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Articles avec #notes de lecture tag

A propos de "Libérez le féminisme"

21 Septembre 2012 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Le féminin pluriel
 

 

Morgane Merteuil, Libérez le féminisme !

feminisme.jpg

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris, actuellement chercheur associé au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (Université de Strasbourg), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, de La Nudité, pratiques et significations (Editions du Cygne) et Individualité et subjectivité chez Nietzsche (L’Harmattan).

 

Etudiante en lettres, admiratrice de Grisélidis Réal, de Virginie Despentes, de Christine Delphy et de Thierry Schaffauser, prostituée de son état et secrétaire générale du Syndicat du travail sexuel, Morgane Merteuil a trouvé son cheval de bataille : la lutte contre un « certain féminisme » qui « milite pour un rapport au sexe normalisé à vocation totalitaire », le féminisme « institutionnel, bien-pensant » des associations portées par les grands médias : Chiennes de garde, Ni putes ni soumises et Osez le féminisme. Aux premières il est reproché une dévalorisation caricaturale du corps (dans la polémique sur la photo des fesses de Simone de Beauvoir), aux deuxièmes une pensée néo-coloniale qui identifie la différence au « retard » dans la civilisation, aux dernières enfin de vouloir normaliser « bourgeoisement » les statuts de genre et les pratiques sexuelles. Toute cette mouvance aurait en commun, selon elle, une même haine de la sexualité, et cultiverait un même pessimisme sur le potentiel réel d’inventivité et d’affirmation de soi dont les femmes, dans diverses situations, seraient porteuses.

 

Un point de vue intéressant en ce temps de political correctness obligatoire. Les argumentations sont toujours élégantes, efficaces, souvent pertinentes sur le volet polémique, quoique sans doute un peu excessives, parfois, dans leur refus de l’ « essentialisme » et leur indifférence aux déterminations naturelles. Elles deviennent carrément touchantes sur le volet du témoignage. Car malgré les apparences (le titre, le format), le livre est aussi éloigné du pamphlet (dont il n’a aucunement la violence), que de l’essai savant (peu d’universitaires sont cités, et c’est plus souvent sur des documentaires journalistiques ou des point de vue d’écrivains que le livre s’appuie). L’ouvrage est avant tout la trace d’un vécu, celui des prostituées, vécu toujours complexe, attendrissant, qui a la chance ici de pouvoir se dire dans un langage cultivé, là où d’ordinaire il ne passait que par des paroles censurées. Morgane Merteuil marque un point particulièrement fort quand elle fait, exemples à l’appui, de la voix de la prostitution la voix des faibles ou de la faiblesse (presque perçue dans un sens ontologique), non pas seulement celle des professionnelles, mais aussi celle des clients, les unes et les autres ne faisant au fond potentiellement qu’un dans le combat pour leur reconnaissance. Ce qui se joue dans les draps du sexe tarifé serait l’envers d’une société machiste de la force et du profit, un envers dans lequel hommes et femmes ne font en réalité qu’un, par delà les clichés cultivés par le féminisme médiatique.

 

A vrai dire l’image de la faiblesse, même ontologisée, fait sans doute encore la part un peu trop belle au patriarcat productiviste implicitement crédité d’une force réelle (or les lecteurs des Epitres de Saint Paul et des textes sacrés du taoïsme savent que force et faiblesse sont interchangeables) et d’ailleurs Morgane Merteuil se rattrape dans la suite de son témoignage en montrant toute la liberté (et aussi l’authenticité de rapports humains), donc en quelque manière la force, qu'elle trouve dans son métier.

 

On lira avec intérêt les analogies faites entre le traitement de la prostitution et celui de l’avortement (une idée empruntée à Gail Pheterson qui a sans doute ses limites philosophiques, mais qui peut être opératoire dans l’action syndicale où l’auteure se trouve engagée), la défense d’un féminisme « réaliste » et « inclusif » (qui irait des femmes musulmanes voilées à celles qui affichent leur amour de l’érotisme), attentif à la diversité de vécus et ouvert à toutes les possibilités humaines.

 

Dans son rôle de jeune publiciste, qui se veut porteuse des attentes d’une nouvelle génération (notamment celles d’autres prostituées lettrées comme elle, étudiantes que les difficultés économiques mais aussi un nouveau rapport au corps poussent dans cette voie), Morgane Merteuil rejoint une forme de libéralisme politique radical, qui place ses espoirs dans la libre circulation de l’information et du partage des expériences au-delà des clichés. En plein cœur du débat sur l’abolition de la prostitution, elle ne doute pas que la résistance au normativisme autoritaire ait une chance de l’emporter.

 

Face à elle, les féministes « bourgeoises », tenantes d’un certaine paternalisme, ne manqueront probablement pas de faire valoir que ce manifeste pour la liberté ne convient qu’à celles qui ont les moyens (au moins intellectuels et psychologiques) de l’exercer. Et pourtant la démocratie ne paraît guère possible sans avancer sur le chemin du droit de chacun à faire ce qu’il veut de son corps. Ceux qui y croient trouveront en tout cas dans le livre de Morgane Merteuil matière à étayer leur conviction.

