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L'alchimie en Bohème
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En 2019, on pouvait lire dans la revue Talanta (journal international de chimie analytique pure et appliquée), que Gleb Zilberstein et le chimiste Pier Giorgio Righetti, ont découvert des quantités très importantes de métaux – notamment d’or, d’argent, de mercure et de plomb – dans les pages d’un manuscrit de Kepler relatif à la lune, catalogué sous le nom d’« Hipparque » aux archives de l’Académie des sciences de Russie. L'astronome danois au nez d'or (qui avait perdu son nez dans un duel pour défendre Pythagore) Tycho Brahe, décédé en 1601, l’avait fait venir à la cour de Rodolphe II en 1600, un an avant sa mort et l’aurai instruit dans cet art dans son laboratoire sur l’île de Ven. Lorsque le corps de Tycho Brahe a été exhumé en 2010, l’analyse d’échantillons de poils a révélé qu’ils contenaient des quantités d’or « jusqu’à 100 fois supérieures à celles d’une personne normale aujourd’hui » . Son observatoire était situé dans la ville de Benátky nad Jizerou ( Venise sur l'Iser, ex Benatek) près de Prague avant qu'en 1600 Rodolphe II ne l'oblige à s'installer au belvédère du chateau de Prague.
Le fait ne devrait surprendre personne : Prague était la capitale européenne de l'alchimie. On dit qu'à l'époque elle comptait 200 alchimistes.
Au même moment le roi de Pologne Sigismond III (1566-1632) avait pour alchimiste Michał Sędziwój (Michael Sendivogius) qui était en lien avec Edward Kelley l'alchimiste de Rodolphe II. Il fit d'ailleurs des allers-retours Cracovie-Prague en partie pour des missions de renseignement.
En 1604 Sendivogius reçut de l'écossais Alexandre Sethon qu'il avait aidé à fuir les geôles de l'électeur de Saxe Christian II Wettin (comme Kelley avait été prisonnier de Rodolphe II) et obtint de lui une once de pierre philosophale qui lui permit de réaliser une belle transformation devant Sigismond III. "Je pourrais, écrit-il dans son traité "Cosmopolite" traduit en français, rapporter plusieurs auteurs renommés pour témoins incontestables de la certitude de cette Science. Mais les choses que vous voyons sensiblement et dont nous sommes convaincus par notre propre expérience, n'ont pas besoin d'autres preuves. Il n'y a pas longtemps, et j' en parle comme savant, que plusieurs personnes de grande et petite condition , ont vu cette Diane toute nue." Selon la revue Eon qui le republia en 1925 ce traité avait Alexandre Sethon comme auteur véritable. Voir le portrait de Séthon ici.
La même année 1604 paraissaient à Prague les douze traités de Seindivogius "sur la pierre du Saga" qui allaient nourrir le courant rosicrucien (en 1616 quelques écrits rosicrusiens étaient vendus à Prague pour 16 000 thalers, et en 1641 en Bohème deux rose-croix qui avaient fait connaître leurs richesses sont mis à la torture jusqu'à en mourir pour arracher leurs secrets).
Sendivogius condamnait l'utilisation de l'or qu'il jugeait être une matière morte comme tous les autres métaux pour la recherche de la pierre philosophale. Lui-même eut assez vite de nombreux ennuis comme Sethon avant lui.
Revenons à Kepler, protestant, fils naturel d'un jésuite et d'une herboriste qui fut poursuivie pour sorcellerie (il la défendit en justice). La journaliste cinéaste Henriette Chardak, fille et petite fille d'inventeurs, racontait en 2004 à Radio Ici et Maintenant comment elle en est venue à travailler sur lui. Un 1er avril, elle était chez un ami musicien pour une musique de film et elle regarda la pleine lune, et découvrit ses lacunes sur les astres. Elle a travaillé sur lui à partir de 1983. Pour elle Kepler est à la fois un génie, un clown, un prophète et un homme bon, bon mari, bon père (ce qui est rare chez les savants).
"Tout est incertain ici, Tycho est un homme avec lequel on ne peut pas vivre sans être sans cesse exposé à de cruelles insultes. La solde est brillante, mais les caisses sont vides, et on ne paie pas. " écrivait-il en 1600 à Prague. Joshua et Ann-Lee Gilder ont accusé Kepler d'avoir empoisonné accidentellement ou volontairement Tycho avec du mercure. Owen Gingrich, professeur émérite d'astronomie à Harvard l'a démenti. Peter Andersen de la fac de Strasbourg pense que le criminel fut Eric Brahe, cousin de Tycho et diplomate suédois au service du Danemark (qui lui disait en public "tu es bâtard comme ton dieu et maître Pythagore"). pour se venger de la relation de Tycho avec sa mère. On dit que la mort de Tycho Brahe inspira l'Hamlet de Shakespeare.
H. Chardak pense que Brahe se méfiait de Kepler parce qu'il avait été toute sa vie spolié (c'est pourquoi sur son lit de mort il suppliait Kepler de ne faire en sorte qu'il n'ait pas vécu en vain).
Tycho Brache faisait des horoscopes pour se détendre. Kepler aussi sans trop y croire. A la veille de son mariage Kepler a fait son horoscope en y projetant sa personnalité. Astrologie et alchimie vont généralement de pair.
Pour ma part je suis très réservé à l'égard de l'un et l'autre art;
Le néo-platonisme kabbaliste anglais à l'époque de Leibniz
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Revenons d'un mot sur les interlocuteurs kabbalistes et néo-platoniciens de Leibniz. Celui-ci dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain évoque rapidement "ceux qui ont logé vie et perception en toutes choses comme Cardan, Campanella, et mieux qu'eux feu Mme la comtesse de Connaway platonicienne, et notre ami feu M. François Mercure van Helmont (quoique d'ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henri Morus" pour leur opposer "comment les lois de la nature ( dont une bonne partie était ignorée avant ce système) ont leur origine des principes supérieurs à la matière, en quoi les auteurs spiritualisants que je viens de nommer avaient manqué avec leurs archées" pour conclure que les animaux ont une âme immortelle (ce qui fait échapper aux craintes de la métempsychose
Jérôme Cardan (1501-1576), de Pavie, médecin, mathématicien et philosophe, dont les doctrines sont un mélange d'illuminisme et de matérialisme.
