Petite précision sur la philosophie morale
En réponse aux remarques de Laurent dans mon précédent post ci dessous, je dois préciser ceci : la philosophie morale a toujours été une des sous-parties de la philosophie, mais elle s'articulait toujours à une ontologie (même chez les stoïciens et les épicuriens). Avant Kierkegaard, personne n'aurait jamais songé définir une éthique sans avoir d'abord avancé une hypothèse sur la place de l'humain dans le cosmos et ce qu'on croyait être les "lois de la nature".
Laurent affirme que Kant n'aimait pas la métaphysique, mais c'est tout le contraire. Kant à ses débuts, dans ses premiers traités, était un métaphysicien dogmatique frénétique. Un leibnitzien convaincu. Le problème c'est qu'il était confronté au scepticisme de Hume (et aussi à l'irrationnalisme d'un mage si l'on en croit certains ouvrages) qu'il devait réfuter. Si bien que sur ses trois ouvrages majeurs (les trois critiques), le premier ("La Critique de la Raison pure"), est tout entier consacré à la métaphysique (ou si l'on veut à l'ontologie).
L'oeuvre de Kant est, d'une certaine façon, tout entière une tentative de restaurer la possibilité d'une ontologie. Mais, face aux crises du savoir (et de la religiosité) de son temps (une crise dont Hume "est le nom", si l'on veut, pour parler comme Badiou), il lance l'idée originale de "sauver" la métaphysique par la pratique, c'est à dire de montrer que les options métaphysiques (l'existence de Dieu, la spiritualité de l'humain, les vérités théologiques sur le cosmos etc) peuvent être validées par la possibilité même qu'a l'humain d'introduire de l'inconditionné dans sa pratique morale (Critique de la raison pratique) et dans sa production artistique (Critique de la faculte de juger). Entreprise identifée comme une trahison (ou un moment sceptique) de la métaphysique par Hegel. Tout un existentialisme catholique, et protestant ensuite allait s'inspirer de critiques plus ou moins rationnelles de la métaphysique classique pour réhabiliter les Mystères de la religion chrétienne, tandis que l'existentialisme athée allait, lui, mettre l'accent sur les options politiques que la fin de la métaphysique offre à l'être humain.
Aujourd'hui je ne sais pas trop à quoi sert cette philosophie morale qui n'a ni l'ambition de fonder la possibilité d'une quelconque ontologie, ni celle d'ouvrir la voie à une rédemption du sens par la politique. Il est tout à fait exact que la philosophie morale à diverses époques a pu fonctionner comme un supplétif de la religion (de la religion civique en faillite chez les Grecs et les Romains, du christianisme ou de l'Islam ensuite, du républicanisme sous Jules Ferry) auprès des "classes moyennes" qui ne pouvaient se consacrer à plein temps à la lecture. Aujourd'hui elle rend service à beaucoup de gens, et à beaucoup d'institutions : par exemple au marché de l'art, en poussant les gens à "soigner leur subjectivité" en allant visiter des galeries et des musées. Mais je trouve qu'elle n'est pas à la hauteur des vrais enjeux de notre temps. La science nous pose mille questions sur le statut de la matière, ses lois, les lois de l'esprit "adapté", suivant la sélection darwinienne, au fonctionnement de la matière. Ce sont là des questions ontologiques qui doivent être pensées, et qui doivent être prolongées par une réflexion éthique et politique sur l'animalité de l'humain, la manière dont celle-ci doit être comprise, organisée par les institutions, et l'avenir collectif que notre espèce doit s'assigner en relation avec les autres espèces, en relation aussi avec les machines, la technologie, des questions à repenser radicalement et de la façon la plus iconoclaste possible, ce que ne fait pas la philosophie morale des supermarchés.
CR "Naturalisme versus constructivisme ?"
Je viens de publier sur Parutions.com ce nouveau compte-rendu de lecture - cliquez sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=94&ida=9778.
Le chant du cygne des sciences sociales ?
Michel de Fornel et Cyril Lemieux (dir), Naturalisme versus constructivisme ?
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Dans le courant des années 1990, aux Etats-Unis, les travaux de Tooby, Barkow et Cosmides aux Etats-Unis ont porté un coup important à l’ensemble des sciences sociales, dont le paradigme commun, identifié sous l’expression « modèle standard des sciences sociales » fut accusé notamment de percevoir le réel, sous l’influence de Durkheim, comme une construction sociale. Bien des chercheurs en neurosciences, et psychologie évolutionniste comme Steven Pinker ont ensuite enfoncé le clou contre les illusions du « constructivisme ».
La réplique des sciences sociales a tardé à venir. « Naturalisme versus constructivisme ? » en constitue peut-être une.
Etrangement le propos de ce livre collectif ne porte à aucun moment sur une défense du constructivisme en tant que tel. Reconnaissant aux sciences « dures » le droit de prétendre approcher le réel dans son objectivité, et notamment, de dénier la pertinence de la rupture « nature-culture », qui était pourtant au cœur de la légitimité des sciences humaines à l’époque du structuralisme, l’ouvrage est édifié ainsi d’emblée sur une position défensive. Tout prêts à admettre l’animalité de l’humain et la pertinence d’une approche naturaliste de ses comportements, ses auteurs oscillent entre la volonté de montrer que les sociologues et anthropologues sont plus objectivistes et naturalistes qu’ils ne veulent bien l’admettre (tel est le cas d’Anne Rawls dans son effort, très controversé et débattu dans le livre, pour démontrer, à la lumière des Formes élémentaires de la vie religieuse, que les critères de vérité de Durkheim s’enracinent dans la pratique sociale et non dans des catégories collectives posées a priori) et le projet de réserver aux sciences humaines « une petite place » à côté des sciences positives.
Le problème, bien sûr, tient à ce que le statut épistémologique de cette cohabitation reste des plus énigmatiques : les unes ayant pour elles des règles de vérification que les autres n’ont pas. Les auteurs du livre soulignent la nécessité d’une telle cohabitation pour échapper à ce qu’ils appellent le « réductionnisme » du naturalisme pur. Mais la défense des sciences sociales comme garantie d’un « supplément de subtilité » (comme l’on dirait un supplément d’âme) dans l’approche des comportements humains, ne préserve que leur dimension « compréhensive » et ruine leur prétention à expliquer les phénomènes. « La culture ? C’est quelque chose que je mettrais dans la catégorie des licornes » a pu déclarer Noam Chomsky. En refermant ce livre riche et utile à la réflexion actuelle sur la hiérarchie des savoirs, on peut se demander si les sciences sociales ne seraient plus finalement qu’un art de décrire les licornes.
Christophe Colera