Articles avec #histoire secrete tag
Knight et Lomas sur le Graal, Joseph d'Arimathie et les Templiers
/image%2F1551417%2F20230222%2Fob_eef571_second-messaiah.jpg)
J'ai abordé le Saint Suaire il y a six ans à travers les travaux d'Upinsky, récemment confirmés par une synthèse plus complète de JC Petitfils. Je pensais confronter cela aux affirmations de Christopher Knight et Robert Lomas dans "The Second Messiah: Templars, the Turin Shroud and the Great Secret of Freemasonry" paru 1997, mais le propos de leur livre sur le Suaire étant surtout axé sur une datation au carbone 14 totalement fausse, c'est à un autre aspect de leur recherche que je vais m'intéresser ici : celui du rapport du Graal à Joseph d'Arimathie et aux Templiers.
J'avais déjà évoqué dans "Le Complotisme protestant" leur thèse sur le fait que les Templiers entretenaient un culte du divin féminin. Le père spirituel de leur ordre, Saint Bernard de Clairvaux, rappellent-ils, a écrit 300 sermons consacrés au Cantique des Cantiques dont le verset 1:5 dit "Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem", ce qui renverrait au culte de la Vierge noire, mais aussi de Marie-Madeleine la "papesse" du tarot (arcane II) et dont l'Evangile de Marie et celui de Philippe (apocryphes) nous disent qu'elle surpassait Pierre en sagesse. Knight et Lomas voient dans le tarot une arme pédagogique secrète des Templiers contre le pape.
Les auteurs de la saga du Graal proches des Templiers sont entrés en scène dans les années 1130. En 1136, 8 ans après la formation des Templiers, le gallois Geoffroy de Monmouth ré-invente le roi Arthur dans "The Matter of Britain" sur un mode très différent du seigneur Arthur cité par Nennius au VIe siècle (p. 105). Il prétendait tenir cette version de son oncle archidiacre d'Oxford dont personne n'a su retrouver la trace. Sa version de la fin d'Arthur blessé grièvement puis transporté à Avalon au delà des mers ouvre sur d'autres traditions. En effet, l'existence du pays idéal à l'Ouest au delà des mers, selon Flavius Josèphe, était enseignée par les Esséniens (et donc, ajoutent Lomas et Knight, par l'Eglise de Jérusalem, ce qui est peut-être une déduction un peu rapide)... Cela se retrouve chez les Mandéens, pour qui ce pays des bonnes âmes est marqué par l'étoile Merica (et c'est ce pays, le pays de "la Merica", que les Templiers allaient rechercher après leur dissolution).
Arthur est le bâtard d'une femme mariée qui n'avait pas fauté car elle était envoûtée. Il rassemble douze chevaliers comme les douze apôtres, il est blessé mais ne meurt pas. Il est le Rex Deus des Nasoréens. Sa bataille finale est celle de la chute de Jérusalem en 70. Selon les confidences de l'historien Tim Wallace-Murphy à Robert Lomas, à l'issue d'une conférence à Londres en 1994 un Français qui se disait descendant d'Hugues de Payen lui aurait expliqué que les partisans de Jacques (p. 78), successeurs de Jésus, qui se faisaient appeler le groupe "Rex deus"auraient placé ses ossements sous le temple de Jérusalem. De Payen et les autres initiateurs de la première croisade seraient des descendants de ces Juifs nazoréens dont le but était de récupérer ces reliques que, de fait, ils cherchèrent pendant neuf ans à Jérusalem.
Payen de Montdidier, un des 9 premiers chevaliers du Temple, est devenu Grand Maître d'Angleterre en 1128, et a construit une commanderie à Oxford sur une terre offerte par la princesse Mathilde. Il n'est pas impossible qu'il ait alors révélé certains savoirs de documents anciens trouvés à Jérusalem à Geoffroy de Monmouth...
Chez ce dernier, il n'y a pas de mention du Graal. Elle n'apparaît que sous la plume de Guillaume de Malmesbury, en 1140... Il fut le premier à affirmer que Joseph d'Arimathie serait arrivé à Glastonbury dans l'Ouest de l'Angleterre en 73 avec le Graal et l'arbre à épines de la couronne du Christ qu'il y planta. Son abbaye se trouvait à 40 km d'une commanderie de Payen de Montdidier. Il y eut des controverses entre Guillaume et Geoffroy, controverses sur lesquelles se sont penchés en détail Lomas et Knight (p. 109).
Mathilde, 26 ans, issue des lignées normande, anglo-saxonne et écossaise, veuve d'Henri V empereur d'Allemagne épousa en secondes noces en 1128 Jeoffroy IV d'Anjou, petit fils du roi de Jérusalem Baudouin II, et fils de Foulque V d'Anjou, sponsor des templiers. Empêchée d'accéder au trône d'Angleterre en 1135, dans sa résistance au nouveau roi, elle avait tout intérêt à attaquer Geoffroy de Monmouth qui pouvait servir l'idéologie de son rival Etienne de Blois...
Le journaliste Graham Philips a souligné dans The Search of the Grail qu'en faisant de Perceval le descendant de Joseph d'Arimathie, la saga du Graal ouvre une voie particulière de succession apostolique. Dans les romans du Graal c'est à lui que Jésus donne la coupe à la Cène et non à Pierre. Il n'est pas impossible que, parmi les 619 qu'il y avait dans le Temple selon le rouleau de cuivre 3Q15, les templiers auraient pu en utiliser un qu'ils auraient identifié au Graal, selon Lomas et Knight.
Chrétien de Troyes qui fut central dans le conte du Graal disait le tenir du comte des Flandres, lié par sa famille à Payen de Montdidier, et aux fondateurs des Templiers. Après lui des cisterciens allaient normaliser le récit en le christianisant.
Je laisse de côté les considérations sur le Suaire et sur l'hypothèse que le dernier grand maître de l'Ordre des Templiers, Jacques de Molay, aurait été enterré dans ce suaire, hypothèse tirée très abusivement d'une datation au carbone 14 de toute façon fausse, comme cela fut démontré postérieurement.
Restons en à cette étrange théorie du groupe "Deus Rex" qui aurait été à l'origine de la première croisade - une théorie partiellement reprise par Barbara Aho dans sa démonstration que j'ai exposée dans "Le Complotisme protestant".
L'Américain Jason Colavito sur son blog a fait une critique intéressante de cette théorie en soulignant à juste titre qu'elle repose entièrement, au fond, sur le témoignage de ce Français en 1994. Colavito fait remarquer qu'il est un peu court d'estimer, comme le font Lomas et Knight, que ce narratif est plausible du seul fait qu'un Français entre deux âges était peu susceptible de forger un "hoax" (canular) par lui-même. Après tout Pierre Plantard ne l'avait-il pas fait avec son Prieuré de Sion ? Wallace-Murphy a présenté la thèse du "Français" en 2000, puis a récidivé en 2008 dans "Custodians of the Truth", mais cette fois en transformant ce Français en Anglais et en le nommant "Michael Monkton". Il a reconnu avoir lancé cette histoire après avoir lu "The Holy Blood and the Holy Grail", et son contenu variait sur certains points concernant la soi-disant fécondation de Marie par un prêtre du Temple qui figurait dans la première version.
Calavito rappelle aussi à juste titre le rôle de H. Blavatsky dans la diffusion de l'idée que les Templiers pouvaient vénérer une déesse-mère et convoyer une connaissance secrète. Pour lui, rien dans cette histoire n'est à conserver.
Pour ma part, je me demande tout de même si le volet concernant la succession apostolique de Joseph d'Arimathie vers laquelle pointerait la saga de Perceval, n'est quand même pas une piste à creuser pour en savoir plus sur quelque tradition ésotérique qui aurait pu survivre en France et en Angleterre au bas-Moyen-Age autour de l'héritage de Marie-Madeleine.
En ce qui concerne le Graal en Grande-Bretagne, notons que dans son Histoire de France (tome 3, p. 392 et suiv), en 1833, Henri Martin estimait que le succès de la figure de Joseph d'Arimathie en Angleterre peut être dû à la lecture dans les premières communautés chrétiennes de l'île de l'Evangile de Nicodème, selon lequel Joseph détacha Jésus de la croix et fut ainsi au dessus de Pierre et des autres. "Une légende extraordinaire se construisit sur cette base, explique-t-il. A côté du néo-druidisme ou druidisme mêlé de christianisme, il s'était établi, dans l'église galloise, un christianisme modifié par le druidisme, anti-augustinien, anti-romain. Dans un coin de ce christianisme gallois, à une époque que nous ne saurions déterminer, fut couvée la légende en question. Toute la religion reposait là sur une forme particulière et toute symbolique du mystère eucharistique. Joseph d'Arimathie avait recueilli le sang des plaies du Sauveur dans le vase qui avait servi à la Cène : Jésus lui-même avait confié à perpétuité la garde de ce vase à Joseph et à sa race, et le neveu de Joseph, Allan (Alain, en français), l'avait porté dans l'île de Bretagne. Ce vase avait des propriétés incomparables : il assurait à ceux qui le contemplaient la compagnie du Seigneur Jésus et es joies indicibles du ciel ; il les nourrissait d'un aliment délicieux et intarissable ; il les mettait à couvert de l'injustice et de la violence des hommes. Mais on ne pouvait le contempler sans être en état de grâce. Il disparaissait aux regards des pécheurs, et les initiés à ses mystères devaient être muets devant les profanes."
Pour Martin, les Celtes christianisaient ainsi leur culte du bassin sacré, comme d'Eckstein et de la Villemarque en leur temps avaient aussi souligné que le culte germanique de la force se projetait dans celui de la lance sacrée qui avait percé le coeur de Jésus.
"Les premiers introducteurs des traditions bardiques et du cycle d'Arthur en France, ajoute Martin, Geoffroi de Monmouth, Wace, l'auteur quel qu'il soit, de la Vie de Merlin en vers latins, l'auteur ou les auteurs des fragments de Tristan en vers français, et même Chrestien de Troies, dans le Chevalier au Lion et le Chevalier de la Charette, n'avaient pas dit un mot de cette légende. Elle paraît être arrivée parmi les clercs et les trouvères de la cour de Henri II (1133-1189) quelques années après la rédaction du Brut de Wace". En France la saga arthurienne est totalement tournée vers le Graal et tous les chevaliers de la Table Ronde sont de la race de Joseph d'Arimathie (p. 396). Perceval est le plus ascétique, Merlin perd sa nature diabolique. Le cycle du Graal devient une arme pour christianiser la chevalerie et la rendre ascétique, mais pas dans une veine romaine puisque c'est toujours sous les auspices de Joseph d'Arimathie et non de Pierre.
Wolfram d'Eschenbach (1170-1220), templier souabe, finalement placera le Graal dans la perspective des templiers, en disant s'inspirer de Guyot de Provins, bénédictin de Cluny hostile à la papauté. Il invente le héros Titurel qui construit en Gaule du Sud un temple pour le Graal, sous la direction du prophète Merlin initié par Joseph d'Arimathie qui se calque sur le temple de Salomon (mais finalement Perceval récupèrera le Graal et construira le temple pour lui en Inde).