Campanella (1568-1639) était dominicain. Adversaire d'Aristote, auteur d'une célèbre utopie communiste réfugié en France.
"Van Helmont (François Mercure) (1618-1699), fils de J.-B. van Helmont, célèbre alchimiste. Comme son père, il admettait des archées, espèces d'âmes vitales pénétrant le corps entier et y accomplissant les fonctions de nutrition, de digestion, etc." (écrira un annotateur du XIXe siècle)
Henri Morus (ou More) (16141687), théologien et philosophe de l'école de Cudworth, mais avec un mélange de mysticisme. Il croyait aussi aux archées.
En notre siècle Tristan Dagron, directeur de recherche au CNRS, dans Toland et Leibniz (2009), apporte un éclairage intéressant sur le rapport de Leibniz à la Kabbale, en rappelant que, si Leibniz réfutait sa dette à l'égard de la kabbale (et à la manière dont autour d'elle se pose la question de la divisibilité de la substance), le philosophe irlandais John Toland (1670-1722), lui, l'y ramenait, et que ce n'était pas complètement infondé car Leibniz lui-même "face à ses interlocuteurs anglais, se réfère très fréquemment au platonisme anglais, et surtout aux Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae d’Anne Conway qui propose un système largement inspiré des traductions de Knorr".
En 1677-1678 a lieu la publication des traductions latines par Christian Knorr von Rosenroth de textes issus de la tradition juive, d’extraits du Zohar et des plus récents développements de la Cabale de l’école d’Isaac Louria.
En 1662 Henry More (Henri Morus) avait publié les Conjectura Cabbalistica dans laquelle il cherchait à montrer à partir de la Kabbale (conçue comme étant la tradition mosaïque) comment la leçon du mécanisme cartésien ne saurait entrer en contradiction avec le platonisme qui pose la nécessité d’un plus haut principe, l’esprit pour « dresser un rempart exotérique ou une fortification extérieure autour de la théologie ». De cette kabbale il prétendait faire une lecture rationnelle, sans inspiration surnaturelle. Elle est pour lui convergente avec la tradition philosophique héritée d'Egypte via Pythagore et Platon, notamment sur la numérologie. L'une et l'autre sont pour More des piliers solides de la modernité qui d'ailleurs avaient anticipé sur l'héliocentrisme et le mécanisme.
En découvrant la traduction du Zohar et de Louria par Knorr von Rosenroth, More tombe sur un immanentisme qui fait de Dieu « l’essence de toutes choses » et nie par conséquent la possibilité de la création, au risque de faire de Dieu et des anges des êtres matériels. Pour s'y opposer, il propose un exposé de l’arbre séfirotique qui écarte le modèle émanatiste. Seules les trois premières Sefiroth signifient des déterminations immanentes au divin, la trinité chrétienne et platonicienne : Kether, ou la Couronne est ainsi le « symbole de l’unité » qui correspond à la "première hypostase de la triade platonicienne". Hochmah, ou la Sagesse est interprétée comme le nous, la sophia ou le logos, correspondant à la « seconde hypostase de la trinité chrétienne », mais aussi de la « triade platonicienne ».Binah, ou la Prudence, et en tant qu’elle est constituée par la relation entre les deux premières hypostases, désigne « l’ardeur pure, immuable et infinie de l’amour divin, née de la perception de la perfection divine » : il s’agit ainsi de la psyché platonicienne, à laquelle répond l’Esprit saint des chrétiens. Les sept Sefiroth suivantes correspondent, elles, à des « émanations » en tant qu’elle se rapportent essentiellement aux réalités créées.
L’unique substance est l’esprit (« Quicquid vero est, spiritum esse », § 5). Cet esprit est « incréé, éternel, intellectuel, sensible, vital, se mouvant par soi-même et existant nécessairement par soi » (§ 6). Cet esprit est alors « l’essence divine » elle-même (§ 7), qui seule « peut exister par soi » (§ 8). Par conséquent, si tout est engendré de cette essence divine, de la division actuelle que l’on découvre dans les choses s’ensuit la divisibilité de l’essence divine elle-même. De l’essence divine se déduisent donc une infinité de « particules singulières » qui peuvent s’étendre et avoir de l’extension (§ 10), mais aussi se contracter ou se comprimer (§ 11). La contraction de ces particules constitue « le monde dit matériel ». Or puisque l’esprit est la substance unique, ce monde sera composé « d’esprits divisés ou de particules de l’essence divine contractées ou comprimées en monade ou points physiques »
Cet état de contraction correspond au « sommeil » de ces particules divines, et leur expansion, à « l’état de veille » (§ 13), suivant une terminologie que More emprunte aux textes traduits par Knorr. Il existe en outre différents états de veille, qui correspondent aux différentes facultés ou fonctions de l’âme (l’état végétatif, sensitif ou rationnel), et dans ces états de veille, s’étendant en orbes de dimension et de vertu presque infinies, les particules divines ou les esprits particuliers peuvent fabriquer ce monde et ses parties. De l’unité substantielle de toutes choses, note Dagron, s’ensuit que les espèces peuvent se convertir les unes dans les autres, et que l’esprit qui était de la poussière de marbre peut se transformer en plante, puis de plante en bête, de bête en homme, d’homme en ange et d’ange en un Dieu créateur d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel (§ 15). Autrement dit, l’essence divine actuellement divisée en esprits sera tout entière dans chaque partie, qui, du fait de sa puissance et de sa faculté d’extension, pourra devenir elle-même une divinité créatrice, réellement distincte et séparée des autres (§ 16). La doctrine de l’unité de la substance conduit ainsi à poser une pluralité réelle de dieux. Conséquence absurde à laquelle échappe la doctrine de la création ex nihilo.
On est là dans des discussions typiquement internes au platonisme sur les conséquences de la théorie des émanations de l'être.
A partir de 1671, le cercle de Lady Conway (celle que Leibniz appelle par erreur Connaway) s'ouvre aux Quakers sous l'influence de François Mercure Van Helmont.
