Articles avec #notes de lecture tag
Quotidien
Voilà plusieurs semaines que je souhaite publier sur ce blog des extraits du dernier livre de Dawkins sur Dieu : ceux où il explique que nous sommes des blocs de matière qui s'attirent les uns les autres, que nous nous rappelons notre enfance alors nous n'avons pourtant en nous aucun atome de cette époque-là (sauf peut-être dans les os, ce qui suppose donc que le corps n'a cessé de dupliquer chimiquement dans le cerveau et dans la chair le souvenir de ce temps lointain) ou que nous serions bigrement plus sensibles aux champs magnétiques si nous avions la taille d'une mouche. Tout cela est terriblement fascinant, mais ainsi que je l'ai déjà écrit, mon triste job actuel capte tant d'énergie que je ne suis même pas capable d'aller rechercher les passages pertinents dans les livres.
Et puis, je ne suis peut-être pas vraiment d'humeur à me lancer dans des considérations rationalistes en ce moment, malgré toute l'admiration que m'inspire ce courant de pensée. Peut-être suis-je en train de cultiver secrètement quelque nostalgie à l'égard de ma jeunesse abreuvée de christianisme et de superstitions diverses. Un petit documentaire sympathique sur Arte à propos des Germains hier, qui s'ouvrait sur les prophéties d'une jolie prêtresse, a peut-être contribué à raviver en moi le regret du temps où je croyais que l'humain était plus que ce qu'il est, toute cette mythologie de l'individu à mi-chemin entre animalité et divinité. Au passage je dois dire que ce documentaire sur la Germanie antique était extrêmement bien fait, et fascinant, tout comme un autre d'ailleurs, diffusé ce weekend, qui parlait longuement des persécutions des Juifs dans le Saint-Empire au Moyen-Age. L'univers allemand nous est au fond toujours assez méconnu à nous autres, Français. Il me semble que nous serons bientôt plus entraînés à voir le monde et considérer l'histoire du point de vue d'un Américain que du point de vue d'un Allemand, ce qui est somme toute bien dommage quand on sait l'apport de cette culture à l'Europe (j'ai notamment rendu compte il y a quelques mois d'un ouvrage sur l'influence germanique sur le Moyen-Age français). De toutes les disciplines que j'ai étudiées dans le cadre scolaire, la seule qui, avec sincérité, et même parfois une véritable passion, me portât à penser d'un point de vue allemand fut la philosophie. Ce ne fut pas toujours pour le meilleur, mais au moins cette matière rendait justice autant qu'il se pouvait à cette grande culture.
Je cultive plusieurs projets en ce moment, notamment celui d'écrire quelque chose sur ces guerres civiles romaines du Ier siècle avant Jésus-Christ qui m'intéressent depuis l'enfance (je pense que la série Rome m'en a donné envie). Le fait de ne plus être lié à aucun laboratoire de sociologie (après la remise en cause d'une attestation de septembre qui démontrait le contraire) peut me donner cette liberté, mais, d'un autre côté, je pense que mon jeune éditeur ne prendrait le risque financier de publier un mien essai sur Rome qu'à la seule condition que mes autres livres fassent un peu parler d'eux.
Or, pour l'heure un grand silence entoure mon ouvrage sur la nudité. Et je ne parviens toujours pas à boucler pour l'Harmattan mon bouquin sur les services juridiques (je n'ai plus l'énergie de me consacrer à la relecture orthographique).
J'ai fait une recension en janvier (cf ci dessous) du dernier livre d'Agnès Giard sur le Japon. Un joli livre très intriguant. Comme je l'ai écrit, on aurait envie d'approfondir sur un plan anthropologique les pistes que son auteur esquisse. Cet ouvrage met de bonne humeur. Agnès est quelqu'un de très libre et de très enthousiaste. Et le Japon est un sujet inépuisable, qui a beaucoup marqué ma génération, à travers les dessins animés notamment. Ce Japon occidentalisé à travers lequel perce une vieille sensibilité mi-shamanique, mi-taoïste fut si bien croqué par Mishima. Son livre qui m'a le plus impressionné fut L'Ecole de la chair. Peut-être parce que je ne suis toujours pas bien revenu du fait qu'un homme homosexuel réac puisse décrire avec tant de profondeur les désirs d'une femme hétéro moderniste. Bel exemple de "devenir-autre" comme eût dit Deleuze qui a lui aussi dit et écrit du bien du Japon, et qui peut-être fut le philosophe français le plus "japonais".
