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L'éthique libertine

27 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Parutions.com vient de publier mon compte-rendu du dernier bouquin de Girerd sur la "Sagesse libertine" - http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=6&ida=358 . Il y a quelques années j'aurais été plus indulgent à l'égard de cette littérature de salon qui prône la spontanéité des instincts, la rebellion sans objectif, et autres exutoires de "dominants-dominés" frustrés. Mais que voulez-vous. Cela fait trop longtemps qu'on nous ressert les mêmes plats. Depuis mai 68, voire, sur certains aspects, depuis Gide, alors qu'il y a tant de choses plus importantes - plus cruciales pour l'avenir de notre espèce, et pour notre santé mentale individuelle - que ces enfantillages ! It's time to grow up !

Boys will be boys

 

 

Christophe Girerd, La Sagesse libertine

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

 

Tout le monde connaît les libertins. Chacun se les représente comme un courant « clandestin » de l’histoire, à l’image des épicuriens antiques. De ces empêcheurs de penser en rond, que les pouvoirs supérieurs diabolisent. Des grands auteurs de la littérature et de la philosophie, de Descartes à Molière, se sont confrontés à leur thématique. Et les écrivains médiatiques comme Michel Onfray aujourd’hui en font leur miel idéologique. Pour autant on ne les lit pas : et pour cause – ils ne sont pas publiés depuis des lustres, ou alors seulement par bribes, chez des éditeurs très confidentiels.

 

Il nous faut donc des éclaireurs qui, une torche à la main, illuminent la caverne remplie de ces livres mis à l’index. Christophe Girerd se propose d’assumer cette tâche difficile. Il le fait sur un ton très personnel, en entremêlant l’exposé de considérations sur sa vie de prof de lycée de province, célibataire à quelques années encore de la quarantaine. L’auteur évoque son passé d’élève de l’enseignement catholique, son mal-être dans l’institution, sa nostalgie de la futilité estudiantine. Il devient ainsi l’illustration même de ce que les zoologues appellent la « néoténie psychique des mâles hominidés ». En tout cela il se rapproche d’Onfray, avec le sens de l’engagement politique en moins.

 

Au milieu de ces évocations personnelles, Christophe Girerd expose les principales thématiques libertines : l’indiscipline, l’individualisme, l’atomisme, l’athéisme, la misologie, le retour au corps, la spontanéité du désir. Loin de chercher à donner à cette philosophie une quelconque positivité théorique, l’auteur semble la revendiquer comme une pure négativité (voire une récréativité) ludique, irrécupérable par aucun système, aucune doctrine. Un jeu d’adolescent contre les Pères symboliques, pas seulement les religieux de tous ordres, mais aussi le grand Descartes qui joue dans cette économie pulsionnelle un rôle analogue à Hegel dans la philosophie du XIX ème siècle.

 

Cet ouvrage rédigé dans un style alerte, agréable, fournit une introduction instructive et colorée à des auteurs méconnus tels que Jacques Vallée Des Barreaux, Jean-Jacques Bouchard, Charles Coypeau-Dassoucy, Pierre Charron. Il ne manquera sans doute pas de séduire un public large, dans le contexte français actuel qui, quoi qu’en dise l’auteur, reste assez majoritairement converti, sur le plan des principes au moins, c’est-à-dire de la profession de foi, aux vertus du refus des dogmes et des chapelles.

 

Resterait ensuite à s’interroger sur les conditions de possibilité de cette irruption juvénile en plein cœur du XVII ème siècle, sa généalogie, sa postérité, ses conditions concrètes de survie sous le poids des autorités civiles et religieuses, et les inévitables malentendus que notre époque plaque sur elle. Peut-être serait-ce là le sujet d’un autre livre.

 

Christophe Colera

 

 

 

 

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La chevalerie

11 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Encore un article que j'ai posté sur parutions.com à propos d'un bouquin fort intéressant consacré à la chevalerie médiévale. L'espèce d'idéal-type germain dont l'auteur suit le fil tout au long du livre me paraît très fécond. Recension accessible sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=5&ida=8239.