 

Christophe Colera

 

Voyez à ce sujet ma recension sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=94&ida=14927 

 

 

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Le sort des éléphants

20 Février 2012 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

On attend toujours la traduction en français du livre de GA Bradshaw "Elephants on the Edge: What Animals Teach Us about Humanity"

 

Voici ce qu'en disait Publishers Weekly lors de sa parution :

 

"Ce livre très suggestif écrit par la spécialiste des traumatismes Bradshaw dessine des analogies entre les cultures humaine et animale pour illustrer la crise profonde qui frappe aujourd'hui les sociétés d'éléphant. Extraordinairement sensibles et sociaux, les éléphants pour leur survie ont longtemps dépendu de leur lignée-maintenant matriarchal disjointe par la sélection des troupeaux, qui perturbe les hiérarchie-et leurs psychés ont été brisées par l'isolement et la séparation prolongés, les crochets douloureux utilisés comme outils du dressage et la cruauté générale. Les éléphants capturés répondent aux critères du manuel DSM de psychiatrie du fait qu'ils souffrent de névroses post-traumatiques. Sur la base de la recherche sur le trauma animal, sur les survivants de camp de concentration et sur une éthologie du type de Konrad Lorenz, Bradshaw prononce une condamnation multidisciplinaire de l'exploitation abusibe des éléphants et célèbre ceux qui travaillent à remettre en état et à guérir cet animal-y compris un thérapeute spécialisé dans le massage d'éléphants et les propriétaires d'un sanctuaire d'éléphant dans les collines du Tennessee. En fin de compte, la question n'est pacs celle de l'anthropomorphisation. Bradshaw indique qu'au lieu de prêter à des animaux des sentiments humains, nous devrions observer qu'ils ont des sentiments qui se rejoignent avec ce que nous sentir nous pouvons dans les circonstances semblables. Avec ses résultats déchirants et ses conclusions irréfutables, ce livre mérite une lecture attentive et d'être pris en considération".

 

Je songeais à ce livre en lisant la semaine dernière (El Mundo du 17 février 2012) que 200 éléphants ont été abattus depuis mi-janvier dans le parc de Bouba Ndjida (soit un tiers des effectifs du parc) au  nord du Cameroun par des braconniers et guérilleros soudanais qui l'utilisent pour financer par le trafic d'Ivoire leurs actions armées selon la porte-parole de l'ONG IFAW Celine Sissler-Bienvenu. Un chiffre à ajouter aux 500 éléphants tués dans le parc de Viruga au Congo depuis 2010.

 

Un journal camerounais précise:

 

"A l’origine de ces massacres en série, un réseau de braconniers dont des sources crédibles révèlent qu’ils seraient d’origine soudanaise, et opèreraient avec des complicités locales. Une cinquantaine de malfrats lourdement armés, mais qui ne seraient, de sources sécuritaires, que les maillons d’un vaste réseau de trafic d’ivoire, à destination de pays asiatiques. La base arrière de ces groupements se trouverait au Tchad voisin où ils ont déjà presque intégralement éliminé l’espèce. Et lors de leurs opérations, ces braconniers ont récemment abattu six militaires tchadiens qui essayaient de leur faire barrage lors de leur repli. Les animaux abattus ont eu uniquement leurs défenses prélevées, les carcasses étant abandonnées au bénéfice des populations riveraines qui les consomment. Ainsi que le relève le témoignage d’un responsable du lycée de Mandingring, d’énormes morceaux de viande d’éléphant sont vendus depuis ces dernières semaines aux abords des routes départementales de la zone.

Pour le gouverneur de la région du Nord, Gambo Haman, cet assentiment tacite des riverains s’explique par les préjudices que leur causent régulièrement les pachydermes. Des récoltes ont en effet été saccagées par les éléphants, sans que des réponses appropriées ne soient apportées. Beaucoup voient donc d’un œil plutôt favorable le travail des braconniers, au grand regret des autorités administratives de la région. Ces dernières essaient autant que possible de combattre ce braconnage transfrontalier. Mais face à la modicité des moyens disponibles face à des groupes remarquablement bien organisés, ce sont des mesures plus globales, et la mise en place de réponses sous-régionales qui sont attendues pour mettre fin à la saigné" (Eric Elouga | Cameroon Tribune). Sur l'ensemble de l'Afrique voir le dossier ici.

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"Le système amoureux de Brantôme" de Maurice Daumas

8 Février 2012 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

brantome.jpgRécemment j'évoquais (en forçant un peu le trait) sur le présent blog ce petit "atlas du monde du XVIIIe siècle" qu'est Candide de Voltaire, et mon livre sur la nudité parle à plusieurs reprises du Décaméron de Boccace. Entre les deux il y a les Dames Galantes de Pierre de Bourdeille dit Brantôme rédigé en 1582, ouvrage licencieux décortiqué chez L'Harmattan en 1998 par l'historien Maurice Daumas.

 

Derrière le tissu de fantasmes et d'anecdotes plaisantes, M. Daumas recherche l'information sur la vision du corps et des rapports amoureux qui imprègne une époque autant que son auteur. N'ayant pas lu Brantôme dans le texte, je m'en remets presque aveuglément à l'analyse de l'historien. On y découvre un soldat périgourdin catholique de petite noblesse condition (fils de baron) qui a reçu une abbaye en privilège en récompense de la mort héroïque d'un de ses frères, fasciné par la cour et les moeurs de ses grandes dames (Maurice Daumas malheureusement ne détaille pas la biographie de Brantôme et c'est ailleurs que j'ai puisé les quelques éléments que je viens de mentionner).

