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La théologie de l'amour d'Anders Nygren
Comme je le disais il y a peu, l'opposition entre Eros et Agapé qui a inspiré Denis de Rougemont est discutée aujourd'hui par des gens comme Jean-Luc Marion (ici min 29). Dans l'Expérience érotique, Marion écrivait : "Il faut avoir une bonne dose de naïveté ou d'aveuglement, ou plutôt ne rien connaître à l'amour et à la logique érotique, pour ne pas voir que l'agapè possède et consume autant que l'éros renonce et abandonne".
A côté de l'étude historique de Rougemont, il y a la théorie du théologien suédois Anders Nygren (1890-1978). Il l'a construite à partir d'une problématique de l'inspiration de l'amour "par le haut" ou "par le bas". A la différence de Rougemont, Nygren voit dans l'Eros, mouvement ascensionnel de l'homme vers Dieu (opposé à l'agapè) un héritage grec et non une perversion cathare. Si Rougemont voit dans l'Eros une source de fatalisme et d'abandon, Nygren y voit une source d'égocentrisme et d'hypertrophie du Moi. Les deux sont cependant d'accord pour le condamner.
Avant Marion, l'anglican CS Lewis (1898-1962) avait critiqué les catégories de Nygren, quoique sans affronter directement leur auteur (seulement à demi-mot dans Surprised by Joy). Lewis considérait le mal comme un parasitage du bien, mais dans un processus où le bien l'emporte malgré les avanies provoquées par la chute d'Adam et Eve. C'est pourquoi il croit au pouvoir de laraison et ne pense pas un surnaturel coupé du naturel : le miracle est naturel du point de vue d'une logique supérieure, celle de Dieu. Et la capacité de l'homme à aimer est une réponse à l'amour divin qu'il reçoit, comme imago dei. Créé par l'Amour, l'homme a besoin d'aimer, mais il le fait avec désordre. Il faut donc le corriger. L'eros, qui chez Lewis correspond seulement au fait de tomber amoureux, doit être corrigé par l'agapè. L'Eros s'il est trop honoré devient un démon car il prend un pouvoir religieux sur nous (cf son livre Four loves). Néanmoins cet amour le plus bas est nécessaire à l'amour plus élevé en vertu du principe de Thomas à Kempis : le plus haut ne tient pas sans le plus bas.
L'amour-besoin (Need-Love), que Lewis au début voulait opposer à l'amour-don (Gift-Love) comme forme inférieure traverse l'humain de part en part. Dans tous les cas il est en partie égoïste, même dans le rapport à Dieu, mais on ne qualifierait jamais d'égoïste une enfant qui se blottit contre sa mère. Contre Lewis qui voit dans le moindre plaisir un signe de pollution de l'agapè par l'eros, Lewis pense que le plaisir n'est pas en soi une marque d'orgueil et d'égoïsme. Le Sehnsucht, l'ardeur, que Lewis assimile à la Joi (Joy) mêle dans la poésie scandinave médiévale mélancolie et émerveillement extatique. Chaque expérience de joie se révèle insaisissable. C'est la quête d'une fusion avec la beauté absolue ou la bonté absolue qu'il expérimentait lui-même. Chez lui, à la différence de Nygren, l'homme n'est pas qu'un canal de diffusion de l'amour. Il répond activement à Dieu, et son attente (longing) dans la recherche de la Joie est sa façon de prendre la main que Dieu lui tend. Cela transcende l'opposition eros/agapè.
Un autre critique de Nygren avait été le jésuite anglais Martin d'Arcy (1888-1976). René Girard dont les théories sur la violence dans l'amour sont inspirées de Rougemont reconnaissait aussi avoir aussi lu d'Arcy. Celui-ci avait réfuté l'opposition entre l'eros (le lion) et l'agapè (la licorne). Les deux suivent la loi de l'univers : l'un reçoit, l'autre donne. L'un et l'autre à leurs extrêmes sont mortifères. Après avoir condamné de Rougemont pour son ouverture exclusive à l'agapè (qui d'ailleurs lui faisait rejeter même les mystiques), il s'intéresse à Nyger, mais finalement prônera une troisième voie entre sadisme et masochisme qui laisse une place à la fois à l'eros et à l'agape.
