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Articles avec #histoire des idees tag

Dialogue sur les aléas de l'histoire

26 Mars 2010 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Mon dernier livre "Dialogue sur les aléas de l'histoire" vient de paraître chez l'Harmattan. Il pourra être commandé à partir du mois d'avril chez vos libraires ou sur Internet.
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DIALOGUE SUR LES ALÉAS DE L'HISTOIRE
Tout aurait pu se passer autrement

Christophe Colera
HISTOIRE


Que se serait-il passé si l'homme de Néandertal avait survécu aux côtés de notre espèce jusqu'à notre époque? Si les Aztèques avaient conquis l'Afrique ? Si Hitler avait gagné la guerre ? Sous la forme d'un dialogue imaginaire entre deux jeunes étudiants, l'auteur examine un à un certains des petits aléas de l'histoire qui auraient pu en dévier complètement l'orientation. Un exercice intellectuel utile à une meilleure compréhension des étapes du devenir humain.

ISBN : 978-2-296-10420-4 • avril 2010 • 116 pages

Prix éditeur : 12 € / 79 FF

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"The making of fornication" de Kathy L. Gaca

21 Mars 2010 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

P1000737.jpgIl me faut dire ici tout le bien que je pense de "The making of fornication : Eros, Ethics, and Political Reform in Greek Philosophy and Early Christianity" de Kathy L. Gaca (UCP 2003), un livre remarquable sur les théories sexuelles des philosophes grecs et des premiers chrétiens. La très grande force du livre (qu'on retrouve aussi dans les tavaux de Renée Koch sur Epicure) tient au fait qu'il rappelle en permanence que la philosophie est un discours sur les dieux, qui se confronte en permanence à des croyances omniprésentes dans la cité de l'époque. C'est ce que Foucault avait perdu de vue dans son Histoire de la sexualité : que ces dispositifs qu'inventent les sages Grecs (car par exemple les stoïciens se disent "sages") ne sont pas seulement des constructions autour du corps, mais aussi des dé-constructions des croyances anciennes sur les dieux. Des déconstructions qui vont ouvrir la voie à leur démonisation par les chrétiens (notamment celle d'Aphrodite). On ne peut pas dissocier l'étude des pratiques corporelles de l'étude d'univers imaginaires (comme l'imaginaire religieux), qui par le biais du langage, manifestent une certaine autonomie à l'égard des phénomènes biologiques, et une certaine prénennité sur plusieurs générations (sans pour autant que ces univers ne soient purement arbitraires ni indépendants de la contrainte biologique largo sensu - c'est-à-dire aussi économique et sociale - dans laquelle ils perdurent).
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Thomas Mc Evilley : The Shape of Ancient Thought (I)

29 Décembre 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Plutôt que de perdre mon temps à commenter des articles qui ne devraient pas retenir notre attention une seule seconde, je devrais vous parler du livre de Thomas McEvilley, Comparative Studies in Greek and Indian Philosophies: The Shape of Ancient Thought  publié en 2002. Ce bouquin a remué les études de civilisation asiatique aux Etats-Unis, puisqu'un numéro spécial du International Journal of Hindu Studies devait lui être consacré en 2005.

Je ne vois pas trace d'une traduction de ce livre en France et c'est dommage. Il est vrai que l'on s'intéresse moins à l'Inde en France que dans le monde anglo-saxon. Et le sujet de McEvilley ne parle pas facilement au commun des mortels, parce qu'il faut avoir un double intérêt pour la culture grecque et la culture indienne, or c'est cette dernière qui nous est particulièrement hermétique (nous avons, comparativement, pour des raisons liées à l'histoire coloniale, une plus grande familiarité avec la culture arabe sans doute).

bouddha.jpgPourtant je continue de penser qu'il faut s'intéresser au dialogue gréco-indien. Il intriguait beaucoup Nietzsche au 19 ème siècle, et a fasciné l'université allemande en partie pour de mauvaises raisons (une vénération de l'aryanisme). Mais il est le point de jonction entre une pensée qui a structuré l'Occident (via la science notamment) tandis que l'autre structurait largement l'extrême-orient (via le bouddhisme en particulier). Or examiner ce point de jonction est une occasion de mieux comprendre de l'essence de l'un et l'autre des deux styles de pensées, et aussi de leurs influences mutuelles.

