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La géométrie spectrale selon Nalini Anantharaman
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En 2008, je me suis aventuré sur le terrain des mathématiques en parcourant pour Parutions.com un livre de Penrose. J'y étais revenu six ans plus tard à l'occasion de mes incursions dans le pythagorisme.
Saisissons l'occasion de la leçon inaugurale de Nalini Anantharaman (née en 1976, docteure depuis 2000) pour son accession à la chaire de Géométrie spectrale (une théorie qui s'intéresse au lien entre la géométrie d'un objet et ses fréquences de vibration) au Collège de France en octobre 2022 pour remettre un orteil dans ce sujet.
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Le premier à avoir employé le mot spectre en sciences est Newton, dans une lettre à la Royal Society de 1672. il raconte qu'ayant fait passer la lumière du soleil à travers deux prismes il a vu le spectre coloré et s'est étonné de sa forme allongée. Il en a conclu que la lumière blanche mélangeait diverses couleurs qui peuvent se séparer parce que diffractées. Au XIXe siècle on découvert que le spectre des couleurs présente de fines discontinuités (raies de Fraunhofer), et si on chauffe certains éléments chimiques la lumière émise a spectre ne contenant que de fines raies de couleur (cf les raies jaunes du sodium- cf à droite). Chaque élément chimique a son propre spectre.
Cela a incité à explorer l'infiniment petit sans outil d'observation. Le caractère discontinu (discret) de ces spectres surprend, comment nait-il dans un monde continu ? En mathématiques un ensemble discret peut être indexé par des nombres entiers (positifs ou nuls sans décimales ni fraction). Un ensemble continu n'est pas dénombrable car il y en a autant que de nombres réels (nombres qui peuvent être représentés par une partie entière et une liste finie ou infinie de décimales). Planck, Einstein et Bohr ont essayé d'incorporer le discret dans des modèles mathématiques en postulant que certaines quantités physiques doivent être des nombres entiers. Planck dans un article de 1900 a fait apparaître que ce côté discret, granulaire doit être dans la nature des choses. La mécanique des quantas (grains d'énergie indivisibles, comme le photon par exemple) est née. Bohr introduit le quantum dans la description de l'atome : si l'électron autour de l'atome d'hydrogène est imaginé comme une planète autour du noyau, le moment cinétique doit être un nombre entier. C'est la règle de quantification de Bohr, et effectivement les énergies correspondant aux différentes trajectoires possibles rendent exactement compte du spectre discret de l'hydrogène.
Ainsi il fut rendu compte du spectre du premier atome de la table des éléments. Mais il y en a plus de cent et il faut trouver la règle de quantification pour chacun d'entre eux. Max Born à partir des travaux de Poincaré en mécanique céleste travaille sur le mouvement des 3 corps de l'atome d'hélium (le second corps de la table). Mais en 1923 il avoue son échec dans un article. Mais deux ans plus tard son élève à Göttingen Heisenberg transforme son échec en succès et même en révolution.
Dans un article de 1925, Heisenberg trouve des règles de calcul algébriques reposant sur des principes a priori qui permettent de calculer des spectres, c'est-à-dire les fréquences qui sont la signature de chaque élément. Il utilise sans le savoir l' "algèbre de matrices", connue en mathématiques depuis les années 1850. Le spectre des physiciens c'est la valeur propre en mathématiques. Les couleurs sont des fréquences, 'est-à-dire des nombres exprimés en hertz. On peut les calculer en cherchant les valeurs propres de matrices, ou leurs analogues en dimension infinie, appelés "opérateurs".
John von Neumann (1903-1957) qui a eu de multiples apports à la mécanique quantique, à l'informatique, au projet Manhattan, a rédigé un traité de théorie spectrale mathématique orienté vers la mécanique quantique. Celle-ci devient si mathématisée qu'il devient difficile d'en parler avec un vocabulaire ordinaire. La théorie spectrale explique comment le discret peut naître du continu. Même pour un modèle physique continu les valeurs propres peuvent former un ensemble discret (cf l'oscillateur harmonique - en mécanique quantique son énergie est remplacée par un opérateur dont il faut calculer les valeurs propres, qui sont des nombres entiers, donc le spectre comprend un ensemble discret ; cela ne peut être calculé pour tous les phénomènes ; à noter aussi que la description en une dimension dans la mécanique quantique on doit faire des calculs dans un espace vectoriel de dimension infinie).
L'opérateur de Laplace delta décrit le potentiel gravitationnel. Il calcule la différence entre la valeur d'une fonction en un point et la moyenne de cette fonction sur les points voisins. Il estime la valeur de la grandeur étudiée à vouloir s'équilibrer entre points voisins. Le laplacien est réapparu en 1807 dans les travaux de Joseph Fourier sur l'équation de la chaleur. Il exprime que la chaleur se diffuse dans toutes les directions du chaud vers le froid, tendant à compenser le déséquilibre entre un point et ses voisins, ce qui uniformise la température. Le laplacien est aussi utilisée dans l'équation des ondes (qui généralise l'équation de d'Alembert sur les cordes) ou dans l'équation (non linéaire, l'addition des causes n'aboutit pas à une addition des effets - principe de superposition) de Navier-Stokes sur la viscosité (la non-linéarité explique pourquoi cette théorie appliquée au climat ne permet pas des prédictions fiables), et encore dans le mouvement brownien.
En 1925, Schrödinger après De Broglie introduit une version ondulatoire de la mécanique. La lumière était d'abord considérée comme une onde, puis divisée en petits grains d'énergie (les photons). Pour Schrödinger les électrons sont aussi des ondes, et il veut introduire une équation qui remplacera celle de Newton pour décrire leur évolution. Les précédentes équations étaient déduites de phénomènes physiques appliqués au niveau microscopique, Schrödinger ne raisonne que sur l'équation. Il se demande ce qu'il en attend, comment la construire.
L'équation se présente ainsi :
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Il a placé dedans le laplacien (pour qu'elle ressemble à une équation d'onde) ainsi que la constante de Planck (qui représente le grain élémentaire d'énergie - quand elle tend vers 0 on doit retrouver la mécanique newtonienne / approximation semi-classique).
Les prédictions de Eisenberg et de Schrödinger qui sont concurrentes se rejoignent tout en s'éloignant de la physique classique : un atome n'est plus une collection de petites planètes. Pour Schrödinger les électrons sont des ondes, et pour l'école de Copenhague, ils sont mathématiquement représentés par des opérateurs.
Nous n'avons pas d'images visuelles pour la mécanique quantique. La géométrie spectrale permet de satisfaire notre besoin d'intuition.
Nalini Anantharaman s'est beaucoup intéressée au chaos. Einstein en 1917 a étendu le principe de quantification de Bohr à des situations plus générales non pas d'atomes mais de systèmes physiques abstraits. La règle qu'il a énoncée n'a de sens que pour des systèmes très spéciaux dits "complètement intégrables". Un système dynamique est un système dont on étudie l'évolution dans le temps. Pour ceux qui sont "complètement intégrables", l'évolution est calculable et prévisible sur de grandes échelles de temps. Il y a beaucoup de quantité conservée ce qui concerne chaque trajectoire à rester dans une toute petite partie de l'espace et à suivre un mouvement quasi-périodique : par exemple la gravitation d'un corps autour d'un autre (mouvement elliptique périodique képlérien, du moins jusqu'à trois corps). Au delà de trois corps pour la gravitation ça ne marche pas (d'où l'échec des travaux sur l'hélium). en 1917 Einstein pose la question de la prédiction des systèmes pas complètement intégrables, notamment les systèmes ergodiques (dans lesquels la conservation de l'énergie est la seule contrainte qui pèse sur les trajectoires).
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La particule visite de façon équitable tout l'espace laissé à sa disposition. La description du spectre quantique associé aux systèmes ergodiques est une des principales questions du domaine appelé "chaos quantique".
En 1955, le physicien Eugene Wigner a proposé l'idée que le spectre du noyau des très grands atomes (pour lesquels le formalisme de Schrödinger ne permet pas de calcul) devrait ressembler à une matrice aléatoire de grande taille. Autrement dit à ce niveau de complexité le physicien renonce à chercher des lois fondamentales, et se contente de modèles pratiques pour le calcul, qui peuvent être aléatoires. On ne va pas calculer le spectre de l'opérateur de Schrödinger, mais seulement celui d'une très grande matrice, avec des coefficients mis au hasard (ce qui marche assez bien statistiquement).
Wigner a confessé son amour pour les mathématiques appliqués aux sciences. L'application de la méthode de Wigner avec des ordinateurs dans les années 1980 se répand, par exemple pour le calcul du spectre de l'opérateur de Laplace dans des domaines du plan euclidien. On fait apparaître des comportements universels où des histogrammes de valeurs propres épousent la courbe théorique de Wigner. Mais il y a aussi des types de billards où cela fonctionne moins bien, surtout les billards non ergodiques.
Beaucoup de physiciens ne trouvent plus utiles d'en démontrer les raisons mathématiques. Mais Nalini Anantharaman voudrait trouver un modèle mathématique qui permette de relier la trajectoire d'un billard ergodique, le spectre du laplacien, et le spectre des matrices aléatoires.
