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Philippe Petit "Le Corps, un être en devenir"
Ma dernière recension pour Parutions.com :
Parallèlement aux méthodes très analytiques de la médecine moderne (le traitement local des symptômes et des organes atteints par une pathologie), les méthodes holistes, à titre préventif ou curatif, ont le vent en poupe, depuis celles qui s’adressent à la partie la plus biologique du corps (son sang, son épiderme), à celles qui l’abordent sur un plan plus abstrait (celui des « énergies », les « plans subtils » etc). Les résistances à ces pratiques sont nombreuses pour des raisons qui tiennent parfois aux préjugés, mais aussi à l’insuffisance des preuves statistiques de leur efficacité.
Philippe Petit, animateur d’une émission scientifique sur une radio du Val d’Oise et ostéopathe de son état, fait partie de ces chercheurs indépendants trop rares qui tentent de réfléchir sur leur expérience clinique, pour tenter de mieux comprendre ce qu’il fait, et améliorer de ce fait notre connaissance des mystères du corps. Il livre dans cet ouvrage un angle d’approche particulier de l’ostéopathie : celui de la paléontologie. L’enjeu est clairement explicité : nous faire prendre conscience du fait que notre corps a une histoire et un devenir.
Une histoire parce que chacune de ses composantes récapitule la phylogenèse depuis les organismes marins et les vers de terre dont nous sommes les descendants. Un devenir, parce que, nous dit, Philippe Petit, notre corps est comme différents modèles de voitures que nous aurions aux divers âges de la vie, pour remporter notre course, une voiture qui s’auto-réparerait et se transformerait en permanence sans que nous en ayons conscience.
Comme thérapeute holiste, l’auteur accorde une attention particulière à ce qui « fait lien » entre nos organes, ce qui assure la cohérence globale de la structure de notre être. Le tissu conjonctif par exemple, tissu ancestral des premières cellules qui véhicule les réponses immunitaires et peut se fragmenter sous l’effet de traumatismes en ensembles compacts comme des « blocs de gélatine » dont il est une composante majeure. C’est aussi le cas du système méningé, du cerveau aux nerfs, des hormones (à la définition et aux fonctions si fluctuantes).
Même si ces mécanismes restent mal connus, Philippe Petit, en présentant divers cas cliniques concrets à l’appui de ses intuitions, fait l’hypothèse qu’en agissant manuellement sur certaines parties du corps, l’ostéopathe manipule en fait des mécanismes très archaïques d’émission d’hormones (déjà attestés chez les poissons ou chez le ver de terre) qui diffusent des massages négatifs dans le corps (et son propices à l’accueil des bactéries) mais peuvent être inversés par l’action du thérapeute en transformant en quelque sorte des cercles vicieux en cercles vertueux, suivant le mécanisme de la réaction en chaîne.
Quoique ces hypothèses ne puissent être rigoureusement ou statistiquement vérifiables, elles ont le mérite de faire prendre conscience aux lecteurs de l’ancienneté de l’héritage dont leur corps et dépositaire, et de saisir celui-ci comme un système dynamique, toujours en adaptation et en mouvement, dont les mutations peuvent être « aidées », et parfois même corrigées, par des gestes inspirés qui, sans pouvoir se substituer à la médecine scientifique sanctionnée par les diplômes universitaires peut en compléter utilement l’action.
Christophe Colera
Mon compte rendu du livre " Féminisme, féminité, féminitude - Ça alors !"
Adepte d’une pensée ternaire que reflète déjà l’intitulé de son livre, Claude-Emile Tourné avance trois raisons pour lesquelles il s’est lancé dans cette synthèse sur la condition féminine : sa carrière professionnelle de gynécoloque-accoucheur, sa vie intime de compagnon ou époux d’une féministe, son engagement politique contre les aliénations sociales. Certains sur Internet se sont exclamés : «Enfin quelqu’un qui sait de quoi il parle ! Un gynécologue qui parle des femmes, cela va nous changer des fictions de la théorie du genre !». Oui mais voilà, les médecins sont aussi sujets aux chimères de leur époque - La suite ici
"A brief history of nakedness" de Philip Carr-Gomm
Il me faut dire ici un mot de "A brief history of nakedness" de Philip Carr-Gomm qui est sorti chez Reaktion Books en 2010, soit un an après mon ouvrage "La nudité, pratiques et significations".