Cette chevalerie du Graal, ascétique, nous dit Martin, voulait remplacer la chevalerie amoureuse, mais elle échoua. L'Eglise romaine qui condamnait le culte de la créature était elle aussi hostile à la chevalerie courtoise, et tente d'en endiguer les excès (notamment avec les tournois), Mais elle est elle-même sous la coupe des femmes mystiques comme Hildegarde ou Julienne de Mont-Cornillon. Et le culte marial ne cesse de prendre de l'importance. Alors l'Eglise choisit donc la voie du culte de Marie (et de son Immaculée conception, à laquelle Bernard de Clairvaux était hostile) plutôt que la religion du Graal de Joseph d'Arimathie que préférait la papauté. Dominicains et franciscains seront les chevaliers de cette voie.
On voit que, à la différence de Knight et Lomas, Henri Martin, lui, n'attribuait pas aux Templiers un "savoir secret" dont ils auraient hérité depuis la chute du second temple par des familles qui l'auraient conservé jusqu'au lancement de la première croisade. La "lignée apostolique" de Joseph d'Arimathie, à supposer même que l'on doive aller jusqu'à employer ce terme, serait plutôt une fiction née du croisement entre l'Evangile de Nicodème et le culte celtique des bassines sacrées. Elle aurait servi à contrer l'amour courtois en christianisant la quête chevaleresque, et n'aurait finalement été "adaptée" à l'imaginaire templier que tardivement, en 1200, sous la plume de Wolfram von Eschenbach, avant d'intégrer la franc-maçonnerie, mais ce ne serait nullement une fabrication templière. On notera aussi que chez Henri Matin Marie-Madeleine ne joue aucun rôle dans cette filiation de Joseph d'Arimathie, pas plus d'ailleurs que la dimension féminine du Graal, qui n'est pas abordée...
Un ancien temple maçonnique près de Lourdes
Voilà un sujet qui permet de prolonger la réflexion autour de mon livre "Le Complotisme protestant contemporain" autour des traditions de la franc-maçonnerie.
Cela se sait peu, mais il y a eu des polémiques sur les réseaux sociaux il y a quelques années autour de la maison du franc-maçon père fondateur des Etats-Unis Benjamin Franklin dans laquelle ont été retrouvés des cadavres d'enfant. "Benjamin Franklin était un scientifique, les ossements correspondaient peut-être à des cadavres d'enfant qu'on lui aurait amenés", disaient les défenseurs de la mémoire du grand homme. "Pourquoi lui aurait-on amené des enfants morts ou vivants, rétorquaient les sceptiques, n'était-il pas plutôt impliqué dans une sorte de culte de Moloch comme on en trouve tant d'illustrations dans nos productions culturelles ?"
En lisant La République des Pyrénées des 3-4 décembre 2022 en p. 4, je tombe sur une histoire qui peut susciter le même genre de controverse. Jugez en plutôt.
L'article relate une nouvelle de la Dépêche du Midi du 29 novembre, selon laquelle, dans un château abandonné sur la commune de Trébons près de Lourdes trois explorateurs ont trouvé les vestiges d'un temple maçonnique avec au centre d'une pièce deux petits piliers sur une dalle marquée d'un cercle tracé à la peinture blanche "comme s'il s'agissait d'un autel sur lequel auraient pu avoir lieu des rites païens... ou maçonniques". Ils ont aussi trouvé à des symboles liés à la franc-maçonnerie comme le compas... et plus tard ils ont aussi averti les gendarmes de la présence d'un "crâne et des os probablement humains... disposés et éparpillés à la façon des pièces d'un puzzle à même le sol".
Les ossements ont été transmis à l'Institut de recherche de la gendarmerie nationale à Pontoise et l'héritière du propriétaire des lieux décédé il y a deux mois a annoncé qu'elle portera plainte contre toute nouvelle intrusion dans sa propriété, ce qui laisse entendre que le secret risque de se refermer rapidement sur cette affaire. Toutefois la dame a confirmé que son père était franc-maçon.
/image%2F1551417%2F20221203%2Fob_a80a8b_screenshot-2022-12-03-at-13-09-52-cra.png)
La Dépêche du Midi du 30 novembre en dit plus. A la tête des trois explorateurs se trouvait le Youtbeur avignonnais Jonathan, 32 ans dit Joe Urbex spécialisé dans l'exploration des lieux abandonnés. Dans Le Parisien, il précise ce qu'il a vu : "Il y avait plusieurs salles immenses. Sur la gauche, dans une petite galerie creusée plus profond, nous sommes tombés sur un autel. Il y avait une boîte marron où était inscrite la formule V.I.T.R.I.O.L, (Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultam Lapidem / Visite l’Intérieur de la Terre et en Rectifiant tu Trouveras la Pierre Cachée), au-dessus une pancarte "Persévérance et vigilance". Au fond de la pièce, un tombeau en pierre où il y avait des os d’animaux."
"Des symboles qui évoquent un cabinet de réflexion, pièce dédiée à la méditation et au rituel initiatique des candidats qui espèrent intégrer la franc-maçonnerie", précise le journal.
Concernant les ossements :
"Dans l’une des salles, il y avait d’autres escaliers qui descendaient plus profond. Là, derrière une porte en bois, nous avons trouvé une immense salle dont le plafond voûté doit au moins atteindre les 10 mètres de hauteur. Au centre, un cercle blanc avec des bougies, des inscriptions aux murs, le compas des maçons et énormément de documents en lien avec la maçonnerie. Des noms, des rituels, l’emplacement d’au moins 200 temples de la sorte en France." Et lorsqu’ils remontent à l’étage du dessus, c’est l’effroi : au milieu des décombres, un crâne humain. "Il y avait plusieurs autres mandibules avec des dents, des fémurs, des vertèbres. Les os n’étaient pas propres. Il restait de la peau dessus, comme s’ils avaient été extraits d’un cercueil. Dans un coin, il y avait des instruments chirurgicaux, un microscope avec les lames couvertes de matière."
Tout est possible. Y compris que les lieux abandonnés aient été visités et que ces ossements aient été ajoutés par d'autres sans rapport avec les pratiques du franc-maçon propriétaire des lieux. Et d'ailleurs on ne sait pas si les ossements sont humains (seul le crâne l'est).
Le franc-maçon de rite écossais qui vivait là, selon "un ancien chirurgien et collègue (sic) s'y était installé dans les années 1970, y avait aménagé une cave, puis aurait abandonné les travaux. Le Temple maçonnique de Tarbes le présente comme "un ancien maçon de Tarbes qui avait bâti son propre temple"
Sud-Ouest du 1er décembre est plus précis sur les restes en citant la gendarmerie : ils "sont érodés et très usés. Ils datent peut-être de plus d'un siècle". Donc bien avant l'installation du propriétaire (ancien médecin de la clinique de Tarbes, décédé en septembre à 90 ans) il y a 50 ans...
Le thème du Temple de Salomon dans l'Angleterre du XVIIe siècle
/image%2F1551417%2F20221121%2Fob_5da18e_frances-yates-en.jpg)
/image%2F1551417%2F20221121%2Fob_8f0799_s200-marsha-schuchard.jpg)
Je lis Frances A. Yates et MK Shuchard sur l'Angleterre du milieu du XVIIe siècle. Dans Rosicrucians, Yates explique le penchant des puritains anglais pour la kabbale. Après la défaite de Cromwell, la royauté s'appuya sur la Royal Society, fondée en 1662, qui comptait une composante maçonnique centrale consacrée à l'étude des sciences et à la magie. Elle défendait l'idée d'une harmonie sociale copiée sur la nature. Pour elle Dieu devient une sorte de monarque constitutionnel. Dès 1662, selon Marsha Keith Schuchard, Samuel Butler dénonça l'utilisation de la science juive par la Royal Society. L'astrologue néoplatonicien John Heydon qui avait l'oreille du roi pensait pouvoir reconstruire le Saint des Saints du temple de Salomon par la méditation sur les noms de Dieu. Le philosophe Kenelm Digby pensait que cette pensée sur le temple protègerait de l'athéisme naissant par exemple chez Hobbes. Et Christopher Wren construisait Saint Paul en lien avec le rabbin Jacob Judah Leon qui avait construit une maquette du Temple de Salomon modèle de la synagogue d'Amsterdam. Mais la publication de la Philosophia Naturalis, Principia Mathematica de Newton en 1687 discrédita la numérologie kabbaliste et bannissait les esprits de l'univers au profit d'une gravité magique. La kabbale n'allait plus se retrouver que dans la franc-maçonnerie, arme des whigs britanniques pour la dé-catholicisation de la France et du reste de l'Europe.
Pour mémoire Yates explique par ailleurs dans Science et Tradition herméneutique (et ce n'est pas sans importance pour notre problématique à la Simone Weil sur l'action de l'Esprit saint avant l'Incarnation) que la foi en la magie (qui à la Renaissance avait libéré une confiance en l'action humaine sur le monde) s'était nourrie de l'illusion de Marsile Ficin selon laquelle les Hermetica avaient eu la prémonition de l'Incarnation, alors qu'Isaac Casaubon en 1614 allait détruire cette croyance. Mais la dette à l'égard de la magie est restée tenace. Newton, rappelle Yates (p. 67), "en découvrant la loi de la gravitation et le système du monde qui lui est associé, croyait redécouvrir une vérité ancienne, déjà connue de Pythagore et cachée dans le mythe d'Apollon et de sa lyre à sept cordes". Newton passait plus de temps à étudier l'alchimie (à travers le rosicrucien Michael Maier) que les mathématiques, tout en appliquant à la première des règles de calcul rigoureuses. Et, il passa beaucoup de temps à travailler sur les proportions du Temple de Salomon, dont on disait à la Renaissance qu'il permettait de comprendre le plan divin de l'univers.
Shuchard a aussi un peu plus développé cette thématique du Temple de Salomon dans l'Angleterre du XVIIe siècle dans un article de 2019, intitulé Jacobite Jews and Faux Jacobite Jews: Some Masonic Puzzles.
En décembre 1583, le protestant Jacques VI, Stuart roi d'Ecosse, nomma William Schaw, un catholique et politique modéré, maître des travaux royaux, et s'attela avec lui aux affaires architecturales, politiques et diplomatiques. Jacques et Schaw étudiaient la poésie de Guillaume de Salluste, sieur du Bartas , un protestant français, qui a inclus des thèmes salomoniens et des termes techniques de la maçonnerie opérative dans son œuvre importante pour le mysticisme architectural, Les Semaines. Du Bartas avait travaillé en étroite collaboration avec des maçons, auprès desquels il a appris les traditions salomoniennes du Compagnonnage français. Il avait instillé dans sa poésie une profusion de détails sur le métier de tailleur de pierre et la formation d'architecte.
