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Péguy (II)
Je parlerai sans doute à nouveau de Péguy à de nombreuses reprises sur ce blog. Il faut le faire, comme de Nietzsche, comme de Gide, comme de Marx, comme de tant d’autres, et des très éloignés de nous s’ils peuvent encore nous parler : les Platon, les Lucrèce, les Confucius, même d’un mot, d’un murmure.
Péguy, c’est un monde qui n’est déjà plus le nôtre. Un temps où l’on nettoyait le linge au ruisseau, où les paysans amenaient encore leurs vaches aux portes de Paris. Un temps où il existait encore un sol, un arrière-plan sombre, un monde paysan mystérieux, partiellement impénétrable. Le temps d’avant la télévision, d’avant le remembrement rural, d’avant les éoliennes, d’avant la FNSEA et Monsanto. Un temps où la ville n’était pas livrée au téléphone portable, aux illusions du « village-monde ». Je me souviens du passage où Gide dans Si le grain ne meurt, parle de ce canari, qui, tandis qu’il passait dans la rue (je crois que c’était rue de Vaugirard) s’est posé sur son épaule, la joie qu’il en a éprouvé. L’anecdote en dit long sur la sensibilité de Gide, qui était un homme pétri de délicatesse, qui avait toujours mille mots pour décrire les plantes du Congo, et pouvait s’émouvoir d’un bouquet de fleurs chez Barrès. Mais ce n’est pas (seulement) affaire de sensibilité individuelle. C’est une question d’époque. Il y avait à ce moment-là, comme une fraîcheur dans le fond de l’air.
Une fraîcheur chargée d’inquiétude pourtant : parce que tous ces gens – aussi bien Gide, que Péguy, que Nietzsche, se sentaient à la charnière de deux temps : le Moyen-Age des campagnes, la modernité des fumées d’usines.
Leur inquiétude parle à notre époque. Encore que notre époque soit encore au-delà de leur souci, puisque nous, nous sommes au stade de la modernité sans les fumées d’usine. Une modernité qui a si profondément transformé nos corps et nos esprits, que notre grande inquiétude à nous, c’est même de ne plus jamais pouvoir comprendre l’inquiétude de Péguy.
J’ai été contacté en septembre dernier par Stéphane Beau de la revue Le Grognard. Il est spécialiste de Georges Palente, un individualiste du début du XX ème siècle redécouvert dit-on par Onfray (mais je ne suis pas sûr qu’Onfray ait fait tout seul cette « redécouverte »). Toute sa revue semble regarder vers ce début du XX ème siècle, et d’autres font de même (la revue L’En-dehors notamment). On dira qu’une certaine culture bobo se ressource à l’anarchisme de cette époque. Mais pourquoi cette époque précisément ? Qu’est-ce qui se jouait dans cette France-là, qui n’avait pas encore à se définir par rapport à une globalisation capitaliste (ou du moins n’en était-elle pas encore conscience), mais qui déjà devait faire face à des questions qui sont aussi, encore et toujours, les nôtres : le nationalisme (l’Affaire Dreyfus), la guerre, le colonialisme ? Que cherchons-nous dans leur regard à eux ? Nous savons (nous découvrons) rétrospectivement que cette époque fut un des sommets de la littérature française, de sa philosophie, de sa culture. Le pénultième, avant la dernière vague des Malraux-Mauriac-Camus (faut-il ajouter Sartre ?). Je suppose que nous cherchons autant dans leur style que dans leurs idées (tout cela est strictement indissociable) quelque possibilité pour nos propres vies, individuelles et collectives.
Et pourtant tant de choses nous échappent déjà. Prenez cette admiration de Péguy pour Hugo. Les vers qu’il cite d’Hugo. Ils ne nous font aucun effet. Encore appartenons nous à une génération qui apprenait encore par cœur à l’école primaire « Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte ». Qu’en comprendra la génération suivante, nos enfants, à qui l’école n’enseigne plus que le Victor Hugo des Misérables (et encore, non pas un Victor Hugo digne d’intérêt pour lui-même, mais seulement précurseur de notre époque à nous, notre époque parfaite, notre époque de commisération, et de générosité pharisienne, « victimologique »).
Le danger est déjà d’aborder Péguy, Gide, Mirbeau, sous un angle sociologique. Comme des « témoins d’un temps», comme on le fait du Livre des Morts des Egyptiens, ou des chants traditionnels mongols. Regarder le tableau des problèmes qu’ils se posaient sans entrer dans leur style, sans entrer dans leurs questionnements. Ne plus rien saisir de leur monde comme quelque chose qui appartient au nôtre. Ou pire : une approche anthropologique. Péguy, Gide, Mirbeau, Nietzsche, comme des exemples de « productions culturelles », d’interrogations que tous les grands singes de notre espèce, du premier Homo Sapiens au dernier étudiant en informatique de Californie ont enfantées…
Il faut fournir un ultime effort – et peut-être sommes-nous encore parmi les derniers à pouvoir le faire – pour encore une fois voir dans le Paris, le Dieu, la vallée de la Loire, les vendanges de Péguy, quelque chose qui nous appartient aussi. Dans son style quelque chose qui peut obscurément irriguer encore notre vie, notre approche du monde, notre propre expressivité (je songe ici à Pasolini), par delà la sociologie.