Un système dynamique est chaotique si une variation infinitésimale de la condition initiale est amplifiée de façon rapidement exponentielle.Si on applique cela au système dynamique du billard, le caractère chaotique vient de la courbure du bord. Le billard est dispersif si le bord est courbé vers l'extérieur. Chaque rebond amplifie immédiatement une petite variation de la condition initiale, ce qui conduit à un comportement chaotique. Pour un billard convexe (parois tournées vers l'intérieur), les situations sont plus diverses. Quand c'est une ellipse, il y a des familles de trajectoires qui épousent une courbe intérieure, c'est un système intégrable.
Alexander Schnirelman a été un des premiers à montrer qu'il y a un lien direct entre l'ergodicité du billard et la délocalisation (propension à occuper tout l'espace) du mode propre du laplacien (théorème d'ergodicité quantique). Si le billard est ergodique, alors l'immense majorité des modes propres occupe uniformément l'espace quand on considère les petites longueurs d'ondes.
Pour relier de façon plus forte le caractère chaotique du billard à un comportement désordonné des ondes, l'intuition géométrique classique est d'un faible secours. La mécanique quantique ne s'y prête pas. Chez Feynman, le mouvement d'une particule n'est pas une trajectoire mais une superposition de tous les chemins possibles. Chaque chemin est affecté d'un coefficient de probabilité d'emprunter ce chemin.
Dans la limite semi-classique, les chemins qui satisfont à l'équation de Newton l'emportent sur tous es autres.
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N. Anantharaman a été fascinée par un cours de G. Ben Arous concernant la représentation par intégrales de chemins des solutions de l'équation de la chaleur. Elle a essayé de mettre en œuvre un calcul du même type pour l'équation de Schrödinger sur des échelles de temps arbitrairement grandes. Elle a démontré que pour un système chaotique toutes les trajectoires classiques apparaissent avec des coefficients comparables, même sur des temps très longs. Les ondes doivent donc emprunter beaucoup" itinéraires très différents. Elle espérant même démontrer ainsi la Conjecture d’Unique Ergodicité Quantique qui prédit une délocalisation parfaite des modes propres sur les variétés de courbures négatives. Elle est parvenue à quantifier le caractère désordonné de la propagation des ondes grâce à une quantité appelée l'entropie.
La théorie spectrale ayant pour but de distinguer le spectre discret du spectre continu, et parmi les continus, ceux qui sont absolument continus de ceux qui sont singuliers. Mais dire si un opérateur donné a un spectre continu ou discret reste un problème très difficile. Cf le modèle d'Anderson : qui modélise la transition d'un comportement conducteur vers un comportement isolant dans un métal. Il a été possible de modéliser plus finement les transitions d'un comportement à l'autre.
Si l'on prend un pavage hyperbolique, on n'en connaît pas la nature du spectre, bien qu'il possède une forme de périodicité pour un groupe de transformation totalement explicite (espace non euclidien). Anantharaman , avec Le Masson et Sabri ont mis en évidence la délocalisation des ondes sur certaines familles de graphes finie mais de grande taille. Ils ont appelé cela l'ergodicité quantique pour les graphes en le rattachant au théorème de Schnirelmann, mais d'autres préfèrent le rattacher à la thermalisation des fonctions propres, il faut comprendre la lien entre les deux notions.
Il s'agit uniquement de démontrer des théorèmes. La géométrie spectrale est apparue comme branche des mathématiques à partir du théorème de l'indice (1963) qui pose une égalité entre un invariant topologique et le bas du spectre d'un opérateur elliptique. L'invariant topologique le plus classique est la caractéristique de l'aire Poincaré d'une surface.
Soit une sphère plongée dans l'espace euclidien de dimension 3, avec un axe vertical disons nord-sud.
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Si on trace des parallèles (sept courbes de points de même latitude). Tous les parallèles sont des cercles sauf deux parallèles particuliers qui sont des points : le pôle nord et le pôle sud.
Soit une sphère déformée (mais avec la même topologie).
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La plupart des tranches sont encore des cercles (certaines deux cercles) avec 4 parallèles sur 9 qui ne sont pas des cercles. En comptant les points critiques en comptant +1 pour un sommet ou pour un puits et - 1 dans le cas d'un col (sur la figure en 8). la somme pondérée donne 2, comme dans l'exemple précédent. Cette somme ne dépend pas de la géométrie mais uniquement de la topologie.
Ce nombre 2 pour la sphère est aussi la caractéristique de l'aire Poincaré définie en découpant la sphère en polygones. Nombre de sommets - nombre d’arêtes + nombre de faces donne toujours 2. En chaque point de la surface je peux calculer la courbure. La courbure X l'aire divisée par 2pi donne toujours 2. Et pour la courbe déformée la moyenne de la courbure fois l'aire divisée par 2pi donne toujours 2 (formule de Gauss Bonnet). La quantité continue de la courbure et de l'aire pour des raisons topologiques ne peut prendre que des valeurs entières. Et cela vaut pour n'importe quelle surface.
Reprenons l'équation de Laplace Delta-phi=0 (bas du spectre). On peut compter la dimension de l'espace des solutions, c'est un nombre entier (pour une variété compacte c'est le nombre de morceaux de la surface). Il vaut 1 pour n'importe quelle surface en un seul morceau. On peut le chercher dans des formes différentielles de degré 1, 2, 3 etc. A chaque degré j'obtiens un entier qui donne la dimension de l'espace des solutions. En faisant l'addition alternée (+ et -), Le total est la caractéristique de l'aire (2 pour la sphère), ce qui veut dire que la topologie impose une contrainte sur le bas du spectre du laplacien. Le théorème de l'indice (1963) montre que cette relation existe pour tout opérateur pseudo-différentiel elleptique (l'opérateur de Dirac en mécanique quantique relativiste, un opérateur en géométrie complexe etc).
Le livre de Berger-Gauduchon-Mazet de 1971 "Le Spectre d'une variété riemannienne" a marqué à Paris VII une école dont la descendance est impressionnante. Le théorème de l'indice est d'ailleurs essentiel en physique dans la matière topologique (manifestation concrète des contraintes que la topologie exerce sur le spectre). Il y en a eu des illustrations récentes comme sous la plume de Dang-Rivière.
Un des thèmes les plus importants de la géométrie spectrale c'est la question des problèmes inverses : en mesurant le spectre d'un objet ou la manière dont ses ondes se propagent, peut-on deviner la géométrie de l'objet ? comment le reconstruire à partir de mesures spectrales ? En 1992, Gordon, Webb et Wolpert ont montré que deux polygones différents avaient le même spectre. Des familles entières d'objets présentent aussi cette caractéristique. Tous les contrexemples au lien spectre-forme sont des polygones non convexes. Par contre si un objet a le même spectre qu'un disque c'est nécessairement un disque identique. pour une ellipse on ne sait pas sauf si elle est presque circulaire.
Connexe à cette problématique est aussi celle du contrôle des ondes. Peut-on les téléguider d'un état initial vers un état final donné en plaçant des termes sources comme second membres de l'équation de d'Alembert ou de Schrödinger ? La question est : dans quelles zones vaut-il mieux placer ces sources. Soit des ondes se propageant dans deux dimensions dans un disque ; si je me place à l'intérieur du disque, je ne peux pas tout contrôler, certaines ondes m'échappent. Certaines ondes (whispering-gallery modes) se propagent en restant confinées près du bord (cf dans le dôme de la cathédrale). Pour tout contrôler il faut être près du bord et sur une zone qui mesure près de la moitié de la circonférence. Si l'onde se propage selon l'équation de Schrödinger, les ondes sont mieux dispersées que selon l'équation de d'Alembert et donc on peut les contrôler à partir d'une région du bord même très petite, ce qu'N. Anantharaman a démontré il y a quelques années avec Matthieu Léautaud et Fabricio Macia.
Aujourd'hui, dans son échange avec les chercheurs qui travaillent sur les graphes aléatoires, N. Anantharaman cherche à démontrer des théorèmes valables pour 99 % des graphes, avec une ignorance sur les autres. Relâcher l'exigence ainsi permet d'aller plus loin, et notamment de faire de même pour des modèles géométriques plus généraux (des surfaces aléatoires). Cela nécessite de développer de nouvelles techniques de calculs d'intégrales en partant des formules de Maryam Mizakhani (1977-2017), pour évaluer la probabilité que la surface contienne tel ou tel motif géométrique.