La chevalerie telle qu’en elle-même

 

 

Dominique Barthélemy, La Chevalerie, De la Germanie antique à la France du XIIe siècle

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

On doit le constater sans fausse pudeur ni chauvinisme : les aléas des configurations sociales ont placé la France plusieurs fois aux sources des grandes transformations qui marquèrent l’histoire de l’Europe. Robert Ian Moore a naguère montré qu’elle fut au XIème siècle à la racine d’une véritable révolution des clercs (cf. La Première révolution européenne, Paris, Seuil, 2001). Aujourd’hui Dominique Barthélemy, professeur d’histoire médiévale à la Sorbonne, rappelle qu’elle se situa aussi au centre d’un phénomène étrange (que, par amour de l’histoire longue, l’auteur refuserait sans doute d’appeler « révolution ») : la chevalerie médiévale – un phénomène qui d’ailleurs pourrait être l’envers du précédent : une fronde individualiste féodale contre l’Eglise et les embryons de bureaucraties étatiques occidentales.

Pour comprendre une option historique, il en faut saisir l’origine. Celle de la chevalerie, Dominique Barthélemy va la rechercher très loin, dans la Germanie de l’an 100.

Au fond, de quoi s’agit-il ? D’une caste de nobles guerriers à cheval, soudée par des valeurs de fidélité personnelle et une éthique contradictoire de la justice (défendue par la violence) et de la modération (dont on fait étalage). Et cela, c’est déjà germain, nous dit Barthélemy, et même, à l’origine, d’une certaine façon gaulois (on se souvient qu’au collège de France, Christian Goudineau – jamais cité dans le livre – enseigne que la Germanie et la Gaule sont une seule et même chose). Après la conquête césarienne des Gaules, la Germanie devient, comme la Sparte antique, au moins dans l’œil des chroniqueurs romains, le conservatoire d’une « utopie : le lieu d’une société-pour-la-guerre » (p. 22). L’auteur va montrer que dans la structure des Germains au combat – l’ost où toute la société se rend à la guerre y compris les épouses et la progéniture – se noue une préfiguration des valeurs de la chevalerie.

L’univers germanique antique s’organise autour de compagnonnages transethniques de chefs de guerres soumis à une règle d’émulation – les prouesses de certains attirant à eux le soutien des jeunes nobles de divers peuples, au détriment de la survie des groupes plus pacifiques. Ces chefs de guerre à la tête de l’ost sont aussi ceux qui rendent la justice (dans le cadre des assemblées qu’on appellera plaid au Moyen-Age) dans une société où, en réalité, sous l’idéologie guerrière des nobles, prévalent souvent les règles de don et de contre-don, la réparation pécuniaire en lieu et place de la vengeance, le combat singulier entre un guerrier et un prisonnier du camp adverse substitué à la guerre ouverte.

La germanisation (on serait tenté de dire la « re-germanisation ») des Gaulois romanisés, est plus ancienne et plus graduelle qu’on ne le pense, selon Barthélemy. Elle débute dès les années 250, puis, à la grande époque de Clovis, s’accélère à la faveur de combats où l’ostentation des mœurs guerrières, dans un esprit déjà chevaleresque, l’emporte souvent sur la violence réelle. Les premières prescriptions faites aux élites de protéger l’Eglise et les pauvre remontent à Dagobert, tandis que l’empire carolingien, par les progrès économiques qu’il favorise, permet aux combattants à cheval d’améliorer la qualité de leur monture et de leur armure. Au XI ème siècle avec la généralisation de l’adoubement comme rite d’intronisation, la chevalerie devient affaire de classe, et non plus seulement d’individus. Les batailles entre Louis VI de France et Henri Beau Clerc de Normandie sont à partir de 1100 le creuset d’une éthique de guerre chevaleresque, dont Barthélémy soupçonne qu’elle a pu aussi émerger dans d’autres régions - mais le sujet reste à explorer. Au milieu du XII ème siècle enfin, quand apparaissent légendes épiques et romans courtois, le succès littéraire de la chevalerie fonctionne en fait déjà plus comme un cache-sexe de son déclin, face à la montée de la bourgeoisie, au pouvoir des Etats, au droit romain, que comme un modèle de comportement pour la jeune aristocratie d’Europe.