Péguy (I)
Je lis Péguy. Pour la première fois. Tardivement. Je n’avais pas eu de raison de le lire avant. Peut-être parce que je n’ai jamais été normalien. Peut-être parce que j’étais laïque. Peut-être parce que Finkielkraut en disait du bien. Ou tout simplement parce qu’on ne le trouve plus dans les librairies. J’ai toujours tout lu tardivement, à part Montaigne et Nabokov. J’ai lu Céline à 32 ans. Je lis Péguy à 38.
Cela tombe bien, je commence par Victor Marie Comte Hugo, acheté chez un bouquiniste cet après-midi. Il y parle de la quarantaine. La quarantaine de 1910. Ce n’est pas celle de 2010.
Que dire ? Péguy le style. D’abord le style. Indissociable du reste. Péguy qui sonnerait faux s’il n’y avait pas le style. Le style qui atteste, qui certifie la véracité du propos, son intelligence. Un certificat de fiabilité. Signe qu’on peut suivre cette route. Qu’on n’y perdra rien.
Deleuze disait que Péguy prenait la phrase « par le milieu » pour la faire éclater.
Je suis le bonhomme. Comme avec Céline. J’écoute. Son éloge des paysans, de la vallée de la Loire, cette recherche d’une terre, d’un corps. Un corps qui n’est pas le nôtre, un corps devant Dieu, et déjà atteint par la vieillesse. Un corps qui n’est pas bardé de prothèses modernes, prothèses éclatantes, comme le nôtre. Péguy qui cherche un sol. Péguy qui se pose en laboureur, modeste, face à la bourgeoisie, à l’Université, à Mauss. Cette recherche de la place, du ton juste, de ce point dans lequel l’humanité se dit le plus justement.
Je dis peut-être des banalités. Je n’ai jamais lu de commentateurs de Péguy, je n’en lirai pas. J’écoute juste le bonhomme, attentif, pas pressé de sauter aux conclusions, ni aux grandes interprétations.
Généalogies du sujet - De Saint Anselme à Malebranche
Pour continuer dans la veine philosophique des dernières semaines, je vous signale la publication sur Parutions.com d'un CR sur Généalogies du sujet - De Saint Anselme à Malebranche, un ouvrage collectif dirigé par Olivier Boulnois -
Aux origines de la subjectivité occidentale
Olivier Boulnois (dir.), Généalogies du sujet : De Saint Anselme à Malebranche
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Comment le « je » du discours – et dans lequel Piaget, et avec lui les sciences cognitives plus récentes, reconnaissent principalement une instance de régulation des fonctions de l’organisme – a-t-il pu, sous les latitudes européennes, finir pas se penser comme un « sujet » doté d’un espace autonome, et même comme une substance par excellence mieux connaissable que toutes les autres, et par laquelle seule l’existence du monde nous serait assurément connaissable ?
La faute à Descartes, diront Kant et Hegel. La question est en réalité plus complexe – car Descartes lui-même n’a jamais parlé de « sujet ». Pour en démêler l’écheveau, les chercheurs réunis par Olivier Bournois dans Généalogies du sujet : De Saint Anselme à Malebranche reprennent l’aventure en son commencement, Saint-Anselme de Cantorbéry (au XI siècle), et dans son décor d’origine : les concepts grecs retravaillés en langue latine sur le tard par Boèce, Saint Augustin et quelques autres : l’essence, la substance, l’accident.
Première surprise chez Saint-Anselme (le père de la « preuve ontologique » de l’existence de Dieu) : il ne peut y avoir de sujet. Le moi est bien une substance (comme tous les individus et pas seulement Dieu), mais conçue plutôt comme essence et non comme un substrat qu’affectent des accidents. Le sujet support des propriétés est ainsi mis « hors jeu », nous explique Kristell Trego, face à la primauté du verbe, de l’action, dans la détermination de ce qui agit et de ce qui pense. Le « je » est une construction intellectuelle qui réunit des qualités (au lieu de les supporter) sur laquelle prévalent ses facultés. La volonté et la pensée nous sont aussi extérieures que nos actes, et le « sujet » qui unifie tout cela est largement indéterminé. Même dans l’ordre éthique il n’obtient pas davantage de consistance (à la différence de ce Kant essaiera de mettre en œuvre), puisque, n’ayant pas de rapport intime à sa volonté, il n’a l’avantage que de la « contrôler » mieux que les actes extérieurs. Il s’agit là en un sens d’une des déclinaisons de la fondamentale passivité du moi à laquelle adhèrent largement tous les Anciens.
C’est finalement à travers les débats scolastiques sur l’intellect agent d’Averroès, que cette passivité va reculer, avec la découverte (isolée et sans lendemains immédiats) par le franciscain Pierre de Jean Olivi de l’expérience subjective pour individualiser l’intellect agent, et la réflexion plus féconde du dominicain Dietrich de Freiberg qui, en pensant l’intellect agent (individuel) comme une substance active dont l’intellect possible est un accident, ouvre la voie d’une subjectivité comme ipséité, auto-affection originaire de la pensée, active et non tributaire de la structure de la représentation. Une substance définitivement dégagée de son statut de sujet-substrat. A la lumière de cette pensée du dominicain allemand, selon Frédéric Berland, à la fois l’intuition de Descartes sur le cogito apparaît comme moins novatrice et sa reprise de la notion de substance pour le désigner devient moins incohérente qu’il n’y paraît si l’on sen tient à la vieille connotation aristotélicienne du terme.