Voilà, j'ai voulu tirer profit de cette leçon inaugurale du Collège de France de 2022 pour faire un petit détour par la recherche mathématique actuelle et ses applications à la physique quantique. J'ai essayé de coller au plus près au vocabulaire de Nalini Anantharaman, car, évidemment, n'ayant pas fait de maths au delà du bac, je n'ai pas du tout les moyens de comprendre la plupart des points qu'elle évoque. Mais ce n'est pas parce qu'on ne comprend pas un domaine qu'il faut complètement le négliger. Pour pouvoir développer un point de vue philosophique sur le monde, même très sommaire comme le mien, il faut avoir ne serait-ce qu'une vague idée de ce que les scientifiques en défrichent. Cela fut évident pour les penseurs jusqu'au milieu du XIXe siècle et je crois que cela devrait le redevenir, même sur un mode très approximatif. J'ajouterai que cela me paraît d'autant plus nécessaire qu'il existe un usage très abondant de la notion d' "énergie", de "connaissance quantique" etc. dans le domaine de la spiritualité auquel je m'intéresse (voyez par exemple les travaux du Père Brune auxquels je me référais en 2019). Fournir un petit effort pour entrevoir ce que cela peut signifier chez les chercheurs universitaires professionnels ne me paraît pas complètement superflu.
Le pythagorisme astral de Scipion l'Africain
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Il y a 14 ans sur ce blog j'avais dit un mot de l'excellent livre de Schiavone sur l'histoire du droit romain.
Je retombe aujourd'hui dans cet ouvrage sur les pages où il explique comment dans son organisation du corpus juridique, Quintus Mucius Scaevola (140 av JC-82 av JC) essaya de rénover l'héritage sans pour autant accepter une refonte suivant les canons de la philosophie grecque comme la proposait Cicéron.
A partir d'une citation de Mucius par St Augustin, Schiavone note notamment que ce jurisconsulte (qui fut pontifex maximus en 89) refusa la théorie stoïcienne selon laquelle les héros (Hercule, Castor et Pollux) ou même des dieux comme Esculape étaient des humains divinisés car cette idée pouvait donner de mauvaises idées aux généraux et aventuriers prêts à prendre le pouvoir dans la République finissante (qui pourraient se légitimer en se présentant comme des dieux potentiels).
J'ai pensé en lisant cela aux vers de Lucain qui racontent l'apothéose de Pompée, mais Schiavone, lui, cite Scipion l'Africain, Marius et César (p. 251)
"Le risque n'était pas imaginaire, car la professionnalisation et la prolétarisation de l'armée, écrit Schiavone, rendaient ces fantasme réels. Du reste, une partie de l'aristocratie n'était nullement épargnée par ces influences, qui se répandront de façon plus ou moins souterraine à partir du 'mysticisme' pythagoricien de l'Africain jusqu'à toucher jusqu'à César".
En 2014, à propos de Massalia, j'ai rappelé en quoi pythagorisme allait plutôt de pair avec républicanisme. Mais ce républicanisme n'est pas antithétique du recours à l'homme providentiel si celui-ci est un philosophe.
Schiavone ne développe pas la question du "mysticisme pythagoricien" du vainqueur de Carthage Scipion l'Africain (236 av JC-183 av JC) et ne renvoie à aucune référence. Je vais donc ici la creuser en suivant une autre piste, celle d'un article du philologue Jean Préaux (1920-1978) intitulé "Caeli civis" extrait de : L'Italie préromaine et la Rome républicaine. I. Mélanges offerts à Jacques Heurgon de 1976 .
Préaux montrait comment le récit classique (par trois auteurs romains) du retrait de Scipion dans le temple de Jupiter à minuit pour dialoguer avec la divinité était construite sur la base d'un thème classique : l'image de Pythagore scrutant la voûte céleste sur les épaules du titan Atlas (dans Ovide, Métamorphoses15). Atlas, comme Prométhée, Héraclès et Iopas, connaissent les lois du monde, en tant qu'astronomes et astrologues (concernant Atlas, voir aussi Martianus Capella ici).
L'astronomie, mesure du ciel explorée par les titans, comme la géométrie est mesure de la terre, "prépare, nourrit et organise grâce aux connaissances des rythmes saisonniers, bref par la science du calendrier, garante de la supériorité 'divine' du chef de guerre". Scipion en avait percé les secrets quand il a fait retraite au temple de Jupiter. Dans son Cato Maior (49), Cicéron a montré que dans la famille de Marius il y avait cette idée que le chef de guerre était initié à l'astronomie, et Paul-Emile vainqueur de Pydna avait un astronome auprès de lui qui prédit l'éclipse de lune du 21 au 22 juin 168 av J.-C.
La familiarité de Scipion avec l'astrologie-astronomie se retrouve dans cette allusion de Cicéron "nous avons vu un Gallus de la famille de votre père, Scipion, à la poursuite de la libération du ciel et de la terre." Elle relie Scipion à S. Sulpicius Gallus qui après l'assassinat d'Archimède en 212 avec la prise de Syracuse permit à Rome de déchiffrer son planétaire.
L'épitaphe d'Ennius à Scipion renvoie à une apothéose par le succès des armes, mais qui a été précédée par lui de l'étude des astres : "Si je fais ce qu'il faut, c'est à n'importe qui de monter au ciel. la plus grande porte de mon soleil est ouverte sur le ciel, . . c'est vrai, Africain; car la même porte était ouverte à Hercule."
D'ailleurs quand Scipion en 204 remporte une victoire sur les Carthaginois en Sicile, il préfère jouer les philosophes au gymnase de Syracuse (selon Tite Live). Le savoir des muses dans Horace recommande une puissance raisonnée et non pas privée de réflexion. C'est le propre de celle d'Alexandre et de Scipion.
Tite-Live précise : P. Cornelius Scipio Africanus, avant de partir, a placé un portique dans le Capitole face à la route par laquelle il monte au Capitole, avec sept statues dorées et deux chevaux et deux lèvres de marbre devant le portique.
Sept, comme les sept planètes alors connues, les deux chevaux représentent les Dioscures, maîtres des hémisphères ou le cheval à dompter dans le Phèdre.
Préaux conclut son texte en se disant persuadé que la songe de Scipion a une base historique : "maints traits de la biographie de Scipion l'Africain relèvent de l'histoire plus que de la légende, même lorsque Cicéron fera de l'homme et du citoyen éclairés le héros d'une révélation sur l'au-delà". D'après lui, il était un initié d'une religion astrale.
Il faut ajouter que Tite-Live écrit aussi que "chaque fois ou presque qu’il parlait à la foule, ou bien il faisait
état d’apparitions nocturnes ou bien il invoquait des avertissements divins". Scipion en Espagne fait écarter les eaux pour faire passer ses légions et l'on ne sait si cela relève du calcul ou de la magie divine car Scipion l'attribue aux dieux : "Attribuant ce qui était le résultat d’une enquête soigneuse et du calcul à un prodige et aux dieux, qui écartaient la mer pour livrer passage aux Romains, supprimaient les lagunes et ouvraient des routes jamais encore foulées par un pied humain, Scipion leur ordonnait de suivre Neptune qui leur montrait le chemin et par le milieu de la lagune, de parvenir jusqu’au rempart". N'oublions pas comme on l'a vu avec Pytheas de Massalia que le travail sur les marées est typiquement pythagoricien, et le pythagorisme lie calcul et mysticisme indissociablement. Sur les vertus romaines (mais aussi pythagoriciennes) qui accompagnent la religiosité de Scipion voyez aussi le mémoire ici.
La remarque de Schiavone sur le mysticisme pythagoricien de Scipion apparaît donc fondée, quoiqu'il faille tout de suite ajouter qu'il s'agit là d'un mysticisme "pratique" nourri notamment d'études astrologiques.
Le New Age appliqué au Graal
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La mouvance New Age absorbe toutes les traditions, et les repeint aux couleurs de son imaginaire et de son vocabulaire.
Une illustration : Philippe Weber. Initié chez les Amérindiens, intéressé par les "crop circles" néphilimesques, il voue un culte à Merlin l'Enchanteur qu'il considère comme un "maître ascensionné" qui lui parle, mesure les énergies des lieux comme les chercheurs en architecture sacrée, prône une spiritualité amorale (sans bien ni mal) et vante les mérites d'une chapelle "chargé en énergies" apparemment non reconnue par l'Eglise dans la forêt de Brocéliande (l'abbé Gillard son rénovateur qui l'a décorée de symboles ésotériques dont un étrange cerf paré d'une croix inversée qu'on peut estimer satanique est vite tombé en disgrâce), qu'il compare à la fameuse (et sinistre) église de Rennes-le-Château. Dans la vidéo ci-dessous (interview sur Nurea TV 16 janvier 2018), il raconte aussi une expérience étrange qu'il a eue avec une chouette blanche qui serait une matérialisation de Merlin (ou de toute autre entité...).
