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Spinoza et les fantômes
En 1990 ou 91 (il faudrait que je vérifie dans mon journal), comme je trainais à la bibliothèque de Sciences Po, rue Saint Guillaume à Paris, j'ouvris au hasard le tome de la Pleïade consacré à Spinoza, et tombai sur cette lettre de Spinoza à Boxel de 1674. J'avais fait tourner des tables en 1989 à Montreuil mais cela ne m'avait guère marqué. Et je fus juste surpris de voir que Spinoza prenait le temps de débattre de l'existence des fantômes avec cet érudit protestant. Aujourd'hui encore j'aime la façon dont il récuse les arguments d'autorité en disant dans une autre lettre (pardon de l'écrire en anglais, c'est la seule version disponible en ligne) : "The authority of Plato, Aristotle, and Socrates, does not carry much weight with me. I should have been astonished, if you had brought forward Epicurus, Democritus, Lucretius, or any of the atomists, or upholders of the atomic theory. It is no wonder that persons, who have invented occult qualities, intentional species, substantial forms, and a thousand other trifles, should have also devised spectres and ghosts, and given credence to old wives' tales, in order to take away the reputation of Democritus, whom they were so jealous of, that they burnt all the books which he-had published amid so much eulogy. If you are inclined to believe such witnesses, what reason have you for denying the miracles of the Blessed Virgin, and all the Saints? " .
Mais en même temps cette réponse le place dans la frange la plus extrême du matérialisme (celle de Démocrite, d'Epicure), qu'il n'assumait pourtant que très rarement.
Au même moment que l'échange épistolaire entre Spinoza et Boxel, à quelques années près, à l'autre bout du monde, Arai Hakuseki (1657-1725), qui, semble-t-il, fut un grand penseur et homme politique japonais, écrivait : "Les rites alimentent les vivants, donnent congé avec honneurs aux morts et sont au service des fantômes et des esprits" et "Les fantômes sont les forces spirituelles du yin, les esprits sont les divinités du yang". Je ne suis bien sûr pas assez calé pour comprendre ce qu'Arai Hakuseki a bien voulu dire par là. Mais si un nipponiste passe par ce blog à l'occasion, je serais heureux de recevoir ses lumières...
La théologie d'Empédocle selon Catherine Rowett
J'apprécie les chercheurs qui tentent de sortir du rationalisme étroit et de retrouver, quand ils se penchent sur les présocratiques, leur véritable inspiration d'origine. C'est le cas de Catherine Rowett, de l'université d'East Anglia. On peut lire sur Academia.edu son essai intéressant sur Empédocle (le poête-philosophe-chamane du Ve siècle av JC), qui montre que les forces qui peuplent le monde d'Empédocle sont des forces personnelles, dotées d'une volonté propre. Il n'y a pas d'entité inerte dans ce monde là, ni impersonnelle. Ainsi la description des quatre éléments comme des dieux ou des "daimons" n'est pas qu'une fantaisie poétique chez ce philosophe. Les éléments intertes, nous dit Catherine Rowett, appartiennent à l'ontologie post-aristotélicienne, et c'est parce qu'au contraire toutes les composantes de l'univers sont des êtres dotés de volonté et de désirs que leur action peut changer à tout moment.
Quand Empédocle dit (fragment B6) que les quatre éléments sont Zeus Hera, Aidoneus et Nestis, il y eut dès l'Antiquité (pseudo-Plutarque) des tentatives pour lier Zeus au feu, Héra à l'air, Aidoneus à la terre, et Nestis à l'eau et au sperme. Catherine Rowett, prenant le chemin de Peter Kingsley, veut bien rattacher Hera à la terre, Aidoneus (époux de Perséphone, assimilé à Hadès) et Nestis (la Perséphone sicilienne) à l'eau, ce qui donne en fait deux couples de dieux : le couple olympien et le couple infernal, des couples qui se réconcilient et se séparent périodiquement. A supposer même que Peter Kingsley se trompe dans l'attribution des éléments à chaque dieu, estime C. Rowett, l'idée des couples doit être retenue en lieu et place des éléments physiques, et donc ce sont des principes "maritaux" qui règlent la matière chez Empédocle. Ce qu'on retrouve dans l'anatomie de la chair et des os aux fragments B96 et B98. "I suggest that, for Empedocles, the roots really are pairs of gods, and the gods really are the roots of all things, and that the things that result from the marital union of these gods are also themselves gods and agents" dit clairement Catherine Rowett.