Ce ne sont là que quelques exemples, parmi bien d’autres cités par ce livre, des développements fascinants et foisonnants que le Moyen-Age et la Renaissance accordèrent aux problématiques de la connaissance du moi par lui-même, de l’évidence du « je pense », du rapport de l’expérience subjective à son principe divin (notamment dans la mystique de Maître Eckart et sa notion de « subjectité »/Understantnisse) ou du statut de la certitude.
A l’aune de ces découvertes, l’innovation de la révolution cartésienne pourrait apparaître quelque peu affadie, mais ce ne serait en réalité qu’une illusion d’optique qu’engendre nécessairement toute généalogie. Pour se persuader du contraire, il suffit de relire dans toute leur simplicité et tout leur éclat les Médiations métaphysiques de Descartes, et de se rappeler – à travers par exemple l’éloquent témoignage de Malebranche – dans quelle stupeur, mêlée de gratitude et d’enthousiasme ce livre exceptionnel plongea les plus subtils de ses contemporains. Le livre d’Olivier Boulnois en suivant la trace de ses prédécesseurs doit surtout être saisi comme un outil pour éviter les contresens sur le sens des notions que mobilise Descartes, non comme une façon de diminuer son génie.
L’ouvrage constitue donc un très précieux apport à la connaissance des bouillonnements conceptuels qui précédèrent la naissance du sujet moderne, ainsi qu’accessoirement un antidote utile à certaines histoires de la subjectivité pour lesquelles rien ne se serait passé entre Saint-Augustin et Descartes.
Christophe Colera
http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=76&srid=0&ida=8745.
"Au fondement des sociétés humaines" de Maurice Godelier
Je viens de publier sur Parutions.com un compte rendu du dernier ouvrage de Maurice Godelier qui est un des plus célèbres ethnologues (anthropologues) français de notre époque. A vrai dire j'aurais aimé mettre ses travaux en perspective avec ceux du jeune David Graeber, et avec l'anthropologie naturelle, mais le temps fait défaut.
En tout cas, on peut toujours jeter un coup d'oeil à mon CR sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=94&ida=8578, et bien sûr lire le livre...
Une défense et illustration de l’anthropologie
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines : Ce que nous apprend l’anthropologie
La légitimité scientifique de l’anthropologie culturelle (autrement appelée en France ethnologie) fait débat aux Etats-Unis, sous l’influence notamment de la French Theory (Derrida, Foucault, Deleuze etc). Au soir d’une brillante carrière de quarante années, Maurice Godelier, que la quatrième de couverture du livre présente comme « l’anthropologue français le plus discuté à l’étranger après Claude Lévi-Strauss », apporte une contribution intéressante à la refondation de la légitimité de sa discipline – ce qu’il nomme une entreprise de « déconstruction-reconstruction ».
Pour ce faire, son livre s’attaque à cinq grandes « évidences » de l’anthropologie classique : 1. Les sociétés sont fondées sur l’échange (de personnes et de biens, sous forme d’échanges de marchandises, ou d’échanges de dons et de contredons) ; 2. Les rapports de parenté et la famille sont partout au fondement de la société, particulièrement dans les sociétés sans classes et sans Etat ; 3. Un homme et une femme produisent des enfants en s’unissant sexuellement ; 4. Les rapports économiques constituent la base matérielle et sociale des sociétés ; 5. Le symbolique l’emporte toujours sur l’imaginaire et le réel.
A ces énoncés, l’ethnologue entend substituer ses propres « vérités » :
Prenant appui sur le terrain qu’il a le plus étudié – les Baruya en Nouvelle-Guinée – mais aussi des exemples plus connus de l’histoire humaine (l’Egypte et la Chine antiques, l’Empire romain), Godelier développe ces divers points dans un style simple qui vise manifestement un large public au-delà des lecteurs habituels des sciences sociales. On notera dans ces démonstrations, entre autres, des remarques très fécondes sur la sexualité comme lieu de rencontre entre le social et l’individuel, dans la tension problématique qui les oppose ; ou encore sur le rôle central du politique dans la définition des groupes sociaux, ainsi qu’une réflexion importante sur ce qui distingue la société de ses différents sous-ensembles (tribus, ethnies, communautés, familles, associations). Chaque chapitre de l’ouvrage de Maurice Godelier touche du doigt une des particularités, encore largement impensée, de l’espèce humaine : non pas le fait que l’homme vive en société – comme la plupart des autres primates – mais qu’il invente sur toute la surface du globe des sociétés différentes, dont les formes ne dépendent pas directement du contexte naturel, et qui évoluent dans le temps d’une façon assez mystérieuse (pourquoi le système de parenté cognatique – qu’on trouve aujourd’hui aussi bien chez les Inuit du Canada que chez les Iban de Bornéo apparaît-il à Rome vers la fin de la République ? Pourquoi le système de parenté dravidien qui impliquait l’échange des femmes et le mariage entre cousins croisés s’efface-t-il entre le IIIe et le Ve siècle apr. J.-C pour laisser place à un système de type « soudanais » qui était aussi en vigueur chez les premiers Latins ?).