Sur la notion de passeurs d'âmes dans le langage des "thérapeutes"
J'ai raconté dans mon livre "Les Médiums" la première canalisation qui fut faite pour moi le 1er décembre 2014 au nom d'une entité qui se faisait appeler Isis et qui disait :
« Nous te connaissons. Nous savons que tu as été guérisseur, homme médecine, car tu as été égyptien. Tu as suivi les âmes. Tu as su aider les âmes également. Tu as mis ta médecine au service du peuple. Tu as le droit maintenant, dans ce siècle, de rééditer cette expérience merveilleuse qu’est la médecine. Elle peut-être apportée, à travers le monde végétal, animal et minéral. En tant que médecin égyptien, tu as su pratiquer des médecines dites ésotériques, ce qui t’a valu la foudre du roi. Maintenant ton âme est prête à accueillir cet enseignement qui est cristallisé dans ton âme et ton ADN. Continue tes recherches dans ce domaine pour que tu puisses communiquer avec ton âme. Lâche prise sur le quotidien – aide toi de la méditation. Cristallise ce qui se trouve au niveau de ton plexus solaire. Tu as cette capacité d’appeler les défunts, d’être en communication avec eux. Tu es ce qu’on appelle un passeur d’âmes. Cette capacité aide les âmes à passer sur leur plan originel quand *est déplacé son terme* mais aussi à ce que tu puisses être une passerelle entre le monde invisible et le monde visible. Accepte cette capacité qui est omniprésente en toi, d’où ta dualité. »
Après ma conversion catholique en 2015, je n'ai plus attaché trop d'importance à ce "channelling", y voyant plutôt une sorte d'incitation au spiritisme qui ne me paraissait pas du tout saine. Cependant mon travail sociologique sur les médiums me poussait à continuer d'écouter de temps en temps les "praticiens" de la médiumnité qui continuaient à parler le langage du New Age, je me souviens avoir entendu Stéphane Allix de l'INREES (un institut qui boycotte largement mes travaux, mais c'est normal, vu leurs présupposés dogmatiques), dire que beaucoup de gens étaient assez embarrassés par le fait qu'on leur avait dit qu'ils étaient passeurs d'âmes sans savoir quoi en faire.
Au fil du temps depuis huit ans, j'ai appris à faire un peu le "tri" entre le bon et le mauvais rapport aux morts, à travers le témoignage de Saint Augustin ou les phénomènes concernant le Padre Pio notamment. Et, comme une conversion n'empêche pas de continuer à tenter de se connaître soi-même (même si c'est désormais par l'intermédiaire de Dieu et de ses révélations), je me suis interrogé sur les moments de ma vie où j'ai pu aider des gens au seuil de la mort, ou recevoir "quelque chose" de personnes défuntes (ne serait-ce que sous forme de synchronicités), ce qui ne va pas forcément à l'encontre des dogmes sur l'existence de l'Enfer, du Paradis et du Purgatoire (lequel n'est d'ailleurs pas forcément un lieu). Et j'ai aussi pu continuer à examiner (avec si posisble du discernement bien sûr) ce que j'avais ou non comme don dans les mains, dans le plexus solaire etc,, à travers des rencontres qui m'incitaient à le faire (y compris des rencontres dangereuses d'ailleurs car tout cela n'est pas un long fleuve tranquille).
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Hier j'écoutais cette interview de cette dame, Valérie, ancienne élève d'école de commerce qui a grandi dans le catholicisme (le catéchisme jusqu'à 18 ans), a travaillé dans la com', l'audit financier et la RH, avant de s'initier aux mondes subtils par la radiesthésie (elle raconte ici comment dans ce cadre elle a découvert à la suite d'un de ses rêves qu'elle avait pu aider un de ses camarades de formation dont le frère était décédé récemment), puis a choisi une voie de "coach thérapeute" en cochant de nombreuses cases de l'ésotérisme et des pratiques à la mode dans le New Age (même si elles ne sont pas exclusivement New Age) : qi qong, yoga Iyengar, kundalini yoga, PNL, géométrie sacrée, sophrologie, chromothérapie, sonologie etc (elle fait aussi référence à l'alchimie, mais je suppose sur un plan seulement métaphorique).
Je trouve intéressante la manière dont elle définit ce que peut être une fonction de "passeur d'âmes" ici bas, indépendamment du rapport aux défunts, dans le sens d'aider les gens à franchir des caps (et je crois que même la guérison physique des personnes est principalement une façon parmi d'autres de leur permettre de franchir des caps, de passer à d'autres phases de leur vie). La manière dont elle esquisse, semble-t-il sur une base empirique, un profil-type du passeur d'âmes comme une personne qui a vocation à fédérer les gens, les mettre en réseau, et quelqu'un qui a beaucoup de dons, mais peut avoir peur de ces dons, ou les utiliser de façon maladroite et avoir tendance à se mettre beaucoup en retrait est aussi instructive. Et il est aussi très bon qu'elle mettre en garde les gens attirés par cela contre la tentation qu'ils peuvent avoir de se sentir "obligés" de devoir sauver, voire même aider les autres, et que cette polarisation sur un mot "vous êtes un passeur d'âmes", n'entrave en fait leur réalisation spirituelle, ce qui diminue leurs aptitudes à agir sur d'autres plans, voire sur tous les plans.
Cependant j'ai le sentiment qu'elle ne tient pas correctement l'équilibre entre le divin et le terrestre. Précisément parce qu'elle pense la problématique à partir d'une vocabulaire issu d'un mélange de théosophie, de bouddhisme etc, qui fait l'impasse sur 2 000 ans de Révélation qui ont forgé l'Europe. Simplement "parce qu'on serait passé à l'Ere du Verseau", elle "zappe" ce que précisément cette Révélation apporte de plus puissant à l'âme que ce bricolage païen antique sur la numérologie, la géométrie sacrée ou que sais-je encore. Bref, l'héritage spirituel est insuffisant. Bien sûr, le travers inverse qui consiste à abdiquer ses dons en se noyant dans la régurgitation des textes sacrés ou la récitation incessantes de prières vides n'est pas non plus recommandable et se révèle totalement stérile. C'est un excès opposé. Mais dans son cas, c'est son enlisement dans les catégories du Nouvel Age qui me paraît problématique.
L'enseignement gnostique de Manjir Samanta-Laughton sur Marie-Madeleine
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En général les New Agers/New Ageuses complètement évaporés, les artistes jouisseurs qui font semblant de s'intéresser à l'alchimie et autres doux rêveurs ne m'intéressent guère. Ils ne savent qu'étaler les délires de leur égo narcissique et ajouter à la confusion de notre époque. J'aurais classé le Dr Manjir Samanta-Laughton dans la même catégorie si je ne l'avais entendue ici dans une vidéo d'il y a dix ans fournir une critique sérieuse du livre de Lomas et Knight "The Second Messiah".
En l'entendant, je me suis dit qu'au moins elle était capable de faire fonctionner sa raison, son logos, et que donc, à supposer même qu'il y ait 80 % de mensonge dans son propos, je pourrais y trouver quelques vérités vérifiables, ou du moins des thèses dont je pourrais retrouver la "traçabilité historique".
Or, il se trouvait que cette chercheuse s'intéressait à Marie-Madeleine à l'égard de laquelle, comme le savent les lecteurs de mon livre "Les Médiums", j'ai une dette (qui que soit ou quelle que soit la mystérieuse entité qui agisse sous ce nom à la Sainte-Baume).
Parlons donc un peu de cette Manjir Samanta-Laughton, ancienne médecin généraliste, devenue bioénergéticienne.
Elle raconte dans cette vidéo "The Magdalene Prophecies 1" (un titre qu'elle a reçu par canalisation, qui doit aussi devenir celui de son livre) qu'en 2001, au Nouveau Mexique (Etats-Unis) où elle s'était rendue pour la conférence "Science and Consciousness" d'Alburquerque qui réunissait mystiques et scientifiques, elle a rencontré une certaine Jenna Shulman qui l'invitée chez elle dans les collines de Santa Fé. "Tout d'un coup raconte-t-elle, cette fille juive et la fille hindoue que j'étais nous sommes d'un coup transformées en Marie-Madeleine et la femme qui allaient à la tombe de Jésus". A l'époque Madeleine ne représentait qu'une figure vague pour elle. "Toute la nuit il y eut une énergie qui me traversait, et nous savions toutes les deux de quelle énergie il s'agissait (...) Je devais prendre mon avion à 5 heures, mais à 3 heures nous étions encore éveillées, et toute la nuit je n'ai cessé d'avoir des visions tout le temps. Je voyais la mère de Jésus, très différente des représentations que j'en avais vues jusque là". "Un peu plus tard dans cette année, à la fin de l'automne, comme je rendais visite à une amie, elle eut un appel téléphonique et me laissa seule dans son salon avec une musique de Hildegarde de Bingen. Cette musique me fit partir en transe. Je commençai à avoir des visions Dans une j'étais avec un groupe de gens et j'étais un jeune garçon avec des cheveux blonds bouclés qui attaquait un soldat romain. Et j'avais l'impression d'avoir déjà vu cela dans un film." Son amie eut la même vision en même temps. "Mon bras gauche est resté tendu en l'air pendant deux minutes,je ne pouvais pas le contrôler, comme si le soldat romain le tenait en l'air, ce qui me fit très mal au bras comme si ça avait duré longtemps". "Je changeai de pièce, mais dansl a cuisine de mon amie, je fus à nouveau transportée, avant la crucifixion, dans une école de mystères, celle de Marie Madeleine". Manjir Samanta-Laughton vante alors les pouvoirs de connaissance de cette sainte, et se perçoit comme le jeune garçon qui connaît bien Marie-Madeleine.
Puis elle a laissé cette expérience initiatique de côté, a écrit "Punk Science" et" Genius Group".