Parutions.com a commandé pour moi quelques livres dont un sur les Ménades qui paraîtra en mars aux Belles Lettres. J'ai hâte de le recevoir. Dionysos m'intéresse, jusque dans ses représentations les plus conventionnelles et les plus assagies des chambres nuptiales de bourgeois à Pompéi (parce que, selon moi, il n'y a pas d'assagissement, comme dans les Aphrodites protectrices des bonnes mères, il n'y a pas de rupture entre la transe extatique et la paisible gestion quotidienne des choses insignifiantes, j'en suis profondément convaincu). Dionysos m'a poussé vers Shiva récemment. Mais j'ai envie de retrouver les cieux grecs.
-----
Le corps japonais
Agnès Giard, Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon
C’est un livre élégant que nous propose Agnès Giard. Elégant par le style, magnifique par la facture et l’iconographie. Un beau petit cabinet de curiosités. L’auteur, journaliste à Libération, y livre sa passion pour le Japon, ou, plus précisément, pour la libido japonaise, ce qui la suscite, ce qu’elle évoque.
Dans l’économie globalisée, si la Thaïlande fournit les prostituées, le Japon apporte un éventail de lubies, de gadgets et de représentations qui interpellent (et parfois conquièrent) l’Occident, du fétichisme de la petite culotte aux mangas érotiques.
Loin de se borner à étaler sans réflexion ces étrangetés, Agnès Giard, telle la carpe-spermatozoïde chère aux habitants de l’Empire du Soleil Levant, remonte aussi le courant historique de leur génèse. En se nourrissant de lectures parfois érudites, elle va fouiller dans l’imaginaire des samouraïs, et même dans le rapport à la terre, aux montagnes, aux rochers. Il est vrai que l’on ne pense pas toujours, par exemple, à la conception du désir qu’induit la vie sur un sol tellurique capable de tout anéantir à n’importe quel moment.
Le voyage savant, richement illustré, auquel nous invite la journaliste, est des plus agréables. L’ouvrage se lit dans l’ordre qu’on souhaite, éventuellement même en commençant par le milieu, comme le conseillait Deleuze pour tout livre. C’est un bel hommage à la sensibilité de ce pays toujours mal compris en Europe, une approche « compréhensive » qui nous vaccine contre une vision « prussienne » (militariste, productiviste, disciplinaire) du Japon, en même temps qu’un acte de résistance contre l’uniformisation culturelle.
Car, plus d’une fois dans les pages d’Agnès Giard on perçoit comme un soupir, un frisson d’inquiétude : la crainte de voir l’occidentalisation de l’archipel extirper définitivement certains de ses particularismes. Ainsi par exemple à l’article « nudité » : « Les mangas pornographiques se remplissent de corps intégralement nus. C’est bien le signe que le Japon adopte les tabous judéo-chrétiens. Mais tout espoir n’est pas perdu. » On croirait entendre Pascal Quignard pleurer sur la fin du libertinage de la Rome julio-claudienne. L’anthropologue hésitera à suivre Agnès Girard au bout de cette opinion, et fera peut-être remarquer que la nudité des organes génitaux n’a jamais été si an-érotique qu’elle le suggère, ni au Japon, ni ailleurs.
Mais peu importe : on souscrit au refus de l’uniformisation des mœurs. Et l’on voudrait suivre Agnès Giard-la carpe plus loin encore. Interroger plus avant les sources taoïstes, c’est-à-dire, osons le mot, chinoises, de nombre de ces curiosités nippones. Car sur bien des thèmes d’Agnès Giard, la représentation du corps, le rocher, la semence, on retrouve les interrogations de spécialistes de la Chine ancienne, comme François Jullien, ou Robert Van Gulik. Van Gulik justement dans La vie sexuelle dans la Chine ancienne (récemment réédité par Gallimard) voyait dans le Japon une sorte de conservatoire de ce qu’une pudibonderie chinoise post-médiévale sous influence étrangère avait fini par éradiquer sur son propre sol (un peu, serait-on tenté d’ajouter, comme le Sri Lanka fut le conservatoire du bouddhisme quand il disparut de sa terre natale indienne, ou l’Irlande conserva le catholicisme romain quand l’Europe de l’Ouest devint arienne… toujours une affaire d’îles…). On aimerait évaluer où se situe l’héritage, et où cela diverge.
Les images et le propos d’Agnès Giard ont une fonction apéritive pour ce genre de recherche. Mais ils séduisent aussi pour eux-mêmes. L’évocation des mythes nippons est parsemée de chefs d’œuvres artistiques des deux derniers siècles. A voir et revoir, lire et relire. Des sources d’étonnement se découvrent à chaque page.
Christophe Colera
CR "Naturalisme versus constructivisme ?"
Je viens de publier sur Parutions.com ce nouveau compte-rendu de lecture - cliquez sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=94&ida=9778.
Le chant du cygne des sciences sociales ?
Michel de Fornel et Cyril Lemieux (dir), Naturalisme versus constructivisme ?