En mêlant impératif de réflexivité critique et foi dans la possibilité pour l’humain de comprendre ce que d’autres humains ont inventé, Maurice Godelier parvient ainsi à soustraire sa discipline aux extrémités d’un certain nihilisme postmoderne. Il la restaure pleinement dans sa fonction narrative, qui consiste, au fond, à restituer la cohérence de systèmes imaginaires et symboliques des sociétés humaines, des systèmes toujours conçus comme fluctuant et ouverts à des apports de systèmes externes (spécialement dans le cadre de la globalisation). Cette approche de l’anthropologie et les conclusions auxquelles elle aboutit n’est pas la seule possible au sein d’un champ de recherche traversé par des débats nombreux. En outre les tenants d’une anthropologie plus naturaliste (néo-darwinienne) ne manqueront pas d’en dénoncer certains dangers (car, quoique l’ethnologie défende une conception objectiviste de la vérité, et la possibilité de l’atteindre par un débat contradictoire entre chercheurs, elle laisse une grande liberté à l’intuition subjective de l’observateur). Elle demeure cependant un outil heuristique efficace pour combattre tout autant l’ethnocentrisme que le relativisme, en développant une compréhension à la fois globale et critique du fonctionnement social de l’être humain.
Christophe Colera
L'éthique libertine
Parutions.com vient de publier mon compte-rendu du dernier bouquin de Girerd sur la "Sagesse libertine" - http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=6&ida=358 . Il y a quelques années j'aurais été plus indulgent à l'égard de cette littérature de salon qui prône la spontanéité des instincts, la rebellion sans objectif, et autres exutoires de "dominants-dominés" frustrés. Mais que voulez-vous. Cela fait trop longtemps qu'on nous ressert les mêmes plats. Depuis mai 68, voire, sur certains aspects, depuis Gide, alors qu'il y a tant de choses plus importantes - plus cruciales pour l'avenir de notre espèce, et pour notre santé mentale individuelle - que ces enfantillages ! It's time to grow up !
Boys will be boys
Christophe Girerd, La Sagesse libertine
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Tout le monde connaît les libertins. Chacun se les représente comme un courant « clandestin » de l’histoire, à l’image des épicuriens antiques. De ces empêcheurs de penser en rond, que les pouvoirs supérieurs diabolisent. Des grands auteurs de la littérature et de la philosophie, de Descartes à Molière, se sont confrontés à leur thématique. Et les écrivains médiatiques comme Michel Onfray aujourd’hui en font leur miel idéologique. Pour autant on ne les lit pas : et pour cause – ils ne sont pas publiés depuis des lustres, ou alors seulement par bribes, chez des éditeurs très confidentiels.
Il nous faut donc des éclaireurs qui, une torche à la main, illuminent la caverne remplie de ces livres mis à l’index. Christophe Girerd se propose d’assumer cette tâche difficile. Il le fait sur un ton très personnel, en entremêlant l’exposé de considérations sur sa vie de prof de lycée de province, célibataire à quelques années encore de la quarantaine. L’auteur évoque son passé d’élève de l’enseignement catholique, son mal-être dans l’institution, sa nostalgie de la futilité estudiantine. Il devient ainsi l’illustration même de ce que les zoologues appellent la « néoténie psychique des mâles hominidés ». En tout cela il se rapproche d’Onfray, avec le sens de l’engagement politique en moins.
Au milieu de ces évocations personnelles, Christophe Girerd expose les principales thématiques libertines : l’indiscipline, l’individualisme, l’atomisme, l’athéisme, la misologie, le retour au corps, la spontanéité du désir. Loin de chercher à donner à cette philosophie une quelconque positivité théorique, l’auteur semble la revendiquer comme une pure négativité (voire une récréativité) ludique, irrécupérable par aucun système, aucune doctrine. Un jeu d’adolescent contre les Pères symboliques, pas seulement les religieux de tous ordres, mais aussi le grand Descartes qui joue dans cette économie pulsionnelle un rôle analogue à Hegel dans la philosophie du XIX ème siècle.
Cet ouvrage rédigé dans un style alerte, agréable, fournit une introduction instructive et colorée à des auteurs méconnus tels que Jacques Vallée Des Barreaux, Jean-Jacques Bouchard, Charles Coypeau-Dassoucy, Pierre Charron. Il ne manquera sans doute pas de séduire un public large, dans le contexte français actuel qui, quoi qu’en dise l’auteur, reste assez majoritairement converti, sur le plan des principes au moins, c’est-à-dire de la profession de foi, aux vertus du refus des dogmes et des chapelles.
Resterait ensuite à s’interroger sur les conditions de possibilité de cette irruption juvénile en plein cœur du XVII ème siècle, sa généalogie, sa postérité, ses conditions concrètes de survie sous le poids des autorités civiles et religieuses, et les inévitables malentendus que notre époque plaque sur elle. Peut-être serait-ce là le sujet d’un autre livre.
Christophe Colera
La chevalerie
Encore un article que j'ai posté sur parutions.com à propos d'un bouquin fort intéressant consacré à la chevalerie médiévale. L'espèce d'idéal-type germain dont l'auteur suit le fil tout au long du livre me paraît très fécond. Recension accessible sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=5&ida=8239.