En 2003, après la sortie du Da Vinci Code (mais il n'était pas encore très connu), alors qu'elle va se coucher, elle est transportée dans la conscience de Marie-Madeleine, "quand elle accouchait" (sic)... Elle entendait ses pensées directement traduites en anglais. "Je sentais ce qui se passait dans son corps quand elle poussait le bébé, ce qui se passait dans ses hanches et tout". Elle voit un homme de 22 ans avec une barbe fine qui la regarde. Elle se dit "ce n'est pas le père de l'enfant, mais il est très proche d'elle pour être accepté dans la pièce juste après la naissance du bébé". Manjir Samanta-Laughton s'endort puis elle se réveille avec une autre vision, antérieure à cette scène : c'est le désert, avec des tentes, les femmes ont des tenues brunes et parlent un langage qu'elle ne connaît pas. Marie-Madeleine sort d'un bateau et marche vers ces tentes. Elle est enceinte et vient faire enregistrer "spirituellement" (sic) le bébé. Une femme qui ressemblait à Madonna (resic) - Samana-Laughton parle ailleurs de Katy Perry, on voit à quel imaginaire sataniste cela renvoie - lui tend un papier d'enregistrement avec des hiéroglyphes dessus.
L'homme venu à l'issue de l'accouchement, dit-elle, c'est Thomas le jumeau de Jésus. La conférencière admet que tout cela était étrange pour elle qui venait d'un univers hindouïste sans rapport avec le christianisme. Elle s'intéressa alors aux évangiles gnostiques dont celui de Jean. L'enseignement principal, dit-elle, c'est que le Dieu de l'Ancien Testament n'est pas le vrai Dieu. Sophia a créé ce monde.
Yaldabaoth, créateur du monde matériel (que Samanta-Laughton écrit de travers Yaldaboath, et le prononce aussi de travers, ce qui ne fait pas très sérieux), est le démiurge, dieu du chaos, YHWH, qui a oublié sa mère Sophia, mais celle-ci a placé l'étincelle divine dans l'humain.
Les êtres reptiliens comme le serpent à plume existent dans toutes les civilisations, comme des initiateurs mais aussi ennemis potentiels des hommes. Elle se réfère aussi, à l'écossais Graham Hancock, défenseur de l'ayahuasca, sur les neter dieux qui gouvernèrent l'Egypte par le passé. Elle défend l'idée de cycles des âges 26 000 de l'âge d'or à l'âge sombre qui revient suivant une courbe sinusoïdale.
Elle dit qu'elle a voyagé dans des "dimensions lémuriennes" qui sont en fait encore là. 2012 était la fin d'un cycle selon les Mayas. Il y a un effet d'accordéon qui fait que le voile va devenir fin à nouveau et les dieux vont devenir physiques à nouveau. L'Ancien Testament lui aussi témoigne de cette évolution sinusoïdale (elle dit "en spirale" mais ce n'est pas ce que montrent ses illustrations), et de l'intervention d'êtres d'autres dimensions. Manjir Samanta-Laughton parle aussi des "anciens astronautes" qui pour elle sont des anciens êtres interdimentionnels (voir mon livre sur les Nephilim : au fait je précise que Michael Heiser, que mon livre sur les Nephilim citait beaucoup, est mort le 20 février dernier d'un cancer du pancréas). Elle aborde le thème de la vente de l'âme au diable à travers cette problématique d'une transaction avec des énergies transdimensionnelles qui sont "hidden in plain sight" dans la culture et les représentations qui nous entourent.
A la lumière de ses théories sur les trous noirs et les dimensions interdimensionnelles, elle va expliquer dans une conférence sur le Suaire de Turin ici, que le Christ a émergé d'un "jet bipolaire", avec une collision de la matière avec l'anti-matière (à1h51 de la vidéo), ce qui a pu créer une image en négatif de son corps, l'anti-matière a pu l'emporter sur la matière créant une antigravité, à un moment où s'inversait le mouvement sinusoïdal du périgée de la chute dans l'Age sombre. Selon les gnostiques Jésus venait du royaume de Barbelo, royaume de la conscience. Il aurait par sa mort et sa résurrection traversé un jet bipolaire de trou noir envoyant une information dans l'univers holographique (voir le livre du Père Brune sur cette notion) provoquant une ascendance vers un nouvel Age d'Or.
Evidemment pas d'Apocalypse dans ce dispositif, pas de fin des temps, pas de pardon des péchés. Ca a un vernis scientifique un peu plus élaboré que les youtubeuses New Age ordinaires (vernis que je ne peux pas juger, mais que sans doute les vrais scientifiques contesteraient) et c'est un peu plus construit que le Manuscrit de Marie-Madeleine. Mais personnellement je ne suis pas convaincu du tout, et je n'ai pas (encore) trouvé d'aspects réellement exploitables ou à retenir dans cet enseignement. Le Père Brune qu'on citait plus haut avait lui au moins le mérite, tout en s'ouvrant aux considérations "quantiques" de maintenir le message moral du christianisme qui chez Samanta-Laughton est complètement élidé, pour laisser place à une attente sans discernement du contact avec des créatures de l'au-delà (avec le lot de tromperies et de possessions que cela implique). Bref, selon moi c'est du pur égarement.
PS : notons que la dame a une théorie intéressante sur les trous noirs multiples qui partout dans l'univers, y compris dans les volcans et au centre de la terre, produisent de la matière, y compris de l'eau, du pétrole etc.
Sainte Hildegarde et la symphonie de l'âme
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En février 1947, Paul Claudel reçoit "un énorme volume fort nourri et fort intéressant, de Joseph Samson, maître de chapelle à la cathédrale de Dijon intitulé "Paul Claudel, poète-musicien". Il le mentionne dans son journal, et ajoute "Symphonialis est anima. Sainte Hildegarde". Cela m'a fait penser aux mystiques de la musique pythagoriciens, les acousmates.
Puis j'ai voulu en savoir plus sur cette "âme est symphonique" de la mystique médiévale (1098-1179), et, comme je ne peux lire des traités en latin, j'ai d'abord regardé ce qu'en disait Georgina Rabasso docteur en philosophie, chercheuse à l'université de Barcelone dans "Redécouvrir les secrets de la voix".
Hildegarde, nous dit-elle, était souvent forcée au silence par la maladie. Néanmoins, "le silence contredisait les préceptes de la Divinité, qui lui a ordonné de parler et d'écrire sur ce qu'elle a vu et entendu. A la fin de sa vie, la hiérarchie ecclésiastique imposa silence à sa communauté mais Hildegarde, non sans effort, réussit à ramener la musique dans la vie quotidienne du monastère. Elle le fit en adressant une épître aux prélats de Mayence, dans laquelle elle plaidait à la fois contre l'interdiction de chanter pendant l'office divin, et fait l'éloge de la musique et du chant à partir d'une théorie suggestive néoplatonicienne-chrétienne de leur fonction dans l'univers et dans l'histoire de l'humanité".
Cette seule phrase de la chercheuse suffit à me faire penser que mon intuition sur le rapport avec Pythagore n'était pas si déplacée que cela. Le pythagorisme se reflétant dans le néo-platonisme.
Quelques années auparavant, précise Rabasso, Hildegarde de Bingen avait expliqué dans une lettre au moine Guibert de Gembloux comment "fonctionnaient" ses perceptions auditives mystiques. "Je n'entends pas ces choses, écrivait-elle, avec des oreilles corporelles, et je ne les perçois pas avec les cogitations de mon cœur ou l'évidence de mes cinq sens. Je ne les vois que dans mon esprit, les yeux grands ouverts, et ainsi je ne souffre jamais le défaut de l'extase dans ces visions. Et, pleinement éveillée, je continue à les voir jour et nuit". La compréhension du sens caché des choses que le divin donne à Hildegarde n'est pas seulement issu de l'intellect et de la vision mais aussi de l'audition. Il y a autant uisio intellectualis qu'auditio intellectualis, ce que Rabasso rapproche de certaines considérations de St Augustin dans son traité De musica.
Cet aspect auditif, Hildegarde a essayé de le restituer dans ses compositions musicales auxquelles le musicologue Marcel Pérès à Moissac essaie de rendre vie en partie dans une visée thérapeutique (ce qui est aussi très pythagoricien).
"Dans un passage autobiographique inclus dans sa Vita, note Rabasso, elle déclare qu'elle a composé des chants et des mélodies à la louange de Dieu et des saints sans avoir n'a jamais reçu de formation spécifique, et qu'elle les a jouées sans jamais avoir étudié ni la notation musicale pneumatique ni le chant. Juste de la même manière elle a déclaré qu'elle avait écrit ses œuvres en latin bien qu'elle ne connaisse pas la grammaire latine".