La force du livre de McEvilley (qu'il faut lire par petits bouts) est de prendre très au sérieux les points de confrontation, et de nous montrer qu'ils furent sans doute plus importants qu'on ne le pense à priori. Nous commençons à connaître en France l'empire maurya bouddhiste d'Asoka qui réglait sur le Gandhara indo-grec. McEvilley met aussi en lumière le rôle du roi bactrien grec Ménandre lui aussi converti au bouddhisme qui vint après le royaume maurya (et probablement l'envahit). Il y a aussi des analyses extrêmement pointues sur les successeurs des Séleucides dans des satrapies du nord de l'actuel Afghanistan, leurs poussées vers le nord de la Chine, et tout ce que cela put apporter en termes de diffusion de la culture grecque en Extrême Orient.

Evidemment ce genre de travail est toujours entaché d'un soupçon d'occidentalocentrisme : il y a un risque narcissique à surestimer l'apport grec aux autres civilisations, parce que la nôtre s'identifie aux Hellènes. Mais il y a aussi là de vrais questionnements. Par exemple quand Thomas McEvilley soutient qu'il y avait nécessairement des théatres dans les cités grecques au nord de l'Inde et se demande si le théâtre grecque a joué un rôle quelconque sur la dramaturgie indienne contemporaine, je trouve qu'il pose là une question passionnante. J'y reviendrai...

 

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Les Grecs et le bouddhisme (suite)

16 Novembre 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

C'est un sujet que j'ai déjà évoqué sur ce blog, mais comme je conversais avec un correspondant à propos de ce que fut la "marque des Grecs" en Europe, on ne peut s'empêcher de vouloir la comparer à celle des Grecs en Inde. Que le roi indo-grec de Bactriane Menandre (/Milinda) qui régna vers 150 av. JC (un siècle après Ashoka) soit considéré comme un grand sage du bouddhisme dans le Milinda Panha ne laisse pas d'intriguer. Selon le Mahavamsa, à son époque 30 000 moines d'Alexandrie de Caucase (près de Kaboul) sous la direction de Mahadhammarakkhita auraient assisté à la fondation de Maha Thupa ("la grande stupa") à Anuradhapura au Sri Lanka. J'aimerais comprendre du point de vue de l'histoire des idées, comment l'héritage grec a pu imprégner la vision indienne du bouddhisme et, éventuellement, esquisser des comparaisons avec la manière dont l'hellénisme a laissé ses traces dans l'univers chrétien occidental. Evidemment ce genre d'exercice doit être assez périlleux à réaliser. Peut-être qu'un auteur comme Thomas McEvilley qui a publié The Shape of Ancient Thought: Comparative Studies in Greek and Indian Philosophies en 2006 pourrait constituer une clé pour ce genre d'approche.
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"Ius, l'invention du droit en Occident" d'Aldo Schiavone

18 Juillet 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture, #Histoire des idées, #Philosophie

Je voudrais dire un mot ici du livre "Ius, l'invention du droit en Occident" d'Aldo Schiavone publié en décembre dernier chez Belin et que je commence à peine à parcourir.

Le livre n'est pas toujours très limpide et donne plus souvent l'impression de régler des problèmes ou de démontrer quelque chose que de le faire réellement. Toutefois, il a le mérite de s'attaquer à un problème d'une envergure immense : celui de l'invention du droit à Rome (et non pas en Occident) car pour moi Rome n'est pas l'Occident.

Je suis très intéressé par certaines remarques de Schiavone : son refus d'avoir une appoche évolutionniste des origines de Rome (ce qu'il appelle la genèse interdite - p. 62) pour lui substituer une approche structurale (avec un hommage rendu à Dumézil) puisque rien n'est connu avant le 550 av JC. Sa vision d'une société de chefs guerriers (la proto-aristocratie romaine) qui se coalisent sans homogénéité ethnique, l'aventurier en leur sein qui a pu fonder la ville en rompant les liens de sang (Romulus), le lien de réciprocité entre les pères de famille et leur attache directe au divin. L'auteur évoque comment le culte du divin est en lien étroit avec les prescriptions (dans un rapport d'échanges réciproques) et se demande comment la séparation de l'un et de l'autre (du cultuel et du prescriptif) débouche sur une autonomisation de la sphère de l'éthique au Proche-Orient, du politique en Grèce, et du droit à Rome. Le droit, nous explique Schiavone, naît d'une appropriation du prescriptif par des savants (notamment dan un premier temps les pontifes) qui, tout en l'ayant laïcisé, ne l'abandonnent pas à la société.