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Dans le courant des années 1990, aux Etats-Unis, les travaux de Tooby, Barkow et Cosmides aux Etats-Unis ont porté un coup important à l’ensemble des sciences sociales, dont le paradigme commun, identifié sous l’expression « modèle standard des sciences sociales » fut accusé notamment de percevoir le réel, sous l’influence de Durkheim, comme une construction sociale. Bien des chercheurs en neurosciences, et psychologie évolutionniste comme Steven Pinker ont ensuite enfoncé le clou contre les illusions du « constructivisme ».
La réplique des sciences sociales a tardé à venir. « Naturalisme versus constructivisme ? » en constitue peut-être une.
Etrangement le propos de ce livre collectif ne porte à aucun moment sur une défense du constructivisme en tant que tel. Reconnaissant aux sciences « dures » le droit de prétendre approcher le réel dans son objectivité, et notamment, de dénier la pertinence de la rupture « nature-culture », qui était pourtant au cœur de la légitimité des sciences humaines à l’époque du structuralisme, l’ouvrage est édifié ainsi d’emblée sur une position défensive. Tout prêts à admettre l’animalité de l’humain et la pertinence d’une approche naturaliste de ses comportements, ses auteurs oscillent entre la volonté de montrer que les sociologues et anthropologues sont plus objectivistes et naturalistes qu’ils ne veulent bien l’admettre (tel est le cas d’Anne Rawls dans son effort, très controversé et débattu dans le livre, pour démontrer, à la lumière des Formes élémentaires de la vie religieuse, que les critères de vérité de Durkheim s’enracinent dans la pratique sociale et non dans des catégories collectives posées a priori) et le projet de réserver aux sciences humaines « une petite place » à côté des sciences positives.
Le problème, bien sûr, tient à ce que le statut épistémologique de cette cohabitation reste des plus énigmatiques : les unes ayant pour elles des règles de vérification que les autres n’ont pas. Les auteurs du livre soulignent la nécessité d’une telle cohabitation pour échapper à ce qu’ils appellent le « réductionnisme » du naturalisme pur. Mais la défense des sciences sociales comme garantie d’un « supplément de subtilité » (comme l’on dirait un supplément d’âme) dans l’approche des comportements humains, ne préserve que leur dimension « compréhensive » et ruine leur prétention à expliquer les phénomènes. « La culture ? C’est quelque chose que je mettrais dans la catégorie des licornes » a pu déclarer Noam Chomsky. En refermant ce livre riche et utile à la réflexion actuelle sur la hiérarchie des savoirs, on peut se demander si les sciences sociales ne seraient plus finalement qu’un art de décrire les licornes.
Christophe Colera
Un CR en anglais (Boulnois)

E. R. Dodds (II)

Ce livre est très riche, et admirable, ne serait-ce que parce qu'il ne se paie pas de mots (à la différence de nombreux ouvrages français). Je me souviens du livre de Vernant sur les Origines de la Pensée grecque qui, sous l'influence du marxisme, insistait utilement sur les sources politiques de la rationalité athénienne, à travers notamment les procédures judiciaires. Dodds contrebalance ce diagnostic en mettant l'accent, pour sa part, sur le particularisme des milieux intellectuels, et l'isolement de leurs convictions parmi des masses encore fort irrationnelles et superstitieuses, ce qui explique la vigueur de la réaction anti-philosophique (le procès de Socrate et de bien d'autres philosophes), dont Platon fut témoin et qu'il dut intégrer à sa propre philosophie (quelque chose qui peut nous faire penser au "retour du religieux" des trente dernières années).
Le livre est très riche. Sur ce chapitre 6 je retiens de nombreux éléments concernant les effets "pervers" du rationalisme en terme d'individualisme libertaire dans la jeunesse athénienne (les groupes qui prenaient systématiquement à contrepied les pratiques religieuses), les craintes que tout cela pouvait susciter en temps de guerre. Très importante aussi la mention de la peste de 430 (pour en comprendre la portée, je crois qu'il faut se rapporter à ce que Boccace dit de la peste florentine de 1348 dans son introduction au Décaméron) et son rôle dans l'importation de nouvelles religions "barbares" à fort contenu émotif. Le chapitre suivant sur les compromis de Platon avec le chamanisme est aussi passionnant (qu'on se reporte à mon article ci-dessous sur le chamanisme en Egypte, la dette de la métaphysique occidentale à l'égard du chamanisme ne m'avait jamais sauté aux yeux jusqu'ici). On ne peut s'empêcher de songer à l'impact ultérieur que cela aura sur le christianisme. D'ailleurs Dodds lui-même esquisse parfois, au détour d'une phrase, des remarques sur l'hellénisme qu'il embrasse sur une sorte de longue durée à la Braudel jusqu'à nos jours (par exemple sur cette question difficile du rapport des Grecs aux images, et dont les aspects les plus insolites se retrouvent je crois chez Epicure).