La chevalerie telle qu’en elle-même
Dominique Barthélemy, La Chevalerie, De la Germanie antique à la France du XIIe siècle
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
On doit le constater sans fausse pudeur ni chauvinisme : les aléas des configurations sociales ont placé la France plusieurs fois aux sources des grandes transformations qui marquèrent l’histoire de l’Europe. Robert Ian Moore a naguère montré qu’elle fut au XIème siècle à la racine d’une véritable révolution des clercs (cf. La Première révolution européenne, Paris, Seuil, 2001). Aujourd’hui Dominique Barthélemy, professeur d’histoire médiévale à la Sorbonne, rappelle qu’elle se situa aussi au centre d’un phénomène étrange (que, par amour de l’histoire longue, l’auteur refuserait sans doute d’appeler « révolution ») : la chevalerie médiévale – un phénomène qui d’ailleurs pourrait être l’envers du précédent : une fronde individualiste féodale contre l’Eglise et les embryons de bureaucraties étatiques occidentales.
Pour comprendre une option historique, il en faut saisir l’origine. Celle de la chevalerie, Dominique Barthélemy va la rechercher très loin, dans la Germanie de l’an 100.
Au fond, de quoi s’agit-il ? D’une caste de nobles guerriers à cheval, soudée par des valeurs de fidélité personnelle et une éthique contradictoire de la justice (défendue par la violence) et de la modération (dont on fait étalage). Et cela, c’est déjà germain, nous dit Barthélemy, et même, à l’origine, d’une certaine façon gaulois (on se souvient qu’au collège de France, Christian Goudineau – jamais cité dans le livre – enseigne que la Germanie et la Gaule sont une seule et même chose). Après la conquête césarienne des Gaules, la Germanie devient, comme la Sparte antique, au moins dans l’œil des chroniqueurs romains, le conservatoire d’une « utopie : le lieu d’une société-pour-la-guerre » (p. 22). L’auteur va montrer que dans la structure des Germains au combat – l’ost où toute la société se rend à la guerre y compris les épouses et la progéniture – se noue une préfiguration des valeurs de la chevalerie.
L’univers germanique antique s’organise autour de compagnonnages transethniques de chefs de guerres soumis à une règle d’émulation – les prouesses de certains attirant à eux le soutien des jeunes nobles de divers peuples, au détriment de la survie des groupes plus pacifiques. Ces chefs de guerre à la tête de l’ost sont aussi ceux qui rendent la justice (dans le cadre des assemblées qu’on appellera plaid au Moyen-Age) dans une société où, en réalité, sous l’idéologie guerrière des nobles, prévalent souvent les règles de don et de contre-don, la réparation pécuniaire en lieu et place de la vengeance, le combat singulier entre un guerrier et un prisonnier du camp adverse substitué à la guerre ouverte.
La germanisation (on serait tenté de dire la « re-germanisation ») des Gaulois romanisés, est plus ancienne et plus graduelle qu’on ne le pense, selon Barthélemy. Elle débute dès les années 250, puis, à la grande époque de Clovis, s’accélère à la faveur de combats où l’ostentation des mœurs guerrières, dans un esprit déjà chevaleresque, l’emporte souvent sur la violence réelle. Les premières prescriptions faites aux élites de protéger l’Eglise et les pauvre remontent à Dagobert, tandis que l’empire carolingien, par les progrès économiques qu’il favorise, permet aux combattants à cheval d’améliorer la qualité de leur monture et de leur armure. Au XI ème siècle avec la généralisation de l’adoubement comme rite d’intronisation, la chevalerie devient affaire de classe, et non plus seulement d’individus. Les batailles entre Louis VI de France et Henri Beau Clerc de Normandie sont à partir de 1100 le creuset d’une éthique de guerre chevaleresque, dont Barthélémy soupçonne qu’elle a pu aussi émerger dans d’autres régions - mais le sujet reste à explorer. Au milieu du XII ème siècle enfin, quand apparaissent légendes épiques et romans courtois, le succès littéraire de la chevalerie fonctionne en fait déjà plus comme un cache-sexe de son déclin, face à la montée de la bourgeoisie, au pouvoir des Etats, au droit romain, que comme un modèle de comportement pour la jeune aristocratie d’Europe.
Ainsi, d’un siècle à l’autre, Dominique Barthélémy déroule le fil d’Ariane de l’héritage germanique dans l’aristocratie guerrière française, démystifiant en partie la noblesse des progrès moraux qu’impliquent les pratiques chevaleresques, en les ramenant à leurs conditions économiques de possibilité – les gains financiers qui en sont la contrepartie. L’étude est rigoureuse, précise, minutieuse, innovante sur bien des points. Au passage elle écorne certains mythes ou simplifications historiques telles l’idée que la chevalerie ait pu favoriser des ascensions sociales (Marc Bloch) ou l’image d’une Eglise excessivement corrompue avant la réforme grégorienne et entièrement assainie par celle-ci. Tout est affaire de nuances et de réalisme : par exemple la chevalerie n’a sans doute pas été particulièrement, en profondeur, « christianisée » par les croisades – qui cependant l’ont parfois faite basculer dans le fanatisme –, et l’idéal courtois n’a pas spécialement amélioré le rôle des femmes – déjà de toute façon plus avantageux en Germanie que chez les Romains – ni civilisé les mœurs chevaleresques – de tout temps plus policées qu’il n’y paraîtrait, Barthélémy reliant d’ailleurs avec ingéniosité le thème du « chevalier servant » au rôle des femmes comme instigatrices de vengeance dans une société de cour où l’héritage se transmet aussi aux filles et à la nécessité de fournir des objectifs de combat à une jeunesse aristocratique oisive.