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Lors d'un séminaire en Grèce en 2015 ("Love ancient Pespectives"), Torstein Theodor Tollefsen est revenu sur le sujet, critiquant l'opposition de Nygren entre Eros et Agapè comme des motifs fondamentaux n'ayant rien en commun, avec un monde grec d'un côté et un apport christique de l'autre, tout cela sur fond d'un vide complet de l'humain réduit au rôle de simple canal (on retrouve là la critique de Lewis).
Dans le même séminaire le Norvégien John Kaufman fournit une critique des "motifs fondamentaux" de Nygren autour du cas qu'il mobilise de la prédication d'Irénée de Lyon, On pourra lire aussi avec intérêt l'exposé d'Andrew Louth de l'université de Durham sur l'amour (à la fois eros et agapè) comme manifestation et réponse à la Beauté chez Denys l'Aréopagite, et la théorie de Maxime le Confesseur présentant l'eros comme un perfectionnement du désir de l'âme et l'agapè comme perfectionnement du thumos de l'âme, c'est-à-dire de son énergie psychique.
Sainte Hildegarde et les pierres
J'ai acheté récemment une pierre de tourmaline, mais j'ai dû m'en défaire. Pour autant je ne nie point le pouvoir bénéfique de certaines pierres lié aux stoicheia. J'ai pu l'éprouver en 2014. Sainte Hildegarde de Bingen a développé ce thème dans ses écrits.
Je crois que c'est un sujet important. Par exemple si l'on reprend la procession des apôtres sur l'horloge de Prague (voyez ici) à la lumière des écrits de cette sainte pour chaque pierre qui y est symbolisée, on ferait sans doute des découvertes étonnantes.
Dans la vidéo ci-dessous (en espagnol) de la chaîne équatorienne des Chevaliers de la Vierge, le Père Ricardo Hucke, de la confrérie des Hérauts de l'Evangile nous offre une bonne introduction avec ce sujet. J'en retiens en particulier une bonne citation de Sainte Hildegarde sur le diamant, pierre de Lucifer dont la mission était de refléter pleinement la lumière de Dieu (ce qui explique son utilisation dans les sociétés secrètes et les productions culturelles qu'elles inspirent, notamment depuis Marilyn Monroe).
J'ai vu aussi qu'en Colombie la Dre. Katiuska Villasmil fait une vidéo sur le sujet, mais j'ignore si elle bénéficie du même blanc-seing ecclésiastique que les Hérauts de l'Evangile.
Un symposium sur l'IA et les "intelligences non-humaines" de la scolastique médiévale
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Un écho à ce qu'on disait récemment sur les enjeux spirituels de l'intelligence artificielle (et le rapport avec le thème de la possession) :
Un symposium universitaire international d'une journée coordonné par Dr. Denisa Reshef Kera "Design & Policy Lab" Maître de conférences Programme Science, technologie et société à l'Université Bar Ilan, Israël, aura lieu à Enschede aux Pays-Bas le 1er juillet 2025.
Titre du symposium : "Agents IA : intelligence artificielle, angélique ou antagoniste ?" Avec pour illustration de l'invitation, une scène d'exorcisme extraite du Rituale Romanum.
Présentation du symposium (traduction française) : "Les agents IA contemporains illustrent-ils ou réinterprètent-ils les débats oubliés sur les fonctions ontologiques et éthiques des intellects angéliques, des adversaires démoniaques et des phantasmata (machines) ? Ce symposium présente l’intelligence artificielle (IA) comme un catalyseur qui relance les discussions fondamentales sur l’agence, l’ontologie, l’épistémologie et l’éthique. Les débats sur les formes radicalement externalisées, affectives, distribuées, simulées ou émergentes de l’agence sont après tout enracinés dans les recherches scolastiques médiévales sur les intelligences non humaines. Revisiter ces paradigmes historiques nous permet de nous demander si l’IA fait revivre les ontologies prémodernes ou force leur reconfiguration radicale dans les conditions technologiques, éthiques et philosophiques contemporaines.