Dans une lettre à un prélat de Mayence de 1178-79, Hildegarde explique que l'interdiction du chant qu'avait imposée à sa communauté sa hiérarchie épiscopale était condamnée par ses voix intérieures qui avaient mis en avant les diverses louanges dont parle le roi David dans le Psaume 150:3-6. Elle ajoute que la voix d'Adam au principe était en harmonie avec les voix des anges. "A cause de la faiblesse que la Chute a imposée aux êtres humains, il n'a plus supporté la puissante sonorité son ancienne voix, mais celle-ci peut être restaurée par les chants de louange. "
"La symphonie réveille l'âme humaine léthargique et la met en mouvement vers la recherche de sa rationalité perdue." Hildegarde prévient en outre les prélats que leurs décisions renforcent les dissonances diaboliques dans le cosmos. A la fin de ses Sciuias, elle dit avoir entendu "une multitude « faisant de la musique en harmonie louant les rangs du Ciel» et qu'ils venaient d'un air plein de lumière". Cette multitude hétérogène produisait un son harmonieux qui, à travers ses louanges, faisait écho à l'harmonie céleste elle-même, ce que Rabasso rapproche de l'harmonie des sphères chez Pythagore.
Le sens des compositions d'Hildegarde est donc de permettre aux hommes de pouvoir par le chant et la symphonie interprétés à la fois par l'âme et le corps (par la voix et les instruments) remonter l'échelle de Jacob vers les sphères angéliques.
Une autre philosophe catalane avant Rabasso, dans les années 1990, Rosa Rius Gatell, dans la Revista d'Estudis Feministes 16-1999, s'était intéressée au rapport d'Hildegarde à la musique, et elle avait ajouté que la sainte défendait la thèse platonicienne et stoïcienne d'un cosmos vivant dont les composantes sont en interaction sympathiques entre elles, avec une âme et un corps qui se fortifient mutuellement comme les planètes réchauffent le firmament. Dans ce dispositif, l'homo rationalis fait des choix qui rapprochent ou éloignent la réalisation du plan de Dieu. L'homme de Dieu (vir deus) est un intermédiaire du macrocosme qu'il reflète jusque dans sa physiologie. C'est par rapport à ce dispositif cosmique, dispositif qui a été "abîmé" par la Chute, que doit se comprendre l’œuvre rédemptrice de la musique. Hildegarde prend appui sur le Psaume 150 pour montrer que le choix adéquat des instruments harmoniques permet d'atteindre la science de Dieu originelle et son harmonie céleste.
On a là une théologie de la musique très hautement inspirée et qui bien sûr fait écho à d'autres formes de mysticisme musical dans d'autres cultures (Inde, Chine, Perse etc). Bien sûr, comme toutes les formes de mysticisme, celui de Ste Hildegarde subit beaucoup de distorsion, notamment dans la mouvance New Age, et il faut se méfier de ces égarements. Mais dans le message initial il y a quelque chose de très puissant (et d'ailleurs de très enraciné dans la Bible, dans les Psaumes), qu'il convient de méditer...
Jean Staune, Eugène Aroux, mes sujets de recherche actuellement
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Un lecteur au pseudo néphilimesque attirait mon attention hier sur l'essayiste qui se prétend chrétien Jean Staune, dont je découvre d'ailleurs qu'il était invité par un cercle d'économistes et d'hommes d'affaire dans ma ville natale cette semaine (le 9 novembre), ce qui signifie que, comme Lenoir, il est un peu un auxiliaire de la spiritualité dominante contemporaine.
A vrai dire, plus je réfléchis aux prises de position de ce penseur moins je leur trouve d'intérêt. C'est en premier lieu un apôtre de la religion primordiale (il pense du bien de Guénon), qui, tout en défendant l'importance d'un christ "cosmique" comme le faisait jadis le père Brune, estime plus ou moins (je dis plus ou moins parce que son propos là-dessus varie d'une minute à l'autre) qu'avant Jésus était Osiris, et que ça ou Krishna (ou peut-être Shiva) c'est au fond un peu toujours la même chose, même s'il se trouve que pour les Occidentaux il faut que ce soit Jésus. Ce n'est pas très étonnant, vu la filiation dont il se réclame. Il explique que son propre père l'a initié à certains textes confidentiels de l'ésotérisme chrétien, il place dans son panthéon le Padre Pio (comme le font beaucoup d'occultistes) et surtout l'étrange Maître Philippe de Lyon (une lectrice de ce blog, qui a peut-être payé le prix fort d'avoir connu de très près le milieu qui se réclamait de ce médium, aurait beaucoup de choses à dire là-dessus), en habillant le tout de physique quantique et de références (sans grand discernement) aux expériences de mort imminente. Cette façon de défendre la Foi, tout en la noyant intellectuellement dans un océan de relativisme hindouïste ne me paraît pas précisément constituer le bon moyen d'accomplir le projet messianique (d'ailleurs l'eschatologie est totalement absente de son propos, avec Staune il n'y a plus d'Histoire, vu que de toute façon, dans la physique quantique il n'y a plus de temps : son panthéisme qui paradoxalement veut nous retirer du monde, bloque en réalité le devenir...). De toute façon, par principe je n'aime pas les gens (les gnostiques lucifériens) de cette trempe qui nous invitent à vouloir "devenir des dieux" en sortant de la "Matrice" et qui omettent de poser à titre de préliminaire que nous ne pouvons le faire qu'en devenant Serviteurs du Très Haut, c'est-à-dire sans égo.
Je pense que son attachement au livre Le retour du phénix de Marthe de Chambrun Ruspoli dont Roland Tefnin a bien démonté le contenu dans la revue L'Antiquité Classique de 1985 suffit à situer le niveau de sérieux du travail de Staune.
Je crois que je ne reconnais à son fil de recherche qu'un mérite : celui de poser la question de savoir ce qu'est l'Eglise johannique dont parle l'Evangile de Jean en son chapitre 21, question qui en a travaillé tant d'autres par le passé (je pense ici à Léonard de Vinci avec son célèbre tableau de la Cène, et aux églises "parallèles" guérisseuses ou non). Si elle existe, de toute façon, vu l'ambiance antéchristique actuelle, cette Eglise ne peut pas être du côté des auteurs de livres à succès, ni des conférenciers promus par YouTube. Le Royaume est comme la graine de sénevé, il grandit dans l'ombre et l'humilité (Matth 13:31).
Personnellement, je préfère en ce moment m'intéresser à un tout autre auteur, très clandestin celui-là et impeccablement fidèle à l'Eglise de Pierre, humble essayiste méthodique et scrupuleux des années 1850, le normand Eugène Aroux. Denis de Rougemont dans L'Amour et l'Occident ne le cite que pour l'associer au Sar Péladan, ce qui est un grand tort. Je crois que ses hypothèses sur les cathares et l'amour courtois, même si elles simplifient un peu trop la problématique de l'amour platonicien, sont extrêmement utiles pour comprendre le poids de l'hérésie dans la culture européenne depuis Joachim de Flore, surtout son poids occulte. Oui, il faut se plonger dans les travaux d'Aroux. Ceux-ci d'ailleurs ne sont pas étrangers au sujet de l'adamisme dans le couvent franciscain de Louviers que j'évoquais dans ce blog il y a deux mois, et cela conduit à réfléchir aux fruits douteux du séraphin d'Assise, particulièrement en la branche actuelle de son arbre : l'Eglise "synodale" que le pape tente d'imposer. On y reviendra.
"Cette foi est la mienne" de Simone Weil : une dévotion païenne à la Terre mère ?
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Un ami m'a passé ce mois-ci le petit livre de la philosophe Simone Weil "Cette foi est la mienne" réédité en 2020, qui est en fait une lettre à un religieux qu'elle a rédigée en 1942. Je dois ici en dire un mot. Sa lettre comprend 35 points qui lui paraissent cruciaux sur la question du christianisme et du salut de l'âme, points dont certains incluent des opinions qu'elle qualifie de "douteuses" c'est-à-dire qu'il "n'est pas légitime de les nier catégoriquement", du fait qu'on ne peut savoir clairement si elles sont ou non incompatibles avec le dogme catholique. Elle les expose avec clarté, humilité et sincérité. Il conviendrita donc d'essayer de les aborder avec les mêmes vertus.
Le point 1 de son exposé, disons le tout de suite, est de ceux qui me persuadent le moins et me posent le plus de problèmes. Il s'agit d'une charge contre le Dieu d'Israël, présenté comme un Dieu guerrier assoiffé de sang, qui s'accompagne aussi d'une critique des prophètes antérieurs à Daniel "souillée de choses atroces". Cette charge s'effectue au nom d'un esprit de douceur et de charité dont les esprits païens (y compris les Egyptiens) auraient été mieux dotés que les Hébreux.
C'est là, soulignons-le, une critique assez habituelle du monothéisme depuis Voltaire et qui emplit l'ambiance néo-païenne de notre époque aussi.
A ce sujet on peut observer ceci. La soif de massacre telle qu'elle se révèle dans divers ouvrages comme le Livre de Josué, n'est pas l'apanage du peuple hébreu à l'époque de la sortie d'Egypte. La stèle de Tel Dan dont on parlait il y a peu montre qu'elle est symétrique de celle de leurs ennemis idolâtres.