L'âge d'or est l'âge de Cypris (Aphrodite), celui d'avant les dieux mâles qui introduisirent la discorde.
"There was no God Ares for them, nor Cydoimos,
Nor was Zeus king, nor Cronos, nor Poseidon,
But Cypris was queen." (fragment 128-1-3 cité par Porphyre)
Par le travail de l'amour, le monde se réunifie en un seul dieu sphérique qui ne laisse rien hors de lui (Sphairos), ce dont on retrouvera des échos dans Xénophane, mais chez Parménide aussi il y avait un être sphérique. L'amour féminin, la lutte neutre, et le dieu sphérique unique masculin se succèdent suivant des périodes données.
Cette théologie des éléments dotés de personnalité est très éloignée du travail d'un Jean Bollack dont l'étude d'Empédocle restait dans le paradigme classique d'une séparation de la physique et du religieux.
Nietzsche, Dionysos, Orphée et Pythagore
Je ne m'en doutais pas quand j'ai écrit mon livre "Individualité et subjectivité chez Nietzsche", mais c'est un article de Benjamin Biebuyck, Danny Praet et Isabelle Vanden Poel, "The Eternal Dionysus. The influence of Orphism Pythagoreanism and the Dionysian Mysteries on Nietzsche's Philosophy of Eternal Recurrence", qui me donne envie de creuser un peu ce point.
Les auteurs montrent que Nietzsche pensait que l'orphisme remontait à avant Homère, et qu'il voyait en lui un refus de la vie en raison de son attachement au principium individuationnis, aux abstractions et à l'au-delà. Il prête à l'orphisme un "dégoût de la vie" (Ekel am Dasein). De même Nietzsche n'aime pas Pythagore qu'il rattache à l'orphisme. Il ne valorise pas spécialement son attachement au retour des essences, doctrines qu'il attribue à Philolaos après la scission entre mathématiciens et acousmates. Pour lui, il y aurait quelque chose de "bouddhiste" chez Pythagore, qui, sans aller jusqu'à nier la volonté comme les bouddhistes, la tournerait contre la vie. Vers la fin de sa vie consciente, Nietzsche voit dans Pythagore la cause du refus de la vie platonicien.
Dionysos Zagreus est un apport des orphiques, mais ce n'est pas ce Dionysos-là que le philosophe valorise. Pour lui, le culte dionysien constitue une attaque aux frontières de la Grèce, contre laquelle l'hellénisme a dû mobiliser Apollon. Apollon acquiert ainsi sa pleine gloire et sauve Dionysos de la destruction, en faisant émerger une autre Dionysos. L'équilibre Dionysos-Apollon se serait concrétisé dans les mystères d'Eleusis. Les auteurs de l'article soulignent que la conception du temps chez Nietzsche a à voir avec le dépassement de la souffrance de l'individuation dans un acte de volonté. Contre Klossowski et contre Christian Kerslake, ils ne pensent pas que c'est la multiplicité des "soi" ni l'altérité en soi qui prime, puisque l'unicité de la volonté reste déterminante. Mais cette volonté était nécessairement aux antipodes de l'orphisme et du pythagorisme ascétique.
"La fin de la pensée ?" de Babette Babich
On trouvera ci-dessous ma recension publiée par Parutions.com ici du livre "La fin de la pensée ?" de Babette Babich, livre important pour quelqu'un qui, comme moi, a des affinités à la fois avec la philosophie continentale et avec le rationnalisme scientifique.