En 1587, Jacques invita Du Bartas en Écosse, où ils se traduisirent mutuellement et échangèrent des idées sur Dieu l'architecte. Quand Du Bartas fut rentré en France, il loua Jacques comme l'incarnation du grand rois juif ("le Scott'sh, ou plutôt le David hébreu"). L'identification de Jacques comme Salomon culmina en 1594, avec le baptême de son fils Henry et la reconstruction de la chapelle royale de Stirling sur le modèle du Temple de Jérusalem, avec l'aide des maçons opératifs, une cérémonie qui fut cependant très critiquée par les Presbytériens. Il transporta ensuite ce savoir maçonnique à la cour de Londres.
En 1631, son fils et successeur Charles, lui aussi maçon, accéda à la demande des maçons de Perth de financer la reconstruction du grand pont à onze arches sur la rivière Tay, qui avait été détruite par une inondation dix ans plus tôt. En prévision de la visite prévue du roi à Perth pour voir le projet de pont, le poète Henry Adamson composait un long poème sur le thème de l'architecture qui liait la construction à la réconciliation espérée entre l'Ecosse et l'Angleterre. Il y révélait également le lien croissant entre la franc-maçonnerie écossaise et le rosicrucianisme. Son architecte Inigo Jones (qui a d'ailleurs écrit sur Stonehenge, il faudra que je regarde cela à l'occasion) s'inspirait de la kabbale et de l'architecture jésuite de l'Escorial à Madrid.
Face à Cromwell, Cromwell, Charles s'assura le soutien des Juifs d'Amsterdam par l'intermédiaire de sa femme française versée dans l'ésotérisme qui était par ailleurs une fille de Marie de Médicis. En lisant cet article on comprend que le rabbin Judah Leon avait construit sa maquette pour contrer les thèses du jésuite espagnol Juan Baptista Villalpando, dont l'interprétation anachronique "sur-spiritualisait" le temple en le retirant de l'histoire juive. Après la décapitation de Charles,son fils Charles II exilé en France travaillait avec le réseau maçonnique écossais de Moray pour obtenir le soutien et le financement juifs pour sa restauration à "Jérusalem", ainsi qu'il appelait la Grande-Bretagne. Si Cromwell acceptait la banque juive à Londres, il gardait un agenda de conversion des Juifs que ceux-ci n'acceptaient pas, et ils lui préféraient donc les Stuarts. Après sa restauration, Jacques II fut tolérant envers les Juifs. Il obtint le soutien des partisans de Sabbatai Levi en 1665. La tolérance fut maintenue par son frère Charles II, converti au catholicisme, mais provisoirement abrogée par les protestants orangistes sous Guillaume III, ce qui allait aboutir à des luttes de factions dans la franc-maçonnerie britannique.
/image%2F1551417%2F20221121%2Fob_1a3f9a_nephilim.jpg)
Il s'agit là d'un aspect peu connu de l'histoire européenne, à penser aussi avec ce que j'ai écrit il y a presque un an sur l'architecture secrète, néphilimesque, ou non, que j'avais découverte en 2014 à la Sainte-Baume, et plus récemment sur Louis Charpentier et sur Raoul Vergez. On retombe aussi sur certains thèmes de Barbara Aho (cf mon livre) concernant les savoirs architecturaux des jésuites qui seraient peut-être à creuser.
Jean Staune, Eugène Aroux, mes sujets de recherche actuellement
/image%2F1551417%2F20221112%2Fob_254b2f_staune.jpg)
Un lecteur au pseudo néphilimesque attirait mon attention hier sur l'essayiste qui se prétend chrétien Jean Staune, dont je découvre d'ailleurs qu'il était invité par un cercle d'économistes et d'hommes d'affaire dans ma ville natale cette semaine (le 9 novembre), ce qui signifie que, comme Lenoir, il est un peu un auxiliaire de la spiritualité dominante contemporaine.
A vrai dire, plus je réfléchis aux prises de position de ce penseur moins je leur trouve d'intérêt. C'est en premier lieu un apôtre de la religion primordiale (il pense du bien de Guénon), qui, tout en défendant l'importance d'un christ "cosmique" comme le faisait jadis le père Brune, estime plus ou moins (je dis plus ou moins parce que son propos là-dessus varie d'une minute à l'autre) qu'avant Jésus était Osiris, et que ça ou Krishna (ou peut-être Shiva) c'est au fond un peu toujours la même chose, même s'il se trouve que pour les Occidentaux il faut que ce soit Jésus. Ce n'est pas très étonnant, vu la filiation dont il se réclame. Il explique que son propre père l'a initié à certains textes confidentiels de l'ésotérisme chrétien, il place dans son panthéon le Padre Pio (comme le font beaucoup d'occultistes) et surtout l'étrange Maître Philippe de Lyon (une lectrice de ce blog, qui a peut-être payé le prix fort d'avoir connu de très près le milieu qui se réclamait de ce médium, aurait beaucoup de choses à dire là-dessus), en habillant le tout de physique quantique et de références (sans grand discernement) aux expériences de mort imminente. Cette façon de défendre la Foi, tout en la noyant intellectuellement dans un océan de relativisme hindouïste ne me paraît pas précisément constituer le bon moyen d'accomplir le projet messianique (d'ailleurs l'eschatologie est totalement absente de son propos, avec Staune il n'y a plus d'Histoire, vu que de toute façon, dans la physique quantique il n'y a plus de temps : son panthéisme qui paradoxalement veut nous retirer du monde, bloque en réalité le devenir...). De toute façon, par principe je n'aime pas les gens (les gnostiques lucifériens) de cette trempe qui nous invitent à vouloir "devenir des dieux" en sortant de la "Matrice" et qui omettent de poser à titre de préliminaire que nous ne pouvons le faire qu'en devenant Serviteurs du Très Haut, c'est-à-dire sans égo.
Je pense que son attachement au livre Le retour du phénix de Marthe de Chambrun Ruspoli dont Roland Tefnin a bien démonté le contenu dans la revue L'Antiquité Classique de 1985 suffit à situer le niveau de sérieux du travail de Staune.
Je crois que je ne reconnais à son fil de recherche qu'un mérite : celui de poser la question de savoir ce qu'est l'Eglise johannique dont parle l'Evangile de Jean en son chapitre 21, question qui en a travaillé tant d'autres par le passé (je pense ici à Léonard de Vinci avec son célèbre tableau de la Cène, et aux églises "parallèles" guérisseuses ou non). Si elle existe, de toute façon, vu l'ambiance antéchristique actuelle, cette Eglise ne peut pas être du côté des auteurs de livres à succès, ni des conférenciers promus par YouTube. Le Royaume est comme la graine de sénevé, il grandit dans l'ombre et l'humilité (Matth 13:31).
Personnellement, je préfère en ce moment m'intéresser à un tout autre auteur, très clandestin celui-là et impeccablement fidèle à l'Eglise de Pierre, humble essayiste méthodique et scrupuleux des années 1850, le normand Eugène Aroux. Denis de Rougemont dans L'Amour et l'Occident ne le cite que pour l'associer au Sar Péladan, ce qui est un grand tort. Je crois que ses hypothèses sur les cathares et l'amour courtois, même si elles simplifient un peu trop la problématique de l'amour platonicien, sont extrêmement utiles pour comprendre le poids de l'hérésie dans la culture européenne depuis Joachim de Flore, surtout son poids occulte. Oui, il faut se plonger dans les travaux d'Aroux. Ceux-ci d'ailleurs ne sont pas étrangers au sujet de l'adamisme dans le couvent franciscain de Louviers que j'évoquais dans ce blog il y a deux mois, et cela conduit à réfléchir aux fruits douteux du séraphin d'Assise, particulièrement en la branche actuelle de son arbre : l'Eglise "synodale" que le pape tente d'imposer. On y reviendra.
L'abbaye Notre Dame au Nonnains de Troyes et les vestales...
/image%2F1551417%2F20221108%2Fob_18bbad_nd-aux-nonnains.jpg)
Dans "Sur la route sociale", le franc-maçon André Lebey écrivait en 1909 (p. 55) : C'est à Troyes, une des cités les plus religieuses de France, qu'a été fondé l ordre du Temple, par Hugues des Payens. Une des premières sociétés maçonniques qui s'y établit s 'appela: Loge des Chevaliers Saint-Jean de la Palestine. Parmi les couvents nombreux qui s 'y perpétuèrent, le plus célèbre fut celui de Notre-Dame aux Nonnains, — remplacé par la préfecture qui passa toujours pour abriter une survivance des cultes du paganisme en même temps que certaines pratiques des prêtresses druidiques. "
L'histoire de cette abbaye m'a intrigué car elle est l'actuelle préfecture où j'ai travaillé pendant 6 mois, il y a bien longtemps.
L'abbé Charles Lalore, professeur de théologie au grand séminaire de Troyes, écrit en 1874 à son sujet (p. 151) :
/image%2F1551417%2F20221108%2Fob_d380ee_abbaye-nd-nonna.png)
L'abbaye royale de ND de Troyes a tiré l'origine de son établissement des Vestales qui étaient à Troyes où elles gardaient le feu sacré, hors les portes de Troyes. Elles y étaient nombreuses et avaient à leur tête une princesse de sang royal qui avait dans cette ville trois châteaux superbes. Saint Pierre y dépêcha Saint Savinien qui convertit en premier lieu les vestales, après quoi la princesse donna un de ses châteaux pour faire un évêché (et d'ailleurs elles demandèrent un évêque au roi), le second à la vicomté ou hôtel de ville, le troisième, elle se le réserva avec un terrain sur lequel étaient bâties toutes les maisons des vestales, qui étaient autour de leur temple, qu'elles dédièrent à Notre Dame après leur conversion (sans jamais avoir éteint le feu). L'abbé Lalore observe qu'il ne se peut que les vestales aient été ailleurs qu'à Rome, ni que leur temple fût hors des murs de la cité, et que St Savinien de Troyes est mort eu IIIe siècle. Il pointe qu'il est évident que l'histoire télescope plusieurs époques, parle du blason des trois châteaux omniprésent dans le couvent au XVIe siècle qui a pu servir de fondement à la légende.
Avant lui, Auguste Vallet de Viriville, auteur de méditations profondes sur la féminité en Occident, avait avancé que peut-être il y avait là le souvenir du temps où des chanoinesses séculières (comme au temps de St Geneviève, précise-t-il) avaient pu instituer le culte de la Vierge Marie, cette origine purement féminine du culte pourrait expliquer qu'ensuite les religieuses du couvent étaient investies lors de l'intronisation des évêques du privilège singulier de lui donner, dans l'enceinte de l'abbaye, ses vêtements sacrés. Puis l'évêque jurait sur le texte des Evangiles en parchemin, coutume attestée jusqu'au XVIIe siècle (Vallet de Viriville cite d'autres exemples de participations de bonnes soeurs à des rituels épiscopaux, à Rouen, en Italie...).