Ainsi, d’un siècle à l’autre, Dominique Barthélémy déroule le fil d’Ariane de l’héritage germanique dans l’aristocratie guerrière française, démystifiant en partie la noblesse des progrès moraux qu’impliquent les pratiques chevaleresques, en les ramenant à leurs conditions économiques de possibilité – les gains financiers qui en sont la contrepartie. L’étude est rigoureuse, précise, minutieuse, innovante sur bien des points. Au passage elle écorne certains mythes ou simplifications historiques telles l’idée que la chevalerie ait pu favoriser des ascensions sociales (Marc Bloch) ou l’image d’une Eglise excessivement corrompue avant la réforme grégorienne et entièrement assainie par celle-ci. Tout est affaire de nuances et de réalisme : par exemple la chevalerie n’a sans doute pas été particulièrement, en profondeur, « christianisée » par les croisades – qui cependant l’ont parfois faite basculer dans le fanatisme –, et l’idéal courtois n’a pas spécialement amélioré le rôle des femmes – déjà de toute façon plus avantageux en Germanie que chez les Romains – ni civilisé les mœurs chevaleresques – de tout temps plus policées qu’il n’y paraîtrait, Barthélémy reliant d’ailleurs avec ingéniosité le thème du « chevalier servant » au rôle des femmes comme instigatrices de vengeance dans une société de cour où l’héritage se transmet aussi aux filles et à la nécessité de fournir des objectifs de combat à une jeunesse aristocratique oisive.

On retiendra de cet ouvrage très dense, foisonnant d’anecdotes, une étude sociopsychologique fine de la mobilisation des valeurs chevaleresques « en situation », de leur évolution, de leur mise à l’épreuve au regard des intérêts de la classe nobiliaire, de l’Eglise et des rois. Le choix de valoriser l’histoire longue permet de bousculer la chronologie habituelle : la fleur de la chevalerie, dont la semence est repérée dans la Germanie de Tacite, éclot déjà sous l’empire carolingien, et se fane en 1159 dans le Policraticus de Jean de Salisbury dont l’enthousiasme pour la constance des magistrats romains et la discipline des armées de métiers annonce le retour de Rome… et la modernité. Ce choix conduit à structurer la démonstration autour de  notions antagonistes qui rappellent les idéaux-types à la Max Weber, et qui auraient d’ailleurs aussi bien pu être thématisées comme tels.

Rome contre la Germanie, l’Etat contre la chevalerie, deux styles d’organisation du pouvoir politique, de sa morale et de son esthétique, dont la confrontation pourra utilement stimuler la réflexion de nos contemporains.

Christophe Colera

 

 

 

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Les Grecs bouddhistes

2 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #down.under

Je lis et relis sans m’en lasser L’art du Gandhara de Mario Bussagli (paru en livre de poche en 1996 l’original est de 1984). Je suis bien loin d’en tout comprendre, et d’en tout pouvoir retenir. L’érudition artistique et la science des religions peuvent faire système mais c’est toujours un système exotique pour un esprit occidental quand il s’agit de cultures orientales, et bien complexe quand s’enchevêtrent des héritages hétérogènes. 

Il faut simplifier le propos, à l’aide de la philosophie. Aller tout de suite à l’essentiel, aux enjeux pour l’espèce humaine, pour son intelligence d’elle-même. De quoi s’agit-il ? Un peuple grec, laissé là par les armées d’Alexandre. Nécessairement aventurier et courageux. Ce sont des soldats perdus dans un milieu étranger : de grandes civilisations, persanes et indiennes (il faut entendre par civilisations, des cives, des réseaux de villes) mais aussi des nomades, belliqueux menaçants. Ces Grecs sont donc en Bactriane, et en Inde (le Gandhara).