Philip Carr-Gromm qui se présente en quatrième de couverture comme écrivain et psychologue, est chef élu de l'Ordre des Bardes, druides et Ovates (OBOD) en Angleterre, disciple de Ross Nichols (qui a travaillé avec Gardner), ce qui nous renvoie à notre propos sur la nudité dans la Wicca (voir le billet ici).
L'intérêt du livre de Carr-Gromm, c'est que ce n'est pas un livre d'anthropologue, mais un livre de croyant. Vous le savez, la démarche de mon propre livre s'est tenue à l'écart des apologies de la nudité (d'autant que celles-ci sont souvent assez fades et superficielles). Il est cependant utile, une fois le travail "d'objectivation" mené en toute neutralité, d'entendre quelqu'un qui exposera avec conviction le sens spirituel qu'il investit dans la dénudation et le soutiendra d'un bout à l'autre de son ouvrage.
Carr-Gromm y examine notamment la dimension (démoniaque) religieuse de la nudité à partir du courant auquel il appartient, la Wicca. Il livre des anecdotes intéressantes comme cette histoires de cérémonies wicca nocturnes "in the nude" à la veille de l'attaque allemande contre l'Angleterre en 40, avec un regard intéressant sur l'itinéraire des fondateurs du néo-celtisme, leurs liens avec le naturisme et avec la franc-maçonnerie. Loin de s'en tenir à cette simple approche historiographique, il la fait entrer en résonnance avec des dimensions que j'ai traitées assez longuement dans mon livre : la nudité comme abolition des barrières sociales, rupture avec les conventions, ouvertures à son soi intime, mais aussi la dimension fertilisante de la nudité dans les rituels agraires (toujours un peu mystérieuse à mes yeux), et la valeur apotropaïque de l'exhibition des genitalia contre les esprits mauvais.
"Pourquoi nous aimons ?" de Helen Fisher

Les mâles sont très sensibles au stimulus visuel, à la douceur de la peau (à cause des oestrogènes), et sont génétiquement disposés à vouloir aider voire sauver la femme aimée.La femme aime les hommes intelligents, au statut supérieur, fiables. Même si la charte amoureuse ensuite subit des nuances en fonction de la situation personnelle (le passé familial etc).
"Le Rhinocéros d'Or" de François-Xavier Fauvelle-Aymar
Un très beau livre sur l'histoire de l'Afrique au Moyen-Age. Mon compte rendu de lecture a été publié ici.
L’Afrique avant les conquêtes européennes
François-Xavier Fauvelle-Aymar, Le rhinocéros d’or, Histoires du Moyen-Age africain
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Dialogue sur les aléas de l’histoire (2010).
Il y a ceux qui croient que l’Afrique a « oublié » de rentrer dans l’histoire pendant des millénaires, comme d’autres pensent que les villages français, les classes populaires en Europe, et plus largement tout ce qui ne laisse pas de traces dans la culture lettrée, sont restés « immobiles », figés dans la routine du cycle des saisons. Et puis il y a ceux qui démontrent le contraire. François-Xavier Fauvelle-Aymar, grand historien spécialiste de l’Afrique fait partie de ceux-là.
Son livre Le rhinocéros d’or est un beau livre, à la fois par sa présentation formelle, son iconographie, l’élégance de son écriture, mais aussi par l’intelligence qui s’y déploie. Fauvelle-Aymar nous fait voyager dans un univers qui évoque le conte de Zoumourroud et Noureddine dans les Mille et une nuits de Pasolini, un monde de royaumes noirs et de marchands africains, qui couvre la bande sahélienne, la corne de l’Afrique, la côte de la Tanzanie, pendant la période allant du VIIIe et le XVe siècle. Il prend le lecteur par la main, en partant dans chacun de ses 34 chapitres d’une anecdote ou d’un objet et du petit monde qu’ils reflètent : un récit de voyage d’un Chinois, une fresque nubienne, une visite d’un roi du Sahel à Marrakech, un trésor dans un monastère d’Ethiopie. Au passage l’historien décrit les flux d’échanges qui s’y révèlent, ceux des biens (de l’or notamment, abondant en Afrique), des hommes (entre autres les esclaves), et des idées (la conversion progressive à l’Islam, les rivalités de ses différentes composantes), leurs mutations au fil des siècles.