Peut-être est-ce dans cette pratique des bénédictines que Lebey voyait l'empreinte des "prêtresses druidiques" (qui seraient les soi-disant "vestales"), mais ce sont des éléments tout de même assez ténus. Il y a là en tout cas des éléments intéressants pour une étude de la spiritualité féminine en Gaule. Et d'un point de vue anthropologique, la place des nonnes dans l'investiture de l'évêque renvoie à cette problématique compliquée analysée par Michelet de la tension entre la femme et le prêtre, et du rapport masculin-féminin dans la religiosité.
Recension de mon livre "Le complotisme protestant" dans une revue universitaire américaine
/image%2F1551417%2F20221031%2Fob_b44671_1re-cv-colera-le-complotisme-protestan.jpg)
/image%2F1551417%2F20221103%2Fob_ca85ab_nova-religio.jpeg)
Mon livre "Le complotisme protestant contemporain : A propos d'une thèse sur la tribu de Dan" (préface Régis Dericquebourg) paru chez L'Harmattan en 2019 vient de faire l'objet d'une recension dans la revue universitaire américaine (University of California Press) Nova Religio, vol. 26, no. 2 de ce mois de novembre 2022 pp. 124–125.
Voici le début de l'article de Dirk von der Horst :
"This book performs a rhetorical analysis of the website “Mystery, Babylon The Great: Catholic or Jewish?” (https://watch.pairsite.com/mystery-babylon.html) as part of a sociological investigation of the nature of conspiracy arguments. Christophe Colera positions his argument as a sociological one both by noting the political implications of such arguments—he credits them with a role in the election of President Donald Trump—and by situating it as an element of a social “field” in the sense that the sociologist Pierre Bourdieu proposed it. The introduction provides rationales for a sociologist following the lead of Max Weber to study an obscure website with spurious factual claims and undetermined authorship. There is no evidence apart from the website itself of either “Barbara Aho” or her husband, credited as its authors. They may simply be another fictive element among the imaginings that drive the website’s narrative.
Colera is particularly interested in how a born-again Christian..." La suite gratuite ici ou payante ici
La vénérable Françoise de la Croix
/image%2F1551417%2F20221011%2Fob_93cd0c_francoise.png)
Qui fut la vénérable Françoise de la Croix (née Simone Gaugain, fille de boucher), religieuse qui croisa sur son chemin au moins deux adamites ou supposés tels : le père David (dont Daniel Vidal dit tout le bien qu'il peut dans Critique de la raison mystique: Benoît de Canfield) à Louviers, et le père Labadie qui avait introduit des pratiques adamites à Toulouse ?
Le franciscain Hippolyte Héliot (1660-1716) dans son Dictionnaire des ordres religieux en dit ceci (p. 824 et suiv)
--- " La Mère Françoise de la Croix, fondatrice de l'ordre de la Charité de Notre-Dame, était native de Paté (Patay en Dunois) au diocèse d'Orléans et se nommait dans le monde Simone Gaugain. Ses parents étant pauvres et ne vivant que du travail de leurs mains, elle fut réduite dans sa jeunesse à garder les brebis. Mais il semble que Dieu l'avait destinée à un emploi si innocent dès ses plus tendres années, pour la sanctifier dans cet état, comme il avait fait autrefois sainte Géneviève et nous pouvons dire de cette sainte fondatrice ce qu'un habile homme de nos jours a dit de cette patronne de Paris dans un de ses éloges, que tout servait à l'instruire des plus hautes vertus du christianisme : la solitude des lieux champêtres, à se recueillir, pour écouter dans une paisible retraite la voix de son Dieu qui lui parlait cœur à cœur: la beauté de l'aurore qui est suivie d'un plus grand jour, à se donner au Seigneur dès la première pointe de sa raison, et à s'avancer sans interruption de vertus en vertus; les chiens qui gardaient son troupeau,à acquérir cette fidélité et cette vigilance nécessaires pour prévenir et surmonter les tentations la douceur de ses brebis, à conserver en toutes choses celle de l'esprit et du cœur leur obéissance et leur docilité, à se dire avec le roi-prophète C'est le Seigneur qui Me conduit, rien ne me manquera, il m'a mis dans un bon pâturage.
Notre fondatrice eut aussi dès son enfance de quoi exercer sa patience, parles mauvais traitements qu'elle recevait continuellement de sa mère, qui ne pouvait la souffrir mais madame Chau, dame de Paté, en eut compassion et voulut prendre le soin de son éducation. Etant parvenue à l'âge de faire choix d'un état, elle ne voulut point d'autre époux que Jésus-Christ elle choisit la solitude du cloître pour s'y consacrer à Dieu par des vœux solennels, et, le cœur pénétré de tendresse et de compassion envers les pauvres et les misérables qui sont les membres de Jésus-Christ, voyant que la fortune ne l'avait pas avantagée de ses biens pour les en taire participants, et avait par ce moyen mis des bornes à son immense charité, elle voulut s'employer toute sa vie à les soulager dans leurs maladies, à les servir dans les emplois les plus bas et les plus humiliants et s'y engager par vœu. Dieu, à la vérité, voulait qu'elle fût religieuse hospitalière mais comme il la destinait pour être la fondatrice d'un ordre nouveau de religieuses hospitalières, il ne permit pas qu'elle fit profession dans le monastère où elle prit l'habit de religion. On y exerçait l'hospitalité envers les malades et cet établissement avait été fait par les religieux réformés du tiers ordre de Saint-François de la congrégation de France. Il avait été soumis à leur juridiction par une bulle du pape Paul V, autorisée par lettres patentes de Louis XIII, qui furent vérifiées au parlement de Normandie, et ils avaient obtenu le consentement de l'ordinaire. Deux religieuses du monastère de Sainte-Elisabeth, à Paris, du même ordre, y avaient été envoyées pour conduire treize ou quatorze filles et veuves, du nombre desquelles était la mère Françoise de la Croix, que l'on y avait reçues à l'habit et qui se soumirent à ces religieuses de Paris, qu'elles reconnurent pour supérieures, et elles pratiquèrent pendant cinq ou six mois, avec beaucoup d'exactitude et de ferveur, les observances de l'ordre. Mais quelques personnes qui s'étaient introduites dans l'administration des affaires temporelles de ce monastère, dès le commencement de sa fondation, sous divers prétextes, renversèrent le bon ordre qui y avait été établi. Les biens temporels furent en partie dissipés par leur mauvaise conduite. Ils voulurent aussi se mêler du spirituel. ils déposèrent la supérieure et sa compagne de leurs offices, les enfermèrent dans une étroite prison, mirent la Mère Françoise, quoique novice, pour supérieure, voulurent introduire dans cette maison des religieux hospitaliers avec les hospitalières, changèrent toutes les observances régulières, firent de nouveaux règlements qu'ils firent approuver par le pape et par l'évêque, s'attribuèrent par ce moyen l'autorité qui avait été donnée aux religieux du tiers ordre sur ce monastère, de laquelle ils s'emparèrent par violence et enfin ils commirent tant de désordres et de scandales dans ce monastère que les plaintes en ayant été portées aux tribunaux de la justice séculière, elle en prit connaissance. L'un des auteurs des désordres et de la division de ce monastère fut déterré après sa mort, et son cadavre fut jeté dans le même feu où un autre fut brûlé vif, ayant été convaincu de magie et de sortilèges.
Ce ne fut que quelques années après l'établissement de ce monastère que ces désordres éclatèrent. La mère Françoise de la Croix, qui, comme nous avons dit, avait été mise supérieure quoique novice, s'aperçut bientôt qu'on l'avait trompée lorsqu'on lui avait fait donner son consentement pour cette supériorité, et lorsqu'elle vit les mauvais traitements que l'on exerçait envers les religieuses qui étaient venues de Paris, pour établir la régularité dans ce monastère. Comme elle avait beaucoup d'esprit et de discernement, elle vit bien que le zèle affecté du directeur de ce monastère, qui s'en était rendu entièrement le maître du consentement de l'évêque d'Evreux qu'il avait trompé, n'était qu'hypocrisie, et qu'il enseignait déjà à ces religieuses, une infâme hérésie que Molinos a renouvelée dans la suite. Quelle apparence que la Mère Françoise de la Croix restât dans ce monastère ! Toute autre que cette fondatrice voyant ces désordres dans un lieu où devait régner la sainteté, se serait dégoûtée de son état. Mais fidèle aux grâces qu'elle avait reçues de Dieu, elle se souvint de sa parole et de son engagement, et comme elle s'était donnée à lui de bonne heure, elle voulut y demeurer inviolablement attachée par des liens indissolubles. Elle affermit la vocation chancelante de trois ou quatre novices, elle les exhorta à la persévérance, et sans se dépouiller des livrées de l'humble saint François, dont elles étaient revêtues, elles quittèrent ce monastère où elles n'avaient pas encore fait profession, et vinrent se réfugier à Paris. Elles demeurèrent au faubourg Saint-Germain, vivant des aumônes que quelques personnes charitables leur procurèrent. Elles ne portaient de leur maison que pour aller l'église, pu pour exercer la charité envers leur prochain, principalement envers les malades, et sous la conduite du R. P. Rabac, religieux Récollet. Elles gardaient exactement les observances régulières qui se pratiquaient dans leur monastère, lorsque la discipline régulière y était dans toute sa vigueur.
Leur réputation se répandit bientôt dans Paris. Les religieux de l' ordre de Saint-Jean de Dieu, que l'on nomme en France les Frères de la Charité, y avaient été établis dès l'an 1601 .Ils s'obligent par un quatrième vœu de servir les pauvres malades; mais leurs hôpitaux ne sont destinés que pour les hommes. La Mère Françoise de la Croix, conçut le dessein de fonder une congrégation d'hospitalières qui n'assisteraient aussi et ne recevraient dans leurs hôpitaux, que les filles et les femmes malades, qui n'auraient d'autre exercice que cet office de charité et qu'elles en feraient un vœu particulier. Le monastère qu'elle avait quitté et où elle avait pris l'habit, était à la vérité de religieuses Hospitalières qui faisaient aussi vœu d'hospitalité; mais leur hôpital était indifféremment pour les hommes et les femmes, de même que celui de l'Hôtel-Dieu de Paris; et il n'y en avait point encore dans cette capitale de France, qui fût uniquement destiné pour des femmes. C'est ce qui fit donc concevoir à la mère Françoise de la Croix, le dessein de fonder une nouvelle congrégation, dans laquelle les religieuses, s'engageraient par vœu de servir les femmes malades. Ses compagnes, qui n'avaient pas moins de charité qu'elle, y consentirent volontiers. Plusieurs personnes de piété approuvèrent un si louable dessein, et voulurent même contribuer par leurs libéralités et leurs aumônes à l'érection de cette congrégation. Mais il fallut essuyer bien des peines et des travaux pour parvenir à l'exécution de ce dessein, et la fondatrice eut à surmonter beaucoup de difficultés qui s'y opposèrent d'abord, tant par rapport à la permission de l'archevêque de Paris, et de l'abbé de Saint-Germain des Prés, qu'elle ne pouvait obtenir; que par rapport à leur demeure, que cette fondatrice voulait établir au faubourg Saint Germain, dans la rue du Colombier. Mais établissement se fit enfin dans la ville, et la reine Anne d'Autriche, ayant bien voulu le favoriser de sa protection, elle obtint les permissions nécessaires de Jean-François de Gondy, premier archevêque de Paris, pour commencer cette congrégation. La Mère Françoise de la Croix acheta une maison près des Minimes de la place Royale, où elle alla demeurer avec ses compagnes et ce fut l'an 1624, qu'elle y jeta les fondements de son ordre, auquel on a donné le nom de religieuses Hospitalières de la Charité de Notre-Dame. Elles obtinrent au mois de janvier de l'année suivante, du roi Louis XIII, des lettres patentes pour leur établissement, sous ce titre, qui leur fut aussi conservé par la cour du parlement de Paris; lorsque ces mêmes lettres y furent vérifiée le 15' mai 1627.
