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La Nestorienne d'André Maurois

27 Janvier 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire secrète, #Christianisme, #Notes de lecture

En 1935, André Maurois/Émile Salomon Wilhelm Herzog (1885-1967) publie dans Le Figaro, puis dans le journal Le Canada qui le reprend (et ensuite dans "Choses Nues") ce compte rendu de conversation avec une Mongole nestorienne :

"- Non, dit-elle, je ne suis pas bouddhiste ; je suis nestorienne... Naturellement j'assiste aux cérémonies bouddhistes de mon peuple, qui sont si nobles et pures... Mais par tradition de famille nous avons toujours été nestoriens.

Nestorienne... Elle avait un beau visage mongol et parlait un français ravissant. Il y eut un silence.

Chacun remuait des souvenirs de lecture» sans y trouver la réponse à de muettes questions. Les plus heureux se souvenaient vaguement d'un patriarche Nestorius, d’une hérésie, de quelque synode ou concile, vers le cinquième siècle... Ou était-ce le sixième ?... Pensées qui demeuraient trop confuses pour être exprimées... L’un de nous osa demander, timidement :
— Existe-t-il encore une église nestorienne ?
— Bien sûr, dit-elle, un peu choquée... Entre Mossoul et le Kurdistan vit tout un peuple de Nestoriens. Ils ont leurs évêques, leurs églises sans images et leur Bible nestorienne... Ne savez-vous donc pas que, du huitième au douzième siècle, le nestorianisme s’était répandu en Syrie, en Arménie, en Perse et dans toute l'Asie ?... Ce sont les Nestoriens qui ont introduit le christianisme en Tartarie, aux Indes, en Chine... Marco Polo rencontra leurs prêtres depuis Bagdad jusqu'à Pékin. La croisade nestorienne" en Asie fut probablement, dans l’histoire du christianisme, la plus grande entreprise de conquête et de conversion. La fameuse légende du Prêtre Jean eut pour origine Ia conversion au nestorianisme d’un chef de tribu mongol...

De nouveau nous restâmes silencieux. Un continent couvert d’églises... Des siècles de luttes, de prédications. d ’enthousiasme... Des conflits, des persécutions, des martyrs, des saints... Une histoire assez belle et assez profondément gravée dans l’esprit des peuples pour qu ’elle devînt une légende universelle... Et nous ne savions même plus ce qu ’avait été cette
doctrine pour laquelle des nommes, pendant plus de mille ans, acceptèrent de s’exiler, de souffrir, de donner leur vie.

Rentrant chez moi, j’ouvris une Encyclopédie. Là, j’appris que Nestorius, patriarche de Constantinople de 428 a 431, enseigna qu'il fallait distinguer en Jésus-Christ, deux personnes, l'une divine et l'autre humaine, et que la Vierge Marie, considérée comme mère de la personne humaine, mais non de la personne divine, devait être appelée Mère du Christ, non Mère de Dieu. Ce fut donc autour du mot grec theotokos, Mère de Dieu, que s’engagea la lutte qui se termina par un schisme. *** Bizarrement ce passage a été coupé dans 'Choses nues' : Le Concile d’Ephèse condamna Nestorius qui d ’abord se réfugia dans un couvent d'Antioche, puis en Haute-Egypte. Mais ses fidèles, plutôt que d’accepter le mot theotokos, s’enfuirent en Perse et ce fut de là que Ia doctrine se répandit dans toute l’Asie. Ainsi, dix siècles plus tard, les Puritains, pour un autre mot, abandonnèrent l'Angleterre de Mary Tudor et fondèrent l’Amérique anglo-saxonne.***

Devant le dictionnaire encore ouvert, je rêvai : “Valéry nous enseigne, pensai-je, que l'histoire est grande maîtresse d ’erreurs... Ne serait-elle pas aussi sage maîtresse de modestie... Elle montre la cruauté et la folie de tant de souffrances que les hommes. ou lieu de s'unir pour lutter contre la misère, contre le désordre, s’infligent en vain les uns aux autres... Theotokos... A cause de ce mot, des familles divisées, des vieillards suppliciés, des maisons brûlées... Tout cela pour qu ’un jour, après quinze cents ans, quelques hommes cultivés se regardent, hésitants, et se demandent qui était Nestorius..."

J’imaginais une pièce de théâtre. Prologue : Dans un salon de 1935, des hommes et des femmes parlent gaiement. Conversation analogue à celle du début de cet article. “Et qui donc était Nestorius dit quelqu’un. A ce moment des vapeurs envahissent,la scène ; on entend glisser les décors. Quand la lumière revient, on est à Constantinople au temps de Nestorius. Suivent trois actes douloureux au cours desquels on verrait le lent sacrifice d'une famille à un mot. Puis, après la dernière réplique et quand le spectateur, conquis par la puissante suggestion du théâtre participerait enfin aux passion» soulevées par cette controverse défunte, ne nouveau la scène s’embrumerait et ce serait l'épilogue : une école en 1934 : un enfant, debout, récite sa leçon d'histoire. “Et qui était Nestorius ?" dit le professeur. L'enfant hésite, cherche : “Je ne sais pas."

Cet article fait un peu penser aux considérations d'Emmanuel Berl, qui lui aussi grenouillait dans les milieux bien-pensants parisiens de centre-gauche à la même époque, sur la face cachée ou oubliée de l'histoire.

La Croix, en décembre 1935, s'était indignée de cet article de Maurois : "Si nous comprenons bien, M. André Maurois s'étonne, peut-être même s'indigne-t-il, de ce qu'on puisse souffrir et mourir pour un mot.

Les hommes moururent-ils jamais dignement pour autre chose ? Car derrière le mot il y a l'idée et c'est un privilège humain que d'accorder quelque valeur à celle-ci, un privilège à la fois humble et superbe, douloureux et fécond. Quand l'idée a l'éclat du dogme, quand sa vérité s'appuie sur la révélation divine, quand la foi lui confère son prestige, alors il devient de nécessité vitale de souffrir et de mourir pour elle. L'union « pour lutter contre la misère, contre le « désordre », que souhaite M. André Maurois, s'opère à ce prix puisque la misère et le désordre naissent de l'erreur.

Que les siècles oublient cette dernière en cours de route avec le nom de son auteur, qu'importe, si la vérité a triomphé la vérité qui prend la forme de tel ou tel mot une forme immuable alors que l'erreur change et autour duquel les hommes accomplissent leur destin en continuant à lutter."

C'était le temps où ce journal, et toute l'Eglise catholique avec lui, avait un peu plus de convictions qu'aujourd'hui.

On ne sait pas qui était cette nestorienne mongole qui avait ouvert les yeux de ses commensaux parisiens sur l'histoire de sa religion en cette fin d'année 1935.

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