E. R. Dodds (I)

Si je n'ai jamais été tenté de le lire, c'est que le sujet n'est plus novateur de nos jours. Les travaux de Jean Bollack sur le chamanisme d'Empédocle, ou même ceux de Vernant sur la Grèce archaïque nous ont largement soustrait à l'image trop "lisse" d'une Grèce rationnelle héritée du XIXe siècle.

Je me souviens même de ce jour de 1994 où, à Madrid, j'ai acheté à la Fnac de Callao, le bouquin (en espagnol) de Robert Gordon Wasson, Carl A.P. Ruck, Stella A. Kramrisch, La búsqueda de Perséfone, Los enteógenos y los orígenes de la religión, qui parlait du rôle des psychotropes dans la culture grecque - un thème qui n'étonnait nullement un mien ami spécialiste des plantes et de leurs effets sur l'organisme. Ce livre en se raccrochant à la botanique allait d'ailleurs plus loin, me semble-t-il, que le simple inventaire des racines chamaniques de la culture hellénique.
Aujourd'hui je me plonge donc dans la lecture de Dodds.
J'observe d'emblée que l'ambition du livre excède le seul cadre de la culture grecque, notamment dans l'opposition qu'il trace entre "culture de la honte" et "culture de la culpabilité", une catégorisation qui n'est pas sans rappeler les travaux de Jaspers sur l'âge axial. La prétention à universaliser des constats tirés d'une culture particulière me laisse toujours sceptique, surtout quand cette culture nous est proche comme la culture grecque antique - je préfèrerais de loin une confrontation de croyances et pratiques relevant de civilisations plus lointaines et moins bien connues. Mais je réserve encore mon jugement sur ce point.
Penrose
Mon compte-rendu du dernier livre de Penrose vient d'être publié sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=85&srid=428&ida=9410.
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Il est un monde merveilleux fait de points que nul il de ne verra jamais, de lignes quaucun stylo ni aucun ordinateur ne saurait tracer, de carrés parfaits, de cercles absolus, de nombres (quelle étrange chose que le nombre, quand on y songe), de fonctions. Ce monde, aujourd'hui délaissé par les esprits littéraires, fut familier aux penseurs européens jusquà Kant. Il est même au fondement de la philosophie occidentale quavec le temps on finit par nommer «métaphysique».
Deux points ne laissent pas de surprendre, nous dit Roger Penrose dans son ouvrage imposant A la découverte des lois de lunivers : la prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique : cet univers nous permet dexpliquer les réalités physiques qui nous entourent, et surtout, il nest pas le fruit des constructions de notre esprit notre cerveau y accède comme à une terra incognita dont lexistence ne dépend pas de nous.
De là à revenir au docte enseignement de Platon, il ny a quun pas, Penrose se posant dans le monde d'aujourd'hui comme le porte-parole le plus orthodoxe et le plus conséquent du platonisme millénaire.
A la découverte des lois de l'univers : la prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique est un vade mecum, une carte daccès à ce monde idéal des mathématiques, que Penrose nous présente à travers lhistoire de sa découverte : des Grecs jusquaux aspects les plus avancés de la recherche actuelle (qui occupent la majeure partie du livre). Déquations en diagrammes rien ne sera oublié : de lintrication quantique à la théorie des cordes en passant par lentropie des trous noirs. Mais il faudra attacher sa ceinture : comme le dit léditeur en quatrième de couverture, ce livre élève «le lecteur à de rares hauteurs». L'ouvrage est donc à déconseiller aux curieux dépourvus dune solide formation scientifique : ils pourraient y perdre rapidement leur latin et leur souffle.
Les Dieux masqués - Chamanisme dans l'Egypte pharaonique
Je viens de transmettre à Parutions.com une recension (publiée sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=9124) du dernier livre de René Lachaud, Les Dieux masqués, Chamanisme dans l'Egypte pharaonique (Signatura 2007), un ouvrage qui présente quelques défauts - dans le registre de l'anti-rationalisme - mais qui a le mérite de s'opposer à l'égyptologie universitaire classique et de nous faire comprendre, sur un ton très inspiré, que l'on ne peut aborder les civilisations antiques sans sortir d'une façon abstraite d'appréhender le savoir, que nous a inculquée la culture occidentale, et sans s'affranchir de tout un héritage chrétien et postchrétien sur le rapport au divin, au corps (j'en parlerai prochainement dans un de mes livres), à la nature, qui n'est pas adéquat à la compréhension d'univers étrangers au nôtre. Evidemment notre propre point de vue tend à s'universaliser par la destruction effective (via la colonisation notamment) des cultures des autres, mais notre compréhension, elle, n'est pas universelle tant qu'elle prend pour point de départ l'Occident actuel. Lachaud a raison, pour sa part, de partir du chamanisme, de ce que l'anthropologie depuis près d'un siècle nous en fait connaître. c'est en effet une clé d'interprétation fondamentale de l'Egypte ancienne (même si ce n'est probablement pas la seule.