Madeleine Brulart, veuve de M. Faure maître d'hôtel ordinaire du roi, s'étant déclarée fondatrice de ce premier hôpital, donna pour cet effet une grande maison qui était auprès, afin d'en agrandir les bâtiments. L'archevêque de Paris, par son ordonnance du 9 juin 1628, y établit ces religieuses Elles en prirent possession le douzième du même mois, et elles obtinrent des lettres d'amortissement au mois d'août de l'année suivante, qui furent vérifiées en la chambre des comptes le'19 septembre de la même année. jusque-là la Mère Françoise et ses compagnes avaient différé à faire leur profession mais se voyant en possession do leur maison de la place Royale, elles prononcèrent leurs vœux solennels, le 24 juin de l'année suivante 1629, fête de saint Jean-Baptiste.
Comme par le contrat de fondation, passé entre ces religieuses et madame Faure, il avait été stipulé que sur le frontispice du bâtiment que l'en ferait, pour marque perpétuelle de l'usage auquel cette maison est destinée, on mettrait une table de marbre, sur laquelle seraient gravés ces mois en gros caractères L'HOPITAL DE LA CHARITÉ DE NOTRE-DAME; les religieuses ayant achevé leur bâtiment en 1631, firent graver ce titre sur le frontispice, suivant les termes de la fondation mais les frères de la Charité présentèrent requête au parlement, pour qu'il plût à la cour ordonner la suppression de ce litre et de cette inscription, et faire défense aux religieuses de prendre la qualité de religieuses hospitalières de la Charité de Notre-Dame. Parmi les plaidoyers de M. le Maître, il s'en trouve un pour madame Faure qui intervint dans cette cause comme fondatrice de cet hôpital, et qui demandait que ce litre fût conservé aux religieuses. Les frères de la Charité ayant jugé que leur cause ne serait pas favorable, si elle était plaidée dans une audience trouvèrent moyen d'en faire un procès par écrit, dans lequel le plaidoyer de M. le Maître fut produit mais n'en ayant pas poursuivi le jugement, cette contestation est demeurée indécise, et les religieuses dont nous parlons,-ont toujours conservé le titre d'Hospitalières de Notre-Dame.
La ville de la Rochelle ayant été soumise au roi Louis XIII, l'an 1628, elle demanda de ces religieuses, qui y furent faire un second établissement, et la même année elles en firent un troisième à Paris, ayant acheté au faubourg Saint-Antoine le lieu appelé la Roquette, et par corruption la Raquette, qui avait appartenu à la duchesse de Mercœur. Ce lieu est vaste et d'une grande, étendue, ayant plus de cent arpents d'enclos elles y ont toujours eu des malades, et tour à tour les religieuses de la place Royale y allaient pour en avoir soin, et en même temps pour y prendre l'air, ces deux maisons ne faisant qu'une même communanté ce qui a duré jusqu'en l'an 1690, que le nombre des religieuses de ces deux maisons étant de plus de quatre-vingts, elles furent entièrement séparées, et les biens partagés. Les religieuses eurent le choix d'opter l'une de ces maisons; et depuis ce temps, il ne leur a plus été permis de sortir pour aller de l'un à l'autre de ces deux hôpitaux qui présentement n'ont rien de commun entre eux. La Mère Françoise de la Croix fit un quatrième établissement, l'an 1629, à Pâté, Heu de sa naissance; et il s'en est fait d'autres dans la suite, comme à Toulouse, à Béziers, à Bourg en Bresse, à Pézénas, à SaintEtienne en Forez, à Albi, à Gaillac et à Limoux.
Ce ne fut pas sans mystère que cette fondatrice reçut le nom de François de la Croix, lorsqu'on lui donna l'habit de religion. Ce fût un effet de la Providence qui permit que ce nom lui fût imposé comme devant être fille de la croix et participer aux afflictions et à la patience de Jésus-Christ. Les heureux progrès que l'ordre des religieuses Hospitalières de la Charité de Notre-Dame fit dans son commencement, étaient une marque que cet ouvrage n'était point un ouvrage des hommes, mais bien l'ouvrage de Dieu qui s'était servi de la Mère Françoise de la Croix pour exécutée ses volontés; l'on peut croire qu'il les lui avait communiquées dans ses oraisons, puisque ce fut aussi dans ses oraisons qu'il lui fit découvrir jusqu'aux plus secrètes pensées de quelques-unes de ses religieuses et de plusieurs personnes de dehors qui la venaient consulter comme une personne d'une éminente vertu et très-capable de leur servir de guide dans le chemin du salut mais le démon, qui voyait le grand nombre d'âmes qu'elle lui enlevait, déploya contre elle toute sa rage-
Ce fut l'an 1643 que les désordres du monastère où la Mère Françoise avait été supérieure, quoique novice, et qu'elle avait quitté, comme nous avons dit, éclatèrent. Il y avait déjà longtemps que plusieurs religieuses se trouvaient possédées du malin esprit, par le ministère tant du premier directeur de ce monastère et de celui qui lui avait succédé dans cet emploi, tous deux magiciens, que par le ministère d'une autre magicienne qu'ils avaient fait recevoir dans ce monastère en qualité de sœur converse. L'évêque d'Evreux, François de Péricard, y alla pour faire les exorcismes; et les démons ayant déclaré qu'ils n'étaient entrés dans les corps de ces religieuses qu'à la sollicitation de ces magiciens et de cette magicienne, ce qu'elle avoua, il ordonna, par une sentence du 12 mars 1643, que le corps de ce dernier directeur qui était mort l'année précédente, et qui avait été enterré dans l'église des religieuses, serait déterré et porté dans un lieu profane, et que la sœur converse serait dépouillée de l'habit de religion, revêtue d'habits séculiers, et enfermée pour le reste de ses jours, dans les cachots des prisons ecclésiastiques de l'officialité. Le parlement de Rouen ayant pris connaissance de cette exhumation, fit de nouvelles informations dans le monastère, et, par un arrêt dû 21 août 1647, toutes les chambres assemblées, il ordonna que le cadavre de ce magicien qui avait été déterré et un autre prêtre aussi magicien complice de ses crimes, seraient trainés sur la claie, pour être, ledit prêtre brûlé vif, après avoir fait amende honorable, et le cadavre de l'autre magicien jeté dans le même feu. Et le même arrêt portait que la Mère Françoise de la Croix, ci-devant supérieure de ce monastère serait prise et appréhendée au corps, amenée et constituée prisonnière en la conciergerie du palais, pour être interrogée sur les charges portées contre elle par les informations, le jugement de la sœur converse différé.
C'était cette infâme magicienne qui avait accusé la Mère Françoise, comme complice de ses crimes, disant qu'elle n'avait rien fait que de concert avec elle; que sa dévotion n'était qu'hypocrisie, et qu'elle s'en était fait un art, pour plus finement tromper le peuple et imposer à ses religieuses. Mais il n'y a personne qui soit à l'abri de la calomnie. Les bons peuvent être accusés de crimes aussi bien que les méchants; et comme c’est une marque d'innocence d'être absous, l'arrêt d'absolution qui fut prononcé en faveur de la Mère Françoise de la Croix, et les éloges que l'on donna dans la suite à sa vertu, sont des preuves convaincantes de son innocence. Mais que n'eut-elle pas à souffrir auparavant que l'on en vint à la justification! on l'enlève de son monastères pour la faire comparaître devant les juges, une foule de peuple accourt de toutes parts pour la voir. Chacun la montre au doigt comme une sorcière et une magicienne les huées et les clameurs recommencent lorsqu'après les interrogatoires on la reconduit à son monastère. Chaque fois qu'on la conduit devant les juges, ce sont de nouveaux affronts qu'elle a à souffrir, et l'on crie de tous côtés qu'i! faut détruire ses monastères. De la part des religieuses, ce ne sont que cris et lamentations. Chaque fois qu'on enlève leur chère Mère, elles croient que c'est pour la dernière fois qu'elles la verront elles lui disent le dernier adieu, et elles attendent le moment qu'on leur vienne annoncer sa condamnation. Car les ennemis de ces religieuses, non contents de leur faire un détail des crimes les plus atroces dont ils noircissaient la réputation de la fondatrice, donnaient à des colporteurs des libelles contre elle, et avaient soin de les avertir de les aller crier à la porte, du monastère. Tous les jours il en avait de nouveaux, et tous les jours Paris retentissait du nom de la Mère Françoise de la Croix, avec ces infâmes épithètes de sorcière et de magicienne. Enfin la misérable qui avait accusé la Mère Françoise fut encore condamnée à une prison perpétuelle où elle a fini ses jours, et la fondatrice fut pleinement justifiée. Son innocence fut regardée comme l'or purifié dans le feu comme un grand arbre affermi par l'agitation et la violence, et comme un flambeau que le vent a rendu plus allumé. Elle était supérieure lorsque l'on forma l'accusation contre elle, e! l'archevêque de Paris en mit une autre par commission. Le temps de l'élection étant arrivé la fondatrice aurait pu être continuée dans la supériorité; mais elle aima mieux obéir que de commander. Elle redoubla sa charité envers les malades, ses oraisons furent plus fréquentes; et enfin, chargée d'années et de mérites devant Dieu, elle mourut le 14 octobre 1655. Son corps fut enterré dans l'église de son monastère de la place Royale, et l'abbé Gobelin, qui en était supérieur, prononça son oraison funèbre.