Pourquoi cette particularité romaine ? Schiavone la fait dériver d'un "syndrome prescriptif" qui enferme le rapport aux dieux dans un réseau de rituels obsessionnels (la cohorte de dieux et de pratiques qui leur sont associées alors que les Grecs ont préféré des inventions cosmogoniques qui donneraient naissance à la philosophie). Il s'agit de recevoir une garantie divine à chaque instant, symptôme de la crainte permanente des voisins (Sabins, Latins, Etrusques) (p. 70). Cet ensemble de gestes sacrés (la main qui prend, qui donne, le bâton du pouvoir, le pas en arrière, le mot du serment. Le ius porterait la notion indoeuropéenne de yaos, soumission aux rites.

Schiavone trace un parallèle entre le syndrome ritualo-prescriptif de Rome et celui d'Israël. Pour lui, le droit en est devenu le réceptacle à Rome, comme la morale l'est devenue dans la culture judéo-chrétienne. 

Les démonstrations sont parfois un peu rapides et gagneraient  à mobiliser davantage de comparaisons anthropologiques. Mais les hypothèses faites dans les premiers chapitres sont intéressantes. Je reviendrai peut-être sur ce livre quand j'aurai parcouru les chapitres suivants.
 
 

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Cléopâtre

22 Mars 2009 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Je suis un peu triste de voir des sites qui défendent la cause des immigrés et descendants d'immigrés africains se réjouir bruyamment d'une découverte récente, mise en scène par la BBC, selon laquelle la soeur de Cléopâtre VII dernière reine d'Egypte, Arsinoé (et donc pense-t-on, par voie de conséquence, Cléopâtre elle-même), avait des origines africaines, et peut-être plus triste encore que les sites anti-immigrationnistes attaquent la BBC pour son reportage à ce sujet.

Concernant les premiers sites, il faut se réjouir de cette découverte, fondée sur les ossements de la princesse retrouvés en Turquie. Tout d'abord il faut rappeler que le fait que Cléopâtre et bien d'autres lagides avaient du sang égyptien malgré l'ascendance macédonienne offciielle est très connu depuis longtemps. Dans les livres des années 80 qui n'étaient pas politiquement corrects on rappelait qu'il y avait beaucoup de "bâtards royaux" chez les Ptolémées et l'on signalait une physionomie de Cléopâtre qu'on qualifiait alors de "nilotique" sur les pièces de monnaie. Ensuite je ne voie pas bien en quoi cela mérite d'être mis en avant sur la scène politique, car cela n'ajoute ni ne retranche rien à la justesse des causes contemporaines. La réponse d'un site conservateur même si elle comporte quelques remarques justes (notamment sur le fait que Cléopâtre n'avait sans doute pas la même mère qu'Arsinoé), est attristante aussi par son obstination à nier les métissages dans la Méditerranée orientale. L'argument avancé (la représentation de Cléopâtre dans la statuaire est européenne) ne peut par ailleurs justifier la thèse d'une "pureté macédonienne" de la reine, puisque chacun sait que les représentations antiques étaient largement conventionnelles et gommaient ce qui dans le portrait peut aller à l'encontre du message que le commanditaire voulait faire passer.

Cette polémique coïncide avec un regain de popularité de Cléopâtre dans les années 2000 (films, livres, séries, comédies musicales) qui coïncide avec diverses valeurs de notre époque (la promotion politique de la femme, l'hédonisme, la valorisation des échanges interculturels).
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Pour une approche objective des systèmes idéologiques

15 Juin 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Je discutais tantôt avec une lectrice de Nietzsche et de Bataille, et lui disais que, selon moi, Veyne avait au moins un mérite : celui d'avoir démystifié la sensibilité païenne. Avec lui, le paganisme romain cesse d'être un paradis perdu (notamment du point de vue de la répression des pratiques corporelles) comme il le fut chez nombre d'auteurs anti-chrétiens. Cela nous permet d'avoir une vision plus globale du fonctionnement humain, dont j'essaie de rendre compte précisément pour les pratiques corporelles, dans un livre à paraître. Notre vision a été longtemps faussée par l'anti-christianisme qui était le propre d'une époque non encore affranchie de l'emprise ecclésiale. 