La Kabbala denudata, à la suite de la Confutatio de More, comprend un bref Dialogue apologétique entre le Compilator (Knorr) et un « Cabaliste cathéchumène » (vraisemblablement Van Helmont). Le cabaliste y critique alors la définition « formelle » de la création comme production ex nihilo. Dieu est cause du monde comme le soleil de ses rayons. Toutes les Sefiroth sont ici conçues comme des relatifs ou des « genres » métaphysiques qui expriment la relation du créateur avec l’ordre du créé.
Dans la seconde moitié des années 1670 Anne Conway écrira les Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae que Van Hermont publiera à titre posthume en 1690 qui spécule sur la rétractation de Dieu dans le mouvement de création dans laquelle prend place le Messie (ou l'Adam Kadmon), première créature émanée de l'infini, comme Verbe. La médiation du Christ présent en toutes choses est immanente est une doctrine solidaire de la théologie quaker (un point très important à mon avis pour comprendre le Christ cosmique du New Age).
Si les créatures émanent de leur principe, avançait Henry More, elles seront de même nature ou substance que leur créateur et il s’ensuivra que l’essence divine elle-même sera divisible et identique aux réalités corporelles ainsi produites, de sorte que l’on aurait un Dieu « transformé en argile et en pierre ». Mais s'il y a la médiation du Verbe comme idée de Dieu, répond Van Hermont, il peut se diviser sans atteindre l'unité de Dieu. Ann Conway renvoie à Actes 17:29, la source de l'humanité en Christ primogenitus fonde la fraternité humaine et la philanthropie quaker. Tous sont fils de ce premier né de Dieu. Les natures créées peuvent « dégénérer » de cet état de perfection originel, dans lequel toutes sont d’une même espèce. C’est cette possibilité qui fait la différence entre l’esprit médiateur, l’idée de Dieu, et la multiplicité des esprits engendrés par elle et nous pouvons cependant revenir à la filiation première après la déchéance par voir d'adoption en ressemblant au Christ. Le modèle est le Parménide platonicien, au moins tel que Ficin l’expose dans son commentaire, que la comtesse de Connway récupère à travers le travail de platonisation de la kabbale de Louria opérée par Abraham Cohen Herrera.
Je ne développerai pas ici les implications de ces problèmes sur la question de la divisibilité ultime de la matière (problème auquel Kant mettra un point final). Mon propos était seulement de montrer cette face cachée (ésotérique et théologique) de la philosophie européenne du XVIIe siècle que la philosophie de nos cours de Terminale ont eu trop tendance à faire passer à la trappe.
Quand Leibniz voulait que la France conquière l'Egypte
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De Leibniz on retient les monades - j'étudiais ça à 17 ans quand je préparais le concours général de philo -, à la rigueur le "pli" en souvenir de Deleuze. Et puis on découvre d'autres aspects étonnants du personnage. Par exemple en 1907 Baruzi - qui n'avait que 26 ans et n'était pas encore professeur au collège de France - s'est intéressé au fait que "Leibniz fut hanté par l'Orient. Constamment il fut soucieux de l'atteindre, de le pénétrer, et comme d'y transporter l'Europe. Le projet de conquête de l'Egypte, les plans proposés à Pierre le Grand, les encouragements donnés aux missions des Jésuites, formulent diversement un rêve identique".
L'idée de la conquête de l'Egypte lui serait venue par hasard d'après son propre récit. Il avait 21 ans, mais était déjà entré à l'université (à Leipzig) sept ans plus tôt ! Secrétaire de la confrérie des Rose-Croix, il rencontre un diplomate alchimiste, Johann-Christian von Boineburg à Nuremberg en 1667, conseiller de l'électeur de Mayence, et se rend en Bavière. Il rêve alors à l'unité du Saint Empire (à laquelle, note Baruzi, Sully ministre d'Henri IV exhortait aussi en tant que Français au nom du souvenir de Charlemagne contre les Habsbourg), et ne voit l'unité de l'Europe ne se réaliser que par le colonialisme (à l'Angleterre l'Amérique du Nord, à l'Espagne celle du Sud, à la Hollande l'Inde, à la Suède et la Pologne la Sibérie et la Crimée, à la France l'Afrique et l'Egypte) .
Il fera ensuite de la conquête de l'Egypte un projet germanique, mais toujours dans l'idée de réaliser un empire chrétiens sur toute la Terre. Il s'agit ainsi de toucher l'empire turc au coeur et d'ouvrir une route vers la Chine (grande terre de découvertes passionnantes pour Leibniz jusque dans les années 1700), ce qui devait assurer un primat naturel à la France sur les autres puissances d'Europe, le but final étant, précise Baruzi, l'unification de l'humanité dans la religion chrétienne. Et le but est de vaincre en la Turquie une puissance qui n'aime pas l'homme et fait régner la peur, et voir dans Louis XIV et dans l'Egypte des monades de l'amour chrétien unificateur, pour que la vie terrestre reflète la vie céleste.
Quand Louis XIV attaquera le Luxembourg et l'Alsace plutôt que les Turcs, Leibniz, admirateur de Frédéric Von Spee en qui il voyait un "confesseur des sorciers" va reporter à partir de 1672 ses espoirs sur les Jésuites qu'il a probablement rencontrés à Paris par l'entremise de Père La Chaise. Il voit en eux une arme contre le cartésianisme qui par ses abstractions coupe l'homme de la créativité et de Dieu. Il les idéalisera eux-aussi comme vecteurs d'un amour universel (du fait de leur tolérance envers le paganisme). C'est là un projet adossé à son amour des langues illustré aussi par sa tentative de réunir toutes les versions du Pater Noster dans les langues vulgaires du monde entier pour définir à son tour une prière universelle qu'il exposa d'ailleurs aux jansénistes.
Je crois qu'on est en présence ici du projet typique d'unification religieuse du monde qu'on allait aussi retrouver ensuite dans la franc-maçonnerie. Et cela va avec le côté alchimiste qui est une science ésotérique très inspirée par les théories de l'amour universel.
"Leibniz s'est occupé d'alchimie dès sa jeunesse, notait l'abbé Piat en 1915 ; et plus tard, il n'a jamais cessé de consacrer à ce genre d'études une partie de son temps.