Les constitutions de ces religieuses Hospitalières leur furent données par l'archevêque de Paris, Jean-François de Gondy, qui les approuva par un acte du 20 juillet 1628. Par un autre acte du 28 du même mois, il accorda six ans à ces religieuses pour voir et pour remarquer si dans la pratique elles trouveraient quelque chose qui fût difficile à exécuter et qui fût incompatible avec leurs autres exercices. Le changement le plus considérable que l'on y fit, fut que l'on retrancha le grand office, afin que les religieuses eussent plus de loisir pour servir les malades; les autres changements furent de peu de conséquence; et en cet état elles furent derechef approuvées par le même prélat, le 12 novembre 1634, après avoir été aussi approuvées par le pape Urbain VIII, dès le 10 décembre 1633, et conformément au bref de Sa Sainteté qui ne les avait approuvées qu'au cas qu'il n'y eût rien de contraire au concile de Trente. Elles furent examinées par les RR. PP. Etienne Binet, provincial des PP. de la compagnie de Jésus de la province de France; Antoine Vigier, recteur des PP. de la doctrine chrétienne, et 1M. Vincent de Paul, supérieur des prêtres de la Mission, qui, par un acte du 13 février 1635, déclarèrent qu'il n'y avait rien de contraire au concile de Trente. Ces religieuses ayant eu une maison dès l'an 1628, à la Pochette, comme nous avons déjà dit, l'évêque de Saintes, sous la juridiction duquel cette ville était pour lors, approuva ces mêmes constitutions pour les religieuses de cet ordre établies dans son diocèse, révoquant, par son ordonnance du 10 décembre 1636 les constitutions qu'il pouvait leur avoir données, et qui n'étaient pas conformes à celles-ci, qui sont observées dans tous les monastères de l'ordre, excepté dans celui de la Raquette, à Paris, qui en a reçu d'autres qui n'ont pas encore été approuvées par le saint-siége.
Quoique ces religieuses aient quitté la troisième règle de saint François pour prendre celle de saint Augustin, elles se reconnaissent néanmoins toujours filles de saint François, qu'elles appellent leur Père,comme il est marque dans la formule de leurs vœux qui est conçue en ces termes Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et en l'honneur de la glorieuse vierge Marie sa sainte Mère, et de nos BB. Pères et patrons saint Augustin et saint François, je me voue et promets à Dieu entre vos mains, Monseigneur l'illustrissime et révérendissime archevêque ou évêque, de mon supérieur de ce monastère et hôpital, et en la présence de vous, ma révérende Mère et prieure, pauvreté, chasteté et obéissance, et m'emploierai toute ma vie à exercer l’hospitalité, servant les pauvres filles et femmes malades dans nos hôpitaux, et gardant la clôture convenable à nos couvents et hôpitaux, selon les constitutions d'icelui ordre, faites et à nous données par le révérendissime Père en Dieu, M. Jean François de Gondy, archevêque de Paris, etc. II est aussi marqué dans le chapitre 1" de leurs constitutions qu'elles feront tous les jours mémoire à vêpres et à matines do saint Augustin et de saint François, et qu'elles célébreront leurs fêtes de première classe, et au chapitre 17, qu'elles diront le petit office de Notre-Dame tous les jours au chœur, en basse psalmodie, et au ton de l'ordre réformé de Saint-François d'Assise. Tout se ressentait de la pauvreté de saint François au commencement de l'établissement de cet ordre, car elles ne mangeaient que dans la vaisselle de terre, les assiettes et les cuillers n'étaient que de bois, les pots et les tasses de grès, comme il est ordonné au chapitre 10 de la troisième partie de ces constitutions. Leur habit doit être gris, de drap ou de serge. Elles peuvent porter des chemises de toile de chanvre, excepté les trois derniers jours de la semaine sainte qu'elles ne doivent avoir que des chemises de serge, et marcher nu-pieds. Elles prennent aussi la discipline ces trois jours, toutes les veilles des fêtes de la Vierge, de saint Augustin, de saint François d'Assise, et tous les vendredis de l'année. Deux fois le jour elles font oraison mentale, et elles gardent le silence depuis neuf heures du soir jusqu'à cinq heures du matin, et depuis une heure après midi jusqu'à deux heures excepté dans l'hôpital, où il est permis de parler. Elles font abstinence tous les mercredis et outre les jeûnes ordonnés par l'Eglise, elles jeûnent encore les veilles des fêtes de NotreDame, de saint Augustin et de saint Francois d'Assise.
Quant aux malades, elles ne peuvent recevoir dans leurs hôpitaux aucun homme; mais seulement les filles et les femmes qui n'ont point de maladies incurables. Elles ne doivent point recevoir de femmes grosses d'enfant, ni qui aient des maladies pestilentielles, comme peste, flux de sang, petite vérole chancre teigne épidémie, folie, mal caduc, écrouelles et mal que l'on appelle feu de Saint-Antoine ou feu sacre, et cet article est essentiel à leur institut. Elles ne doivent point aussi recevoir d'hérétiques qu'après qu'elles auront abjuré leurs hérésies.
Nous avons dit ci-dessus que l'habillement de ces religieuses est gris, et quoique par les constitutions il doive être de drap en hiver, néanmoins dans la plupart des monastères de cet ordre elles ne portent que de la serge de gris de More, tant en hiver qu'en été leur robe doit être ceinte d'un cordon blanc à trois nœuds, et lorsqu'elles vont à la communion et dans les cérémonies, elles ont un manteau de la couleur de leur habit, attaché par-dessus là guimpe avec un morceau de bois. Quoiqu'aussi dans les constitutions il ne soit point parlé de scapulaire, elles en portent. néanmoins un de serge blanche dessus leur robe, ce qui s'observe dans tous les monastères de l'ordre, excepté dans celui de Paté. Les armes de cet ordre sont un cœur chargé de trois larmes, enfermé dans une couronne d'épines
Ce que j'ai dit de la Mère Françoise de la Croix, fondatrice de cet ordre, je l'ai appris en partie de plusieurs anciennes religieuses qui ont reçu de ses mains l'habit de religion, et qui ont vécu du temps avec elle. On peut consulter le livre intitulé La Piété affligée, imprimé à Rouen en 1651 pour la première fois, où l'on voit l'histoire des désordres arrivés dans le monastère dont elle fut supérieure étant novice, et l'arrêt du parlement de Rouen contre les magiciens, auteurs de ces désordres. 11 est fait mention de cet ordre de la Charité de Notre-Dame dans les Antiquités de Paris, par Malingre, page 668, et dans les plaidoyers de M. le Maître page 234."----------
Il existe une Vie de Françoise de la Croix publiée en 1745, rédigée par un certain M. Pin. ll y explique notamment (p. 21-22) que la veuve Hennequin, de la paroisse de Saint-Jean-de-Grève à Paris, fondatrice du couvent de Louviers avait adopté Simone Gaugain (François de la Croix) après être allée la voir à Pathé. Comment la veuve, avec Simone, les "filles du sieur Caron" et le père Pierre David ont loué une maison à Louviers. Puis en 1617, le père Vincent de Paris, un franciscain, s'y rendit et leur donna "une année d'espèce de probation en habit séculier, l'habit de religieuses tandis que d'autres filles s'étaient jointes à elles. Deux religieuses de Ste Elisabeth de Paris avaient aussi accompagné le P. Vincent (Mussart) pour rejoindre la congrégation pour les diriger en en faisant un simple couvent du tiers-ordre, ce à quoi Françoise s'opposa, car elle voulait qu'on fondât deux couvents et deux hôpitaux. La querelle qui opposa les réformés du tiers-ordre de Saint-François de la communauté de Picpus à ceux qui suivaient la règle de St Augustin donna lieu à un arrêt du parlement de Normandie, à un recours au pape, et permit à David, expliquera Lucien Barbe, dans le Bulletin de la Société d'études diverses de l'arrondissement de Louviers du 1e janvier 1898 p. 117 de passer sous le joug plus doux de l'évêque d'Evreux. Françoise fera office de mère supérieure en 1622, mais elle part peu de temps après, explique Barbe, et c'est à partir de 1625 grâce à une nouvelle donation que David donne une toute nouvelle orientation au couvent. Si Magdelaine Bavent n'est entrée au couvent qu'en 1623 à 21 ans comme l'indique sa fiche Wikipedia, cela exonèrerait la soeur Françoise de toute participation aux désordres "adamites" du couvent. Le fait n'était en tout cas pas si évident aux yeux des autorités judiciaires qui finirent par l'interroger.
Un passage étrange de l'opuscule "L'innocence opprimée", indique : "Je ne dirai point, ce qui n’est que trop connu, que la jeune supérieure du couvent était bien souvent, et quand il lui plaisait, levée de terre jusqu’à la hauteur de pied et demi, voire même deux pieds, et qu’elle affectait de paraitre en cet état devant le monde, afin de pouvoir par une chose si extraordinaire passer déjà pour quelque sainte "...
Contrairement à ce qu'indique le site en question, il ne s'agit pas là de marques "d'hystérie" mais de capacités de lévitation associées à la sainteté, qui, cependant pouvaient sembler suspectes car la possession démoniaque en conférait de pareilles. C'est un aspect à creuser.
Mais n'est-ce pas une confusion avec ce que Boscroger (p. 146) prête aux extases diaboliques de soeur Anne de la Nativité après le départ de soeur Françoise de la Croix ?
/image%2F1551417%2F20221011%2Fob_f2c531_anne-de-la-nativite.png)
La possession de Louviers - histoire d'un couvent adamite
/image%2F1551417%2F20220920%2Fob_a6519d_couvent-franciscain.jpg)
Un livre intitulé "La Piété affligée", imprimé à Rouen en 1651 , raconte d'un façon très détaillée une affaire de possession au couvent franciscain Saint-Louis de Louviers. L’auteur, le révérend père Esprit de Bosroger, provincial des RR. PP. capucins de la province de Normandie, prouve, dans 450 pages in-octavo, par de nombreuses citations des Ecritures, par des procès-verbaux rédigés par Péricard, évêque d’Evreux, par de Montechal, archevêque de Toulouse, par des chanoines de Paris, par des docteurs en théologie, la possibilité et la véracité du fait de la possession des religieuses de Saint-Louis. Le procès-verbal de l'archevêque de Toulouse, du 10 septembre 1640, se termine par : « Enfin, nous aurions tous » jugé, d’un commun avis, en nos consciences, que lesdites filles sont les unes et les autres vraiment possédées et maléficiées. Fait à Louviers, ce jeudi, etc., etc. » Le curé du Mesnil-Jourdain, nommé Picard, et un vicaire de l’église de Louviers, nommé Boullé, furent accusés d'être les auteurs de ces maléfices. Alors l’un d’eux était mort, c’était Picard. L’évêque d’Evreux ordonna que son cadavre fût exhumé de l’église Saint-Louis et jeté dans un puits connu sous le nom de Puits Cornier. Une religieuse déclara « qu’étant possédée, elle fut beaucoup soulagée depuis l'exhumation. » Le cardinal Mazarin lui-même adressa une lettre de congratulation à l’évêque d’Evreux. « Monsieur, M. l’archevêque de Toulouse nous a fait une si avantageuse relation de votre conduite en l’affaire des religieuses de Louviers, qu’elle a beaucoup augmenté l’opinion que nous avions du soin et du zèle que vous apportez à faire les fonctions de votre charge. Pour moi, qui fais profession d’honorer le mérite, et qui ne lui ai jamais refusé mon témoignage, vous devez croire que je ne manquerai point de faire valoir le vôtre auprès de sa majesté, et de rechercher les occasions qui me donneront lieu de vous faire paraître, que vous estimant beaucoup il est impossible que je ne sois passionnément, monsieur, Votre affectionné serviteur , Le cardinal Mazarin. Paris, le 21 septembre 1643. » (Le fripon Mazarin protégea les fripons" allait dire Michelet - Oeuvre T. 38 p. 578)
La famille du curé Picard attaqua devant les tribunaux l’évêque d’Evreux. Une religieuse, nommée Madeleine Bavent, joua un grand rôle important dans l’instruction judiciaire qui eut lieu devant Routier, lieutenant criminel du Pont-de-l’Arche. "Ses déclarations sont le produit de l’imagination la plus déréglée et la plus bizarre, écrira en 1834 M. Philippe, qui se présente comme un membre de plusieurs sociétés savantes de l'Eure, sans doute inspiré par Floquet. Au récit de profanations de toute espèce, vint se mêler celui de scènes ridicules et grotesques. De bons bourgeois de Louviers furent entendus comme témoins : les uns avaient été au sabbat, les autres avaient refusé d’y aller. Un homme de bien, suivant le style de l’enquête, aperçut un grand et vilain personnage noir, qui s’entretenait avec Picard et Boullé, et qui disparut comme une vapeur au moment où il mettait le pied dans la chambre..." Le dénouement de tout cela fut une sentence de mort. Le 21 août 1647, le parlement de Rouen déclara Picard et Boullé sorciers et magiciens, condamna Boullé à être brûlé vif sur la place du marché de Rouen (ce qui fut exécuté ), et ordonna que le corps de Picard fût livré au bourreau pour être placé sur le bûcher, et que leurs cendres fussent jetées au vent. Le provincial des capucins Esprit de Bosroger (ou Boscroger), qui rapporte cet arrêt, appelle les conseiller au parlement de Rouen : les dieux de la province.