Que Dieu laisse s'exprimer cette pulsion dans le livre censé porter sa parole n'est pas en soi le signe qu'il est un Dieu mauvais, mais peut simplement signifier qu'il y a une historicité de la révélation, historicité qui ne fait primer la douceur et la modération sur la violence qu'à partir d'Isaïe (ce qui a peut-être à voir avec l'âge axial de Jaspers, époque où l'individu commence à être simultanément valorisé dans plusieurs civilisations). La question d'ailleurs se pose jusqu'à quel point l'historicité de cette révélation perdure, puisqu'il est dit dans le Nouveau Testament que d'autres vérités seront révélées à la fin des temps (et toute la problématique du modernisme dans l'Eglise tient dans cette question très délicate, qui place toujours l'évolutionnisme à la limite de l'hérésie, puisque l'innovation peut toujours faire la part belle à Satan si elle est menée sans discernement). Le fait que Dieu ne pouvait tout de suite se révéler d'emblée comme un Dieu de douceur à un peuple cerné par des ennemis qui voulaient l'anéantir ne signifie pas qu'il fût particulièrement cruel.
En outre il faut intégrer un paramètres très important à cette dimension "guerrière" du Dieu d'Israël. C'est que derrière la guerre physique il y a une guerre spirituelle. C'est ce que signifie par exemple Rachi de Troyes dans son commentaire du psaume 91, quand il souligne que l'expression "que mille tombent à ton côté et dix mille à ta droite" fait référence à des démons. Et effectivement les découvertes de Qumran ont révélé que ce psaume était employé dans un contexte d'exorcisme. Et divers spécialistes des religions comme Salomon Reinach en son temps ont pu faire observer que dans ce psaume les démons sont aussi désignés sur un mode codé à divers endroits : lorsqu'il s'agit de la flèche qui vole pendant le jour, de la peste qui marche dans les ténèbres... Que la "guerre sainte" de l'Ancien testament ait une dimension méta-naturelle, beaucoup d'exégètes l'ont compris, comme je l'ai montré dans mon livre sur les Nephilim, à partir d'une lecture serrée de Genèse 6:1-4, de ses échos dans l'histoire des Géants en pays de Canaan, et d'un détour par le livre d'Hénoch dont les théories sur les anges déchus, qu'on le veuille ou non, sont bien reprises dans le Nouveau Testament, dans les lettres de Jude et de Pierre, qu'on attribue cela à une influence essénienne ou à autre chose : cela fait partie des Ecritures. Dans cette lecture, la poursuite du génocide (qui a valu à Saül, premier roi d'Israël, de perdre son onction parce qu'il ne l'avait pas prise au sérieux) n'est pas seulement défensive : elle est aussi nécessaire pour purifier la Terre de l'ADN des Nephilim comme le Déluge n'avait pas permis de le faire.
Qu'on suive ou non cette lecture littéraliste jusqu'à ses ultimes conséquences, on ne peut nier qu'il se révèle à travers elle, dans une dissection très minutieuse des versets de la Bible, des dimensions très inattendues de la guerre dans l'Ancien Testament à côté de laquelle Simone Weil, par vanité intellectuelle (parce qu'elle ne suspend pas assez son jugement devant un texte rempli de mystères), passe complètement.
Du coup, la volonté de gommer la guerre dans la religion est à son tour suspecte. Placer la charité au dessus de toute les vertus, peut revenir à désarmer le croyant dans le combat spirituel, et c'est précisément ce que cherche à faire l'Antéchrist avec son idéal de "tolérance".
Certes le sacrifice méthodique de la deuxième personne de la Trinité divine, agneau de Dieu, sous le gouvernement de Ponce Pilate pose aujourd'hui différemment la donne du combat spirituel, et la problématique de l'effacement de la descendance des beni elohim dans le monde matériel, dans la mesure où le sang versé sur la croix rachète tous les péchés si l'on prend part (à divers niveaux) au sacrifice. Pour autant Jésus n'étant pas venu abroger la Torah mais la réaliser (Matthieu 5:17) ni apporter la paix mais le combat (Matthieu 10:34), condamner les principes guerriers de l'Ancien Testament, s'évère extrêmement dangereux. Et d'ailleurs l'Apocalypse porte en lui un grand retour, final, de cet esprit guerrier.
Il est vrai que le combat, implacable contre les démons (les siens et ceux des autres), doit se faire dans la plus grande charité pour les êtres de chair qui nous entourent : ça c'est Saint Paul qui nous le dit (Ephésiens 6:12), car sans charité le coeur se racornit et le courant de la grâce ne passe plus (1 Corinthiens 13:1), mais refuser le combat au nom de la charité conduit clairement à capituler devant Satan. C'est pourquoi d'ailleurs le commandement d'obéissance à Dieu et d'amour de Dieu prime sur celui d'amour du prochain dans le message de Jésus comme dans le décalogue (Matth 22:36-40).
2ème point : "Ce que nous nommons idolâtrie est dans une large mesure une fiction du fanatisme juif" "Baal et Astarté étaient peut-être des figures du Christ et de la Vierge" etc.
On retrouve au point 2 le prolongement des erreurs du point 1. La haine du passé juif de la Révélation aveugle la philosophe au point de voir dans le Christ et la Vierge des répliques du couple Baal-Ishtar/Astarté dont j'ai montré sur la base d'un mémoire Gregory Dean en octobre 2015 ici, comment il reposait sur une dualité violence/magie sexuelle (avec la célèbre hiérodulie décrite par Hérodote), c'est-à-dire à dire en dernière analyse la sorcellerie : la manipulation de forces invisibles émanant de la Terre dont la révélation monothéiste nous a effectivement affranchis. Ironiquement le lien Marie-Astarté tracé par Simone Weil pour valoriser Astarté rejoint la continué Sémiramis-Ishtar-Marie tracée par les protestants pour disqualifier la Sainte Vierge. On ne peut pas nier que cette continuité existe dans l'iconographie, et cela pose problèmes quant aux forces spirituelles sous lesquelles on se place dans l'univers catholique (ce qui a conduit d'ailleurs semble-t-il a diminuer le rôle de la Sainte Vierge dans la messe catholique après Vatican II, comme le rôle des saints avait été réduit après le concile de Trente, grand concile de la contreréforme du XVIIe siècle).
Il y a dans cette tentative de réhabiliter le paganisme une volonté qu'on retrouve chez beaucoup de normaliens catholiques (y compris récemment chez Boutang et quelques autres), de "sauver leur Platon et leur Virgile", conserver quelque chose de la sagesse antique dans la révélation chrétienne - Bourdieu y aurait vu un symptôme de "scholastic view" et de volonté de sauvegarder la valeur d'un capital culturel acquis au prix de lourds sacrifices de jeunesse. Déjà ce mouvement est chez Saint-Augustin et il est dans la Bible : lorsque Saint Paul à Athènes rend hommage au chamane crétois Epimnide (voyez mon billet ici). La question de savoir si les civilisations païennes, y compris d'ailleurs celles qui portent les "sagesses asiatiques" qui maintenant contaminent le christianisme à travers le New Age, étaient sur certains points inspirées par l'Esprit saint avant la Révélation ou en dehors de celle-ci a été examinée par les théologiens pratiquement à chaque génération, et encore de façon éclatante dans une controverse impliquant les jésuites en Sorbonne en 1700.
Comme on va le voir c'est une question très difficile, mais qu'il faut surtout éviter de traiter avec un a priori de départ qui entraîne ensuite des biais d'analyse. Or Simone Weil ne craint ni les a prioris ni les biais qui en dérivent.
Ainsi si dans Colossiens 3:5 St Paul explique que la convoitise est "une idolâtrie", Simone Weil s'en empare pour qualifier d'idolâtre Israël parce que, dit-elle, "la véritable idolâtrie est la convoitise" et il y aurait convoitise dans l'apologie de soi-même comme peuple élu. Mais, tout comme le christianisme ne met pas le commandement de charité envers le prochain au dessus de celui qui impose d'aimer Dieu, jamais Paul n'a érigé la convoitise (qui est un péché envers le prochain) en critère "véritable" de l'idolâtrie. Il a seulement montré que non contente d'atteindre le prochain, cette convoitise vise aussi Dieu et en cela elle est idolâtre. Mais en plaçant une fois de plus la relation avec autrui (comme dans la charité) avant le rapport à Dieu, Weil fait de son christianisme une religion du monde, une religion horizontale, religion de la Terre, dans laquelle la faute envers autrui devient la faute cardinale. On sait d'ailleurs d'où vient ce primat de l'horizontalité, du relationnel humain : de la passion politique, qui a gagné les peuples européens après la révolutionnaires, et qui est devenue idéologiquement hégémonique dans l'humanisme du XXe siècle dont Weil est une des figures de proue (or l'humanisme a été condamné par l'Eglise comme une erreur théologique).
Et parce que cette philosophe place l'horizontalité au dessus de tout, autrui et la Terre comme critère majeur de tout Bien moral, elle pourra ensuite aimer avec fougue le paganisme, et omettre au passage la sorcellerie (celle d'Ishtar que dénonce le Livre de Nahoum dans l'Ancien Testament), émanation par excellence de la Terre (les médiums sont bien placés pour le savoir), qui infeste toute cette religion "naturelle".