Nous accueillons avec plaisir des articles qui abordent de manière approfondie et créative la philosophie classique, la théologie et la recherche contemporaine en IA dans les sciences sociales et les disciplines connexes. Les soumissions doivent aller au-delà des dialogues simplistes avec l'IA pour offrir des engagements théoriques rigoureux sur l'agence, l'intelligence et l'éthique non humaines. Nous encourageons les contributions de domaines tels que les études médiévales, la philosophie de l'esprit, l'éthique de l'IA et les études sur la science, la technologie et la société (STS), entre autres. De plus, nous invitons les informaticiens et les chercheurs dans des domaines techniques qui souhaitent explorer ces questions interdisciplinaires.
En replaçant l’IA dans les traditions historiques et philosophiques, ce symposium vise à éclairer la manière dont l’agence, l’intelligence et la responsabilité morale sont redéfinies. Nous invitons les chercheurs à contribuer à cette conversation critique en examinant l’IA non seulement comme une extension de la cognition humaine, mais aussi comme un défi aux hypothèses fondamentales sur la connaissance, l’autonomie et l’existence partagée. Les articles doivent analyser de manière critique le statut ontologique et épistémique de l’IA, ses implications éthiques et son rôle dans la refonte des conceptions historiques et contemporaines de l’agence et de l’intelligence."
Le voyage sur la lune selon Kepler
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Les débats actuels sur la réalité de l'alunissage de 1969 nous le font peut-être oublier, mais la question du voyage sur la Lune a eu beaucoup d'importance sur le plan ésotérique, et a coûté fort cher à l'astronome J. Kepler dont on a déjà parlé ici.
Revenons sur ce sujet plus en détail.
A l'été 1609, Kepler a l'idée d'un alunissage en appendice à son travail de 1593 sur la perception des phénomènes célestes depuis la Lune (qui dérive d'une comparaison de la Lune avec la Terre, laquelle renvoie à Pythagore pour qui la Terre est une Lune, voyez Pierre Borel à ce sujet). Il en fait part à Galilée en disant qu'il a fait une géographie lunaire pour faire plaisir à Johannes Matthaeus Wackher von Wackhenfels, conseiller ecclésiastique de Rodolphe II.
Mais alors en 1611, des exemplaires de son Songe (un conte sur ce sujet) circulent jusqu'à Tübingen où des gens y voient une source de mise en cause de sa mère, Katharina qui vit à Weil-der-Stadt. Les archives auxquelles ont eu accès divers auteurs expliquent qu'une certaine Ursula Rheinhold a eu recours à ses services pour avorter avec une potion qui l'a rendue malade. Le frère d'Ursula, barbier, qui a lu le Songe, s'est épanché auprès du juge de Léonberg. Katharina a commis l'erreur de lancer un procès en diffamation, et alors les langues se sont déliées contre elle. Le 7 août 1620, à 74 ans, elle est emprisonnée à Léonberg pour sorcellerie. Elle sera libérée un an plus tard après que Kepler eut trouvé des causes naturelles aux sortilèges qu'on lui reprochait.
Ce qui a alerté le barbier c'est, dans le Songe, que le héros, du nom de Duracotus l'islandais venu de Thule, raconte comment sa mère Fioxhilde morte récemment a convoqué des esprit pour faire un "voyage astral" jusqu'à la Lune...
Cet événement donna envie à Kepler de préciser sous forme de notes ce qu'il avait voulu expliquer dans le Songe : le code de ce roman renvoyait à la magie naturelle (au sens de Pomponace) et non à la magie noire - par exemple que le daimon dont il s'agit est un ensemble de savants dont il a consulté les ouvrages).