L'alchimie lui a toujours apparu comme une mine infiniment féconde. Il appartient aux alchimistes de « pénétrer jusqu'à la nature intime des choses- ». « Grâce à leur [double] procédé d'analyse et de synthèse, ils produisent déjà un certain nombre de corps nouveaux. » Ces succès ne sont que l'humble commencement d'une suite illimitée de victoires. La nature est un grand art; et cet art, l'alchimie finira peu à peu par le découvrir tout entier. Dans le « four » de quelque « Dédale » ou de quelque « Vulcain », s'élaboreront un jour les mêmes pierres que nos outils arrachent maintenant des ténèbres du sol. Il est vrai que les alchimistes ont encore une langue mystérieuse. Mais rien ne semble plus naturel; c'est presque toujours dans une demi-clarté que l'esprit humain fait ses découvertes les plus fécondes : la pleine lumière ne se produit quo dans la suite et par degrés, comme celle du soleil levant. C'est surtout de la chimie que dépend le progrès des sciences de la nature, et parce qu'elle représente une application directe de la combinatoire. Du même coup, c'est de la chimie que relèvent au premier chef les connaissances métaphysiques. « On ne saurait rien dire de si splendide sur l'excellence de cet art, que je n'applaudisse de tout coeur"'.
Leibniz avait d'ailleurs intégré les rose-croix pour comprendre mieux cet art qui n'était pas encore séparé clairement de la chimie.
"La « théorie du mouvement concret », explique encore l'abbé Piat, est elle-même chargée de termes, de formules et de notions qui lui viennent tout droit des alchimistes; et l'on voit, à la lecture, qu'il tient à rester d'accord avec ces vieux pionniers du savoir, qu'il n'y tient guère moins qu'à marcher en compagnie de Descartes, de Hobbes ou de Bayle. On retrouve le même langage et la même préoccupation dans la lettre qu'il adresse au duc Jean Frédéric le 21 mai 1671 : ces quelques pages sont également bondées d'alchimismes, et à ce point qu'on ne laisse pas d'en avoir une certaine surprise.
Leibniz suit avec une attention toute particulière les élucubrations de Franz Mercure van Helmont, l'auteur du Seder olam. Il les recueille, les commente, les critique, les rejette ou les intègre à sa pensée : les notes do ce genre comprennent plus de quarante folios inédits. L'entrevue de Leibniz et de van Helmont, qui eut lieu dans le courant de mars 1690 en présence de la duchesse Sophie nous a laissé un échantillon de ce libéral et sympathique examen que le philosophe faisait subir à l'alchimiste".
Le kabbaliste Van Helmont était un quaker, qui se vêtissait d'un drap brun. On l'aurait plutôt pris pour un artisan que pour un baron. Leibniz écrira à Placius qu'il n'aimait pas son kabbalisme un peu obscur (et ses thèses sur l'identité de Jésus et Adam, sur les deux filles d'Adam et Eve) et Emile Thouverez, prof à la faculté de Toulouse dira en 1910 que la notion de monade de Leibniz vint davantage de Giordano Bruno que de Van Hemont.
L'action des planètes sur les métaux
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Dans cette émission (en 39ème minute) " Rencontre avec l’insolite" sur le Graal et le Mont Saint-Michel, Jean Phaure et Philippe Lavenu expliquent que l'anthroposophe Lili Kolisko (1889-1976), en 1926, alors qu'elle travaillait au Biological Institute du Goetheanum en Suisse parvint à démontrer scientifiquement (avec un critère de reproductibilité de l'expérience), l'influence des planètes sur les métaux dont elles ont, selon la tradition astrologique et alchimique, la tutelle.
Elle aurait pris des sels métalliques, pulvérisés dans une éprouvette, dilués dans de l'eau distillée. Puisque Saturne régit le plomb, elle observé le nitrate de plomb dans son tube à essai au moment où la planète Saturne était occultée par la Lune. Elle a constaté à ce moment là que la couleur qu'on obtenait avec du papier filtrant devenait de plus en plus clair et que le nitrate ne reprenait sa couleur initiale sombre lorsque Saturne n'était plus cachée par la Lune.
Elle a refait le même constat (minute 45) lors d'autres occultations de Saturne (ce qui apportait une garantie de reproductibilité de l'expérience). Elle a fait la même expérience avec le chlorure d'or pendant les éclipses du soleil (titulaire de l'or), et avec le chlorure d'étain pour une occultation de Jupiter par la Lune.
Le New Age appliqué au Graal
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La mouvance New Age absorbe toutes les traditions, et les repeint aux couleurs de son imaginaire et de son vocabulaire.
Une illustration : Philippe Weber. Initié chez les Amérindiens, intéressé par les "crop circles" néphilimesques, il voue un culte à Merlin l'Enchanteur qu'il considère comme un "maître ascensionné" qui lui parle, mesure les énergies des lieux comme les chercheurs en architecture sacrée, prône une spiritualité amorale (sans bien ni mal) et vante les mérites d'une chapelle "chargé en énergies" apparemment non reconnue par l'Eglise dans la forêt de Brocéliande (l'abbé Gillard son rénovateur qui l'a décorée de symboles ésotériques dont un étrange cerf paré d'une croix inversée qu'on peut estimer satanique est vite tombé en disgrâce), qu'il compare à la fameuse (et sinistre) église de Rennes-le-Château. Dans la vidéo ci-dessous (interview sur Nurea TV 16 janvier 2018), il raconte aussi une expérience étrange qu'il a eue avec une chouette blanche qui serait une matérialisation de Merlin (ou de toute autre entité...).