Ils composent des royaumes plus ou moins éphémères. Un de leurs rois, Ménandre, après la chute de l’empire maurya, règnera même sur le tiers de l’Inde.

Ces hommes, ces militaires – mais aussi des artisans, des administrateurs, des paysans – coupés de leur univers d’origine (la Méditerranée) par l’effondrement de l’empire séleucide et le royaume des Parthes (trait-d’union culturel entre les Grecs et l’Inde, mais aussi barrière politique pendant plusieurs siècles) conservent une culture : celle des dieux de l’olympe.

Mais pas seulement : ils échangent aussi avec les populations autochtones, et leurs voisins – de culture indienne ou persique – et sont influencés par eux. De ce point de vue leur art, est un syncrétisme intéressant d’hellénisme et « d’autre chose », comme l’est l’art de Palmyre entre hellénisme et culture persane (Veyne en parle magnifiquement) et peut-être Olbia entre culture grecque et scythe, ou Massilia entre culture grecque et gauloise (mais ce sont des sujets que je connais moins).

Tous ces syncrétismes de cultures de troupes coloniales coupées de la mère-patrie sont toujours ethnologiquement intéressants. Qu’on songe aux Espagnols créolisés d’Amérique du Sud, aux Français d’Algérie, aux Russes d’Extrême-Orient. Comment se font les mélanges ? sur quelle base ? que prend-on ? que conserve-t-on ? Pourquoi tel héritage est-il conservé, l’autre abandonné ? quel principe organise le compromis ? Dure tâche de l’archéologue quand il s’agit de comprendre tout cela à partir de faibles indices. Risque de dérive subjective : l’imaginaire personnel, les présupposés académiques aussi – les peuples de cette époque étaient-ils si savants que l’érudit qui tente de les comprendre ? l’étaient-ils de la même façon ?

A ces problèmes de relations interculturelles s’ajoute au Gandhara et en Bactriane, un enjeux religieux colossal : ces Grecs sont devenus bouddhistes !  Le vocabulaire académique nous égare. On parle d’art gréco-bouddhiste, comme s’il s’agissait d’un mélange d’une culture grecque et d’une culture bouddhiste. Ca n’a pas de sens ! C’est de l’art grec bouddhiste. Car ce sont des gens de culture principalement grecque – quels que soient les compromis passés avec les cultures de la zone – qui ont adopté une doctrine (et non une autre culture), universelle (même si en son principe elle parlait la langue d’Inde du nord) : la culture bouddhiste.

Belle victoire d’Asoka et de ses décrets publiés aux quatre coins de l’Empire maurya et gravés dans la pierre au III ème siècle avant Jésus-Christ. Grâce au « Constantin du bouddhisme », les descendants des soldats d’Alexandre ont adhéré à la philosophie de l’Illumination. Ils seront même les artisans de sa conservation, tout comme le sera l’île de Ceylan après que l’effondrement de l’empire maurya ait abouti à la restauration du pouvoir brahmanique en Inde du Nord – tout comme aussi, si l’on veut, les Irlandais et les barbares francs seront les acteurs de la conservation du catholicisme quand les hordes de Goths ariens se seront jetés sur l’Empire romain d’Occident.

Disons les choses clairement : je ne comprends rien au bouddhisme. Depuis des années je lis des ouvrages à son sujet – y compris celui que lui consacra Borges –. Ils me tombent des mains. Mais le phénomène m’intéresse, en tant que révolution spirituelle qui, comme le zoroastrisme ou le confucianisme, semble avoir apporté beaucoup de choses nouvelles à beaucoup de gens, et entraîné pour eux des changements irréversibles. Plus précisément j’ai tendance à voir le bouddhisme à travers les yeux de Nietzsche. Donc je le considère, à l’instar du catholicisme, comme une vaste révolution, potentiellement très égalitariste (puisqu’elle refusait le système des castes) et largement inspiré par le refus de la vie (identifier le désir et la volonté à la souffrance, n’est ce point le principe du nihilisme, dont Schopenhauer fit son miel ?). Peut-être est-ce une lecture trop wagnérienne, et trop allemande. Je ne sais. Je suspens mon jugement sur des subtilités du genre « le Nirvâna est-il le néant ? ».