Car Veyne n'est pas le seul démystificateur. Voyez par exemple ce que dit Renée Koch sur l'épicurisme : ce qu'il avait de dogmatique, de religieux, à l'opposé des idéalisations construites par l'athéisme militant. Toute vision réaliste du monde antique est bonne à prendre pour sortir d'un réflexe qui tend à noircir tout ce qui est apparu par la suite. Le monde antique avait sa propre noirceur, qui d'ailleurs n'est pas si noire, mais fait partie de la banalité de la condition humaine (Veyne parle même de sa médiocrité).

Evidemment il est difficile à un historien professionnel de l'admettre. Le mouvement premier d'un chercheur étant toujours de faire l'apologie de son objet d'étude, et d'exagérer son côté exceptionnel (pour motiver lui-même sa persévérance personnelle à en exposer le contenu). Cette tendance appliquée aux études antiques a pu à divers moments conforter certains excès de l'anti-christianisme. On peut dire la même chose des études de la préhistoire (Bataille par exemple ayant complètement affabulé sur le chamanisme des grottes de Lascaux), ou l'étude des peuples non occidentaux (combien d'idéalisations autour de l'art de vivre chinois, ou des sociétés africaines, ou amérindiennes ! à propos de ces dernières, je conseille la lecture d'un livre très courageux et très minoritaire sur les aztèques - Paul Hosotte, L'Empire aztèque, impérialisme militaire et terrorisme d'Etat, Economica, Paris, 2001 - qui démystifie beaucoup de choses sur cette civilisation particulière).

Je ne suis pas pour ma part une grand admirateur du christianisme ni de ses réalisations, mais je n'en suis pas non plus un contempteur acharné. Je pense qu'il s'est agi d'une forme culturelle qui a répondu à divers besoins humains à divers moments de l'histoire (et qui y répond encore dans de nombreux milieux, de nombreuses sociétés). Je pense d'ailleurs la même chose de l'Islam, du judaïsme, du bouddhisme etc. Ce sont des doctrines qui ont été très astucieusement construites, et dont l'application là où elles se sont imposées a souvent produit des effets révolutionnaires dans les comportements, l'organisation des pouvoirs sociaux etc. Evidemment en leur sein la dimension révolutionnaire a toujours été en rivalité - et dans un équilibre précaire - avec des facteurs de conservatisme très forts, parce que ces doctrines ne sont pas bâties ex-nihilo : elles s'inspirent de systèmes de représentation déjà à l'oeuvre dans les sociétés où elles apparaissent, et, dans leur institutionnalisation, ne cessent de passer des compromis avec lesdits systèmes. Voyez ce que le christianisme doit au platonisme, à la sotériologie dyonisiaque, à diverses superstitions locales, à la morale civique romaine païenne (voyez là dessus Peter Brown par exemple) et tous les compromis qu'il a passés avec eux. Voyez la dette de l'Islam à l'égard du polythéisme arabe, et des eschatologies judéo-chrétiennes, et tous les compromis passés avec les logiques des tribus, aussi bien qu'avec le fonctionnement idéologique de l'Empire byzantin quand il gouverne Damas, puis avec l'idéologie perse quand il s'installe à Bagdad, avec les cultes africains quand il conquiert le Sahel. Voyez ce que le bouddhisme doit à l'hindouisme, au chamanisme en Asie centrale et au Tibet. Il ne peut en être autrement dans l'histoire de la victoire des idéologies.

D'autres idéologies auraient pu s'imposer en lieu et place de celles-là. De meilleures, comme de pires. On ne peut négliger ce que ces idéologies qui l'emportèrent eurent de beau, de novateur, d'adapté à leur temps comme le fait Veyne quand il décrit le christianisme naissant comme une sorte d'avant-garde artistique. On ne peut jamais considérer leur victoire uniquement comme de tristes accidents de l'histoire, même s'il est vrai - il ne faut pas être relativiste - que toutes les idéologies ne se valent pas : dans certains cas on peut dire avec certitude qu'il est malheureux qu'un peuple tombe sous la coupe de l'une plutôt que de l'autre. Ainsi par exemple les peuples subjugués par les Aztèques eurent sans doute moins de "chance" que ceux que gouvernaient les Incas. Et, n'en déplaise à un archéologue qui après la découverte des preuves de sacrifices humains dans un sanctuaire gaulois en Suisse s'est exclamé "Et alors ? les Romains aussi faisaient des sacrifices, tout le monde faisait des sacrifices", il valait bien mieux pour un peuple être gouverné par l'idéologie romaine que par celle des Celtes.Oui, il y a bien de jure des hiérarchies dans le raffinement des systèmes idéologiques et dans les réalisations qu'ils apportent à l'humanité. Mais avant de chercher à les juger et les hiérarchiser, commençons par comprendre leur logique profonde, les héritages dont ils sont porteurs, leur intéraction avec les peuples auxquels ils s'imposent, comprendre réellement la nature profonde de ce qu'ils leur apportent sans verser dans aucune caricature.