Sur la notion de passeurs d'âmes dans le langage des "thérapeutes"
J'ai raconté dans mon livre "Les Médiums" la première canalisation qui fut faite pour moi le 1er décembre 2014 au nom d'une entité qui se faisait appeler Isis et qui disait :
« Nous te connaissons. Nous savons que tu as été guérisseur, homme médecine, car tu as été égyptien. Tu as suivi les âmes. Tu as su aider les âmes également. Tu as mis ta médecine au service du peuple. Tu as le droit maintenant, dans ce siècle, de rééditer cette expérience merveilleuse qu’est la médecine. Elle peut-être apportée, à travers le monde végétal, animal et minéral. En tant que médecin égyptien, tu as su pratiquer des médecines dites ésotériques, ce qui t’a valu la foudre du roi. Maintenant ton âme est prête à accueillir cet enseignement qui est cristallisé dans ton âme et ton ADN. Continue tes recherches dans ce domaine pour que tu puisses communiquer avec ton âme. Lâche prise sur le quotidien – aide toi de la méditation. Cristallise ce qui se trouve au niveau de ton plexus solaire. Tu as cette capacité d’appeler les défunts, d’être en communication avec eux. Tu es ce qu’on appelle un passeur d’âmes. Cette capacité aide les âmes à passer sur leur plan originel quand *est déplacé son terme* mais aussi à ce que tu puisses être une passerelle entre le monde invisible et le monde visible. Accepte cette capacité qui est omniprésente en toi, d’où ta dualité. »
Après ma conversion catholique en 2015, je n'ai plus attaché trop d'importance à ce "channelling", y voyant plutôt une sorte d'incitation au spiritisme qui ne me paraissait pas du tout saine. Cependant mon travail sociologique sur les médiums me poussait à continuer d'écouter de temps en temps les "praticiens" de la médiumnité qui continuaient à parler le langage du New Age, je me souviens avoir entendu Stéphane Allix de l'INREES (un institut qui boycotte largement mes travaux, mais c'est normal, vu leurs présupposés dogmatiques), dire que beaucoup de gens étaient assez embarrassés par le fait qu'on leur avait dit qu'ils étaient passeurs d'âmes sans savoir quoi en faire.
Au fil du temps depuis huit ans, j'ai appris à faire un peu le "tri" entre le bon et le mauvais rapport aux morts, à travers le témoignage de Saint Augustin ou les phénomènes concernant le Padre Pio notamment. Et, comme une conversion n'empêche pas de continuer à tenter de se connaître soi-même (même si c'est désormais par l'intermédiaire de Dieu et de ses révélations), je me suis interrogé sur les moments de ma vie où j'ai pu aider des gens au seuil de la mort, ou recevoir "quelque chose" de personnes défuntes (ne serait-ce que sous forme de synchronicités), ce qui ne va pas forcément à l'encontre des dogmes sur l'existence de l'Enfer, du Paradis et du Purgatoire (lequel n'est d'ailleurs pas forcément un lieu). Et j'ai aussi pu continuer à examiner (avec si posisble du discernement bien sûr) ce que j'avais ou non comme don dans les mains, dans le plexus solaire etc,, à travers des rencontres qui m'incitaient à le faire (y compris des rencontres dangereuses d'ailleurs car tout cela n'est pas un long fleuve tranquille).
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Hier j'écoutais cette interview de cette dame, Valérie, ancienne élève d'école de commerce qui a grandi dans le catholicisme (le catéchisme jusqu'à 18 ans), a travaillé dans la com', l'audit financier et la RH, avant de s'initier aux mondes subtils par la radiesthésie (elle raconte ici comment dans ce cadre elle a découvert à la suite d'un de ses rêves qu'elle avait pu aider un de ses camarades de formation dont le frère était décédé récemment), puis a choisi une voie de "coach thérapeute" en cochant de nombreuses cases de l'ésotérisme et des pratiques à la mode dans le New Age (même si elles ne sont pas exclusivement New Age) : qi qong, yoga Iyengar, kundalini yoga, PNL, géométrie sacrée, sophrologie, chromothérapie, sonologie etc (elle fait aussi référence à l'alchimie, mais je suppose sur un plan seulement métaphorique).
Je trouve intéressante la manière dont elle définit ce que peut être une fonction de "passeur d'âmes" ici bas, indépendamment du rapport aux défunts, dans le sens d'aider les gens à franchir des caps (et je crois que même la guérison physique des personnes est principalement une façon parmi d'autres de leur permettre de franchir des caps, de passer à d'autres phases de leur vie). La manière dont elle esquisse, semble-t-il sur une base empirique, un profil-type du passeur d'âmes comme une personne qui a vocation à fédérer les gens, les mettre en réseau, et quelqu'un qui a beaucoup de dons, mais peut avoir peur de ces dons, ou les utiliser de façon maladroite et avoir tendance à se mettre beaucoup en retrait est aussi instructive. Et il est aussi très bon qu'elle mettre en garde les gens attirés par cela contre la tentation qu'ils peuvent avoir de se sentir "obligés" de devoir sauver, voire même aider les autres, et que cette polarisation sur un mot "vous êtes un passeur d'âmes", n'entrave en fait leur réalisation spirituelle, ce qui diminue leurs aptitudes à agir sur d'autres plans, voire sur tous les plans.
Cependant j'ai le sentiment qu'elle ne tient pas correctement l'équilibre entre le divin et le terrestre. Précisément parce qu'elle pense la problématique à partir d'une vocabulaire issu d'un mélange de théosophie, de bouddhisme etc, qui fait l'impasse sur 2 000 ans de Révélation qui ont forgé l'Europe. Simplement "parce qu'on serait passé à l'Ere du Verseau", elle "zappe" ce que précisément cette Révélation apporte de plus puissant à l'âme que ce bricolage païen antique sur la numérologie, la géométrie sacrée ou que sais-je encore. Bref, l'héritage spirituel est insuffisant. Bien sûr, le travers inverse qui consiste à abdiquer ses dons en se noyant dans la régurgitation des textes sacrés ou la récitation incessantes de prières vides n'est pas non plus recommandable et se révèle totalement stérile. C'est un excès opposé. Mais dans son cas, c'est son enlisement dans les catégories du Nouvel Age qui me paraît problématique.
Le thème du Temple de Salomon dans l'Angleterre du XVIIe siècle
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Je lis Frances A. Yates et MK Shuchard sur l'Angleterre du milieu du XVIIe siècle. Dans Rosicrucians, Yates explique le penchant des puritains anglais pour la kabbale. Après la défaite de Cromwell, la royauté s'appuya sur la Royal Society, fondée en 1662, qui comptait une composante maçonnique centrale consacrée à l'étude des sciences et à la magie. Elle défendait l'idée d'une harmonie sociale copiée sur la nature. Pour elle Dieu devient une sorte de monarque constitutionnel. Dès 1662, selon Marsha Keith Schuchard, Samuel Butler dénonça l'utilisation de la science juive par la Royal Society. L'astrologue néoplatonicien John Heydon qui avait l'oreille du roi pensait pouvoir reconstruire le Saint des Saints du temple de Salomon par la méditation sur les noms de Dieu. Le philosophe Kenelm Digby pensait que cette pensée sur le temple protègerait de l'athéisme naissant par exemple chez Hobbes. Et Christopher Wren construisait Saint Paul en lien avec le rabbin Jacob Judah Leon qui avait construit une maquette du Temple de Salomon modèle de la synagogue d'Amsterdam. Mais la publication de la Philosophia Naturalis, Principia Mathematica de Newton en 1687 discrédita la numérologie kabbaliste et bannissait les esprits de l'univers au profit d'une gravité magique. La kabbale n'allait plus se retrouver que dans la franc-maçonnerie, arme des whigs britanniques pour la dé-catholicisation de la France et du reste de l'Europe.