Michelet s'est penché en1862 (28 ans après M. Philippe) sur cette sombre affaire dans "La Sorcière" (ch VIII). Reprenant le livre du prêtre oratorien Charles Desmarets (1602-1675) qui l'avait confessée en 1647 à la conciergerie du Palais de Rouen, il y fait le portrait du personnage central de Madeleine Bavent, née en 1607 (ou 1602 ?) à Rouen (son père tenait une boutique de grossiers rue Ecuyère). Orpheline de ses deux parents à neuf ans, apprentie couturière à douze, chez "dame Anne" (qui en avait six autres). Elle fabriquait des vêtements pour les religieux. Son confesseur est un franciscain, frère Bontemps. Il a déjà trois jeunes filles sous son aile qu'il dit pouvoir mener au sabbat et marier au diable Dagon sous la forme d'un jeune homme (avec le secours d'un peu de belladone et autres breuvages, souligne Michelet). Madeleine, qui a quatorze ans, sera la quatrième. Elle est dévôte de Saint-François.
Notons que Madeleine n'a pas le souvenir de ces choses. dans sa confession elle dit que si elle a avoué avoir participé à ces sabbats, c'est uniquement parce que c'est ce qui se disait d'elle au couvent... Elle précise même que son confesseur d'alors, le père Feuillant, a démenti le fait, et reconnait n'avoir gardé aucun souvenir physique de ce Bontemps (sa couleur de cheveux, de peau etc). Elle en appelle au témoignage des voisins de Dame Anne pour démontrer sa bonne moralité de l'époque. Pour elle, les soeurs l'ont chargée pour en faire l'autrice des sortilèges (puisqu'elle était censée être déjà sorcière), alors que le couvent était déjà infesté à son entrée. A preuve, dit-elle, Charlotte Pigeon entrée avant Madeleine ("il y a 28 ans"), puis une seconde fois pour huit jours seulement à 21 ans et qui y fut aussi possédée les deux fois. Pourquoi Michelet fait-il l'impasse sur le démenti de la religieuse ?
Peut-être parce que le démenti n'est pas très crédible. Une notice biographique en préface parue en 1878 rappelle qu'elle a avoué devant ses juges sa débauche avec Bontemps.
Justement, vient de se créer à Louviers un couvent fondé, d'après Dibon (Essai historique sur Louviers) par la veuve d'un procureur pendu en 1622 pour escroquerie. Son directeur est le curé David, homme à la démarche grave selon Boscroger et à la barbe négligée, qui a une bonne réputation à Paris (il est confesseur des dames de la paroisse de Saint Jean-en-Grève, près de l'actuel Hôtel de Ville de Paris) Michelet le considère comme un illuminé,moliniste avant Molinos... David a publié un livre contre les couvents corrompus : "Le fouet des paillards" nous dit Michelet. En fait il confond (et ce n'est pas la seule ineptie que Michelet écrit. Ce livre a pour auteur Mathurin Le Picard, cet ouvrage accessible sur Google Book qui figurait au registre de vente à l'Hôtel Drouot de 1881 a été publié en 1623 et non avant l'entrée de Madeleine au cloître comme le prétend Michelet. Madeleine précise que David qui fut son confesseur leur faisait lire "Le livre de la Volonté de Dieu". Cet ouvrage avait été publié par William Fitch (1562-1610), plus connu sous son nom de capucin, Benoît de Canfield ou encore Benoît l’Anglais. Ce livre circulait dans les monastère sous forme de cahiers recopiés. Benoît allait le publier qu'en 1608. Le titre indiquait la visée de l’auteur de proposer un chemin spirituel menant à la perfection de la vie chrétienne par l’observance d’une règle unique et simple : faire la volonté de Dieu. Les deux premières parties, en effet, donnaient un enseignement sur la vie active et contemplative qui voulait mener l’âme progressivement, par degrés, jusqu’à la perfection de la vie chrétienne. Saint François de Sales les faisait lire aux visitandines de Grenoble. Saint Vincent de Paul aussi allait les faire lire dans sa congrégation. Mais la troisième partie laissait penser que la perfection de l’union avec Dieu résiderait davantage dans l’expérience extatique et que dans l’humble accomplissement de la volonté du Créateur.
C'était l'unique règle au couvent de Louviers, nous dit-on. ("On sait alors que, 'derrière' les accusations d'endiablement, c'est bien à la spiritualité camfeldienne que l'on s'attaque" allait écrire Daniel Vidal dans Jean de Labadie, 1610-1674: passion mystique et esprit de Réforme p. 28)
La notice biographique de 1878 ajoute comme ouvrages "La Perle évangélique" (ouvrage christocentrique écrit par une béguine flamande un siècle plus tôt, imprégné de pré-quiétisme, qui avait été notamment central dans la spiritualité de Berulle), "Le Thrésor caché dans le Champ" (peut-être "Le livre des tesmoignages du thrésor caché au champ" paru en 1575 ?), la "Théologie germanique" (réédité par Paquier en 1928 sous le titre "Le livre de la Vie Parfaite). A priori rien de réellement sulfureux.
Mais David était adamite : il croyait à la pureté de l'humanité, et prônait la nudité en public, dit Michelet. Madeleine rapporte ainsi sa théorie (p. 9) : " Il disait qu'il fallait faire mourir le péché par le péché, pour rentrer en innocence, et ressembler à nos premiers parents, qui étaient sans aucune honte de leur nudité devant leur première coulpe".
Esprit de Bosroger présentera ainsi sa doctrine : il enseignait "que le péché n'était pas au corps, ni aux actions corporelles, mais au discernement de la prudence humaine, et que celui qui discernait, était maudit, et damné selon les apôtres, que la pudeur des filles était une erreur ; qui ne sait, disait ce vilain, que la nudité est l'apanage de la vraie innocence, il faut donc mortifier la honte, et la crainte naturelle sans aucune exception : car pour peu qu'on ne voie point péché, il n'y en aura pas, parce que l'esprit intimement uni à Dieu de pèche jamais" (p. 52). Il prétendra pour sa part que seulement 3 ou 4 nonnes suivront ses préceptes, et il assure qu'à la mort de David l'évêque d'Evreux se rendit sur place et remit les esprits des nonnes en ordre. Selon lui le discours adamite n'avait pas donné lieu à des réalisations et il serait resté sans lendemain si le tandem Picard-Bavent n'avait répandu des charmes ensuite dans le couvent.
"Dociles à ses leçons, écrit au contraire Michelet qui se fonde sur ma confession de Madeleine, les religieuses du cloître de Louviers, pour dompter et humilier les novices, les rompre à l'obéissance, exigeaient (en été sans doute) que ces jeunes Èves revinssent à l'état de la mère commune. On les exerçait ainsi dans certains jardins réservés et à la chapelle même. "
Magdelaine Bavent, qui qualifie cela d' "ordures et de saletés" est plus précise : "Les religieuses passaient pour les plus saintes, parfaites et vertueuses, qui se dépouillaient toutes nues et dansaient en cet état, y paraissaient au choeur et allaient au jardin".
Elle ajoute "ce n'est pas tout", consciente d'aller crescendo dans l'horreur. "On nous accoutumait à nous toucher les unes les autres impudiquement, et ce que je n'ose dire, à commettre les plus horribles et infâmes péchés contre la nature, que mon confesseur m'a dit avoir été remarqués par Saint Paul en son Epitre aux Romains pour avoir été les plus excessifs désordres sous le règne du prince de l'enfer parmi les païens". "J'y ai vu même abuser de l'image du crucifié", ajoute-t-elle. Elle parle aussi d'une circoncision sur une "figure ce me semble de pâte, que quelques unes prirent après pour en faire ce qu'elles voulurent". Elle cite aussi les hosties consommées après être restées quelques jours dans le fumier.
Madeleine a été admise comme novice dans ce couvent juste avant ses 16 ans (en 1619). Elle est tenue en habit séculier dans la clôture six ou sept mois. mais elle n'accepte guère d'être nue parmi ses compagnes. "Elle déplut et fut grondée pour avoir, à la communion, essayé de cacher son sein avec la nappe de l'autel", précise Michelet. Madeleine est plus précise (p. 10). Elle devait communier nue jusqu'à la ceinture, mais refusa. Arrivée à la petite grille, elle essaie de se couvrir de la nappe de la communion, mais Pierre David la fait enlever. Elle veut se couvrir avec ses bras, mais on lui ordonne de joindre ses mains.
La pratique a été corroborée par un certain M. Marcel, bibliophile, cité par la note biographique de 1878, qui, dans l'exemplaire de la l'Histoire de Madgelaine Bavent de Desmarets dont il a fait don à la bibliothèque de Louviers, a ajouté (p. XI) :
/image%2F1551417%2F20221001%2Fob_a17345_adamisme.png)
Elle ne pouvait même pas se confesser correctement car Pierre David refusait d'entendre comme péché ce dont les soeurs pouvaient avoir envie de s'accuser, et Madeleine n'obtint pas de la maîtresse des novices d'avoir un autre confesseur. Elle se met en marge comme tourière (chargée du parloir).