 

A travers l'oeuvre Daumas met tout d'abord au jour une conception de l'amour très axée sur les actes, une conception "agonistique" dit l'historien. "Faire l'amour" à l'époque signifie "faire la cour", mais en vue de l'union charnelle exclusivement. Le sentiment n'est pas encore séparé de l'union génitale comme il le sera cinquante ans plus tard, de même que la tendresse est presque absente de cet univers. "Faire l'amour" veut dire faire la cour en vue de l'acte sexuel, et copuler se dit "le faire". Les étapes qui conduisent de l'un à l'autre sont traitées sans aucune attention par Brantôme, et l'acte sexuel est lui-même siuvent très rapide (au point que certaines femmes peuvent s'y adonner devant des tiers sans que ceux-ci le remarquent). Aucune attention non plus bien sûr au détail physiologique, ni même à la description des corps comme on la trouve chez Boccace (sauf les corps monstrueux, celui de la femme naine, celle qui défèque par devant etc qui ne sont jamais les héroïnes des anecdotes principales mais avec lesquelles selon Daumas le genre féminin reste en continuité). Les héroïnes, toujours taxées des défauts que beaucoup d'époques leur ont prêtées (à commencer par l'inconstance), sont cependant toujours chez Daumas des femmes belles et de haute condition qui savent prendre l'initiative. La sexualité y est déjà plus raffinée qu'au début de la Renaissance (et se pense d'ailleurs elle-même comme plus raffinée que par le passé), et cependant la brutalité et l'esprit guerrier l'impègnent encore profondément au point que le viol est présenté comme un des idéaux possibles de la relation à homme-femme.

 

Daumas explique très bien cette idéalité du viol chez Brantôme comme rupture de la logique de la dette dont tout le monde est tributaire (tout comme l'idéal du héros a conquis son droit à la conquête par un acte de bravoure et donc ne doit rien à personne). A l'inverse le cocuage est la condition commune; celle du mari qui a pris sa femme à un autre et qui devra la rendre, objet d'échange social (les commérages), paré de toutes les vertus sociales (richesse, chance), tandis que l'adultère est a-social, solitaire et silencieux.

 

Les mots dans cette économie de la séduction à la hussarde ne jouent qu'un rôle utilitaire sur quelques échanges vifs de répliques qui désarment les résistance. Etrangement à ce résidu de brutalité les femmes sont conviées à apporter une participation active, l'auteur leur prêtant même une jouissance et une activité vaginale complice dans le viol.

 

Pour Daumas Brantôme se situe, ce faisant, à contre-courant d'une évolution qui va spiritualiser l'amour et l'isoler comme sentiment. Les Dames Galantes explicitement tournent en ridicule un sentiment qui ne s'identifierait pas complètement à la satisfaction génitale. On peut se demander si ce côté réactionnaire n'a pas quelque chose à voir avec la fidélité politique de Brantôme à la Ligue et à l'Espagne. Il faudra y réfléchir plus avant à l'occasion.

 

Daumas rend bien compte de la hiérarchie sociale dans laquelle s'insèrent les récits de Brantôme, la valorisation de la putain chez toutes les femmes, surtout lorsque cette prostitution se passe parmi les Grands (la cour étant à l'époque en effet un lieu d'échange des femmes assez intense, pour des raisons structurales aisément compréhensibles). Il rend justice à la fascination de Brantôme pour la beauté féminine, omettant toutefois de la rapporter aux déterminations psychologiques d'un homme petit-fils d'une dame d'honneur de la cour de François Ier et fils d'une des dames "devisantes" de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre.

 

On retiendra aussi les démonstrations convaincantes sur le scepticisme religieux de Brantôme qui a malgré tout besoin d'un arrière-plan de culpabilité chrétienne pour stimuler la déferlante du désir, qui entre en concurrence avec l'honneur, fondé sur le bravoure (et non sur la maîtrise des passions comme au siècle suivant).

 

Très intéressant aussi ce que l'historien décrypte de l'amour conjugal, toujours un peu effrayant pour Brantôme et pour son époque car il ouvre la voie à une égalité entre hommes et femmes, crainte d'autant plus accentuée chez un éternel célibataire comme l'auteur des Dames galantes. Si l'on traite mieux les femmes qu'à l'époque de Louis XI (blâmée pour ne s'être intéressé à son épouse bourguignine que pour le lignage), mais point trop.

 

Les femmes aussi sont plus raffinées que cinquante ans plus tôt dans leur tenue comme dans leur engagement dans l'intrigue sexuelle. Brantôme l'impute à des emprunts à l'Italie et à l'Espagne, via la personne de Marguerite de Navarre plus que par les traités de civilité (à penser en comparaison avec la beauté moins intellectuelle, physique, blanche, laiteuse, toujour au bain, seins à demi à l'air dans une société qui valorise la nudité des jambes, de Marguerite de Valois). La conclusion de l'historien sur la foi de Daumas dans la sexualité pour maîtriser le temps, ce qui peut être aussi une vaste source de réflexion.

 

Un peu moins convaincant chez Daumas, le leitmotiv répété selon lequel il n'y a pas d' "identité" de la femme chez Daumas, mais seulement des galeries de portrait et des classifications (tout comme les religieux faisaient des classifications des saintes et des pénitentes), comme si dans ce "système" une femme avait toujours besoin d'être mis en regard d'une autre femme pour exister là où l'identité masculine elle serait claire et univoque.

 

Le livre n'en est pas moins pour autant un excellent ouvrage, à la fois dense, profond, suggestif, clair et cohérent, sur des sujets (l'évolution des désirs et des moeurs à la Renaissance, leur déplacement dans l'espace littéraire) que d'autres auteurs ont d'ordinaire l'habitude de traiter sur un mode plus anecdotique et brouillon.

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"The rational optimist" de Matt Ridley (I)

22 Février 2011 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Voilà un livre impressionnant qu'il faut mentionner absolument. Le petit génie des neurosciences et de l'anthropologie Steven Pinker l'a qualifié de "delightful and fascinating" et ce n'est pas pour rien. Il y a quatorze ans les lecteurs du Monde Diplo lisaient Polanyi, d'une certaine façon, le bouquin de Ridley répond à Polanyi, à partir d'un savoir anthropologique plus actuel.