En tout cas le bouddhisme a visiblement impressionné beaucoup de monde, et donc il m’impressionne à ce titre. Je suis toujours aussi sensible au fait qu’une doctrine si philosophique puisse toucher à ce point les masses. Le spectacle du renoncement – avec ses cohortes de moines et d’ascètes – frappe toujours les imaginaires (Veyne a raison sur ce point : peu de gens sont des religieux et des esthètes mais une majorité sont toujours sensibles aux grands déploiements de foi ou de virtuosité artistique que déploie une minorité). Il frappe aussi le mien, en un sens, indépendamment même du fait qu’il ait rallié des foules immense à sa cause. Ces décrets d’Asoka, précisément, qui proclament aux quatre coins de l’empire – et dont Asoka fit porter le texte en Egypte et en Grèce – qu’on ne mange plus de viande à la table du grand roi, sauf quelques paons de temps en temps, et qu’on a construit des hôpitaux pour les pauvres et pour les animaux. Tout cela ne peut pas vous laisser de marbre, même si vous n’y comprenez rien.

Donc les Grecs du Gandhara et de Bactriane, eux, y ont compris quelque chose. Ils sont devenus ardemment bouddhistes, tout comme le seraient peut-être devenus ceux de la Méditerranée si les ambassades d’Asoka avaient atteint Alexandre Magas et Ptolémée, si elles ne s’étaient perdues en cours de route (auquel cas nous serions aujourd’hui tous e Europe bouddhistes et non chrétiens).

Voilà qui est passionnant vraiment. Ces gens se sont mobilisés pour la doctrine de l’Illuminé. On peut imaginer qu’eux aussi construisirent des monastères et des hôpitaux pour les animaux, ce qui ne les empêcha pas de continuer à guerroyer et à conquérir des royaumes (comme nos bons rois chrétiens poursuivirent les massacres).

Ils furent manifestement de fervents serviteurs de la Cause, aussi endoctrinés que les protestants d’Amérique à leur descente du May Flower. Et, forts de leur savoir-faire en représentation d’Apollon et d’Hermès, ils prirent sur eux la lourde responsabilité d’établir la première représentation humaine du Bouddha.

Une initiative insolite, aux conséquences multiples, pour ces Grecs tout d’abord, puisque pendant plusieurs générations leurs royaumes allaient être remplis d’icônes de l’Illuminé – et faire l’objet d’une vénération fétichiste –, pour l’ensemble de l’Asie ensuite puisque leurs statues, imitées, recopiées, déformées, allaient devenir le support de la diffusion de cette doctrine dans tout le sud du continent et au-delà.