Dans ce Songe, Kepler raconte qu'en 1608, au moment des conflits entre Rodolphe II et l'empereur Matthias, les gens en Bohème recherchaient des précédents à leur histoire, et lui-même, Kepler était tombé sur l'histoire de Libussa (Libussae viraginis), la mère légendaire du peuple tchèque, célèbre pour sa magie. Un jour il s'endort et il lui semble lire dans son sommeil un livre acheté à la foire de Francfort. Mais alors le vent et la pluie dans son sommeil viennent détruire la fin du livre. En fait dans son rêve il y avait la magicienne Fioxhilde (un mot que dans ses notes il dira inspiré par le fait qu'il avait vu le mot "Flox" sur une vieille carte de la maison que le recteur de l'université Charles lui louait à Prague au niveau de l'Islande, île qu'il relie à plusieurs références livresques), et son fils Duracotus (celui qui s'exprime dans le livre) et ils se sont couverts la tête pour mieux entendre un daimon. A la croisée d'un chemin ils prononcent une formule magique pour que neuf chefs d'esprits les fassent voyager jusqu'à Levania, allégorie de la Lune, ce qui est l'occasion pour Kepler d'utiliser ses travaux de 1593 dans ses descriptions.
L'histoire de l'aventure de Duracotus et de sa mère sorcière aurait été, selon l'historienne de l'Art Catherine de Buzon (Cahiers de Fontenay 1975) entièrement réduite à des explications naturelles par les notes de bas de page écrites pour disculper sa mère à Leonberg. Michel Ducos ici, en 1985, y voyait un pur divertissement. Il relève cependant que beaucoup de notes explicatives de Kepler renvoient au "Sur le visage qui apparaît dans le disque de la lune" de Plutarque. Or Plutarque, lui, ne plaisantait pas du tout quand il écrivait que l'une des taches de la Lune, appelée le "golfe d'Hécate" est le lieu "où les âmes subissent la peine et obtiennent vengeance de ce que, une fois devenues démons, elles ont fait ou souffert" (Plutarque, 944, c).
J'ajoute aussi que dans les années 1970 l'anthropologue Maurice Godelier qui enquêtait sur les Baruya, une des dernières tribus coupées des Blancs en Nouvelle Guinée fut interpellé par leur chamane qui lui dit : "la lune est le séjour des morts - donne nous la formule magique qui a permis aux Blancs d y aller ".
Les caodaïstes selon Graham Greene
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Pour poursuivre avec nos caodaïstes, un portrait fait par Graham Greene que je trouve dans ses Reflections, p. 156 (un texte de 1952 "Indochine : La couronne d'épines de la France") :
"De tous les alliés de la France en Indochine, les plus étonnants sont les caodaïstes, membres d'une secte fondée vers 1920. Leur capitale qu'ils appellent leur 'Sanit Siège' est Tay Minh, à environ 80 km de Saïgon, où leur Pape vit entouré de cardinaux des deux sexes. A l'entrée de leur fantastique cathédrale en technicolor sont suspendus les portraits de trois saints mineurs de la religion caodaïste : le Dr Sun Yat Sen, Trang Trinh, un poète vietnamien primitif, et Victor Hugo bardé de son uniforme de l'Académie française avec un halo autour de son tricorne.
Dans la nef de la cathédrale, dans la pleine splendeur asiatique d'une fantaisie de Walt Disney, des dragons de pastel s'enroulent autour des colonnes et de la chaire ; de chaque vitrail le grand œil de Dieu vous suit, un énorme serpent forme le trône papal et tout en haut sous les arcs se trouvent les effigies des trois saint majeurs : Bouddha, Confucius, et le Christ qui montre son sacré cœur.
Les saints, Victor Hugo en particulier, s'adressent encore aux fidèles par le biais d'un crayon et d'un panier couverts d'une sorte de planche de oui-ja ; les cérémonies sont intolérablement longues, et un régime végétarien rigoureux est imposé. On ne sera donc pas surpris d'apprendre que des missionnaires ont été envoyés à Los Angeles.
Le souvenir qu'on retient de toute cette fantasmagorie : un pape enfumeur qui discourt pendant des heures sur l'Atlantide et l'origine commune de toutes les religions, mais qui en fait utilise cette façade avec toute sa pompe pour entretenir une armée de 20 000 hommes avec son arsenal sommaire pour se prémunir contre une éventuelle interruption d’approvisionnement d'armes françaises (les mortiers sont fabriqués avec de vieux pots d'échappement qui, après un an d'utilisation, sont refilés aux paysans pour leur autodéfense)... Sous la protection de l'armée, les membres de la secte pacifiste caodaïste compte un million et demi d'adhérents. Comme Victor Hugo l'a demandé aux fidèles le 20 avril 1930 à une heure du matin : 'Instruisez l'infidèle par toute méthode disponible'.