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Babette Babich La Fin de la pensée ? - Philosophie analytique contre philosophie continentale
L'Harmattan - Commentaires philosophiques 2013 / 13.50 € - 88.43 ffr. / 118 pages
ISBN : 978-2-296-56016-4
FORMAT : 13,5 X 21,5 cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004) et aux éditions du Cygne de La nudité, pratiques et significations (2008).
Le moins que l’on puisse dire, c’est que voilà un livre qui vient à point nommé. Depuis une quinzaine d’années (principalement depuis que la «mondialisation» est à l’ordre du jour, et que les États-Unis d’Amérique en surdéterminent le contenu culturel), le débat fait rage entre les tenants de la philosophie analytique, héritière du Cercle de Vienne et prédominante dans le monde anglo-saxon, et la philosophie dite «continentale» européenne, très influencée par le post-romantisme allemand (Nietzsche, Husserl, Heidegger), et qui connut un second souffle spectaculaire en France à la grande époque du structuralisme (Lacan, Barthes, Foucault), principalement d’ailleurs sous la plume d’auteurs non structuralistes comme Deleuze, Derrida, une «French touch», qui a d’ailleurs valu à cette philosophie le surnom de «French theory» quand elle a conquis les facs de lettres aux États-Unis d’Amérique.
Parce que Babette Babich est une éminente philosophe américaine de la Côte Est (elle enseigne à Fordham) et une non moins éminente défenseuse de la philosophie «continentale» dans ce pays qui lui est majoritairement hostile, son ouvrage était particulièrement attendu, comme on attend parfois le témoignage d’un évadé d’une forteresse assiégée : «Comment organisez-vous votre résistance ? comment analysez-vous le présent et l’avenir ?», aurait-on envie de lui demander.
Disons-le tout de suite, le livre de Mme Babich ne décevra pas les amateurs de combats héroïques. L’auteur y parle sans fard. Elle montre le conflit, désigne ses ennemis (et même les «agents doubles» selon le vocabulaire qu’elle applique au physicien Alan Sokal), compte ses divisions (elle n’hésite pas notamment, ce qui eût été impensable dans la philosophie des années 1980 que nous avons connue, de poser les problèmes en termes de postes d’enseignement disponibles et de lutte à mort d’une école contre une autre, ce qui ferait les délices d’un sociologue bourdieusien comme Louis Pinto par exemple).
La forme n’est pas toujours au rendez-vous – bizarrement le livre dans son premier quart paraît écrit ou traduit par un lecteur non-francophone sans relecture ultérieure, de sorte qu’il est truffé d’anglicismes et d’expressions qui heurtent l’oreille française («formés dans la méthode», «doivent une dette», «hors cible», «refusent agressivement de rendre la faveur», «zodiac», etc.) ; on conseillera toutefois au lecteur de ne pas se décourager car ce genre de maladresse disparaît complètement de la seconde moitié de l’essai. En tout cas, l’ardeur, sur le fond, elle, d’un bout à l’autre ne faiblit pas. C’est un fier combat où l’on fait flèche de tout bois : Heidegger, Nietzsche, Hannah Arendt, et même, d’une façon plus inattendue, Jean-Jacques Rousseau. Et un combat sans concession, qui ne renie rien de ses inspirateurs, exhorte les «post-modernes» à ne rien céder aux sciences, et même refuse le soutient des anthropologues, accusés de faire la part trop belle à l’esprit scientifique (mais n’était-ce pas déjà ce que nous entendions dans nos cours de philosophie au lycée ?).
