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Nudité et descentes aux Enfers
Toutes ces histoires de descentes aux Enfers sont tout de même assez mystérieuses. Il y a la dimension agraire (la morte saison), la dimension amoureuse dont parle Devereux (mais est-elle si distincte que cela de la dimension agraire ?), qui s'étend selon moi jusqu'à la philosophie (le voyage de Pythagore aux Enfers, la rencontre de Parménide avec Perséphone dont l'historienne Mme Laura Gemelli nous dit qu'il faut la prendre très au sérieux). Et que faut-il penser de ce mythe sumérien que nous raconte Arnold Lebeuf, professeur à l'université jagellonne de Cracovie, dont on a déjà mentionné les travaux sur ce blog, dans sa contribution "Cosmology of love and madness" à l' ouvrage de 1997 "The Tale of Crazy Harman", Academic publications Dialog, Varsovie, p. 230) :
"La déesse sumérienne Inanna (Ishtar) voyage au pays des morts, pour rencontrer sa soeur Ereshkigal, la déesse des Enfers, la terre de non retour. Avant son départ, elle demande à sa servante de venir la chercher si elle n'est pas revenue au bout de trois jours. Mais elle est arrêtée par les gardes des sept portes sur le chemin du royaume des morts, et obligée d'abandonner tous ses vêtements et bijoux et de se présenter nue devant sa puissante soeur. Ereshkigal la laisse repartir libre seulement à condition qu'elle lui consente une victime en sacrifice. Inanna revient au monde au bout de sept jours, en s'arrêtant à chaque porte pour récupérer sa robe et ses bijoux. Quand, à son retour, elle découvre que son mari Thammouz s'est offert du bon temps en son absence, au lieu de se lamenter et d'exprimer un deuil, elle choisit de le sacrifier : cf Inanna, Queen of Heaven and Earth: Her Stories and Hymns from Sumer, [Diane Wolkstein, Samuel Noah Kramer, New York, Rider 1983."
La sexualité d'Adonis
Adonis est une figure très importante de la mythologie amoureuse gréco-romaine. Les Métamorphoses d'Ovide résument sa légende. Joseph D. Reed, professeur à l'université de Brown, spécialiste de la littérature hellénistique et augustéenne (de Virgile), a publié dans la revue Classical Antiquity d'octobre 1995 (il y a presque 20 ans) un intéressant article en ligne ici, intitulé tout simplement "La sexualité d'Adonis", qui insiste sur l'envers féminin de la conception machiste grecque de la sexualité.
Le culte d'Adonis est une adaptation grecque qui remonte au 7ème siècle avant JC de la lamentation annuelle mésopotamienne du dieu Tammuz (nom sumérien originel : Dumuzi avant sa traduction par les akkadiens), époux de la déesse de l'amour Ishtar (Inanna) qui a atteint la Méditerranée avec l'expansion de l'empire assyrien. Tammuz était pleuré durant l'été sec comme une personnification de la perte des récoltes et du bétail. Il était le protecteur du peuple, incarné dans les rois de Sumer et de Babylone. La lamentation rituelle par les femmes s'est répandue jusqu'à Jérusalem - voyez dans Ezecchiel 8, 14-15 : "Il m'emmena à l'entrée du porche du Temple de Yahvé qui regarde vers le nord, et voici que les femmes y étaient assises, pleurant Tammuz./ As-tu vu, fils d'homme ? Tu verras encore d'autres abominations plus affreuses que celles-ci."
Adonis a été transmis aux Grecs via les Syriens ou les Phéniciens (Adn dans les langues sémitiques veut dire "Seigneur" et les Grecs ont dû prendre cela pour le nom de Tammuz). A Athènes, les fêtes des Adonia n'étaient célébrées que par les femmes (à la différences de pratiques phéniciennes et chypriotes tardives qui finirent par admettre les hommes). C'était une fête informelle que les femmes célébraient sur leurs toits plats des maisons l'été en dehors du calendrier officiel.
A la différence du Proche-Orient note Joseph Reed, Adonis en Grèce est déconnecté des moissons, et il n'est qu'une aventure amoureuse d'Aphrodite, pas son époux comme Tammuz pour Ishtar. Et il n'est plus non plus un roi.
Pour autant Joseph Reed réfute l'analyse de l'anthropologue belge Marcel Detienne qui en faisait un culte "anti-agraire", lié au parfum (Myrrha est la mère d'Adonis), à la prostitution et à la sexualité non fertile, à l'opposé des Thesmophoria de Demeter. Selon Reed, c'est un raccourci car beaucoup de légendes grecques anciennes ne relient pas Adonis à la myrrhe et des cas de célébration par des mères de famille sont attestées. Surtout Reed blame la méthode structuraliste qui crée une vision univoque du mythe d'Aristophane à Saint Cyri.