On retiendra de cet ouvrage très dense, foisonnant d’anecdotes, une étude sociopsychologique fine de la mobilisation des valeurs chevaleresques « en situation », de leur évolution, de leur mise à l’épreuve au regard des intérêts de la classe nobiliaire, de l’Eglise et des rois. Le choix de valoriser l’histoire longue permet de bousculer la chronologie habituelle : la fleur de la chevalerie, dont la semence est repérée dans la Germanie de Tacite, éclot déjà sous l’empire carolingien, et se fane en 1159 dans le Policraticus de Jean de Salisbury dont l’enthousiasme pour la constance des magistrats romains et la discipline des armées de métiers annonce le retour de Rome… et la modernité. Ce choix conduit à structurer la démonstration autour de notions antagonistes qui rappellent les idéaux-types à la Max Weber, et qui auraient d’ailleurs aussi bien pu être thématisées comme tels.
Rome contre la Germanie, l’Etat contre la chevalerie, deux styles d’organisation du pouvoir politique, de sa morale et de son esthétique, dont la confrontation pourra utilement stimuler la réflexion de nos contemporains.
Christophe Colera
La Femme et le Sacrifice
Je viens de publier une petite page sur parutions.com à propos d'un ouvrage d'Anne Dufourmantelle : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=85&srid=427&ida=8120.
Je ne suis pas très emballé, à vrai dire, par ce genre de psychanalyse philosophique, mais j'avais commandé ce bouquin par curiosité, espérant vaguement - mais à tort - qu'il serait utile pour mes recherches anthropologiques. Quelques-unes de ses intuitions peuvent cependant en intéresser certains...
Anne Dufourmantelle, La Femme et le sacrifice, D’Antigone à la femme d’à côté
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Il est des aspects de la réalité humaine dont une certaine rationalité instrumentale s’acharne à aplanir le relief, à désamorcer le potentiel, et qu’elle tente de rendre inoffensifs. Il appartient alors au penseur de les débarrasser de leur carcan de conformisme, et de banalisation. C’est ce que s’attache à faire, d’un livre à l’autre, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle sur un sujet cardinal entre tous : celui de la féminité. Après avoir, il y a quelques années, dans son essai Sauvagerie maternelle, sondé le pouvoir des mères dans ce qu’il a de plus redoutable, elle en explore aujourd’hui le revers : le pouvoir de donner et de se donner la mort (symbolique ou réelle) en lieu et place de ce qu’une femme peut normalement donner, c’est-à-dire la vie.
A la différence du renoncement qui est un abandon du désir – qui obéit aux lois du lignage familial –, le sacrifice est une forme de « surdésir », une rupture active avec la communauté, en même temps qu’une convocation de l’Autre, pour briser le cercle, créer une ouverture.
La Femme et le Sacrifice est avant tout comme une promenade à travers les grandes figures et les grandes thématiques du sacrifice féminin. Cela lui donne une liberté à la mesure de son ambition. Sans s’embarrasser des particularismes sociaux, ethniques et historiques, l’ouvrage dresse une sorte de problématique existentielle générale saupoudrée de vocabulaire psychanalytique. Certes, selon l’expression consacrée, parfois « qui trop embrasse mal étreint ». Notamment on peine quelque peu à saisir dans la démonstration de l’auteure ce qui unit réellement le suicide d’une jeune kamikaze palestinienne et la « vie blanche » des femmes réduites à une existence minimale, ce sacrifice qui « ne sacrifie rien » de l’aveu même de l’auteur (p. 48). La différence entre cette dernière forme « intériorisée » de sacrifice et le renoncement ne réside-t-elle pas, au fond, dans le regard de la communauté, que précisément requiert tout acte sacrificiel, c'est-à-dire en dernière analyse le fantasme projeté par l’observateur extérieur sur ce qui peut être aussi bien sacrifice ou simple renoncement, voire simple accident ?
Néanmoins l’obstination d’Anne Dufourmantelle à séparer le sacrifice de la loi du désir (la « séparation » étant d’ailleurs le propre du sacré) et à voir dans les anorexiques qui s’allongent sur son divan des Antigone et des Iphigénie, a un mérite certain : celui de reconnaître la source spirituelle de leur mal (p. 76) face aux tentations d’une médication purement chimique, c’est-à-dire par la reconstruction imaginaire du sens redonner à chacun les moyens de sa réappropriation subjective.
Pour Dufourmantelle en effet, c’est le refus du sacrifice dans les familles et dans notre société qui pousse au renoncement, au devenir-objet – dont le suicide peut être une forme. Le sacrifice, lui, refait advenir le sujet dans un acte sublime de différance quand plus aucune autre option vivable n’est offerte.