Je note que d'autres auteurs s'efforcent de saisir d'autres cultures à travers le prisme chamanique, notamment certains aspects négligés de la Grèce antique. A vrai dire, il ne faudrait pas qu'après des décennies d'oubli de ce versant de l'Antiquité, dû au rationalisme académique, on commette un autre réductionnisme en ne valorisant que cet aspect là de la Grèce, mais dans les limites de cette réserve, tous les travaux sur ce sujet me semblent utiles.
Je note que Nietzsche fut un des premiers à s'intéresser à cette sorte de chamanisme grec qu'on trouve depuis les cultes dionysiaques jusqu'aux poèmes des présocratiques. Si, comme le défend Lachaud, il existe un fil rouge du chamanisme qui va des sorciers sibériens jusqu'à l'hermétisme en plein coeur de la Renaissance européenne, on pourrait se demander si le chamanisme contemporain en Occident ne serait pas aujourd'hui le nietzschéisme, notamment à travers des figures comme Gilles Deleuze. Certaines de ses thématiques me le font penser, mais il faudrait plus de temps pour écrire à ce sujet.
On pourrait aussi s'interroger sur la pertinence profonde de ce concept de chamanisme, qui finit par recouvrir tous les traits que Mircea Eliade identifiait aux formes de sacralité pré-chrétiennes ou non-chrétiennes. Mais là encore cette question mériterait un long développement.
Si l'on revient à l'Egypte, j'avais de plus en plus, à la lecture de Lachaud, l'intime conviction qu'on devrait, à chaque instant où l'on parle de cette culture, si l'on voulait faire preuve d'intelligence, en garder une seconde à l'esprit : celle de la Chine. D'une certaine façon, on ne peut penser l'Egypte sans la Chine, ni la Chine sans l'Egypte. A cause de la culture des idéogrammes, à cause de ce système politique autour du pharaon médiateur céleste. Peut-être même faudrait-il compléter le binôme par un troisième pôle, celui des empires amérindiens.
Encore un mot, pour terminer, sur cette importante intuition de Lachaud sur l'écriture comme exercice rituel. A la manière du yoga. Dans ces vieilles civilisations où le savoir est une connaissance par corps, et où la connaissance est aussi une pratique du monde, puisque rien n'est séparé de rien, l'écriture est une activation des forces qui régissent le monde, une mise en résonnance. De ce point de vue, l'alphabet phénicien, qui est une conquête démocratique, comme l'alphabet démotique, une conquête de marchands, en même temps qu'une façon d'arracher l'écriture aux prêtres, est une abomination de l'esprit, le premier saut dans l'abstraction, dont les Grecs furent les héritiers. Dommage pour les marchands phéniciens qui étaient pourtant probablement les esprits les moins abstraits de la Méditerranée - sauf à considérer un cahier de comptes comme une abstraction, peut-être la première abstraction, tout comme la première transaction capitaliste, le premier échange pour l'argent, est un geste inaugural de mise en abstraction d'autrui, je renvoie ici aux travaux de David Graeber que je citerai dans le livre que j'écris en ce moment. Il y a de toute façon quelque chose qui m'intrigue beaucoup : un lien entre les marchands du Proche-Orient et de Grèce, qu'il faudrait démêler.
Plus abominable encore est notre usage du clavier. Ceux qui s'adonnent à la calligraphie, ou même à l'écriture manuscrite ordinaire, sont moins asservis que les autres. Peut-être aussi ceux qui utilisent des logiciels de reconnaissance vocale, qui renouent avec un sens du souffle, de la voix, et utilisent l'ordinateur comme secrétaire-esclave. Qui sait ceux-là retrouvent peut-être quelque chose de l'enseignement oral, et finiront si ça se trouve un jour par renoncer aux livres. Mais cette digression m'égare.
---
Vous qui croyez connaître l’Egypte..