Au fil de ces évocations, les palais, les royaumes, leurs mœurs et leurs croyances, sortent de terre et y retournent. Fauvelle-Aymar sollicite finement tout ce que les vestiges peuvent nous enseigner sans rien dissimuler des immenses points d’interrogation que la pénurie de sources soulève. Il écorne les certitudes et les clichés coloniaux (sur le royaume du Ghana par exemple ou sur les origines du trésor de Grand Zimbabwe). A sa lecture, on découvre ce que le continent africain doit au déplacement des Berbères vers le désert et aux routes commerciales arabes le long des comptoirs de langue swahilie. L’ouvrage devient ainsi presque involontairement une ode libérale aux vertus du négoce. Une invite en tout cas à quitter le regard ethnocentrique pour se plonger sans préjugé dans l’histoire subtile de ces mondes engloutis qui, du Sénégal au Mozambique, furent pendant des siècles les poumons d’une activité économique dynamique… dont la découverte par les Portugais, puis la colonisation franco-britannique allait par la suite faire basculer complètement la géopolitique au profit de l’extrémité australe du continent et du Golfe de Guinée.
Notons que ces derniers sont les grands absents du livre de Fauvelle-Aymar. A titre de réserve finale on peut le regretter : même s’il n’en reste que très peu de traces, eux aussi étaient dans l’histoire, à leur manière, à cette époque.
Christophe Colera
Mon compte rendu d' "Ethnoroman" de Tobie Nathan en italien
Pour ceux que cela intéresse, mon compte rendu d' "Ethnoroman" de Tobie Nathan en italien se trouve sur le site des éditions Frenis Zero ici
Saint Christophe cynocéphale
Je voudrais juste dire ici un mot de ce saint dont le nom n'est plus du tout à la mode en France (après l'avoir été dans les années 70), et dont une correspondante américaine, baignant dans l'atmosphère des cultural studies, me faisait remarquer qu'il était très marqué par le christianisme (comme Christian, Christel etc). Si l'on en repère facilement l'empreinte chrétienne, il est bon aussi d'en connaître les origines pré-chrétiennes. Le lien qui l'unit à Hermès, à Anubis, au monde sauvage mais "en voie de domestication" des cynocéphales (les hommes à tête de chien), et le rituel du grand voyage au confins de l'humanité et de la mort.
Citons à ce propos l'intéressant article en ligne "Cynocéphales et Pentecôte" de l'ethnologue Jean-Loïc Le Quellec qui rend justice à la richesse de l'histoire de ce prénom :
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"Les origines du culte et de l'iconographie de saint Christophe ont fait l'objet de nombreux travaux ayant établi que sa légende originale appartient au domaine oriental 41. C'est le récit de la vie d'un certain Adokimo (ou Reprobus
(« Réprouvé ») 42,sorte de cynocéphale anthropophage qui, sitôt converti, perd sa tête de chien et acquiert la parole. D'après les Actes apocryphes de Barthélemy, composés en Égypte sous influence gnostique dans la deuxième moitié
du IVe siècle, il apparaît que ce monstre aurait été envoyé par Jésus à Barthélemy, se trouvant alors au Pays des Cannibales 43. Converti par Barthélemy, il aurait pris au moment de son baptême le nom de Christianus (« Chrétien») ou dans des textes plus récents, celui de Christophorus (« Porte-Christ ») 44, ces deux noms étant alors, comme Victor, des titres honorifiques de martyrs en général 45. Dans les versions occidentales des IXe-Xe siècles, sa tête de chien sera sciemment supprimée, et elle n'apparaîtra plus dans les versions ultérieures 46,alors que l'image du « porte-Christ» ne s'est superposée à ce récit qu'en Occident, à partir du XIIe siècle, par suite d'une remotivation du terme Christophorus 47, et cependant qu'un jeu sur canineus (« canin») et chananeus (« cananéen») permettait une nouvelle interprétation 48. Au XVe siècle, Dionysos du Mont Athos le représentera avec la légende suivante: Christophoros o reprobos o ek tôn kunokephalôn, c'est - à - dire : « Christophe Reprobos, l'un des Cynocéphales» 49.