Babette Babich mène sa campagne dans un style en un sens très marqué par son «genre», assez représentatif de la vision féminine des combats, armée d’une stratégie d’autolégitimation forte : la guerre est présentée comme un conflit d’auto-défense, non désiré au départ, déclenché par les autres (les philosophes analytiques), accusés de ne vouloir rien entendre, de ne vouloir qu’imposer leur loi (Babette Babich réduit souvent leur propos à une intention purement politique). Et donc cette guerre, comme toute guerre juste, n’est acceptée et menée qu’au nom d’un idéal supérieur de paix : la philosophie continentale résisterait pour faire triompher le vieil idéal de l’humanitas et de l’humanité, celui du pluralisme et de la tolérance.
Reconnaissons-le d’emblée, cette volonté d’attribuer à l’adversaire le monopole de l’intolérance ou de l’arrogance n’est pas toujours très convaincante. Ainsi quand Babette Babich reprend le propos d’Aude Lancelin dans Le Nouvel Observateur sur les cours de Claudine Tiercelin au Collège de France où l'on aurait l’impression d’assister à «un conseil d’administration où un nouveau manager vous bombarderait de termes anglais… des problèmes hyper-pointus, exprimés dans un jargon intérieur». Remplacez les mots anglais par allemand et conseil d’administration et manager par conclave et gourou et vous aurez la description d’un cours du collège international de philosophie à Paris en 1990. Quant au refus de la philosophie analytique de lire sérieusement la philosophie continentale en adoptant son point de vue, il équivaut au mépris qu’un heideggerien ou un nietzschéen d’il y a trente ans opposait aux grilles de lecture analytiques, à la logique et même à tout ce qui touchait aux sciences. Si la domination du champ intellectuel par la philosophie analytique (et son maître véritable selon Babette Babich : l’esprit scientifique) est avérée, on peut se demander s’il n’y a pas simplement inversion des rôles, les nouveaux maîtres infligeant à leurs opposants des comportements qui étaient les leurs quand eux-mêmes gouvernaient. Et d’ailleurs certains des procédés de l’auteur, comme celui qui consiste à taxer de conservatisme politique quiconque défend l’esprit scientifique (les proches de Noam Chomsky notamment – bizarrement absent des noms propres de ce livre – apprécieront…) ne relèvent-ils pas eux-mêmes de l’arrogance et d’une certaine mauvais foi ?
A vrai dire, le rationalisme spécifique à l’esprit analytique et aux sciences n’est probablement pas si triomphant sur notre planète que Mme Babich le prétend. Lorsque celle-ci laisse entendre que le monde n’est rempli que d’adorateurs des sciences qui ne protestent contre celles-ci que pour en demander plus, c’est faire peu de cas de l’importance des religions, et de la fréquence des raisonnements illogiques chez la plupart de nos semblables, ce que d’ailleurs Alan Sokal et son acolyte le belge Jean Bricmont (présenté à tort comme un physicien français, p.25) n’ont cessé de dénoncer dans le prolongement du fameux canular de 1996 (que le livre décortique sous un jour assez novateur, du reste).
Toutefois par-delà certains excès de l’attaque, Babette Babich a sans doute raison de dénoncer le goût de la tabula rasa, qui caractérise la philosophie analytique, sa volonté d’éradiquer tout ce qui est en dehors d’elle, son approche dissolutrice de tous les problèmes et le vide sidéral sur lequel tout cela débouche : «Entre toutes les réponses fournies par la philosophie analytique, aucune ne semble opératoire ou capable d’endurance, et ce même pour les analytiques eux-mêmes. C’est pourquoi, ayant apparemment épuisé leur propre mandat, et avec lui leur propre projet», les philosophes analytiques mourant d’ennui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de critiquer les thèmes de la philosophie continentale, note plaisamment l’auteur (p.64) – de même qu’elle pointe à juste titre le risque de dénigrement du potentiel humain qu’implique une trop grande foi en la science. Mais, justement, si cette tendance «auto-dissolutrice» de la philosophie analytique crève les yeux, doit-on en conclure qu’elle annonce, comme le craint – dans un style prophétique cataclysmique, très nietzschéo-heideggerien – Mme Babich, une fin complète de la pensée, ou ne voue-t-elle pas plutôt, au contraire, cette branche de la philosophie à rejoindre les grandes impasses historiques que la postérité oubliera (comme la Nouvelle Académie à l’époque de Cicéron, et tant d’autres branches mortes de l’aventure humaine) ?