 

Je n'ai guère envie de faire une recension classique de ce livre. Je préfère juste jeter quelques notes sur ce blog, à mesure que je le lis, quitte à ruminer un peu sans trop savoir que penser dans un premier temps.

 

Ce que je trouve très fort et très convaincant dans l'analyse de Ridley, c'est cette analyse profonde de la psyché de l'animal humain à partir de ce que nous savons du fonctionnement des primates, des hormones, et de l'évolution de l'espèce depuis qu'elle s'est séparée de l'homo erectus. C'est devenu une méthode incontournable d'étude des phénomènes humains, mais nous ne nous y livrons pas facilement en France, souvent par manque de compétence en ethologie animale et dans les neurosciences.

 

Dans un sens Ridley ce n'est "que" du libéralisme anglo-saxon classique - dont il cite d'ailleurs souvent les pères fondateurs - une défense enthousiaste de la division du travail et du libre échange dans la veine d'Adam Smith et de Ricardo. Mais c'est du libéralisme "mieux assis" aurait-on envie de dire" sur les fondements d'une science plus sûre.

 

Au nombre des points forts, je vois d'abord cette notion d'intelligence collective : une réalité très étudiée chez les animaux sociaux. Une fourmi seule ne connaît pas le plus court chemin qui va de la fourmilière au morceau de pain à exploiter, mais les hormones des fourmis-soeurs qui l'ont précédée sur l'itinéraire éclairent son ignorance. Le savoir collectif est décuplé, les individus économisent du temps et de l'énergie. Grâce à cela nous utilisons des tas d'objets qui ont mobilisé l'activité de milliers de gens et dont nous ignorons la chaîne complète de fabrication (d'une simple crayon à papier nul ne peut savoir toutes les opérations qui ont conduit à faire pousser l'arbre qui donna le bois qui l'a extrait, le charbon de sa mine, la fabrication des machines qui elles-mêmes ont permis de le découper etc).

 

Cette intelligence collective est ce qu'il faut valoriser. Là-dessus difficile d'aller à l'encontre de l'opinion de Ridley.

 

D'autant que sa démonstration sur l'émergence de l'intelligence collective de l'homo sapiens est magistrale.

 

Il montre un élément auquel je n'avais jamais songé : toutes les espèces avant la nôtre qui se sont risquées à employer des outils n'ont guère cherché à les améliorer. L'homo erectus notamment a employé pendant des centaines de milliers d'années le même biface pour découper la viande, de même qu'un oiseau de génération en génération utilise le même matériaux pour faire son nid (certaines espèce avec des plumes, d'autres avec des brindilles etc). L'outil devient un prolongement du corps qu'il est saugrenu de vouloir améliorer. L'aberration n'est pas l'absence d'innovation (Ridley note d'ailleurs que l'évolution darwinienne innove peu - elle maintient surtout les caractéristiques de l'espèce et les progrès naissent plutôt de l'extinction de l'espèce remplacée par une espèce "fille" qui la surclasse dans la compétition pour la survie). Le phénomène improbable c'est précisément qu'une espèce, l'homo sapiens, ait brisé la règle de la non-innovation pour conquérir le monde et anéantir de la sorte les espèces dont elle était elle-même issuen ainsi plus largement que tous les grands mammifères (sauf ceux qu'il a domestiqués).

 

Ce goût pour l'innovation, explique Ridley, n'est pas dû à un volume cérébral supérieur, ni a aucune modification génétique. Chaque individu Sapiens est aussi intelligent ou stupide qu'un Erectus. Simplement l'intelligence collective du Sapiens s'est démultipliée.

 

D'où provient cette démultiplication ? D'une invention économique : la division du travail. Celle-ci naît d'une idée simple mais qu'aucun animal ne comprend (même les chimpanzés domestiques auxquels on enseigne l'art du don) : je peux échanger quelque chose que j'aime contre quelque chose que j'aime davantage. Cela s'appelle le troc. Ca n'a rien à voir avec la réciprocité du "je te gratte tu me grattes", ou la propension à donner des choses dont on ne veut pas (ce que font les autres animaux).

 

Cette idée révolutionnaire du troc, ne peut fonctionner qu'entre gens qui se font confiance. Et donc au début gens de la même famille. La première division du travail chez les homo sapiens s'est effectuée entre les sexes : le mâle chasse, la femelle cueille. Une petite réserve à ce stade. Je crois me souvenir que Picq et Brenot dans Le sexe, l'Homme et l'Evolution mettent en doute ce partage des tâches. Pourtant Ridley y croit et affirme même qu'elle n'existe pas chez les Néandertaliens, plus proches des Erectus, où les femelles chassent avec les mâles (mais Ridley reconnaît que c'est difficilement démontrable vu le peu de sites néandertaliens retrouvés).

 

D'après Ridley - et on le suit aisément là dessus - la spécialisation du travail constitue une énorme gain de temps et d'énergie pour chaque individu qui ne se consacre qu'à une activité ou une série plus limitée d'activités, ce qui lui laisse plus de latitude pour perfectionner ses techniques, et aussi pour l'oisiveté. Cela dégage de la richesse.

 

Ridley en déduit une apologie sans surprise du commerce, y compris du commerce intercontinentale qui déjà concernait l'homo sapiens. Il démontre a contrario la stérilité de l'isolement à partir du cas des homo sapiens de Tasmanie qui, isolés à partir du moment où l'île se sépara de l'Australie, non seulement cessèrent de progresser mais perdirent aussi l'usage de certains outils comme les aiguilles à coudre en os, ce qui leur fit perdre par la même occasion le sens de la confection des vêtements. Il oppose à ce cas celui d'insulaires de Terre de Feu qui continuèrent de progresser en entretenant un commerce maritime avec une tribu voisine. Andaman par contre irait dans le sens de l'exemple tasmanien.