Voici comment les Actes des saints André et Barthélemy seront développés dans le Gadla Hawâryât, livre éthiopien du XIVe siècle, mais inspiré de textes coptes du VIe :
"Alors notre Seigneur Jésus Christ leur apparut [à André et Barthélemy] et
dit: « Partez dans le désert, et je serai avec vous, ne soyez pas effrayés,
car je vous enverrai un homme dont le visage est comme la face d'un chien
et dont l'apparence est très effrayante, et vous l'emmènerez avec vous dans
la ville. » Alors les Apôtres s'enfoncèrent dans le désert, en grande tristesse,
car les hommes de la cité n'avaient pas été touchés par la foi. Ils s'étaient
seulement assis depuis très peu de temps pour se reposer, qu'ils
s'endormirent, et que l'Ange du Seigneur les emporta jusqu'à la Cité des
Cannibales. Alors, de cette Cité des Cannibales, sortit un être qui cherchait
quelqu'un à manger [...]. Mais l'Ange du Seigneur lui apparut et lui dit:
« Ô toi dont la face ressemble à celle d'un chien, tu vas trouver deux hom-
mes [...] et avec eux sont leurs disciples, et lorsque tu arriveras à l'endroit
où ils se trouvent, fais qu'aucun mal ne leur arrive par ta faute [...]. Et lorsque
l'homme dont la face ressemblait à celle d'un chien entendit cela, il se
mit à trembler de tous ses membres et répondit à l'Ange: « Qui es-tu? Je
ne te connais pas, ni toi ni ton dieu. Dis-moi donc quel est ce Dieu dont tu
me parles! » [...] L'Ange dit: « Celui qui a créé le Ciel et la Terre, c'est
Dieu en vérité» [...]. Mais l'homme à la face de chien demanda: «Je voudrais
voir quelque signe qui me permît de croire en ses pouvoirs miraculeux.
» [...] Et au même moment, un feu descendit du ciel et encercla
l'homme dont la face ressemblait à celle d'un chien, et il était incapable de
lui échapper, car il était au centre de ce feu [...] et il s'écriait: « Ô Dieu, toi
que je ne connais pas, prends pitié de moi, sauve-moi de cette épreuve, et je
croirai en Toi ». L'Ange lui demanda: « Si Dieu te sauve de ce feu, suivrastu
les Apôtres partout où ils iront, et feras-tu tout ce qu'ils te commanderont
? » ~ L'homme dont la face était comme celle d'un chien répondit: « Ô
mon Dieu, je ne suis pas comme les autres hommes, et je ne connais pas leur
langage [...]. Lorsque j'aurai faim et que je croiserai des hommes, je me
précipiterai certainement sur eux pour les dévorer [...] ». Mais l'Ange lui
dit: « Dieu va te donner la nature des enfants des hommes, et Il limitera en
toi la nature des bêtes. » Au même moment, l'Ange étendit les mains et tira
du feu cet homme à la face comme celle d'un chien, fit sur lui le signe de la
croix [...] et aussitôt la nature animale le quitta, et il devint aussi gentil
qu'un agneau [...]. Alors, l'homme dont la face était comme celle d'un chien
se leva, et se rendit au lieu où se tenaient les Apôtres. Il se réjouissait et il
était heureux, car il avait appris à reconnaître la vraie foi. Mais son apparence
était extrêmement impressionnante. Il mesurait quatre coudées de
haut et sa tête était celle d'un gros chien,. ses yeux étaient comme deux
charbons ardents, ses dents étaient comme les défenses d'un sanglier ou les
crocs d'un lion, les ongles de ses mains étaient comme des serres crochues,
ceux de ses pieds comme des griffes de lion, ses cheveux descendaient jusque
sur ses bras et ressemblaient à la crinière d'un lion, et toute son apparence
était horrible et terrifiante [...]. Lorsque cet homme à la face comme
celle d'un chien arriva au lieu où ils se tenaient, il y trouva les disciples
- [d'André] qui en étaient morts de peur. [...] André lui dit: «Que Dieu te
bénisse, mon fils, mais dis-moi, quel est ton nom? » Et l' homme à la face
comme celle d'un chien dit: «Mon nom est Hasum» [c'est-à-dire
'abominable ']. Et André lui dit: « Tu as bien dit, car ce nom te ressemble,
mais [...] à partir de ce jour, ton nom sera Chrétien ». Au troisième jour, ils
arrivèrent à la ville de Bartos, en vue de laquelle ils s'assirent pour se reposer.
Mais Satan les avait précédés dans les murs de la cité. Alors André se
leva et pria, disant: «Que toutes les portes de la cité s'ouvrent rapidement!
» Et comme il disait, toutes les portes tombèrent, et les Apôtres péné-
trèrent dans la ville avec l'homme dont la face était comme celle d'un chien.
Alors le gouverneur ordonna [...] d'apporter des bêtes sauvages et affamées
pour les faire attaquer par elles, et lorsque celui qui avait la face comme
celle d'un chien vit cela, il dit à André: «Ô Serviteur du Seigneur, me
commanderas-tu de me dévoiler la face ? » (car il l'avait voilée en entrant).
