale de Louria opérée par Abraham Cohen Herrera.
Je ne développerai pas ici les implications de ces problèmes sur la question de la divisibilité ultime de la matière (problème auquel Kant mettra un point final). Mon propos était seulement de montrer cette face cachée (ésotérique et théologique) de la philosophie européenne du XVIIe siècle que la philosophie de nos cours de Terminale ont eu trop tendance à faire passer à la trappe.
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