Dans cette dernière hypothèse, au lieu de s’obstiner à «faire la leçon aux sciences», à prétendre leur «apprendre à penser» (p.99) à coup d’assertions très douteuses comme «Ce que sont «réellement et objectivement» les choses est inconnaissable» (p.96), la philosophie «continentale» ferait peut-être tout simplement mieux de cultiver en paix, dans son coin, son jardin poétique en ignorant son adversaire. Après tout l’espérance de survie d’une option philosophique dans l’histoire ne dépend pas uniquement du nombre de professeurs rémunérés pour l’enseigner, et pour l’heure rien n’autorise à penser que le goût de l’interrogation sur l’interrogation, de la recherche sans but d’un pourquoi, des libres variations sur les contradictions du langage et de l’existence soit voué à disparaître du cœur et des reins de notre espèce. La guerre de Troie de la philosophie n’a peut-être pas lieu d’être.
Slavoj Zizek vu par John Gray
A signaler publié et traduit par la revue Books ce mois-ci (et en version originale ici) une excellente critique de Slavoj Zizek (et de son dernier livre "Less than Nothing, Hegel and the Shadow od Dialectical Materialism", Verso, 2012) par John Gray de la New York Review of Books, qui dit tout ce qu'il faut sur le mépris de Zizek pour les faits et la rationalité, son rapport ambigu à la violence, et qui conclut en estimant que "le radicalisme trouble de Zizek convient idéalement à une civilisation tétanisée par le spectacle de sa propre fragilité". "Par l'éternelle répétition d'une pensée fondamentalement vide, l'oeuvre de Zizek se donne un semblant de substance", observe Gray. On ne saurait mieux dire.(Pour info Zizek a répondu ici)
Les rapports de genre à l'époque de Malebranche
Je lis un passage de l'Extrait de la vie du RP Malebranche par le P. André concernant les Entretiens sur la Métaphysique (in Malebranche, Œuvres complètes t XII.XIII eds Vrin 1984 p.XXI), qui fut écrit peu avant l'embastillement de son auteur en 1721 :
"M. Carré Louis (*), fils d'un laboureur, mais qui avait toutes les qualités qui peuvent remplacer la naissance, avait trouvé dans sa mauvaise fortune un asile chez l'auteur. Car son père, qui l'avait fait étudier dans la vue ordinaire à ces sortes de personnes, l'ayant abandonné parce qu'il ne voulait point se faire prêtre, il se vit réduit à chercher une condition. La Providence l'adressa au P. Malebranche qui le prit pour écrire sous lui. Il fit plus; voyant que son domestique avec un grand esprit avait encore un naturel admirable, il entreprit de le former à quelque chose de meilleur; il lui enseigna les mathématiques; il y ajouta la philosophie; en sorte qu'en peu d'années M. Carré fut en état de se passer de son maître en le devenant lui-même. Il le devint en effet; il montra les mathématiques en ville avec tant de succès, qu'il eut bientôt une foule d'élèves; mais ce qu'il y eut de plus particulier, c'est que plusieurs dames en voulurent être. Il les reçut; elles le goûtèrent; elles étaient surtout charmées de sa philosophie qui était celle du P. Malebranche, et qui, étant toute chrétienne, s'accordait parfaitement bien avec leur inclination naturelle pour la piété. En un mot, comme il soutenait par la pratique les grandes maximes qu'il leur enseignait, elles trouvaient en lui une espèce de directeur, d'où l'on peut juger qu'il trouvait en elles un fonds qui ne le laissait manquer de rien. Il semble qu'il avait tout lieu d'être content de sa fortune; il ne l'était cependant pas. Il lui manquait encore un bien dont le besoin ne touche guère le commun des hommes : c'était une occasion de marquer sa reconnaissance à son bienfaiteur; car il ne regardait pas comme un service le zèle qu'il témoignait pour sa philosophie, mais comme un devoir qu'il rendait à la vérité. Il fallait donc quelque chose de plus pour le satisfaire. Les Entretiens sur la mort que le P. Malebranche venait de finir au commencement de 1696 lui fournirent une occasion dont il profita.