Comme Devereux qu'on mentionnait il y a peu, Reed signale à propos de l'épisode de l'exil d'Adonis aux Enfers que dans certaines versions du mythe Adonis est un enfant, ce qui explique de Devereux se soit aventuré sur le terrain de l'inceste avec Aphrodite (pour mémoire dans la version orientale du sejour de Tammuz pendant 6 mois auprès de la reine des Enfers l'amour d'Ishtar ne joue aucun rôle), mais il souligne aussi qu'on ignore si les premières fêtes grecques autour d'Adonis mentionnaient l'amour d'Aphrodite ou le séjour aux Enfers. et laisse entendre à propos de l'emmaillottage du héros qu'un aspect important du mythe est peut-être de mettre en avant l'idéal féminin de protéger l'homme et le tenir hors des tourments, quand les légendes masculines sont plus axées sur le désir. Selon lui, Adonis a pu (si l'on interprète un peu largement le texte) avec le temps incarner aux yeux des hommes le mauvais chasseur (tué par le sanglier), trop dépendant des femmes, abandonné à la facilité de son jardin, tandis que pour les femmes, la lamentation sur le jeune Adonis pouvait exprimer leur regret devant leur impuissance à faire prévaloir dans la société leur sensibilité et leur envie de se rêver en Aphrodites dans une cérémonie privée une fois dans l'année.
Déesses primitives, déesses nues
Les éditions du Cygne publient un ouvrage sur un culte d'une déesse mère nord-caucasienne que l'auteure Mariel Tsaroïeva identifie aux déesses primitives proche-orientales (je renvoie à mes comptes-rendus de lecture sur l'invention des déesses et des dieux au Néolithique).
Le hasard fait que juste à ce moment là je lis dans la Métaphysique du sexe de Julius Evola le passage sur la secte russe des Khlystis et celle des Skoptzis qui toutes deux prônent la chasteté dans la vie ordinaire mais organisent dans leur cérémonie des rites sexuels autour d'une jeune femme nue. "Ce détail permet de reconnaître aisément dans la cérémonie secrète des Khlystis, observe Evola p. 154, un prolongement des rites orgiaques de l'Antiquité qui étaient célébrés sous le signe des Mystères de la Grande Déesse chtonienne et de la "Déesse nue" ". L'auteur hélas n'explicite pas les voies de filiation entre la Grande Déesse (peut-être Cybèle qu'il cite plus loin et le rituel de ces sectes)
Ces considération sont l'appendice d'un chapitre sur les orgies rituelles comme voies de dissolution du Moi dans l'élément féminin préalable possible à d'autres formes d'élévation spirituelle, thématique qu'il y avait déjà dans la Naissance de la Tragédie de Nietzsche si je me souviens bien.
Je ferai juste mention ici pour mémoire (et pour y revenir plus tard, éventuellement même dans une approche critique) des remarques intéressantes d'Evola sur la nudité des déesses.
Il évoque en premier lieu la nudité de l'archétype démétrien-maternel, fécond et protecteur, mais ne la thématise guère.
En second lieu Evola se montre plus prolixe sur ce qu'il appelle le nu abyssal aphrodisien. Dans le domaine spirituel, rappelle-t-il (p. 176), on observe une dénudation masculine pour atteindre l'être absolu et simple aussi bien dans les mystères antiques que dans le déchirement des vêtements des soufis. Dans l'ordre de la nature, la dénudation d'Isis comme d'Ishtar (ou celle d'Athèna ou d'Artêmis dont la vision tue) est une façon de délier la matière de toute forme. Cet accès à la matière interdite (vierge) et destructrice (guerrière) dans sa dimension la plus informe n'est autorisée qu'aux initiés, Evola montrant par exemple que dans le tantrisme l'union avec une femme complètement nue n'est possible qu'au stade terminal de l'initiation.
Il y a chez Evola un aller-retour intéressant entre une phénoménologie presque anthropologique (je dis "presque" parce qu'il ne recourt pas au travail rigoureux de recension de tout ce qui existe dans toutes les cultures existantes, ce qui est la grande faiblesse de sa théorisation) et l'étude des mythes (surtout grecs et hindouistes d'ailleurs, suivant une habitude très répandue en Europe entre disons 1850 et 1950), aller-retour qui peut aider ensuite, selon lui à trouver une définition "non empirique" (p. 200) du masculin et du féminin.
A l'heure où l'on s'efforce de retrouver cette définition par la voie du néo-darwinisme et des neurosciences, il n'est peut-être pas inutile de placer les deux visions en miroir l'une de l'autre pour les faire dialoguer. De même il faut peut-être dialoguer avec le propos d'Evola sur la pudeur, emprunté à un certain Mélinaud (p. 135) - auteur d'après mes recherches, en 1901, d'un article sur la Psychologie de la Pudeur - qui rejoignent celles de Duer, et qu'il faudrait aussi peut-être mettre en perspective avec les réflexions de Sartre. Plutôt que d'ignorer ces considérations un peu littéraires sur la mythologie et la psychologie sexuelles l'anthropologie contemporaine devrait s'y confronter et évaluer rationnellement les intuitions qu'elles portaient, dans leur potentiel heuristique comme dans leur égarement.