Mais l'été dernier une scission est survenue dans les rangs des caodaïstes : le Colonel Trinh Minh Thé, chef d'Etat major, s'est enterré avec 2 000 hommes (le premier signe de cette dissidence a peut-être tenu aux petits déjeuners au champagne qu'il accordait aux journalistes visiteurs). Le Général Thé - comme il se fait appeler maintenant en s'autopromouvant - déclare qu'il est autant l'ennemi des communistes que des Français, mais jusqu'ici ses exploits - comme l'assassinat du Général Chanson, un des meilleurs jeunes généraux français, ou l'installation d'explosifs à Saïgon - ont tous été dirigés contre ces derniers. Lors d"un déjeuner à Tay Minh, un colonel caodaïstes s'est plaint devant moi des difficultés que causait le Général Thé.
'Les Français veulent que nous le capturions, mais à l'évidence c'est impossible, dit-il.
- Pourquoi est-ce impossible ? ai-je demandé.
- Parce qu'il n'a attaqué aucun caodaïste.'
Voilà qui semble illustrer avec subtilité et précision la nature de l'alliance entre les caodaïstes et l'administration franco-vietnamienne. Depuis lors le QG du général Trinh Minh Thé a été attaqué mais, bien que sévèrement blessé, il s'est échappé."
Viminacium
On oublie souvent que la Serbie, sur laquelle j'ai écrit au début de ma carrière de sociologue il y a 20 ans, fut un grand centre de romanité. L'empereur Constantin et 17 autres empereurs y sont nés.
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Cette semaine encore on nous expliquait que des archéologues ont retrouvé récemment sur le site de Viminacium un "tintinnabulum" (carillon à vent magique) surmonté d'un phallus apotropaïque qui était à l'entrée d'une boutique. On trouve sur Gallica des compte rendus de recherches archéologiques à Viminacium, ex-capitale de la Mésie supérieure (en 85), depuis le XVIIIe siècle.
Dans la revue Comoedia du 22 avril 1931, je lis :
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"Une Vénus yougoslave résoudra-t-elle le problème de l'attitude de la Vénus de Milo ?
Un paysan yougoslave vient de découvrir dans le village de Kostolac, situé sur le Danube, aux environs de Pozarevac, cinq tombes romaines datant de l'époque où florissait la ville de Viminacium, dans laquelle les empereurs Caracalla et son frère Geta firent leurs études.
L'une de ces tombes contenait un sarcophage pesant près de cent kilos où furent retrouvés les ossements d'une fillette, une paire de boucles d'oreilles en or,des pierres noires et quelques objets de toilette.
Mais une trouvaille attire surtout l'attention des archéologues: c'est celle d'une petite Vénus en os sur laquelle on compte beaucoup pour résoudre le problème de l'attitude de la Vénus de Milo.
Un peu plus loin on a trouvé un monument funéraire pesant environ 2.000 kilogrammes, et richement orné de figurines, avec inscriptions disant que cette tombe est celle de Cornélius Rufus, édile de la ville autonome de Viminacium, qu'il a vécu 70 ans et que ce monument lui a été élevé par sa femme Ulpia Fufina et ses héritiers.
Le monument portait également le buste de ce magistrat, mais la tête manque.
On a également trouvé un très beau chapiteau de grandes dimensions.
Toutes ces pièces, qui sont d'un intérêt primordial, seront transportées au Musée national de Belgrade que dirige, on le sait, un savant éminent, le professeur Petkovitch"
Comoedia fait bien de préciser que Caracalla qui était né à Lyon en 188 y fit ses études. La fiche Wikipedia de cet empereur omet ce détail. A Viminacium stationnaient deux légions dont les symboles étaient le taureau et le lion qu'on retrouve aussi sur les monnaies frappées dans cette ville.