Ainsi donc l’auteure, au milieu d’une sorte de tableau des grands mythes disséqués à la manière de la Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim, rend-elle en quelque sorte justice à la jeune fille qui tue la mère en elle au nom d’un amour absolu pour le père, l’amante instrumentalisée comme dans Breaking the Waves, à la mère qui accable ses enfants du poids de ses sacrifices, ou les sacrifie eux-mêmes. Elle les rapporte aux paradoxes de la psyché, et au mystère des vies singulières. Incidemment, c’est aussi le tableau d’un certain milieu, d’une certaine époque, qu’Anne Dufourmentelle dessine en filigrane : celui de ses clients, les classes moyennes ou aisées, urbaines, dans un univers occidental saturé de biens matériels, et de solitude individuelle.
Somme toute il ne s’agit là ni de philosophie ni de science rigoureuse. Seulement de remarques tirées d’une pratique clinique, et d’une libre méditation souvent très éclairante sur le corpus canonique de notre littérature. Comme la philosophie de Derrida qu’elle cite une ou deux fois, Dufourmantelle se garde de conclure, parce qu’au fond le sacrifice féminin – comme peut-être tout sacrifice – ne donne aucune leçon, si ce n’est peut-être une leçon d’humilité : une incitation au respect de la singularité des expériences individuelles. « On ne peut pas rejoindre une vie au-delà d’elle-même, de ce qu’elle laisse comme traces, comme souvenirs, comme chagrin » observe Dufourmantelle, à la fin de son livre, devant le suicide de Virginia Woolf. C’est intellectuellement frustrant, mais peut-être "existentiellement" adéquat…
Christophe Colera
Stendhal et le bonapartisme
Toujours dans la série des petites recensions que je rédige pour Parutions.com, je signale la mise en ligne de celle que je consacre au dernier livre de Jacques Dubois sur la sociologie de Stendhal - voir http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=1&srid=123&ida=8049 et ci-dessous
Je dois préciser que je ne suis pas un très grand lecteur des auteurs du XIX ème siècle. Le cadre scolaire - qui me déplaisait souvent - ne m'y encourageait guère. J'ai lu Balzac, Chateaubriand, Nerval, Musset, Hugo, Flaubert, Proust ou Zola plus par obligation qu'autre chose. Et je n'ai plus guère le temps de me replonger dans cette prose. Pour autant je n'y associe pas que des mauvais souvenirs. J'ai lu la Chartreuse de Parme (au moins en partie) à 20 ans, quand l'envie de tenter le concours de Normale Sup sans passer par la Khâgne m'a effleuré (seulement effleuré car j'ai abandonné le projet au bout d'un mois - la Chatreuse était au programme). J'en ai beaucoup apprécié le style que pendant quelques semaines je m'efforçai même d'imiter (c'était mon côté éponge). Pour moi, de ce fait, Stendhal reste associé à quelque chose de vif et de lumineux qui va bien avec l'Italie.
Le livre de Jacques Dubois a certes quelques petits défauts que j'ai préféré ne pas mentionner. Mais l'intérêt principal du livre est qu'il m'a fait un peu réfléchir aux blocages de la société post-napoléonienne, qui, à certains égards, ressemblent à ceux de notre époque. En plus marqués peut-être parce que la structure de classe restait plus figée.
Du coup cela fait aussi penser à ce que fut le bonapartisme, comme phénomène social.
Je lisais l'an dernier La Démence coloniale sous Napoléon, un réquisitoire implaquable et juste contre le dispositif conquérant raciste que l'Empereur fit peser sur les colonies françaises (et voulait généraliser au monde entier, heureusement l'hégémonie maritime anglaise l'en empêcha). C'est un aspect néfaste et peu connu du premier Empire français. Il y a aussi celui que les autres Européens ne manquent jamais de rappeler : l'invasion sauvage de tout le continent : les meurtres, les viols, les pillages. Sur la place où je me suis fait prendre en photo début avril à Alcaniz il y a une plaque qui commémore l'héroïque résistance espagnole face aux soudards de l'Empereur qui ont causé mille ravages dans cette ville.
Mais l'histoire n'est pas morale, nous le savons. L'ardeur sanguinaire du bonapartisme est aussi ce par quoi les acquis de la Révolution se sont stabilisés dans l'Hexagone, et ont un peu "contaminé" les monarchies avoisinantes (le fameux Code civil, qui ne se serait peut-être jamais imposé autrement). Elle est aussi ce par quoi de brillants individus socialement condamnés par leur appartenance de classe se sont vus ouvrir des "opportunités", comme on dit, extraordinaires. Même un bourgeois, du niveau du Grenoblois Henri Beyle alias Stendhal, ex-auditeur du Conseil d'Etat napoléonien, en a bénéficié. D'une manière générale à peu près toutes les classes sociales profitent d'un pouvoir conquérant (du moins lorsque celui-ci a des tendances redistributrices, ce qui est le cas du bonapartisme). L'équivalent se vérifie autour de Jules César 20 siècles auparavant.
C'est ce qui fait que se multiplient les initiatives audacieuses et souvent admirables dans tous les milieux à l'occasion des phases de conquêtes, pourtant bien sombres pour les peuples qui les subissent - Nietzsche l'a bien compris qui ne manquait pas une occasion de vanter les mérites de Napoléon. Ce constat fait craindre que l'humain garde encore pendant quelques générations quelque goût secret pour les entreprises sanguinaires qui ouvrent des boulevards aux changements sociaux.