 

Par ce biais Ridley rejoint la philosophie bien connue des libéraux selon laquelle le commerce, méprisé par les intellectuels de tous les temps, contribue au progrès et à la pacification des peuples - la comparaison des chiffres des homicides de la Préhistoire, de la Renaissance et de notre époque plaide sans conteste en faveur de cette thèse. Pour lui il y aurait eu une extension continue du cercle de la confiance - grâce auquel nous pouvons aujourd'hui acheter un tube de dentifrice au supermarché sans avoir à vérifier qu'il n'est pas rempli d'eau ou d'une substance frauduleuse avant de passer à la caisse - qui irait dans le sens d'un adoucissement des moeurs et de d'une augmentation de la philanthropie (si présente par exemple dans l'Angleterre commerçante du 19ème siècle).

 

Il y a là évidemment des arguments intéressants, sans doute au moins partiellement vrais, sinon même intégralement. Cela dit bien sûr, s'il faut appliquer à tout auteur une principe de "charité" (comme disait Pascal je crois), consistant dans un premier temps à accorder le maximum de crédit possible à ses démonstrations, j'entrevois déjà des objections possibles. Par exemple la théorie de Ridley sur l'apparition de l'agriculture au Proche-Orient (natoufien) qu'il attribue à une disposition au commerce et à une gestion intelligente d'une modification du biotope, contredit ouvertement la thèse de Chauvin selon laquelle l'innovation agricole ne doit rien aux conditions matérielles et tout à une révolution idéologique (l'invention des dieux).

 

Je pense qu'il faudrait faire aussi dialoguer Ridley avec un autre anthropologue politiquement opposé à lui, David Graeber, sur la dimension spécifique de la philanthropie dans l'échange.

 

Nous reviendrons sur tout cela plus tard.

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CR d'un ouvrage de référence sur la révolution néolithique

27 Juin 2010 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

juillet_2006_033.jpgOn trouvera en suivant le lien http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=12401 mon compte-rendu de lecture de Naissance des divinités, naissance de l'agriculture - La révolution des symboles au Néolithique, de Jacques Cauvin, un ouvrage de référence.

Comment  les dieux créèrent des paysans

 

 

Jacques CauvinNaissance des divinités, naissance de l’agriculture

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Dialogue sur les aléas de l’histoire (2010).

 

Feu-Jacques Cauvin, préhistorien, directeur de recherche au CNRS qui dirigea de nombreux chantiers de fouilles au Liban en Syrie et en Turquie fut une sommité des études archéologiques françaises. Son livre « Naissance des divinités, naissance de l’agriculture », initialement paru en 1994, et qu’aujourd’hui les éditions du CNRS publient à nouveau, est désormais un grand classique de la réflexion sur les origines de l’agriculture dans l’histoire humaine : un livre dense, précis, extrêmement bien documenté, et qui, de surcroît, propose des pistes de réflexion nouvelles, une grille de lecture bien différente des préhistoriens antérieurs et riche en enseignements sur les moteurs de l’évolution qui firent du primate humain un animal sédentaire disposé à transformer profondément son environnement.

 

Le sujet n’est pas simple. Au Proche-Orient, autour de 9 000 avant J.-C. (au khiamien), des petites communautés sédentarisées ne se contentent plus de récupérer quelques graines de blé sauvage pour les semer de temps en temps et récolter quelques suppléments à leur menu habituel de chasseurs-cueilleurs (comme on le faisait au natoufien). Elles organisent toute leur société autour d’une économie des semailles et de la récolte annuelle. Pourquoi ?

 

Seule une étude minutieuse des civilisations qui apparaissent là permet d’éclairer ce mystère : celles du PPNA (Pre-Pottery Neolithic A) avec ses trois déclinaisons : le sultanien en Palestine, l’aswadien en Syrie, le mureybétien sur le Moyen Euphrate (qui est au cœur du processus) ; et celle du PPNB (Pre-Pottery Neolithic B).

 

L’agriculture, nous dit Jacques Cauvin, n’est pas le fruit d’une pénurie de gibier ni d’une pression démographique : elle résulte d’une révolution des symboles, qui n’est ni plus ni moins que l’invention du divin. Alors qu’à Lascaux en Europe, les Magdaléniens 6 000 ou 8 000 ans plus tôt peignent des successions d’animaux qui ne sont visiblement pas vouées à l’adoration (quelque sacralité qu’on puisse prêter à cet art pariétal), au Levant deux figures s’imposent : celle d’une forme féminine qui sera la déesse-mère (avec son cortège d’animaux inquiétants), et son pendant masculin, un taureau, souvent entourés de figures d’ « orants » qui manifestent leur transcendance (deux figures qui resteront prégnantes dans la haute antiquité levantine). L’invention de ces dieux induit une dynamique psychique particulière chez l’être humain : « Une topologie verticale, nous dit Jacques Cauvin, s’instaure alors dans l’intimité même du psychisme, où l’état initial d’angoisse peut se muer en assurance au prix d’un effort mental ascensionnel vécu comme un appel à une instance divin extérieure et plus élevée que lui » (p. 104), une révolution psychique qui ne peut qu’avoir de sérieuses implications sur les actes de nos ancêtres.

 

On est encore loin des sociétés hiérarchisées des grands empires agraires d’Egypte et de Mésopotamie. Point de chef doté des attributs divins de la souveraineté, point de caste cléricale (seulement quelques individus initiés, des chamans), mais déjà des cérémonies festives qui distinguent certains morts d’exception (sans doute des sacrifices humains, avec les cultes autour des crânes au PPNB), et des espaces particuliers dédiés au culte (des enclos, certains lieux domestiques) préfiguration des futurs grands temples.