Au XVIe siècle un historien du Beaujolais, le chanoine Guillaume Paradin, racontait que l'empereur Probus (232-282), qui était pannonien, avait nommé une petite ville de Gaule (où il avait combattu Proculus *) juste en face du Mont d'Or près de Lyon à Rome du nom de Viminacium en hommage à la capitale de la Haute Mésie et fit de même près de Valence en Espagne. Paradin se réclame à ce sujet de l'autorité de Flavius Vopiscus de Syracuse. Il affirme que ces libéralités qui consistaient à autoriser les peuples à planter des vignes, et nommer des villages du nom de son terroir natal allaient de pair et constituaient des marques d'affection. Voilà un étrange téléscopage entre le Beaujolais et la Mésie supérieure...
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* "Après la mort de Proculus, on fit à Lyon une médaille où la tête de cet aventurier est attachée à un croc; au-dessus est le buste de Probus devant une Victoire; on y voit encore les lettres P. T. qui signifient sans doute Proculus tyrannus"
L'histoire des Mérovingiens
Il y a 6 ou 7 ans je me suis intéressé aux Mérovingiens sous l'angle ésotérique, et vous en trouverez une trace dans mon livre sur le complotisme protestant. Je recommande la petite interview ci-dessous de l'historienn Bruno Dumézil pour l'aspect (plus certain et plus tangible évidemment) de l'histoire de leurs institutions, du cadre social qu'ils ont fixé.
Théosophie, occultisme et caodaïsme au Sud-Vietnam
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En 2010, Jérémy Jammes, aujourd'hui professeur d'anthropologie et d'études asiatiques à l'IEP de Lyon, dans Thông thiên học ou la société théosophique au Sud du Vietnam s'était penché sur un sujet original : le rôle de la théosophie dans l'émergence du caodaïsme, mouvement politico-religieux de Cochinchine à la fin de l'époque coloniale française. Pour ce faire, il avait comparé des entretiens contemporains (auprès d’autres théosophes, d’adeptes Minh et caodaïstes vietnamiens) avec des documents scientifiques et confessionnels (théosophique, bouddhiste, Minh et caodaïste), tout en relevant que des archives théosophiques vietnamiennes expédiées en France par la Russie au début des années 2000 ne sont toujours pas disponibles.
Il y explique que dans le premier tiers du XXe siècle, le confucianisme et le bouddhisme ont perdu de leur autorité dans la société indochinoise. Dans ses Notes sur le caodaïsme du 1er janvier 1952 au 1er juin 1954 (Archives Nationales, Section d’Outre-Mer), le commandant Savani reprend les propos de ses prédécesseurs aux affaires politiques et administratives cochinchinoises, Lalaurette et Vilmont, qui mentionnent que « les ouvrages de Flammarion, Allan Kardec, Léon Denis et du colonel Olcott sont introduits en Indochine, lus, traduits et publiés ». Parallèlement se développe la Société Théosophique d'Helena Blavatsky se développait dans la région comme ailleurs et favorisait la réhabilitation d'un certain patrimoine culturel oriental. En Inde par exemple elle ouvre des écoles de pāli et de sanskrit, traduit et publie d’anciens textes indiens, forme des exégètes locaux, rédige un catéchisme bouddhiste, crée un Comité général des affaires bouddhiques, instaure la fête de Wesak (j'en avais parlé dans mon livre sur les médiums). Le colonel Olcott, théosophe américain, invente "l’étendard aux cinq couleurs brandi encore aujourd’hui par toutes les communautés affiliées au bouddhisme".
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Au Vietnam à partir de 1923, un mouvement de rénovation du bouddhisme se développe qui s’applique à ce que la pagode devienne un lieu de culte et de réunion, redéfinit les pratiques individuelles et le lien d’appartenance communautaire par l’élaboration d’une communauté religieuse homogène et unifiée qui laisse de plus en plus de place au rôle des femmes et des associations d’entraide internationale.
Dans les années 1920 Phạm Ngọc Đa (de son nom de plume Bạch Liên), directeur de collège dans la ville reculée de Châu Đốc, frontalière d’avec le Cambodge intègre la Société théosophique (ST) de France tandis que Georges Raymonde, employé à la Compagnie franco-asiatique des pétroles crée la branche théosophique dite « branche de Cochinchine », puis s'en retourne assez vite en France. Cette église théosophique va donner des conférences sur le bouddhisme. Elle recrute dans la petite et moyenne bourgeoisie coloniale (pharmaciens, professeurs etc.) français et indigènes.