Pour mémoire Yates explique par ailleurs dans Science et Tradition herméneutique (et ce n'est pas sans importance pour notre problématique à la Simone Weil sur l'action de l'Esprit saint avant l'Incarnation) que la foi en la magie (qui à la Renaissance avait libéré une confiance en l'action humaine sur le monde) s'était nourrie de l'illusion de Marsile Ficin selon laquelle les Hermetica avaient eu la prémonition de l'Incarnation, alors qu'Isaac Casaubon en 1614 allait détruire cette croyance. Mais la dette à l'égard de la magie est restée tenace. Newton, rappelle Yates (p. 67), "en découvrant la loi de la gravitation et le système du monde qui lui est associé, croyait redécouvrir une vérité ancienne, déjà connue de Pythagore et cachée dans le mythe d'Apollon et de sa lyre à sept cordes". Newton passait plus de temps à étudier l'alchimie (à travers le rosicrucien Michael Maier) que les mathématiques, tout en appliquant à la première des règles de calcul rigoureuses. Et, il passa beaucoup de temps à travailler sur les proportions du Temple de Salomon, dont on disait à la Renaissance qu'il permettait de comprendre le plan divin de l'univers.
Shuchard a aussi un peu plus développé cette thématique du Temple de Salomon dans l'Angleterre du XVIIe siècle dans un article de 2019, intitulé Jacobite Jews and Faux Jacobite Jews: Some Masonic Puzzles.
En décembre 1583, le protestant Jacques VI, Stuart roi d'Ecosse, nomma William Schaw, un catholique et politique modéré, maître des travaux royaux, et s'attela avec lui aux affaires architecturales, politiques et diplomatiques. Jacques et Schaw étudiaient la poésie de Guillaume de Salluste, sieur du Bartas , un protestant français, qui a inclus des thèmes salomoniens et des termes techniques de la maçonnerie opérative dans son œuvre importante pour le mysticisme architectural, Les Semaines. Du Bartas avait travaillé en étroite collaboration avec des maçons, auprès desquels il a appris les traditions salomoniennes du Compagnonnage français. Il avait instillé dans sa poésie une profusion de détails sur le métier de tailleur de pierre et la formation d'architecte.
En 1587, Jacques invita Du Bartas en Écosse, où ils se traduisirent mutuellement et échangèrent des idées sur Dieu l'architecte. Quand Du Bartas fut rentré en France, il loua Jacques comme l'incarnation du grand rois juif ("le Scott'sh, ou plutôt le David hébreu"). L'identification de Jacques comme Salomon culmina en 1594, avec le baptême de son fils Henry et la reconstruction de la chapelle royale de Stirling sur le modèle du Temple de Jérusalem, avec l'aide des maçons opératifs, une cérémonie qui fut cependant très critiquée par les Presbytériens. Il transporta ensuite ce savoir maçonnique à la cour de Londres.
En 1631, son fils et successeur Charles, lui aussi maçon, accéda à la demande des maçons de Perth de financer la reconstruction du grand pont à onze arches sur la rivière Tay, qui avait été détruite par une inondation dix ans plus tôt. En prévision de la visite prévue du roi à Perth pour voir le projet de pont, le poète Henry Adamson composait un long poème sur le thème de l'architecture qui liait la construction à la réconciliation espérée entre l'Ecosse et l'Angleterre. Il y révélait également le lien croissant entre la franc-maçonnerie écossaise et le rosicrucianisme. Son architecte Inigo Jones (qui a d'ailleurs écrit sur Stonehenge, il faudra que je regarde cela à l'occasion) s'inspirait de la kabbale et de l'architecture jésuite de l'Escorial à Madrid.
Face à Cromwell, Cromwell, Charles s'assura le soutien des Juifs d'Amsterdam par l'intermédiaire de sa femme française versée dans l'ésotérisme qui était par ailleurs une fille de Marie de Médicis. En lisant cet article on comprend que le rabbin Judah Leon avait construit sa maquette pour contrer les thèses du jésuite espagnol Juan Baptista Villalpando, dont l'interprétation anachronique "sur-spiritualisait" le temple en le retirant de l'histoire juive. Après la décapitation de Charles,son fils Charles II exilé en France travaillait avec le réseau maçonnique écossais de Moray pour obtenir le soutien et le financement juifs pour sa restauration à "Jérusalem", ainsi qu'il appelait la Grande-Bretagne. Si Cromwell acceptait la banque juive à Londres, il gardait un agenda de conversion des Juifs que ceux-ci n'acceptaient pas, et ils lui préféraient donc les Stuarts. Après sa restauration, Jacques II fut tolérant envers les Juifs. Il obtint le soutien des partisans de Sabbatai Levi en 1665. La tolérance fut maintenue par son frère Charles II, converti au catholicisme, mais provisoirement abrogée par les protestants orangistes sous Guillaume III, ce qui allait aboutir à des luttes de factions dans la franc-maçonnerie britannique.
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Il s'agit là d'un aspect peu connu de l'histoire européenne, à penser aussi avec ce que j'ai écrit il y a presque un an sur l'architecture secrète, néphilimesque, ou non, que j'avais découverte en 2014 à la Sainte-Baume, et plus récemment sur Louis Charpentier et sur Raoul Vergez. On retombe aussi sur certains thèmes de Barbara Aho (cf mon livre) concernant les savoirs architecturaux des jésuites qui seraient peut-être à creuser.