Il faut que la Rédemption ait été à l'oeuvre dès le début, sans quoi ce serait injuste pour ceux qui ont précédé Jésus. D'ailleurs dit Weil, il est question de l' "agneau qui a été égorgé depuis la fondation du monde"(Apocalypse 13:1-8)... Sauf qu'on n'est pas sûr que cet agneau dont parle l'Apocalypse à propos du livre de Vie soit Jésus, et ils périlleux de déduire un critère de justice divine d'un raisonnement humain... même s'il est vrai que notre statut potentiel de Fils de Dieu, ayant quelque chose de l'image de Dieu en nous doit permettre à notre Raison de saisir quelque chose de la volonté et de la justice divine (ce que Vico appelait le Vero factum).
Je passe le point 3 qui n'est pas très intéressant pour nous (il repose sur une pure supposition historique). Weil au point 4 essaie de justifier son intuition d'un christianisme "hors les murs" déjà présent chez les païens par la figure de Melchisédech à laquelle j'avais justement consacré un billet en juin dernier (le Melchisédech qui porte le Graal à la cathédrale de Chartres au XIe siècle). "Rien n'interdit la supposition d'un lien entre Melchisédech et les mystères antiques" écrit la philosophe. Weil va très loin : sans citer le verset, mais on comprend qu'il s'agit d'Hébreux 7:3, Paul a pu sous-entendre que ce roi de Salem fut une première Incarnation du Verbe, un premier Jésus, puisqu'il n'a ni commencement ni fin. On sent qu'elle touche là à un très grand mystère. Mais au lieu de séjourner dans cette difficulté, elle en démultiplie la portée en avançant qu'alors Krisna ou Osiris pouvaient aussi avoir été de telles incarnations... Mais alors, aurait-on envie de demander, à quoi bon celle du fils de Joseph dans la maison de David sous le règne de César-Auguste ? Weil glisse vers un de ces christianismes ésotériques comme on en trouve chez Papus ou Saint-Yves d'Alveydre : Jésus incarnation de Dieu parmi d'autres, sage parmi d'autres...
Weil veut en fait couper le christianisme de la descendance de David (ce qui, au passage, ruine toute prétention de la France dont la monarchie se veut davidique à une mission spéciale devant Dieu), pour n'en faire que l'aboutissement des sagesses païennes - parce que "Hestia, Athéna et peut-être Héphaïstos sont des noms du Saint-Esprit, Hestia est le Feu central". Le propos comblerait de joie les alchimistes de tout bord (chrétiens et païens), sauf que cela ramène l'Esprit saint au niveau des stoicheia, ce que Saint Paul condamnerait sans doute... et qui ruine l'idée de sainte trinité... mais c'est cohérent avec ce que nous disions plus haut de la volonté de Weil de ramener la transcendance au niveau de la Terre...
Du coup, si l'Esprit saint est l'Esprit du feu, la Sainte Vierge qui était déjà Ishtar peut être l'essence mère de toutes choses et toujours intacte comme Déméter de Platon (sous un angle gnostique). Et ainsi, on peut se livrer à la construction autour de Pythagore et des Stoïciens d'une spiritualité de l'amour complètement affranchie de l'eschatologie judaïque pour n'être plus qu'une répétition cyclique des "feux de la charité" en quelque sorte, susceptible de se nourrir de n'importe quelle tradition polythéiste. La remarque n'est pas absurde. On sent bien que la caritas (charité) est un feu qui effectivement produit des effets de réchauffement voire de guérison dans le réel, et même qu'il n'est peut-être pas étranger, quand il brûle dans nos poitrines, au feu (inférieur) des stoïcheia (astrologiques et terrestres) : il y a peut-être un rapport à étudier sérieusement à ce niveau là, mais le travail chez la philosophe n'est pas fait. Quand aux propos de Simone Weil sur les sacrements comme rites initiatiques hérités de mystères antiques ils rejoignent d'ailleurs les analyses de CG Jung sur la messe comme rituel alchimique, et peut-être des travaux d'historiens qui vont relier le calendrier juif à celui de Babylone.
Du point de vue de la critique historique, la généalogie n'est pas fausse. Mais du point de vue spirituel le résultat n'est pas du tout le même. Et à trop insister sur la grandeur païenne on ne peut qu'aboutir à un processus régressif qu'on constate d'ailleurs de nos jours dans lequel la révélation chrétienne (comme ses antécédents juifs d'ailleurs) serait totalement superfétatoire.
D'ailleurs ce caractère superfétatoire de la révélation chrétienne, Simone Weil le proclame au point 8 quand elle explique que, puisqu'une citation d'Eschyle montre que les Grecs entrevoyaient la trinité ("auprès de Zeus se tiennent son acte et sa parole" - personnellement je ne vois pas du tout le rapport avec la Trinité mais bon...), elle va jusqu'à lancer que les missions chrétiennes dans les colonies étaient "inutiles" (sic)... Au point suivant elle précise que Pierre n'a pu s'engager à convertir un païen qu'après un rêve spécifique, ce qui prouverait que l'injonction de Jésus d'aller convertir les païens n'était pas claire : ce faisant Weil révèle sa complète incompréhension de l'essence de la collaboration avec Dieu, qui est justement d'attendre le rêve, le signe etc pour connaître le moment opportun et le modus operandi à suivre pour l'exécution de la mission préalablement définie en des termes généraux par le maître. Son aveuglement sur ce point en dit long sur sa faiblesse spirituelle.
Ensuite il y a le versant le plus facile des "questions" qu'elle prétend adresser au christianisme. Celui du procès des crimes de l'Eglise ("L'Eglise a porté trop de fruits mauvais pour qu'il n'y ait pas eu une erreur au départ" qui devient carrément ridicule quand elle affirme que "le christianisme n'est pratiquement pas sorti de la race blanche") : l'Afrique actuelle, les Antilles, et les 15 % de Chinois chrétiens témoignent du contraire...
Je n'ai pas été très impressionné par les passages de Weil sur les miracles qui n'ajoutent rien à ce que tout le monde dit. Plus intrigué par son analyse du rapport du christianisme à l'Empire romain. Elle cite la lettre de l'évêque Mélito (Méliton de Sardes) à Marc-Aurèle, citée par Eusèbe qui dit "Notre philosophie a eu son développement d'abord chez les barbares mais sa floraison parmi tes peuples sous règne d'Auguste" puis "la meilleure preuve que notre logos a grandi en même temps que le beau commencement de l'empire pour le bien, c'est qu'il n'a subi nulle humiliation de l'autorité d'Auguste, mais au contraire toute splendeur et toute gloire conformément aux voeux de tous". La philosophe se demande si ça ne fait pas référence à l'enfance de Jésus, une protection par Auguste hors de Palestine. Son inventaire des contradictions dans l'attitude des Romains païens à l'égard du christianisme, et ses interrogations sur l'utilité que cette religion a pu présenter pour les intérêts les plus matérialistes des Romains peuvent aussi éveiller notre curiosité.
Mais au total l'impression qui prédomine est quand même que Simone Weil, tout en mettant le doigt sur une vraie question, difficile, celle du rapport du christianisme aux sagesses païennes, s'est laissée allée à des provocations intellectuelles assez gratuites là où un examen plus attentif des Ecritures, notamment de l'Ancien Testament et de l'eschatologie messianique, aurait dû prédominer. Elle a un argument fort quand elle avance que les mystiques ont souvent utilisé la religion catholique comme porte vers la transcendance plutôt que comme une collection de dogmes auxquels il faut adhérer (et l'idée qu'on ne peut forcer l'intelligence à n'adhérer à rien, tout ce qu'on peut forcer, c'est le respect, et la religion servirait surtout à cela). Certaines bizarreries comme l'indulgence du Padre Pio pour Mme Bouvier, ou l'image d'une Bernadette Soubirous se barbouillant le visage de boue iraient dans ce sens (voyez aussi mon propos sur la soeur de Boujailles). Alors on ne serait pas loin de l'idée d'un Guénon et d'autres : la religion primordiale (dont la sorcellerie ne serait qu'une forme abâtardie ou une déviation) primerait sur les monothéismes... religion primordiale, et donc culte de la déesse-mère - ou de Lilith ?
Si l'on suit ce chemin là, alors il faut aller jusqu'au bout. Demander si les mystiques iraient jusqu'à renier l'ascendance davidique pour faire primer celle des druides - mais alors pourquoi beaucoup ont-ils vu le Grand Monarque français dans leur anticipation de la fin des temps -. Et si Zeus vaut Yahvé, pourquoi n'ont-ils pas vu Athèna et Arès dans leurs apparitions ?
Ce texte en dit trop ou pas assez. Parfois il vaut mieux ne rien écrire plutôt que de s'aventurer à tenir des propos "expérimentaux" qui n'engagent qu'une subjectivité dérisoire. Dans la version qui nous est parvenue, il penche clairement vers cette dernière, et ne peut être, me semble-t-il, que relégué au cabinet des curiosités, comme les aphorismes de Nietzsche, le travail intellectuel et spirituel sur les sujets abordés n'étant au fond ni fait ni à faire.