En 1929, les théosophes cochinchinois reçoivent la visite de Mgr Charles Webster Leadbeater (1854-1934) qui passait pour "le plus grand voyant du monde. Il développa en particulier un système extraordinaire d’arbre généalogique des réincarnations des membres les plus connus de la ST, s’étendant sur des milliers d’années." Il donnera son nom à une branche de la ST à Saïgon.
Les théosophes sud-vietnamiens pâtiront de la répression de la franc-maçonnerie par le régime de Vichy qui identifie la ST à la FM (en réalité les deux sont souvent liées mais pas identiques), puis allaient renaitre de leurs cendres dans les années 1950 et même avoir des membres dans la haute administration du Sud-Vietnam, jusqu'à sa dissolution par le régime communiste en 1975.
A l'Ouest de la Cochinchine, région où vivent beaucoup d'ermites, en 1849 un paysan du delta du Mékong Đoàn Minh Huyên a atteint l'illumination et prend le titre de Phật Thầy Tây An, il annonce la venue d'un "roi éclairé". Au même moment en Inde A. Besant et l’ex-pasteur C.W. Leadbeater, voient en la personne d’un jeune indien, Jiddu Krishnamurti (1895-1986), fils de brahmane, un nouveau Messie. Ses textes sont traduits en Cochinchine. Dans une écriture vietnamiennes latinisée (et non plus des caractères chinois) les théosophes cochinchinois comme Phạm Ngọc Đa (ou Bạch Liên) réinterprètent à la lumière de la théosophie d’anciennes notions bouddhiques (Luân hồi ou Roue de la réincarnation, Quả báo ou Rétribution ou loi du karma, etc.), tout en introduisant les idées messianiques et le syncrétisme du récit initiatique de Krishnamurti. "De nouvelles méthodes d’apprentissage laïques de la méditation contemplative (tham thiền), écrit Jérémy Jammes, sont rendues accessibles lors de ces canaux de communication, réorganisant les rapports de maître à disciple qui prévalaient jusqu’alors sur ce thème. De même, les écrits théosophiques choisiront nettement le ton didactique et moralisateur, agissant parfois sur la peur des Enfers, pour enseigner « Le Chemin qui conduit aux maîtres de la sagesse »". Le rapport corps-esprit est indianisé et prend des couleurs scientifiques ("taux vibratoire", "corps éthérique" "corps astral" etc). "Le merveilleux scientifique constitue ainsi, ajoute-t-il, une composante cruciale de la ST, faisant de la science à partir de sujets mystiques ou religieux."
Elle procède aussi à une "laïcisation de la méditation" : "Jusque-là, une telle pratique ascétique était traditionnellement définie comme une affaire hasardeuse, dans laquelle le novice a constamment besoin d’être supervisé par un professeur expérimenté, gage de sérieux progrès et de sécurité, et ceci sur plus d’un an. À cette méditation « traditionnellement » transmise de façon informelle, d’un bonze à un autre, la large diffusion de la pratique de la méditation dans des traductions théosophiques a provoqué un énorme changement (... )Une fois les cours de méditation donnés (quotidiennement, de façon hebdomadaire ou lors de stages), dans des centres théosophiques ou chez les particuliers, les méditants repartent chez eux et pratiquent seuls, cherchant à « entrer en contemplation »".