René Lachaud, Les dieux masqués
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Il est des étonnements dont on ne se remet pas ; dont il faut toute une œuvre pour se remettre. Une expérience : comme la lecture de Descartes par Malebranche, la découverte de la Kabylie par Bourdieu. De ces chocs affectifs dont on ne revient pas indemne, à supposer même qu’on en revienne. René Lachaud a vécu le sien : « Il y a quelques années, pérégrinant pour la énième fois dans le temple d’Hathor, à Dendera, un jour de plein été, nous pensions naïvement connaître les lieux et, satisfait déambulions en toute quiétude. / Soudain, le doute s’abattit sur nous en même temps qu’un envahissant sentiment d’étrangeté. Plus rien ne nous était familier. Nous n’étions plus chez nous mais au sein d’un gouffre vertigineux dont nous n’avions même pas soupçonné l’existence… Tant d’années, tant de retours, tant de savoirs accumulés pour finalement n’avoir rien compris, rien vu, rien senti ! »
Né d’une rupture profonde avec un savoir académique convenu, une culture qui croit connaître, mais qui se borne à projeter du familier sur du mystère, ce livre débouche sur une autre connaissance de l’Egypte, une Egypte déroutante qui a des chances d’être plus réelle que celle que nous offrent au mieux l’égyptologie intellectualiste, occidentalocentrée, contemporaine, au pire sa vulgarisation dans des romans de gare et des films commerciaux.
Au lieu de partir, comme les égyptologues académiques, des horizons postchrétiens de notre époque, monde qui sépare les savoirs, et qui a sa propre vision (métaphysique), des dieux, du corps, de la politique, René Lachaud inverse la perspective et construit son approche en partant du début, c’est-à-dire de ce vieux socle (préhistorique) commun aux cinq continents que l’on appelle le chamanisme. Cette façon d’aborder le monde qu’ont les « sorciers », « hommes-remèdes », chefs spirituels des premières communautés néolithiques est une représentation holistique, dans laquelle tout renvoie à tout, où le rituel concret, la pratique du corps, l’intuition, la symbiose avec l’état naturel des choses, visible et invisible, guident le regard et le geste et où le savoir vaut comme pratique, non comme une théorie. Non seulement, en commençant par ce commencement-là, Lachaud évite les anachronismes rétrospectifs, mais encore il permet de rendre justice à des phénomènes aussi profondément structurants de la réalité égyptienne que l’écriture idéographique (que Lachaud rapproche à juste titre de celle des Chinois, et en qui il voit avant tout un rituel corporel), ou l’étrange fonction sacerdotale (le terme lui-même est un piège) des pharaons (que tout, dans l’iconographie égyptienne, relie aux sorciers-chamans sibériens, passeurs entre les mondes des animaux, des humains, des esprits).
La tentative de Lachaud a des équivalents dans l’historiographie récente – que l’on songe par exemple aux recherches de Jean Bollack sur le chamanisme des présocratiques en Grèce (et, plus loin, à Eric Robertson Dodds, voire aux intuitions nietzschéennes sur la Naissance de la Tragédie). Appliqué à l’Egypte, le détour par le chamanisme donne des résultats remarquables, et permet notamment à René Lachaud de nous faire revisiter tout le panthéon égyptien, à la lumière de l’Asie et de l’Afrique profondes, rendant limpides, et évidents, ces attributs obscurs, qu’on recensait jusque là à titre purement anecdotique, du dieu-faucon, ou de la déesse-vache. Comme Mircea Eliade avant lui, qui figure en bonne place dans sa courte bibliographie de fin d’ouvrage, l’historien parcourt l’imagerie, classique dans le chamanisme, des Mystères initiatiques, des corps dépecés, des arbres sacrés, au sein de laquelle les mythes égyptiens trouvent parfaitement leur place et reçoivent une résonance nouvelle.
Le travail de Lachaud a les défauts de ses qualités. Fuyant l’académisme, et donc la pratique de la note de bas de page, il enferme parfois son lecteur dans une poésie personnelle qui peut avoir de vagues relents de huis-clos sectaire, là où la référence bibliographique, tout en scellant une dépendance à l’égard de la caste universitaire, eût au moins ouvert des fenêtres sur les recherches d’autres auteurs. De même son refus du savoir théoriciste le fait passer à côté de récentes découvertes « académiques » très importantes, notamment sur les premières structures étatiques égyptiennes, qu’il eût été intéressant de confronter à ses intuitions sur la royauté pharaonique – Lachaud parle de la Préhistoire égyptienne comme on le faisait il y a cinquante ans, et, peut-être, de ce fait, dés-historicise quelque peu l’objet de son étude. Ainsi, paradoxalement, son peu d’intérêt pour une archéologie rationaliste et objectivante des cités égyptiennes, conduirait presque l’auteur à commettre à l’égard du lien préhistoire/antiquité classique le péché qu’il reproche à nos contemporains sur la relation monde moderne/monde antique, c’est-à-dire celui de l’illusion (de la réduction) rétrospective, de l’anachronisme, de la négation de l’altérité temporelle. Enfin la méfiance de Lachaud à l’égard du rationalisme l’entraîne à adhérer aux mythes cryptoscientifiques les plus douteux (parfois même les plus absurdes), comme celui du partage entre cerveau droit et cerveau gauche (p. 10), ou de l’inconscient collectif jungien (p. 154). Le lecteur indulgent verra dans ces égarements la rançon à payer pour une trop grande lucidité sur d’autres points. On n’a jamais rien sans rien…
Par delà ces réserves, retenons qu’en puisant généreusement aux sources du patrimoine culturel et existentiel commun de l’humanité, l’auteur a l’immense mérite d’enfin lever un voile sur une Egypte nouvelle, restée jusque là travestie par des approches trop étriquées. Au-delà de l’Egypte, il initie de la sorte à une appréhension globale des réalités pré-modernes de notre espèce, qu’il convient sans doute de généraliser à toutes les cultures antiques, et qui, en retour, fait signe, pour notre présent, vers des possibilités d’être, de voir, de ressentir dont nous avions collectivement perdu la trace.