Depuis que M. Arnauld avait déclaré la guerre au Traité de la nature et de la grâce, l'auteur n'avait pu rien imprimer à Paris sur ces matières en privilège. Les violentes critiques de ce docteur véhément, soutenues des clameurs d'un parti accrédité, avaient répandu dans les esprits une terreur que la raison ne pouvait guérir; ceux qui présidaient à l'impression des livres en étaient eux- mêmes frappés. Le P. Malebranche n'était pas d'humeur à s'en mettre fort en peine; outre que les presses étrangères s'ofl'raient à lui de toutes parts, ses ouvrages n'en étaient ni moins lus en France ni moins également admirés. Mais ses amis étaient justement indignés de la stupide et opiniâtre prévention de quelques-uns de ses compatriotes contre le meilleur de leurs écrivains. M. Carré entreprit de la vaincre et il y réussit; il employa tout ce qu'il avait d'amis, d'élèves, de connaissances. On ne peut douter que les dames qui étaient ses disciples ne fussent les plus zélées à le servir."
(*) Né le 26 juillet 1663 à Closfontaine , près de Nangis en Brie, mort le 11 avril 1711. Sur ses ouvrages, voir Nicéron, t. XIV.
Les philosophes vus par Lucien de Samosate
Il y a dans "L'Histoire véritable" de Lucien, un récit imaginaire très intéressant d'une visite sur l'Ile des Bienheureux (le paradis des morts illustres en quelque sorte) une synthèse délicieuse sur les philosophes célèbres et les courants qu'ils ont fondés. On y trouve des clins d'oeil à tous les clichés littéraires que les hommes cultivés de l'époque (IIe après JC) devaient avoir en tête à propos de la philosophie.
"17. Je veux vous dire maintenant tous les grands hommes que j'y ai vus : d'abord, tous les demi-dieux et les héros qui ont porté les armes devant Troie, à l'exception d'Ajax de Locres : on prétend que c'est le seul qui soit châtié dans le séjour des impies ; puis, parmi les barbares, les deux Cyrus, le Scythe Anacharsis, le Thrace Zamolxis , l'Italien Numa, le Lacédémonien Lycurgue, les Athéniens Phocion, Tellus , et les Sept Sages, hormis Périandre. Je vis Socrate, fils de Sophronisque, babillant avec Nestor et Palamède : il avait autour de lui Hyacinthe de Lacédémone, Narcisse de Thespies, Hylas et plusieurs autres jolis garçons. Il me sembla qu'il était amoureux d'Hyacinthe ; tout au moins avait-il beaucoup d'apparences contre lui. Aussi dit-on que Rhadamanthe n'en est pas content, et qu'il l'a menacé à plusieurs reprises de le chasser de l'île s'il ne cessait son bavardage et ne quittait son ironie pendant le festin. Platon seul n'est point présent. Il habite, dit-on, sa ville imaginaire, usant de la république et des lois qu'il a écrites.