 

L’agriculture vient après cette révolution religieuse. Elle en est, estime Jacques Cauvin, un prolongement, une « manifestation » au même titre que les autres pratiques rituelles censées faire passer dans le réel autour de soi le nouveau système symbolique qui a émergé dans les esprits. C’est d’une véritable interaction entre symbole et praxis dans l’espace environnant qu’il faudrait parler.

 

Cette révolution donne à sa culture un rayonnement spécifique qui va aussi lui conférer une dimension quasi « impérialiste » à travers laquelle l’agriculture comme mode de vie va pouvoir gagner d’autres peuples. Le cas est flagrant avec la « néolithisation » de l’Anatolie, à partir de la culture agricole du PPNB du Moyen Euphrate entre 8 000 et 7 000 avant J.-C.. L’homme de la fin du PPNB mettra ainsi en scène sa maîtrise de la nature dans la représentation de la tauromachie, construira des maisons rectangulaires en plein air, viriles et offensives, et non des maisons rondes enfouies dans le sol, se lance à l’assaut des mers jusqu’à Chypre, et du désert syrien, sans qu’aucune nécessité économique l’y pousse, simplement certain de sa vocation à dominer le monde.

 

A l’appui de sa démonstration, Cauvin mobilise et critique les réflexions de Ian Hodder, Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre Vernant sur les systèmes symboliques (p. 168-169). Prenant ses distances avec le logocentrisme du structuralisme, c’est principalement dans le sillage du troisième que l’auteur inscrit sa démarche, et donc aussi dans celui de Creuzer et Cassirer. Pour lui, « l’image symbolique précède le mythe, en donnant à voir immédiatement et avant tout discours, sous une forme concrète, et sensible "la présence de ce qui, en tant que divin, échappe aux limitations du concret, du sensible, du fini" ». En tenant ensemble la culture matérielle et les éléments non utilitaires, on peut ainsi reconstituer l’ossature de l’univers symbolique des premiers peuples néolithiques. Cette magistrale re-création à travers le legs de strates géologiques d’un monde qu’on pourrait croire perdu pouvait permettre à l’auteur de conclure, non sans un certain panache, contre la tradition des préhistoriens qui subordonnaient les progrès de notre espèce aux contraintes de leur environnement, et contre Marx pour qui le « fait brutal » devait vaincre l’idéalisme : « Il est piquant de constater que ce sont les « faits brutaux » de la stratigraphie qui contribuent à rendre dans ce domaine la position matérialiste intenable, en inversant l’ordre chronologique des facteur sur une tranche de l’histoire humaine de mieux en mieux connue. »

 

Bien sûr le lecteur sceptique peut émettre quelque doute sur la légitimité à en dire autant sur la base de traces aussi fragmentaires que celles que nous laissent des temps aussi anciens, au vu de leur nature même (du mobilier funéraire, des dépôts alimentaires) et du fait que Cauvin recourt à une grille d’interprétation très liée à la gestion des angoisses (il fait du reste ouvertement référence à la psychanalyse dans son introduction). Et d’ailleurs ces conclusions resteraient-elles valides si l’on venait demain à découvrir d’autres foyers de néolithisation dans des zones moins bien explorées que le Proche-Orient (en Afrique par exemple) ? Force est de constater en tout cas que ce travail riche en sources de réflexions philosophiques sur l’aventure humaine, reste au plus près des découvertes scientifiques de son époque. On est d’un bout à l’autre (à la différence d’anciennes spéculations sur la préhistoire comme celles de Georges Bataille par exemple) dans l’étude la plus minutieuse des trouvailles archéologiques les plus récentes (celles du début des années 1990). Cette rigueur rend parfois le livre un peu aride, mais demeure aussi, naturellement, la meilleure caution de la thèse très stimulante qu’il défend.

 

 

Christophe Colera

 

 

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"Comment les Gaules devinrent romaines" Pierre Ouzoulias, Laurence Tranoy (dir.)

25 Mai 2010 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Gaulois.jpgPour info, en suivant ce lien http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=12291 vous trouverez mon dernier compte-rendu de lecture d'un ouvrage d'histoire qui donne aussi à penser dans le domaine de la sociologie.


Un nouveau « tour de Gaule » et un nouveau regard

 

 

Pierre Ouzoulias et Laurence Tranoy (dir.), Comment les Gaules devinrent romaines

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Dialogue sur les aléas de l’histoire (2010).

 

C'est une tendance dominante de l'historiographie contemporaine : la remise en cause les mythes de l'histoire nationaliste et romantique du 19 ème siècle, notamment celui d'une Gaule couverte de forêts et peuplée de rustres barbares qui n'attendaient que la conquête romaine pour se civiliser et constituer.... la France....

 

L'heure aujourd'hui est plutôt à tordre le bâton dans l'autre sens : souligner l'ampleur de la déforestation, montrer les routes, les circuits d'échange, l'importance de l'agriculture, de la monnaie, les hiérarchies sociales que cela supposait, bref une Gaule intégrée dans la "mondialisation" méditerranéenne posthellénistique bien avant l'arrivée de César, et qui déjà y apportait sa propre touche.