Toute la science de Bussagli est précieuse à ce sujet concernant les raisons proprement dogmatiques – directement déduites du corpus canonique du bouddhisme – qui ont conduites à ce choix, éclairées par des raisons plus proprement ethnologiques, ou héritées d’un corpus canonique hétérogène, celui de l’héritage grec. M’intrigue beaucoup notamment ce que dit Bussagli de Philon d’Alexandrie à propos de son égalité : anthropos = logos. Elle aurait joué un rôle dans le choix de représenter le Bouddha. Mais de quelle manière puisque Philon est postérieur à l’invention de cette iconographie ? L’égalité serait-elle inhérente à la façon de voir des Grecs ? voilà qui m’intéresserait car voilà plusieurs mois que j’essaie de penser la singularité grecque en faisant abstraction du fait que j’en suis l’héritier (au même titre que tous les Occidentaux de notre époque). C’est aussi ce que tente de faire François Jullien dans son dialogue avec la Chine, plus précisément dans son livre Le nu impossible, pour qui toute la culture grecque (notamment sa métaphysique) dériverait de sa représentation de la nudité masculine. Au fait, pourquoi les descendants des soldats d’Alexandre n’ont-ils jamais représenté le Bouddha nu ? J’ai mille questions en réserve d’ailleurs sur cette affaire de nudité. Je lisais sur je ne sais plus quel forum américain sur Internet récemment que les artistes du Gandhara, puis les Indiens qui recopiaient les modèles grecs, ont adopté le nu grec masculin, pas le féminin. Pourquoi ? Je repense à Praxitèle. La révolution que représenta son Aphrodite nue. Révolution inspirée des Perses dit Bonfante. Pourquoi cela ne plut-il pas aux Indiens qui pourtant ont des déesses nues ? Après tout peut-être les gens de ce forum qui ne citaient aucun ouvrage disaient-ils n’importe quoi.

Donc revenons à ces Grecs convertis par Asoka et sa secte bouddhiste devenue religion d’Etat. On dit que leur idée de représenter le Bouddha s’inscrit dans le développement du Grand véhicule (la définition d’un bouddhisme exotérique, populaire, que Bussagli relie au fait qu’on demandait de plus en plus aux moines de faire acte de magie et de lire dans les astres – Veyne rappelle aussi que les succès des chrétiens en matière de thaumaturgie à Rome fut beaucoup dans leur prestige auprès des gens ordinaires). Je me demande si leur grande ferveur religieuse ne fut pas, au bout du compte, la clé du dynamisme de leur culture pendant plusieurs siècles. Veyne dit dans son dernier bouquin que Constantin, parce qu’il était un grand empereur, avait besoin d’une grande religion, et que ce fut la raison de sa conversion : sa mégalomanie. On peut penser symétriquement que les descendants des troupes d’Alexandre, parce qu’ils héritaient d’une grande culture, eurent besoin d’une grande doctrine, universaliste, révolutionnaire et sotériologique, comme le bouddhisme pour perpétuer leur énergie et leur singularité loin de l’Heimat originel – et sans anabase possible…

Tout cela est assez fascinant, et l’on regrette surtout qu’il ne reste plus aucun texte pour témoigner de la vision et des projets de ce peuple de pionniers convertis. Seules les statues et les fresques nous en parlent, par le truchement des érudits qui en décryptent le message.

Bussagli, pour nous conforter dans notre intérêt et notre admiration, souligne que les Romains tenaient en grande estime la religiosité des Grecs de Bactriane et du Gandhara (comme celle des Juifs au même moment – certains faisaient d’ailleurs le lien entre les deux) auquel Plotin aurait voulu rendre visite – après d’autres philosophes – et auquel les premiers textes chrétiens font aussi référence (car il y aurait eu une évangélisation aussi, partielle, de cette contrée). On peut concevoir qu’il s’agissait donc bel et bien d’un de ces hauts lieux de prédication qui contribuèrent fortement au progrès moral de l’humanité. Je trouve vraiment cela très intriguant.

Je ne puis enfin, pour terminer, m’empêcher de songer à l’Islam qui a recouvert tout cela – et qui dans sa version très récente fit sauter les statues géantes de Bouddha en Afghanistan, mais c’est la partie la moins intéressante du questionnement – comme il a recouvert les grands centres de religiosité chrétienne de Syrie, d’Egypte et du Maghreb (sans aucun conflit apparent comme le note Veyne). Dans quelle mesure s’est-il nourri de cette effervescence spirituelle du passé ? Peut-être ne s’est-il installé au nord de l’Inde qu’alors que les cendres de cette prédication étaient déjà tout à fait refroidies, et que, « Rome n’étant plus dans Rome », le Volksgeist du bouddhisme grec de Bactriane et du Gandhara s’était déplacé plus à l’Est en Asie (au Tibet par exemple).

Je ne sais pas. Ce serait une question à creuser.

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