L'Heptaméron et Marie-Madeleine
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Dans notre précédent billet sur Marguerite de Navarre et Ste Marie-Magdeleine, nous avons un peu laissé en suspens la question de savoir si l'Heptaméron était un recueil de nouvelles codées, et celle, plus spécifique, de savoir si la 32 ème nouvelle, dans laquelle une jeune et belle femme adultère en Allemagne est forcée par son mari de boire dans le crâne de son amant assassiné par ce dernier et d'avoir les os de ce dernier dans son armoire. parlait de la sainte pénitente d'un bout à l'autre (en langage codé) ou seulement à la fin (sur un mode manifeste).
L'historien de la poésie de la Renaissance François Rigoulot, s'est confronté à cette question dans Renaissance Quartely en 1994 en essayant quelques hypothèses sur une possible dénonciation "protestantisante" par la nouvelle du culte des reliques de la pénitente de la Sainte Baume, hypothèse quand même assez peu probable quand on songe au rapport de Marguerite de Navarre au catholicisme très bien disséqué par Jean-Marie Le Gall, dans « Marguerite de Navarre : The Reasons for Remaining Catholic », A Companion to Marguerite de Navarre, p. 59-87, paru en 2013.
Plus récemment, dans un article paru en janvier 2021, « Véritable Histoire: L’Heptaméron et la Madeleine », Gary Ferguson s'interroge aussi sur ce qu'a pu être le rapport de la reine de Navarre aux reliques (elle qui s'est occasionnellement inclinées devant certaines, et a largement subventionné des institutions ou des mystiques très attachés à leur culte), et il montre que l'Heptaméron est assez modéré (comme son autrice) sur la question, ne tranchant pas la question de savoir s'il s'agit de superstition ou d'une marque sincère de piété (voir la nouvelle 65). Le protestant Théodore de Bèze allaient d'ailleurs lui reprocher d'avoir classé, avec Roussel, ce genre de dévotion au nombre des choses indifférentes.
Ferguson rappelle l'attitude sceptique du proche de Marguerite de Navarre, Demoulins de Rochefort, auteur de la Vie de la belle et clere Magdelene (1517), commandée par Louise de Savoie (la mère de Marguerite) après le pèlerinage de la famille royale à la Ste Baume, à l'égard de la relique du chef de la disciple de Jésus, et du bout de chair, le Noli me tangere, qu'il propose d'appeler le Noli me credere. Marguerite aurait été partagée entre les avis avancés des intellectuels sur la question des reliques et sur le fait que Marie Magdeleine ne pouvait être assimilée à une prostituée (qui est aussi la position, notons le, de la visionnaire allemande Soeur Catherine Emmerich à la fin du XVIIIe siècle), et les éléments de la tradition catholique.
Avant la nouvelle 32, la nouvelle 19 fait aussi référence à la sainte pénitente. raconte l'histoire de deux jeunes gens, un gentilhomme et sa bien-aimée Pauline, tous les deux au service du marquis et de la marquise de Mantoue. Après que leurs maîtres leur ont refusé la permission de se marier, les amoureux se font religieux franciscains. En conclusion, ils vivent, selon la narratrice, « si sainctement et devotement en leur observance, que l’on ne doit douter que celuy, duquel la fin de la loy est charité, ne leur dist à la fin de leur vie comme à la Magdaleine, que leurs pechez leur estoient pardonnez, veu qu’ils avoient beaucoup aimé ».
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Marie-Madeleine Fontaine dans "Marie Madeleine, une sainte courtisane pour les dames de cour", Female Saints and Sinners, Saintes et mondaines (France 1450-1650), dir. Jennifer Britnell et Ann Moss, Durham, Durham University, coll. Durham Modern Languages Series, 2002, p. 1-37, a montré que cette nouvelle est liée au pèlerinage qu’a effectué la famille royale à la Sainte-Baume en janvier 1516. Dans la suite de François Ier à l’époque se trouvait Frédéric de Gonzague, qui avait été fait prisonnier pendant la campagne italienne. Celui-ci décrit le pèlerinage dans les lettres qu’il adresse à sa mère, Isabelle d’Este, marquise de Mantoue. Or, l’année suivante, en avril 1517 (voir ici), Isabelle décide de faire le même pèlerinage, retraçant à l’identique la route suivie par la famille royale française. Pour Marguerite, comme l’explique M. Fontaine, « tout cela défigurait et rabaissait en quelque sorte son propre pèlerinage, et surtout nuisait au caractère royal et national qu’elle a contribué à mettre en place avec sa mère autour de Madeleine ». La nouvelle 19 serait une vengeance contre Isabelle d’Este. On notera que ce pèlerinage de la Marquise de Mantoue eut quelques conséquences artistiques intéressantes aussi, puisqu'ensuite celle-ci commanda à Giulio Romano une Maddalena leggente inspirée d'un original perdu du Corrège, qui contribua à diffuser ce style de représentation inhabituel en Italie. Au delà des Alpes le pèlerinage d'Isabelle d'Este donna lieu à la rédaction par l'humaniste Mario Equicola d'un récit Iter in Narbonensem Galliam qui raconte de le pèlerinage et compare la marquise à la Madeleine, car son comportement fut stigmatisé quand son mari était prisonnier à Venise en 1509. Mario Equicola étant un disciple de Lefèvre d'Etaples, il y avait glissé que Magdeleine n'était pas la prostituée de chez Simon le Pharisien, les pages sur ce point furent censurées (couvertes de feuilles de papier). Le fils d'Isabelle d'Este, Federigo, allait ensuite commander au Titien une Madeleine "avant sa conversion" très sensuelle pour la très pieuse Vittoria Colonna (1490-1547), poétesse et marquise de Pescara, qui la trouva fort à son goût, ce qui conduit les historiens à débattre en profondeur sur le véritable sens
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de cette nouvelle Magdeleine.
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Pour revenir à Marguerite, ce qui intéresse Ferguson dans la nouvelle 32 c'est qu'une des commentatrices à la fin de l'histoire se demande si Magdeleine pécheresse repentie doit être regardée comme ayant ou non plus de mérite qu'une vierge. Il rappelle que les diverses iconographies (la nudité de Madeleine à la Ste Baume, les anges comme des cupidons à ses côtés) et la spéculation sur les femmes qui dans l’Évangile oignent les pieds et la tête du Christ ou seulement sa tête, tracent l’ambiguïté d'une Magdeleine prise entre ciel et terre, ambiguïté qui était aussi celle de la noblesse française et de la famille des Valois.