 

Les découvertes archéologiques sous les grandes excavations des autoroutes et des TGV dans les années 1980 ont plaidé pour cet aggiornamento des connaissances. Cependant, comme le souligne le toujours subtil Christian Goudineau dans son introduction : il faut savoir aussi, par delà les effets d'annonce rétablir la proportion exacte des phénomènes découverts (par exemple celui des cultures viticoles pré-romaines), car toute la Gaule ne marchait pas du même pas, et toute n'était point aussi ouverte aux influences romaines que les Eduens le long du Rhône par exemple. On serait d'ailleurs tenté d'abonder dans ce sens, en se souvenant qu'il y avait aussi une culture celte qui pratiqua longtemps les sacrifices humains – comme en atteste une récente découverte archéologique en Suisse – et, si la Gaule avait été si avancée à l’arrivée de César on ne comprend pourquoi ne n’y aurait pas répandu un outil d’organisation aussi  fondamental que l’écriture…

 

C’est en tout cas à un véritable « tour de Gaule » (mieux que dans Astérix !) des débuts de l’occupation romaine, que nous convie ce très sérieux ouvrage collectif qui regroupe ici les actes d’un colloque international organisé par l’Institut national de recherches archéologiques préventives et le musée du Louvres.

 

Dans cette collection hétéroclite d'articles que constituent nécessairement les acte d'un colloque, on retiendra particulièrement la contribution de Patrick Pion sur l'urbanisation en Gaule du Nord. A partir d'une étude minutieuse de la localisation et de la structure des oppida (définitivement identifiées à des villes, bien que sur un modèle différent du monde méditerranéen) en Gaule celtique et Belgique, l’historien en vient à avancer une explication risquée (compte tenu de la rareté des sources) mais stimulante, d’une volonté géopolitique de Rome de pousser l’urbanisation chez ses alliés éduens et rèmes dès le 2ème siècle avant Jésus-Christ, volonté ardemment respectée et relayée par ses puissants clients.

 

Pour ce qui concerne les lendemains de la conquête, diverses contributions du livre montrent la diversité des processus de romanisation (des romanisations ou des gallo-romanisations qu’il faudrait écrire au pluriel) et qui s’adaptent à la variété des tissus économiques et des structures sociale suivant les régions. Pierre Ouzoulias montre ainsi sque l’Armorique égalitaire avec ses petites exploitations agricoles diffère de la Gaule du Sud et ses grandes exploitations autour des villae, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle en soit moins romanisée ni moins propice aux progrès économiques. Les structures politiques elles aussi s’adaptent à la romanité suivant des modes différents : ici l’on garde les magistratures gauloises (le vergobret), là on adopte celles de Rome. Rome elle-même tarde à organiser ses conquêtes (César ne fit rien, Auguste le premier organisa les provinces), le limes sur le Rhin mettra plus d’une génération à s’installer tandis que le sort de la Germanie restait indécis jusqu’à la défaite de Drusus, et que certains peuples gaulois continuaient de s’insurger.

 

Le livre met en valeur le rôle de l’armée romaine dans la constitution des villes nouvelles, le rôle des spectacles comme vecteurs de la culture romaine, mais aussi celui du vin : importé massivement d’Italie dans les décennies qui précédèrent la campagne de César, il égayait les rituels de potlatch des chefs gaulois qui s’en enivraient sans retenue – après à la conquête c’est du vin de tout le bassin méditerranéen que l’on boit en Gaule, désormais « à la romaine ».

 

Certains chapitres peuvent déboucher sur une réflexion interdisciplinaire avec d’autres spécialités historiographiques, et d’autres sciences sociales. Tel est le cas notamment du chapitre que Wim de Clercq consacre à la ciuitas Menapiorum, à l’extrême nord de la Gaule belgique. Wim de Clercq qui n’hésite pas à recourir au vocabulaire du sociologue Pierre Bourdieu (« habitus », « sens pratique) et à défendre une « bottom-up » view pour questionner la notion de « romanisation ». L’article montre que bien que ce pays soit intégré aux courants d’échange de l’empire romain (à travers le commerce des salaisons notamment) et qu’il héberge une légion qui forme des auxiliaires locaux au maniement des armes et du latin, la population de cette cité conservent l’architecture de leurs maisons-étables, et, jusque dans leurs pratiques funéraires, valorisent leurs élites selon des rituels qui diffèrent du monde romain. Les emprunts au monde méditerranéen seraient plus stratégiques et complexes qu’une vague mécanique de « romanisation » qui aurait conquis le sud de la Belgique laissant le rivage de la mer du Nord à la « barbarie » et à la pauvreté économique. Faut-il pour autant renoncer à l’idée de romanisation ? Au sein même du livre, les avis divergent. Dans leur lecture des coutumes funéraires au centre et au sud-est de la Gaule, Frédérique Blaizot et Christine Bonnet, elles, emploient sans réserve cette notion, et montrent en quoi la romanisation fait émerger une sorte d’individualisation de la mémoire des chefs locaux au fil de l’évolution des cérémonies crématoires. De même la contribution de Véronique Zech-Matterne sur le développement de la fructiculture en Gaule du Nord décrit une « volonté de s’affranchir d’habitudes alimentaires gauloises et d’adopter un mode de vie directement inspiré de la sphère méditerranéenne » (p. 266) qui tout de même rejoint largement les grilles de lectures classiques.

 

La reconstitution a posteriori des modes d’acculturation et de leurs effets rendent évidemment ce genre de débat difficile à trancher, mais l’analyse de plus en plus précise de traces archéologiques, dont témoigne utilement ce livre, permet d’en affiner sensiblement les termes.

 

 

Christophe Colera

 

 

 

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"Ius, l'invention du droit en Occident" d'Aldo Schiavone

18 Juillet 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture, #Histoire des idées, #Philosophie

Je voudrais dire un mot ici du livre "Ius, l'invention du droit en Occident" d'Aldo Schiavone publié en décembre dernier chez Belin et que je commence à peine à parcourir.