18. A l'égard d'Aristippe et d'Épicure, on leur accorde les premiers honneurs, en raison de leur douceur, de leur grâce, de leur gaieté de bons convives. Là se rencontre encore Ésope le Phrygien: il sert de bouffon aux autres. Diogène de Sinope a tellement changé d'humeur, qu'il a épousé la courtisane Laïs, et que souvent, échauffé par l'ivresse, il se lève pour danser et fait toutes les folies qu'inspire le vin. On ne voit aucun stoïcien. On prétend qu'ils sont en train de gravir le sommet escarpé de la Vertu. Nous avons entendu dire que Chrysippe n'obtiendrait la permission d'entrer dans l'île que lorsqu'il aurait pris une quatrième dose d'ellébore. On dit que les. Académiciens ont l'intention de venir ; mais ils s'abstiennent encore et considèrent : ils n'ont pas la compréhension que cette île existe réellement ; d'ailleurs, ils redoutent, je crois, le juge ment de Rhadamanthe, eux qui rejettent toute espèce de Jugement. On assure que plusieurs d'entre eux ont pris leur élan pour suivre ceux qui venaient ici, mais que leur lenteur les empêche d'arriver, ou que, faute de compréhension, ils sont restés à mi-route et revenus sur leurs pas.
19. Tels étaient les plus illustres des assistants. Les plus grands honneurs sont accordés à Achille , puis à Thésée. Voici maintenant leur façon de penser sur le commerce et les plaisirs de l'amour. Ils se caressent devant témoins, aux yeux de tous, hommes ou femmes, et n'y voient aucun mal. Socrate seul attestait par serment que c'était sans arrière-pensée impure qu'il recherchait les jeunes gens ; mais tous l'accusaient de se parjurer. Souvent Hyacinthe et Narcisse convenaient du fait, Socrate le niait toujours. Toutes les femmes sont en commun, et nul n'y jalouse son voisin : ils sont en cela des Platoniciens accomplis ; les petits garçons accordent tant ce qu'on veut et ne refusent jamais.
20. Deux ou trois jours s'étaient à peine écoulés, que, rencontrant le poète Homère, et nous trouvant tous les deux de loisir, je lui demandai, entre autres choses, d'on il était, disant que c'était encore chez nous un grand objet de discussion. Il me répondit qu'il savait bien que les uns le croyaient de Chios, les autres de Smyrne, un grand nombre de Colophon ; mais que cependant il était babylonien, et que, chez ses concitoyens, il ne se nommait pas Homère, mais Tigrane, qu'ayant été envoyé en otage chez les Grecs, il avait alors changé de nom. Je lui fis quelques questions relatives aux vers retranchés de ses poèmes, s'il les avait réellement écrits. Il me répondit que tous étaient de lui. Je ne pus alors m'empêcher de blâmer les mauvaises plaisanteries des grammairiens Zénodote et Aristarque. Après qu'il eut satisfait ma curiosité sur ce point, je lui demandai pourquoi il avait commencé son poème par M°nin, colère ; il me répondit que cela lui était venu à l'esprit, sans qu'il y songeât. Je désirais aussi vivement savoir s'il avait composé l'Odyssée avant l'Iliade, comme beaucoup le prétendent. Il me dit que non. Quant à savoir s'il était aveugle, ainsi qu'on l'assure, je n'eus pas besoin de m'en enquérir : il avait les yeux parfaitement ouverts, et je pus m'en convaincre par moi-même. Souvent, en effet, je venais converser avec lui, quand je le voyais inoccupé ; je l'abordais, je lui faisais une question et il s'empressait d'y répondre, surtout depuis le procès qu'il avait gagné sur Thersite. Celui-ci lui avait intenté une accusation pour injures, parce qu'il s'était moqué de lui dans son poème ; mais Homère fut absous, défendu par Ulysse.
21. A peu près vers cette époque, arriva Pythagore de Samos, qui, après avoir subi sept métamorphoses, et vécu dans autant de corps différents, avait achevé lés périodes assignées à l'âme. Son côté droit était tout d'or. On le jugea digne d'être admis dans ce séjour fortuné, mais il y eut quelque incertitude sur le nom qu'il fallait lui donner, Pythagore ou Euphorbe. Empédocle vint aussi, le corps tout rôti et couvert de brûlures ; on ne voulut pas le recevoir, malgré ses supplications."