André lui répondit: « Ce que Dieu te commande, fais-le. » Alors celui qui
avait la face comme celle d'un chien se mit à prier, disant: « Ô Seigneur
Jésus Christ, Toi qui me délivras de ma vile nature [...] je te supplie de me
rendre à ma nature précédente [...] et de me prêter ta force, afin qu'ils sachent
qu'il n 'y a d'autre Dieu que Toi. » Et au même instant sa nature précédente
lui revint, il fut pris d'une colère extrême, le courroux emplit son
coeur, il dévoila sa face et regarda les gens avec fureur, il bondit sur toutes
les bêtes sauvages qui se trouvaient au milieu des foules, il les déchira,
tordit leurs boyaux et dévora leur chair. Lorsque les gens de la cité virent
cela, ils furent pris d'une grande peur [...]. Et Dieu envoya un grand feu des
Cieux tout autour de la cité, et nul ne pouvait en sortir. Alors ils dirent:
« Nous croyons et nous savons qu'il n 'y a d'autre Dieu que votre Dieu, Notre-
Seigneur Jésus Christ, sur la Terre comme aux Cieux. Et nous vous demandons
d'avoir pitié de nous, de nous sauver de la mort et de la double
épreuve du feu et de celui qui a la face comme celle d'un chien. » Et les
Apôtres eurent pitié d'eux [...], ils s'approchèrent de celui dont la face était
comme celle d'un chien, posèrent leurs mains sur lui, et lui dirent: «Au
nom de Notre-Seigneur Jésus Christ, laisse repartir hors de toi ta nature de
bête sauvage, ce que tu as fait ici est suffisant, ô mon fils, car vois-tu, tu as
accompli la tâche pour laquelle tu avais été envoyé. » Et au même instant, il
retrouva la nature d'un enfant, et redevint doux comme un agneau 50."
Selon David Gordon White, l'origine de ce texte tardif est à rechercher dans les légendes nestoriennes de Barthélemy et d'André, circulant au Ve siècle. Le nestorianisme en transmit des versions aux hagiographes syriaques, latins et arméniens, d'où elles passèrent, avec des ajouts, à l'église jacobite égyptienne puis, au XIIIe siècle, dans les synaxaires arabes, lesquels furent traduits en éthiopien au siècle suivant 51.
Par exemple, à la date du 21 novembre, les anciens synaxaires arabes présentent ainsi la vie de saint Mercure, martyrisé entre 249 et 251, et que les coptes appellent Abou Seifen :
"En ce jour mourut martyr saint Mercure. Il était de la ville de Rome. Son
aïeul et son père étaient chasseurs de métier. Un jour, ils sortaient comme à
l'ordinaire. Ils furent rencontrés par deux cynocéphales anthropophages
qui dévorèrent l'aïeul et voulurent manger le père. Mais l'ange du Seigneur
les en empêcha en disant: « Ne le touchez pas, car il sortira de lui un fruit
excellent» : et il les entoura d'une haie de feu. Comme la situation leur
était pénible, ils allèrent trouver le père du saint et se prosternèrent devant
lui: Dieu changea leur nature en douceur.. ils furent comme des agneaux et
entrèrent avec lui dans la ville. Ensuite cet homme eut pour fils saint Mercure
qu'il appela d'abord Philopator, ce qui signifie «aimant ses parents ».
Quant aux cynocéphales, ils restèrent chez eux pendant quelque temps et
embrassèrent le christianisme: cela dura jusqu'à ce que Philopator fût
devenu grand. Il devint soldat et ils partaient avec lui à la guerre. Quand
c'était nécessaire, Dieu leur rendait leur nature et personne ne pouvait leur
résister "52.
Il est remarquable que ce dernier texte, démarqué des Actes de Barthélemy, concerne un saint fêté le 25 juillet dans le calendrier copte (c'est-à6dire le même jour que Christophe pour l'église de Rome) et dont le nom n'est autre que celui du Dieu latin correspondant au grec Hermès, partageant avec Christophe la fonction de protecteur des voyageurs. Or cette date, placée au début de la Canicule, était celle de la fête grecque dite kunophontis 53 (« massacre des chiens») et de la fête latine des furinalia (lors de laquelle on sacrifiait une chienne rousse), festivités destinées à se protéger des méfaits de la chaleur et de la sécheresse caniculaires. Quant à la fin de la Canicule, elle est traditionnellement fixée au 24 août, jour où l'on fête... saint Barthélemy.