Le livre n'est pas toujours très limpide et donne plus souvent l'impression de régler des problèmes ou de démontrer quelque chose que de le faire réellement. Toutefois, il a le mérite de s'attaquer à un problème d'une envergure immense : celui de l'invention du droit à Rome (et non pas en Occident) car pour moi Rome n'est pas l'Occident.

Je suis très intéressé par certaines remarques de Schiavone : son refus d'avoir une appoche évolutionniste des origines de Rome (ce qu'il appelle la genèse interdite - p. 62) pour lui substituer une approche structurale (avec un hommage rendu à Dumézil) puisque rien n'est connu avant le 550 av JC. Sa vision d'une société de chefs guerriers (la proto-aristocratie romaine) qui se coalisent sans homogénéité ethnique, l'aventurier en leur sein qui a pu fonder la ville en rompant les liens de sang (Romulus), le lien de réciprocité entre les pères de famille et leur attache directe au divin. L'auteur évoque comment le culte du divin est en lien étroit avec les prescriptions (dans un rapport d'échanges réciproques) et se demande comment la séparation de l'un et de l'autre (du cultuel et du prescriptif) débouche sur une autonomisation de la sphère de l'éthique au Proche-Orient, du politique en Grèce, et du droit à Rome. Le droit, nous explique Schiavone, naît d'une appropriation du prescriptif par des savants (notamment dan un premier temps les pontifes) qui, tout en l'ayant laïcisé, ne l'abandonnent pas à la société.

Pourquoi cette particularité romaine ? Schiavone la fait dériver d'un "syndrome prescriptif" qui enferme le rapport aux dieux dans un réseau de rituels obsessionnels (la cohorte de dieux et de pratiques qui leur sont associées alors que les Grecs ont préféré des inventions cosmogoniques qui donneraient naissance à la philosophie). Il s'agit de recevoir une garantie divine à chaque instant, symptôme de la crainte permanente des voisins (Sabins, Latins, Etrusques) (p. 70). Cet ensemble de gestes sacrés (la main qui prend, qui donne, le bâton du pouvoir, le pas en arrière, le mot du serment. Le ius porterait la notion indoeuropéenne de yaos, soumission aux rites.

Schiavone trace un parallèle entre le syndrome ritualo-prescriptif de Rome et celui d'Israël. Pour lui, le droit en est devenu le réceptacle à Rome, comme la morale l'est devenue dans la culture judéo-chrétienne. 

Les démonstrations sont parfois un peu rapides et gagneraient  à mobiliser davantage de comparaisons anthropologiques. Mais les hypothèses faites dans les premiers chapitres sont intéressantes. Je reviendrai peut-être sur ce livre quand j'aurai parcouru les chapitres suivants.
 
 

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Ecrire l'histoire à Rome

9 Juin 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Je signale ici mon dernier compte-rendu de lecture livré à Parutions.com concernant l'ouvrage : "Ecrire l’Histoire à Rome" dirigé par Stéphane Ratti - cf http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=95&ida=10958

Une histoire de l’histoire à Rome

 

 

Stéphane Ratti (dir), Ecrire l’Histoire à Rome

Qui sont ces hommes grâce auxquels l’histoire de Rome nous a été transmise ? Que sait-on de leur vie, de leurs itinéraires ? C’est à ces questions que s’attache à répondre ce nouveau manuel dirigé par Stéphane Ratti, professeur à l’université de Bourgogne.

L’ouvrage d’un accès simple, très clair et didactique, aborde successivement les œuvres et les biographies des grands classiques que sont César, Salluste, Tite-Live, Tacite, Suétone en resituant leur projet historiographique dans le contexte politique de leur époque. Il s’intérese aussi à des auteurs plus tardifs et moins connus du grand public lettré comme Aurélius Victor, Eutrope, Ammien Marcellin. En citant des extraits en version originale et traduite, il fait saisir l’originalité du style de chacun et révèle combien l’exercice de la narration historique, comme celui de la philosophie, engage complètement la personnalité de son auteur (en lieu et place souvent d’un engagement politique).

La lecture de ce manuel ouvre la voie à diverses réflexions sur la singularité de l’entreprise historiographique : à Rome pas plus qu’ailleurs elle n’allait de soit. Inspirée par les Grecs et ne s’est imposée que difficilement face à une tradition annalistique qui se bornait à enregistrer presque « administrativement » les événements de chaque année.

Les étudiants trouveront dans ce livre des résumés très complets pour leurs dissertations. Les curieux y saisiront pour leur part une occasion de réfléchir sur la manière dont s’écrit l’histoire. Ils trouveront aussi dans cet ouvrage des portes d’entrées facilement accessibles qui leur ouvrent la voie qui mène aux grands textes classiques, et leur donneront envie de les lire ou de les relire. On ne sait pas toujours que Salluste, au Ier siècle avant Jésus-Christ, fit le récit d’une véritable « guerre d’Algérie romaine », La guerre de Jugurtha, et qu’Ammien Marcellin, quatre siècle plus tard évoqua une campagne de Mésopotamie bien différente de nos guerres d’Irak contemporaines. Sans vouloir porter de regard anachronique sur le monde antique (ce que fait parfois un peu le livre,  hélas, par exemple quand, en quatrième de couverture il taxe les historiens de « manipulateurs », ou, à propos de César, compare l’alignement de la monnaie gauloise sur Rome à la création de l’euro…), l’évocation de la manière dont les grands historiens ont construit leur récit sur ce genre d’opération militaire peut susciter un sain intérêt pour une lecture directe de ces remarquables auteurs et de leurs imaginaires, toujours très différents des nôtres, et cependant toujours susceptibles de nourrir un dialogue fructueux par delà les millénaires.

Christophe Colera

 

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