"Vie d'Apollonios de Tyane" de Philostrate
Je lis en ce moment la Vie d'Apollonios de Tyane, écrite par Philostrate vers 210 (mais Apollonios, lui, vécut à l'époque de Tibère et de Caligula).
Je crois que ce texte est important pour diverses raisons. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'une vie de philosophe très semblable à la vie du Christ racontée par les Evangiles (et selon Grimal sans emprunt à celles-ci), qui d'ailleurs commence par la visitation (selon le terme consacré dans le langage religieux) d'un dieu à la mère du philosophe-prophète avant sa naissance.
Ensuite c'est intéressant parce que c'est la vie d'un philosophe pythagoricien : cette école étant quand même un peu le parent pauvre de la philosophie rationaliste nous en connaissons bien peu de choses. Il est très utile, je trouve (par delà la part d'invention fantaisiste que comprend nécessairement ce genre de récit) de trouver la philosophie de Pythagore incarnée dans un homme comme cet Apollonios, enfant de la bourgeoisie de Cappadoce, qui en respecta beaucoup de préceptes tout en en aménageant d'autres (sur le célibat par exemple).
Je crois que le pythagorisme est une doctrine féconde pour notre rapport contemporain à l'environnement, dans la mesure où elle prône le respect absolu de toute vie sur terre (et pour cette raison s'accompagne de prescriptions alimentaires et vestimentaires complexes). Il y a notamment dans le récite de Philostrate un moment extraordinaire où Apollonios accuse des propriétaires d'Asie Mineure d'avoir accaparé le blé produit par la "Terre mère" appartenant à tous, que les peuples andins contemporains, assoiffés aussi bien de respect de la nature que de justice sociale sous l'égide de la Pachamama ne renieraient certainement pas.
Je trouve très forte notamment la valorisation du silence chez ce philosophe, qui resta cinq ans au milieu des siens sans parler.
Enfin le récit est instructif parce qu'il rend compte d'un voyage d'Apollonios de Cappadoce jusqu'en Inde, et, de ce fait, s'intéresse aux spiritualités des peuples croisés sur le chemin : l'aptitude des Arabes à comprendre le langage des oiseaux (Apollonios lui-même comprend toutes les langues, comme les Apôtres), celle des Mèdes à lire dans les astres etc.
A propos des spiritualités orientales, j'apprends que dans un quartier d'Antioche que l'on appelait Daphné, on vénérait un laurier qu'on prenait pour l'héroïne du mythe changée en cette plante par Apollon (bien que le mythe situât la scène en Arcadie). Le sanctuaire y était d'ailleurs rempli de "gros beaufs" (dirait-on de nos jours) qui y allaient juste pour bavasser et prendre le frais sous les hauts cyprès (comme d'ailleurs dans la ville natale de Saint Paul, Tarse, où il était impossible de faire de la philosophie selon Apollonios car les gens ne s'y intéressaient qu'à la rigolade au bord de l'eau et à la qualité de leurs vêtements).
Le commentateur du livre note que le sanctuaire du laurier Daphné à Antioche participe d'un culte vivant rendu dans tout le Proche Orient à tous les arbres (et dont on a l'écho dans l'Arbre de Vie de la Génèse hébraïque). Ce culte de l'arbre proche-oriental est quelque chose que je connais mal hormis de vagues souvenirs de Mircea Eliade sur les arbres comme Axis mundi (mais je ne crois pas qu'il examinât la spécificité proche-orientale du phénomène).
Je ne suis encore qu'au début du récit, mais je trouve qu'il synthétise déjà beaucoup de choses sur la "spiritualité philosophique" de l'Orient romain du début de notre ère, sous un angle à la fois peu connu, et qui peut répondre à ds aspirations importantes de notre époque. A suivre...