Parallèlement à cette histoire de la théosophie vietnamienne, il y a celle du caodaïsme, qui s’est en partie nourrie de la première, au moins de la relecture qu'elle faisait du bouddhisme. Tout commence dans les années 1920 quand le fonctionnaire colonial Ngô Văn Chiêu (1878–1932) qui a été formé au spiritisme par un maître taoïste, canalise l'esprit de l'empereur Jade, grand maître du taoïsme - un phénomène qui s'inscrit dans un arrière-plan de pratiques spirites développées par des sociétés secrètes chinoises Minh au Vietnam depuis 300 ans à partir de techniques d'écriture automatique (voyez dans la Revue caodaïste de septembre 1930 le récit sur la conversion d'un entrepreneur qui à l'invitation d'un membre d'une secte Minh-Ly assiste à la manifestation d'un esprit qui lui révèle sa mission caodaïste). Jérémy Jammes revient dans Exploring Caodai Networks and Practices in France, paru en 2023 rappelle qu'en 1927, un jeune employé des douanes coloniales cochinchinois, Phạm Công Tắc est muté à Phnom Penh au Cambodge. On se méfie de lui car un an plus tôt il a été nommé chef des médiums spirites du clergé caodaïste, presque tout dans cette religion reposant sur l'invocation (sur ce côté très simplifié de cette religion, voyez cet article de l'Echo annamite du 8 mars 1929). L'esprit de Victor Hugo lui est apparu pour protéger la Mission étrangère du caodaïsme, et allait continuer à "parler" à la secte jusqu'aux années 50. Et il n'est pas le seul. Tac a aussi canalisé Jésus, Jeanne D'Arc, La Fontaine, Aristide Briand etc.
Le spirite Gabriel Gobron (1895-1941) fut appointé par un employé du musée de Phom Penh et bras droit de Tac Trần Quang Vinh comme porte parole du caodaïsme en France. En 1986 un temple caodaïste à été instauré à Alfortville puis à Vitry-sur-Seine.
Selon Jérémy Jammes il doit exister une diaspora de 15 000 ou 20 000 caodaïstes, dont quelques centaines en France, des descendants de boat people. Il brosse le portrait de la spirite Diệu Thê (1913–2000) fondatrice du temple d'Alfortville, entraînée dans le caodaïsme par ses parents à Saïgon dès le plus jeune âge, et qui, à Paris, reçut instruction de l' "esprit" d'une femme qu'elle avait connue à Strasbourg pour fonder ce temple. Elle chercha un lieu pendant des années et fut aussi encouragée par le politicien nationaliste caodaïste réfugié aux USA Đỗ Vạn Lý (1910–2008) qui rendit visite à la communauté à Paris. Jammes décrit ainsi les temples : "Le temple de Vitry a été fondé par par une commerçante, Nam, qui est une visionnaire. l'intérieur de la maison de Vitry recréait l'atmosphère d'un temple dans chaque salle, au décor abondant, une statuaire éclairée électroniquement au rez-de-chaussée et au premier étage, nombreux rideaux colorés, etc. Tandis que a statuaire d'Alfortville se veut minimale et limitée aux principales divinités du panthéon, une caractéristique remarquable de ce temple de Vitry était l'abondance d'icônes, provenant non seulement du panthéon Caodai mais aussi du religion populaire bouddhiste et vietnamienne"
La fondatrice du temple d'Alfortville avait en 1989 ramené du Vietnam un cơ bút, instrument de communication spirite comme le oui-ja mais en forme d'une corbeille à bec, qu'elle avait obtenu d'une autre médium là bas, dans un temple de Tay Ninh, mais que les adeptes s'accordent à ne pas utiliser car les conditions de pureté ne sont pas réunies. Le temple de Vitry lui utilise cet instrument.
Au Vietnam même il y aurait encore entre un et sept millions d'adeptes au Vietnam qui seraient attirés par les oracles sur cơ bút (voir le récit d'une séance par Germain Ross dans l'Ere nouvelle du 23 mars 1929). La branche de Ben Tre (ville de 140 000 habitants) fait exception. Elle a été fondée par un homme dont le fils fut communiste, ce qui a contribué à ce qu'elle ne soit pas trop persécutée. Mais surtout la bienveillance du régime à son regard est qu'elle a renoncé au cơ bút, le maître de cette branche régionale, Nguyen Ngoc Tuong ayant inventé sa propre technique de méditation pour sortir seul de son corps et entrer en contact avec les "immortels".
Cette religion caodaïste est peu connue, mais je crois qu'il est utile de se pencher sur son cas pour mieux comprendre l'ampleur sociale que peut prendre de nos jours la médiumnité.