"Cette Madeleine double – spirituelle mais aussi noble, mondaine et sensuelle –, écrit Ferguson, même si elle est une fiction, a pu interpeller Marguerite, incarnant pour elle une vérité religieuse qui touchait de près à sa situation personnelle et à celle de sa famille, surtout à celle de son frère. Car la dualité était de nature réversible : si la sainte pénitente était toujours la pécheresse, les activités de sa jeunesse, à l’inverse – les fêtes, la chasse, les amourettes, illustrées avec tant de finesse par Godefroy le Batave –, ne sauraient être simplement dénoncées ; dans une certaine mesure, elles sont valorisées et douées d’un potentiel spirituel. Dans cette optique, la figure de la Madeleine serait comparable au discours néoplatonicien à la Renaissance. Si celui-ci prônait comme fin idéale la transcendance, il était souvent mobilisé pour justifier et anoblir des amours terrestres et physiques. "
Le sujet va très loin. Car il s'agit d'appliquer 1 Jean 4:20 "Si quelqu'un dit: J'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas?" également à l'amour érotique (on n'est pas loin du tout là, pour le coup des saint-simoniens dont je parle dans mon livre sur Lacordaire, et cela donne une coloration très particulière au "C'est pourquoi je vous déclare, que beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé : " de Luc 7:47.
Certaines indulgences de Marguerite à l'égard des frasques amoureuses de François Ie y trouvent leur source (ce que d'ailleurs condamna explicitement Montaigne dans son Essai "Des prières")
"Ainsi la figure de Marie Madeleine, ajoute Ferguson, – celle de la tradition, la composite – a pu confirmer Marguerite dans la conviction que même si les plaisirs de la chair étaient des péchés, ils n’étaient pas les pires, ceux qui éloignaient le plus de Dieu ; voire, dans certains cas, ils pouvaient même conduire à lui".
Ferguson rappelle aussi que dans l'entourage de Marguerite de Navarre on était sensible au magistère de Marie Magdeleine. La Vie de Demoulins prolonge l’histoire en affirmant qu’après l’Ascension du Christ, l’apôtre des apôtres a prêché, aux côtés de ses condisciples masculins, dans la région de Judée. L'illustration de Godefroy le Batave souligne cette activité de prédication où on la voit parler l’index droit levé ou se tenant derrière une sorte de pupitre.
Marguerite qui avait commandé une copie du Mystère des Actes des Apôtres (vers 1465), attribué à Simon Gréban, en un temps où l'on cherchait à se rapprocher des premiers chrétiens, pouvait être sensible au passage de la Vie de la belle et clere Magdalene qui la montre recevant l'Esprit saint avec les Apôtres à la Pentecôte (la nouvelle 67 de l'Heptaméron insiste sur le rôle évangélisateur des femmes).
"Dans certains cercles catholiques réformateurs en Italie, rappelle Ferguson, on accordait également beaucoup d’importance aux rôles des femmes dans l’Église et à Marie Madeleine : au couvent de Sainte-Marthe à Milan, par exemple (cette sainte Marthe, rappelons-le, que la tradition considérait comme la sœur de Marie Madeleine). Le couvent était dirigé par l’abbesse charismatique, Arcangela Panigarola. Entre 1512 et 1520, celle-ci a entretenu une correspondance avec Denis Briçonnet, ambassadeur extraordinaire de François Ier dans les années 1516-1519. Son frère aîné, Guillaume, a aussi échangé un certain nombre de lettres avec l’abbesse, quelques années avant de commencer sa correspondance plus célèbre avec Marguerite de Navarre (1521-1524). Le cercle milanais était influencé par les idées du franciscain, Frère Amédée Menez de Silva ou du Portugal (v. 1420-1482), qui mit par écrit une « révélation angélique » concernant, en partie, la Madeleine. Selon le Frère Amédée, celle-ci serait bien la sœur de Lazare et de Marthe, mais non pas la pécheresse notoire de l’Évangile selon saint Luc. Ce texte était connu de Marguerite de Navarre, parce que François Demoulins l’avait inclus, en latin et en traduction française, dans le manuscrit".
A titre personnel, j'aurais envie d'ajouter un petit détail un peu étrange si l'on part sur l'idée que la 32e nouvelle de l'Heptaméron est codée que, à la fin du conte, quand l'envoyé du roi Charles VIII Bernage persuade le mari trompé de pardonner à sa femme au vu de son repentir, l'ambassadeur de retour à Paris demande à un certain "Jehan de Paris", peintre, d'aller faire le portrait de la repentante. Ce point tombe un peu "comme un cheveu sur la piste". L'éditeur de l'Heptaméron Michel François explique de Jean Perréal, dit de Paris, "peintre fameux de la fin du XVe siècle dont le nom même était resté à peu près ignoré jusqu'aux travaux du Comte Léon de Laborde" était célèbre dans la région de Lyon. Il fut peintre ordinaire et valet de chambre de Charles VIII, faveur qu'il conserva encore sous le règne de François Ier. La plupart de ses oeuvres sont perdues. André Vernet, futur membre de l'Institut, dans un article de 1943, Jean Perreal, poète et alchimiste, avait mis en lumière l'oeuvre d'alchimiste de ce peintre poête, et en 1948 lui avait attribué le poême Complainte de la Nature, première transcription en vers français du savoir alchimique. Depuis lors, dans les années 60 une enluminure de Perreal a été retrouvée, puis d'autres oeuvres lui ont été attribuées mais sans certitude.
Faut-il penser que l'alchimie de Perreal avait un rapport particulier à Marie-Madeleine (ce qui nous conduirait sur les terrains glissants d'une Madeleine liée au Grand-Oeuvre - cf le livre dirigé par Brigitte Barbaudy-Ngoma) ? ou s'agit-il une fois de plus d'une référence à la famille d'Este (comme dans la nouvelle 19), puisqu'il est avancé comme hypothèse qu'il a fait un portrait en 1492 de Béatrice d'Este, 17 ans, fort jolie soeur de la précitée Isabelle d'Este, à l'initiative d'un pèlerinage intempestif à la Sainte-Baume ?