Dans tous les cas, ces récits précisent qu'une fois civilisé, le cynocéphale converti par le Saint-Esprit cesse d'aboyer pour clamer sa reconnaissance de Dieu en langue humaine, face aux peuples païens dont il provoque ainsi la conversion. C'est donc cette scène qui est représentée sur les figurations arméniennes de la Pentecôte où le cynocéphale apparaît. Mais en ce qui concerne Christophe, une explication evhemérisante a été tentée pour justifier la légende: «Sous le règne de Dèce [il fut] fait prisonnier dans un combat par le lieutenant de ce prince. Comme il ne pouvait parler grec, il fit une prière à Dieu.. et un ange lui fut envoyé, qui lui dit: Rassure-toi, et touchant ses lèvres, il fit en sorte qu'il parlât grec » 54. Mais ce miracle du « parler en grec », version appauvrie du «parler en langues» des Apôtres, n'est que l'écho affaibli d'un miracle autrement plus impressionnant: celui de l'apparition du langage articulé chez un être qui, jusqu'alors, ne savait qu'aboyer. Le détail qui, sur les miniatures arméniennes, montre le cynocéphale
habillé (parfois sommairement) résulte d'un procédé graphique destiné à rendre visible ce miracle essentiellement sonore, en montrant bien que le monstre est, maintenant, en partie civilisé: cela se retrouve à Vézelay, où cette humanisation partielle est marquée par le fait que l'un des cynocéphales est montré nu, alors que l'autre est déjà habillé. Les textes précisent enfin que, toute domestiquée qu'elle soit par le baptême, la fureur caniculaire du cynocéphale nouvellement converti réapparaît périodiquement: ce n'est plus alors que pour mieux combattre les païens, et seconder par la terreur une proclamation apostolique qui, sans cette aide, serait quelque peu démunie. (...)
Il apparaît tout d'abord que, pour la constitution d'une métaphore théromorphique de la Pentecôte, l'utilisation d'un homme à tête de chien plutôt que de tout autre monstre plinien présentait l'intérêt d'utiliser une espèce animale conçue comme médiatrice et qui, en divers temps et lieux, s'avéra souvent des plus utiles dans le cadre d'une réflexion sur les frontières ou les transitions entre homme et animal, présent et au-delà, réel et imaginaire 56.
De plus, dans le cas du chien, l'opposition domestique/sauvage se réfère essentiellement à l'habitat (domus) et donc plus à l'espace qu'à l'espèce: les chiens dits « domestiques» manifestent une propension à retourner vers la nature, dans une perpétuelle errance entre nature et culture 59. Déjà, les anciens textes mésopotamiens insistaient sur cette ambivalence profonde du chien, considéré par les Babyloniens comme à la fois sauvage et familier 60. Or les diverses espèces de canidés sont inter-fécondes et offrent toutes les gradations entre le domestique et le sauvage, ouvrant donc des possibilités de symbolisation proprement impensables avec, par exemple, le chat domestique et les grands félins 61.
On comprend alors que les canidés en général (et les cynocéphales en particulier) sont quasi universellement commis à deux rôles principaux: d'une part ils constituent une commune allégorie de l'autre, du « sauvage»
qui ne sait qu'aboyer et dévorer de la viande crue, et d'autre part ils jouent le rôle de gardiens de l'au-delà car ils doivent, dans des mythologies très diverses, surveiller l'orée du monde des morts, c'est-à-dire LA transition par excellence, puisque ce sont des êtres de la porte et du passage."
---- voir aussi le livre de Saintyves
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Notes
54. Ménologe de Basile, cité dans Saint yves 1935 :9.
55. THIERRY 1987, fig. 503.
56. LURKER1969, 1983, 1987. ~ LINCOLN1979.
57. Liu 1932.
58. LE QUELLEC1995.
59. Sur ce: POPLIN 1986.
60. ANET 1993, LIMET 1993.
61. BAINES1993 :66.
"Les religions et le luxe" de Pascal Morand
Je conseille la lecture de ce livre original de Pascal Morand, économiste, qui aidera sans doute beaucoup d'acteurs économiques à comprendre les ressorts de la consommation, du rapport à la richesse (ostentatoire ou non), et au luxe (une notion qui peut être bien différente de la simple aisance matérielle), et leurs différences d'un continent à l'autre. Voyez ma recension à ce sujet sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=91&ida=14929 ou en cliquant directement ici.