David allait mourir en 1628, en odeur de sainteté, le lundi de la Semaine sainte qui suivit au retour d'un voyage à Paris. Madeleine ne confesse qu'un péché avec lui : "quelques attouchements lubriques réciproques, une fois principalement"(p. 11)
Madeleine dément avoir soigné "un ulcère vilain entre son siège et ses parties honteuses" dans les derniers jours, comme ses soeurs allaient le rapporter, mais reconnaît que le P. David en partant à Paris lui avait laissé une boite fermée à clé, qu'il lui défendit d'ouvrir mais qu'elle ouvrit néanmoins et dans lequel se trouvait un papier.
A son décès le lundi Saint, ayant désigné Mathurin Picard comme son successeur, il lui donna ce papier et pria Madeleine de se retirer dans sa chambre pour que les deux compères puissent parler d'elle librement. Ce papier cosigné des deux prêtres comportait "des blasphèmes et imprécations horribles" qui allaient être lues lors des cérémonies. Des charmes ont été mis aux quatre coins du papier dont Madeleine ne sait ce qu'il est devenu.
Elle va rester 9 mois au tour, mais à Pâques quand elle se confesse Picard dit que ce qu'elle avoue n'est pas un péché, et commence à lui déclarer sa flamme et à la caresser lubriquement. Les confessions suivantes il met sa main sur son sexe à travers les vêtements. Elle proclame ne l'avoir pas aimé, mais reconnait "je ne puis dire ce qui m'attachait à lui, ni par quel malheureux pouvoir il me retenait" sous-entendant qu'elle était sous le coup d'un sortilège. Elle avoue d'autres caresses intimes même sur l'autel. Picard continua même quand elle tomba malade et était "plus morte que vive" (il allait aussi profiter de sa faiblesse à ce moment là en lui faisant signer sans le lire un pacte qu'il présentait comme un testament) mais proclame qu'il n'y eut pas de coït. Il la força aussi à prendre l'hostie consacrée dans sa main, la briser en en laissant tomber des morceaux, boire le sang du Christ dans le calice.
Un jour dans le jardin, il profite des menstrues de Madeleine, glisse une hostie dessous pour la mêler à ce sang tombé en terre, l'enveloppe,prend le doigt de Madeleine "pour lui aider à mettre le tout dans un trou proche d'un rosier". "Les filles qu'on exorcise ont dit que c'était un charme pour attirer toutes les religieuses dans la lubricité." "Je n'en saurais que dire parce qu'il ne m'en a jamais parlé, dit-elle, ni si l'hostie était consacrée parce qu'il ne m'en a rien appris". Elle reconnaît qu'elle allait être ensuite attirée par ce lieu et y vivre des tentations sales. Ensuite il se livre encore à des rituels assez bizarres (dont un où il fait lier le sort de son âme à celui de Madeleine, les deux seront sauvées ensemble ou perdues ensemble), et Magdeleine commence à voir le démon qui se présente à elle sous la forme d'un chat de la maison qui lui met les pattes avant sur les épaules et approche son museau de sa bouche pendant une heure essayant de lui retirer l'hostie ("tu verras ce qui t'arrivera" avait dit Picard lors de la communion). Puis il la fait traverser les murs à 11 h du soir pour se retrouver hors du couvent et la fait participer à un sabbat, ce qu'elle fera ensuite plusieurs fois.
Ils auront des enfants ensemble (P.13) dont ne se sait ce qu'ils deviendront. Il la partage dans des sabbats. Je passe les descriptions sur le commerce de Magdeleine avec le diable.
A noter que dans la Revue des Deux Mondes de 1880, Charles Richet ("Les démoniaques d'aujourd'hui et d'autrefois" p. 368) allait prendre le contrepied de Michelet sur Bavent (texte repris 4 ans plus tard dans L'Homme et l'Intelligence, p. 380, où il taxe le travail de Michelet de "légèreté déplorable". Mais son analyse de l'hystérie de la possédée est aussi idiote que les remarques du libertin Cyrano de Bergerac dans le tome 2 de ses Oeuvres sur la "fille d'Evreux" (il la croit d'Evreux parce que Jean Le Breton en 1643 publia à Evreux un mémoire intitulé "Défense de la vérité touchant la possession des religieuses de Louviers").
Après la mort de Picard, une "soeur Anne de la Nativité, sanguine et hystérique, au besoin furieuse et demi-folle, jusqu'à croire ses propres mensonges" est introduite dans le couvent. "Un duel fut organisé comme entre dogues" (p. 571)
Les exorcismes ont commencé le 1er mars 1643. Les démons dirent que le principal charme venait du corps de Picard. Le 14 juin 1643 le démon révéla un charme dans la chambre de Soeur Marie du St Sacrement qui était possédée. Bosroger nomme les autres charmes retrouvés, les endroits et les démons qui les dénoncèrent (p. 103). Le démon prit même la forme d'un humain à Soeur Marie du St Sacrement pendant les investigations de l’évêque et lui fit signer un pacte pour qu'elle ne parle pas.
On inspecta Madeleine. Le chirurgien de la reine, Yvelin, chargé de l'enquête dénombrera sur 52 religieuses 6 possédées, 17 charmées. Elles prophétisent, parlent le grec font des sauts prodigieux devant les habitants (mai spas devant les juges) tandis que Madeleine va croupir dans une cave de la Conciergerie et y devenir folle. Elle allait plusieurs fois essayer de s'y suicider. Elle mourut en 1653 à l'Hôpital général de Rouen, asile des aliénés.
La condamnation de Bullé au bûcher et la crémation du cadavre de Picard bien conservé aura contribué à l'efficacité des exorcismes. Simonne Gaugain dite la Petite Mère Françoise de la Croix, originaire de l'Orléanais, protégée de David puis de Picard (ils l'avaient nommée mère supérieure alors qu'elle n'était que novice) qui s'était exilée à Paris avec cinq novices en 1643 (ou en 1624 ?) se refit une réputation dans la capitale (elle y fondera l'hôpital de la Place Royale), entra à la cour d'Anne d'Autriche et fit casser par le Conseil d'Etat l'arrêt du parlement de Rouen pour ce qui la concernait en 1647. C'est parce que le Parlement de Normandie voulait la garder comme témoin contre la Mère Françoise que Madeleine Bavent n'avait pas été exécutée.
/image%2F1551417%2F20221001%2Fob_c0effc_nicolle-louviers.jpg)
A titre de curiosité on peut lire le regard laïque du Dr Albert Richard sur la possession de Madeleine Bavent dans "Le Mensonge chez la Femme hystérique" 1902 p. 34). On attribue à Jean Nicolle (1614-1650) peintre de Louviers un tableau intitulé "Un exorcisme" qui pourrait représenter Madeleine Bavent.
Mais peut-être la pièce la plus intéressante du débat sur les possédées de Louviers est-elle "L'innocence opprimée", opuscule écrit par le successeur de Picard à la paroisse de Mesnil-Jourdain pour défendre ce dernier après sa mort (en tout cas pour rétablir la vérité) et qui a longtemps circulé sous le manteau (voir ici). L'opuscule charge Bosroger en laissant entendre qu'il s'immerge trop dans les tourments de l'exorcisme alors que ses collègues le prient de prendre du recul, David qu'il accuse clairement d'être adamite, et Simonne Gaugain qui a l'air d'être une vraie mystique puisqu'elle peu, selon l'opuscule, léviter à près de deux pieds (plus de 0,5 mètres) au dessus du sol... Le témoignage du père Dufour, jésuite (les Jésuites allaient défendre Picard au procès devant le Parlement contre les capucins), qui y prêcha 15 fois le carême qui y est cité est intéressant : « Si, dit-il, Picard a été méchant, c’est depuis quatorze ans que j’ai prêché le caresme à Louviers, [p. 151] car en ce temps-là, je le trouvais si homme de bien que je l’avais choisi pour mon confesseur, et j’étais le sien ; et dès lors il est constant qu’il y avait du mal et du désordre dans la maison de ces filles ; car, comme un jour il m’était venu voir, avec un visage assez triste, et que je lui demandais d’où lui venait cette humeur et ce chagrin extraordinaire, il me dit en ces termes : « Je vous avoue, mon Père, que j’ai grand sujet de déplaisir et je ne viens ici que pour tâcher de me consoler avec vous, ou bien vous supplier de vouloir vous condouloir avec moi, car il y a assez longtemps que j’ai le cœur serré, il faut qu’aujourd’hui, je vous le décharge entièrement. C’est, mon père, que je suis tellement occupé à oter à ces filles les damnables maximes des Adamites, qu’elles disent avoir apprises de David, leur autre directeur que je désespère de venir à bout, de moi seul, à moins que monseigneur l’évêque ne s’en veuille mêler lui-même, avec plus de soin, et y apporter toute son autorité. Je sais que vous avez auprès de luy un accès et une connaissance toute particulière, c’est pourquoi, je m’adresse plus librement à vous dans l’espérance que vous lui ferez entendre confidemment le sujet de mes plaintes et de mes peines et la résolution même, où je suis, s’il n’y donne promptement ordre, de tout abandonner ; et puis après je ne réponds plus du désordre et « du scandale qui en peut naître, ne m’étant plus possible d’empêcher comme je l’ai fait jusqu’ici que la chose n’éclate et ne fasse du bruit. » Sur quoi, dit le Père Dufour, après l’avoir un peu remis, je lui promis de voir M. l’Evêque au plus tôt, que je fis, et peu de jours après, étant venu visiter ce monastère pour y extirper les abus, qu’il y trouva tels qu’on les avait rapportés, il se saisit de plus de soixante petits livres qui traitaient de la vue de Dieu et que ces filles lui [p. 152] dirent avoir reçu de la main de David leur autre directeur, lesquels il brula sur le champ. »
Hélas on ne saura pas ce que contenaient ces livres. Et hélas, l'historien qui présente l'opuscule dans le Bulletin de la société de l’histoire de Normandie 1900-1904 Henri Barbe ne prend pas au sérieux le témoignage de la dernière religieuse du couvent morte en 1834 (celle que citait Marcel plus haut) sur la perpétuation de la tradition adamite dans le couvent.
Par delà l'éthologie de la possession de Madeleine Bavent et de ses consoeurs, il serait intéressant de sonder un peu plus en détail l'adamisme qui gouvernait le couvent à l'époque du P. David. Etait-il "plus bénin" que les possessions ultérieures ? A-t-il été "noirci" à l'excès par la confession de Madeleine Bavent, et les témoignages des autres religieuses, qui y avaient intérêt pour laver leurs fautes ? La rigueur morale imputée au P. David, ses lectures "pré-quiétistes" pourraient-elles signifier qu'il se déployait là une forme de nudité religieuse relativement pure que des complications sataniques ultérieures auraient ensuite salie ? Quid par exemple de cette obligation de jeûne de dix jours avant de pratiquer la communion dans la nudité ? Et comment cela a-t-il pu se perpétuer au couvent Saint-Louis jusqu'en 1845 (!) malgré tout le scandale provoqué par la condamnation au bûcher de Bullé par le Parlement de Normandie en 1647 ?