Christophe Colera
Leucippé et Clitophon
Pour apprécier ces fragments de réalité humaine (et même de "sur-réalité", de réalité condensée dans la fiction) que sont les oeuvres littéraires, il faut n'être ni sociologue, ni philologue. Ou plutôt il faut être un peu des deux et que dans le regard qu'on porte sur l'oeuvre, le sociologue neutralise (ou compense) le philologue, et qu'à l'inverse le philologue neutralise (ou compense) le sociologue, et que, par dessus tout, l'humanité en nous l'emporte sur l'académisme.
Car ce qui s'offre à nous n'est pas académique. L'académisme le voile, le stérilise.
Je lis aujourd'hui Le roman de Leucippé et Clitophon, une de ces oeuvres qui se vendent dans une collection bilingue, chère, pour érudit. Une collection faite pour faire fuir les néophytes.
Comment parler de ce roman sans tomber nécessairement à côté de ce qu'il faut en dire ?
Si je commence par vous dire que c'est un roman alexandrin du II ème siècle (au moins dans sa version originelle) après Jésus-Christ, déjà je le trahis. Déjà je tombe dans le cliché académique. On apprend tout petit ce que désigne l’adjectif « alexandrin » dans « élégie alexandrine », « roman alexandrin » : une période dévalorisée par rapport au classicisme grec, l’Orient sous l’occupation romaine, l’Orient tardif.
Bien sûr même les universitaires reviennent de ce préjugé-là depuis vingt ans. La civilisation hellénistique est « réhabilitée », et sa définition étendue jusqu’au milieu de la période impériale romaine.
Mais tout cela ce ne sont que des mots, des casiers pour ranger les livres. Le label « alexandrin » ne m’intéresse pas – même s’il se trouve que l’auteur, Achille Tatius, est né à Alexandrie. D’ailleurs que signifie être d’Alexandrie à cette époque là, sinon déployer son imaginaire sur quatre ou cinq métropoles grecques ? Comme le Décaméron de Boccace douze siècle plus tard étendra son imaginaire de Paris à Istanbul et au sud de la Tunisie sur une Mare nostrum qui est encore celle des Romains, le roman de Leucippé et Clitophone s’étire de Byzance à Sidon. Cela raconte aussi beaucoup, comme le Décaméron, des histoires de voyages en mer. Comme dans l’Indomptable Angélique du feuilleton de notre enfance, il y a une jolie jeune femme qu’on enlève, et des pirates qui la torturent.
Je ne veux pas vraiment savoir si le roman est intéressant ou non du point de vue formel, ni même s’il est vivant ou ennuyeux, si ses contemporains l’appréciaient et comment (cela on ne le saura jamais), ni même s’il peut encore parler à notre époque – à la différence de Péguy dont je parlais il y a quelques jours, je ne pense pas qu'Achille Tatius parle d’un univers qui puisse encore en quelque manière être le nôtre et qu’il faudrait tenter une dernière fois de retenir en soi.
Je suis tout prêt à admettre par avance que cela ne nous parlera pas, comme Veyne admet que les élégies romaines, avec toutes leurs convention, et leur refus de l’intensité, sont vouées à nous endormir.
Non vraiment je ne m’attends pas à vibrer à la lecture d’un tel roman. Mais je sais qu’il peut me surprendre, et de fait je suis comblé. Car tout y est étonnant, pour peu qu’on regarde le détail, pour peu que, comme je le disais plus haut, le regard du sociologue ou de l’anthropologue vienne gratter le vernis d’érudition dans lequel le traducteur – avec ses notes de bas de page – est venu enrober le texte.