Cela dit il est vrai que la tendance conquérante est bien amoindrie aujourd'hui. En Europe du moins. Chaque peuple semble s'accommoder désormais des frontières qui lui échoient, tout arbitraires qu'elles soient - parfois d'ailleurs au prix d'une occupation "internationale" comme dans les Balkans. L'exploitation économique (notamment celle des peuples du Sud) compensant peut-être la frustration de ne plus pouvoir dominer militairement.
Cette sublimation est probablement un progrès. Je visitais hier le monastère de Mortemer auquel s'attache le souvenir glorieux du Plantagenêt Henri II qui aurait pu construire un grand royaume anglo-normand de l'Ecosse aux Pyrénées si la France centrale n'avait contrarié ses projets. Chaque région d'Europe garde le souvenir d'un souverain conquérant qui aurait pu fonder dans le sang un grand Empire (en Béarn par exemple on se souvent de Gaston Fébus). Il est heureux aujourd'hui que les grands empires ne soient plus à la mode (même aux Etats-Unis, l'hégémonisme n'a plus la côte) et qu'on puisse réfléchir aux réformes des structures sociales sans chercher d'exutoire guerrier.
Mais il est toujours bon de tenter de comprendre les générations antérieures. Stendhal raconte dans ses romans ce que Musset disait aussi : cette frustration des orphelins de la Révolution et de Napoléon, nés dans un monde où tout semblait possible, et vieillissant dans une société où l'on ne peut plus rêver que d'aimer une femme, au milieu des baudruches conservatrices les plus niaises... On voit bien pourquoi en France le deuil de Napoléon fut difficile, et, à certains égards, le reste parfois encore de nos jours.
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Stendhal au risque de la sociologie
Jacques Dubois, Stendhal une sociologie romanesque
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
La sociologie reconnaît depuis longtemps sa dette à l’égard de la littérature. On se souvient notamment du livre que Bourdieu consacra à Flaubert (Les règles de l’Art) en 1992. L’auteur de Stendhal une sociologie romanesque, Jacques Dubois, a lui-même déjà rendu par le passé hommage au génie sociologique de Proust. Selon lui, les romans ne livrent pas seulement aux sciences sociales des scènes de la vie quotidiennes, des reflets d’une époque qui peuvent, à ce titre, faire l’objet d’une observation au moins ethnographiques, ils recèlent à l’état latent, un regard sociologique à part entière qu’il appartient au chercheur d’aujourd’hui de mettre à jour.
Stendhal se prête tout particulièrement à ce travail. Enfant du bonapartisme, observateur désabusé d’une société « bloquée », celle des élites sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, il fut, selon Dubois, un homme de gauche, un libéral tenté par le jacobinisme. Pourtant ses personnages principaux, dont les caractéristiques sociales se rattachent à la fois à l’aristocratie et à la bourgeoisie, tout en étant sensibles à l’émancipation du peuple, présentent des traits individuels socialement contradictoires et s’associent principalement en fonction d’une aptitude transformer en défis de « primitifs » leur inadéquation à leur milieu. Un idéal individualiste inspire Stendhal, qui le rend moins compatible a priori avec une grille de lecture structurale à la Bourdieu que Balzac ou Flaubert. Pour autant Dubois montre combien les intrigues amoureuses des romans stendhaliens sont profondément travaillées par la structure sociale de son époque. Les passions de leurs héros métissés, en lutte contre les déterminations de leurs milieux, sont autant de stratégies pour retourner contre la violence symbolique qu’ils subissent.
L’amour devient ainsi pour ces hommes et ces femmes un moyen privilégié de mise en œuvre de stratégies, pour obtenir une reconnaissance, quand la voie de l’ascension politique est définitivement barrée. A travers les concepts des sociologues Bernard Lahire et Axel Honneth, c’est une vision hégélienne voire sartrienne des rapports humains que Jacques Dubois retrouve chez Stendhal. Par là même à travers une sociologie de Stendhal, et, pourrait-on dire, une sociologie du Stendhal sociologue, on devine l’esquisse d’une véritable contribution à la sociologie du bonapartisme, ou disons une sociologie des lendemains du bonapartisme, des lendemains de conquêtes, quand, post festum, il n’est plus de réalisation sociale que dans l’ivresse amoureuse et dans l’ironie sur les pouvoirs établis. De ce point de vue la littérature stendhalienne ne dit peut-être pas autre chose que l’introduction de Musset à la Confession d’un enfant du siècle, avec toutefois une dose d’humour et de puissance en plus.
Ainsi l’analyse de Dubois qui emprunte à la sociologie un grand nombre de notions nous éclaire non seulement sur la littérature du début du XIX ème siècle en tant que telle, mais montre aussi en quoi celle-ci a pu préparer les esprits à la naissance, à partir d’Auguste Comte, d’une science de l’objectivation des faits sociaux. Cet essai d’une lecture agréable, qui échappe aux pesanteurs de nombreuses thèses académiques, fait redécouvrir le corpus stendhalien sous un angle d’approche nouveau, qui peut aussi servir à la réflexion sur l’époque actuelle.
Christophe Colera