Un détail par exemple : Mélité quand elle veut montrer à Clitophon combien elle l’aime prend sa main et la met sur ses yeux et son cœur. Pourquoi ses yeux d'abord ? en quoi le toucher des yeux peut-il prouver un sentiment ? Un autre détail : un homme qui retrouve Clitophon après une aventure où il était censé périr le couvre de baisers. Geste inimaginable entre hommes de nos jours. Je ne sais plus quel anthropologue disait que le baiser était une spécialité romaine, transmise à l'Occident par ces fiers conquérants. Apparemment les Grecs n'étaient pas en reste (or n'oubliez pas que le baiser est inconnu de nombreuses cultures). Voilà. Je ne veux pas savoir qui est ce personnage dont j'ai à peine lu le nom. Je ne veux pas rentrer davantage dans l’histoire. Je sais qu’elle est à dormir debout : avec cette héroïne qui meurt et ressuscite plusieurs fois, et tout le lot d’invraisemblances qui explique que jamais personne n’en conseille la lecture de nos jours. Deleuze revendiquait le droit d’ouvrir un livre, une œuvre par le milieu. Je fais de même. Je prends le roman par son milieu, j’observe les personnages, ce qu’Achille Talius en dit. Et je laisse une époque me parler.
Je laisse par exemple la Méditerrannée orientale du II ème siècle après-Jésus-Christ m’expliquer ce qu’est la beauté. La beauté d’une femme. A quel niveau de son anatomie elle se situe, et de quelle manière. Achille Tatius le fait. Il le fait même abondamment quand il nous montre Leucippé esclave à la merci d’un maître (le mari de Mélité) qui va tomber amoureux d’elle. Il nous le dit : tout se passe dans les yeux. Et il parle des yeux de Leucippé sur deux pages, peut-être même trois. Ses pupilles, ses larmes. Pourquoi elles émeuvent, pourquoi elles font pleurer, pourquoi se tient-on à l’affût du moment où Leucippé dans sa geôle lèvera à nouveau les yeux…
Evidemment on pense aux portraits du Fayoum. A ces grands yeux qui vous regardent d’outre-tombe (ils sont contemporains d’Achille Tatius), et toutes ces théories sur l'âme qui vit dans le regard et qui auraient inspiré le christianisme. Bien sûr jamais les beautés de cette époque ne nous parleront. Même si nous imaginions les yeux de l’Indomptable Angélique, ou d’une beauté plus récente (et donc plus émouvante encore pour nous) en lieu et place de Leucippé quelque chose serait perdu, de toute façon. Mais tout de même il y a quelque chose de très fort dans cette humanité qui, à dix-huit siècles de distance, nous fait partager sa conception de la beauté. Et en un sens, cette humanité nous promène à travers ses rêveries. Elle nous dit comment elle concevait les histoires d’amour. D’une certaine façon c’est toujours beaucoup plus proche de nous qu’on ne le croirait. C’est du Feydeau. Always the same story. Les élans du cœur, si constants et absurdes à travers les millénaires. Les ethnologues ont beau nous mettre en garde contre la « fausse familiarité » de l’objet étudié, ce qui est décrit, et la façon dont ça l’est paraissent parfois insoutenablement contemporains. Je ne lis pas le grec, mais des mots de base sont aisément reconnaissables dans les pages de droite. Par moment ont se dit « le traducteur tire le texte vers une forme d’ethnocentrisme », puis on jette un coup d’œil à droite, et non : les mots sont bien ce qu’ils désignent. Par exemple quand l’auteur parle de « feu mystique » à propos de l’amour, c’est bien le mot qu’emploie Achille Tatius à l'origine en grec aussi. Ces mots pourtant semblent tout droit tirés du vocabulaire d’une lectrice de romans à l’eau de rose de notre époque.
Ces histoires nous ressemblent, et pourtant elles sont colorées de mots et de sens qui s’éloignent de nos horizons : l’amour y est toujours affaire des mystères d’Eros, des sortilèges d’Aphrodite, quelque chose qui relève du pouvoir de divinités auxquelles notre époque ne peut rien comprendre – car si tout le monde croit connaître Aphrodite ou Eros, absolument personne ne peut avoir la moindre idée de la façon dont le monde méditerranéen, lui, les percevait il y a dix-huit siècles. Non seulement les mots des personnages, mais encore les gestes que leur attribue l’auteur, leurs réactions à tel ou tel moment (par exemple quand Clitophon se laisse rouer de coups par le mari de Mélité jusqu’à ce que celui-ci s’en lasse) présentent toujours un petit quelque chose d’étrange, d’inattendu. Toutes ces attitudes humaines sont à la fois inexplicablement proches de notre monde à nous, et très mystérieusement éloignées, sur des points très inattendus. C’est comme un jeu indécidable entre les « constantes anthropologiques » (quelque chose qui a sûrement à voir avec nos instincts, qui font l'unité de notre espèce) et les différences culturelles. On sort du roman avec la bouleversante impression d’avoir visité le cœur, l’imaginaire, des hommes de cet univers-là, de l’avoir touché de très très près, de l’avoir embrassé même... et cependant d’être passé à côté. Comme l’étreinte d’un fantôme – l’histoire de Jawdar des Mille et une nuits. Voilà un expérience terriblement troublante.