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Leucippé et Clitophon

21 Février 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture, #Histoire des idées

Pour apprécier ces fragments de réalité humaine (et même de "sur-réalité", de réalité condensée dans la fiction) que sont les oeuvres littéraires, il faut n'être ni sociologue, ni philologue. Ou plutôt il faut être un peu des deux et que dans le regard qu'on porte sur l'oeuvre, le sociologue neutralise (ou compense) le philologue, et qu'à l'inverse le philologue neutralise (ou compense) le sociologue, et que, par dessus tout, l'humanité en nous l'emporte sur l'académisme. daphn-e.jpg

Car ce qui s'offre à nous n'est pas académique. L'académisme le voile, le stérilise.

Je lis aujourd'hui Le roman de Leucippé et Clitophon, une de ces oeuvres qui se vendent dans une collection bilingue, chère, pour érudit. Une collection faite pour faire fuir les néophytes.

Comment parler de ce roman sans tomber nécessairement à côté de ce qu'il faut en dire ?

Si je commence par vous dire que c'est un roman alexandrin du II ème siècle (au moins dans sa version originelle) après Jésus-Christ, déjà je le trahis. Déjà je tombe dans le cliché académique. On apprend tout petit ce que désigne l’adjectif « alexandrin » dans « élégie alexandrine », « roman alexandrin » : une période dévalorisée par rapport au classicisme grec, l’Orient sous l’occupation romaine, l’Orient tardif.

Bien sûr même les universitaires reviennent de ce préjugé-là depuis vingt ans. La civilisation hellénistique est « réhabilitée », et sa définition étendue jusqu’au milieu de la période impériale romaine.

Mais tout cela ce ne sont que des mots, des casiers pour ranger les livres. Le label « alexandrin » ne m’intéresse pas – même s’il se trouve que l’auteur, Achille Tatius, est né à Alexandrie. D’ailleurs que signifie être d’Alexandrie à cette époque là, sinon déployer son imaginaire sur quatre ou cinq métropoles grecques ? Comme le Décaméron de Boccace douze siècle plus tard étendra son imaginaire de Paris à Istanbul et au sud de la Tunisie sur une Mare nostrum qui est encore celle des Romains, le roman de Leucippé et Clitophone s’étire de Byzance à Sidon. Cela raconte aussi beaucoup, comme le Décaméron, des histoires de voyages en mer. Comme dans l’Indomptable Angélique du feuilleton de notre enfance, il y a une jolie jeune femme qu’on enlève, et des pirates qui la torturent.

Je ne veux pas vraiment savoir si le roman est intéressant ou non du point de vue formel, ni même s’il est vivant ou ennuyeux, si ses contemporains l’appréciaient et comment (cela on ne le saura jamais), ni même s’il peut encore parler à notre époque – à la différence de Péguy dont je parlais il y a quelques jours, je ne pense pas qu'Achille Tatius parle d’un univers qui puisse encore en quelque manière être le nôtre et qu’il faudrait tenter une dernière fois de retenir en soi.

Je suis tout prêt à admettre par avance que cela ne nous parlera pas, comme Veyne admet que les élégies romaines, avec toutes leurs convention, et leur refus de l’intensité, sont vouées à nous endormir.

Non vraiment je ne m’attends pas à vibrer à la lecture d’un tel roman. Mais je sais qu’il peut me surprendre, et de fait je suis comblé. Car tout y est étonnant, pour peu qu’on regarde le détail, pour peu que, comme je le disais plus haut, le regard du sociologue ou de l’anthropologue vienne gratter le vernis d’érudition dans lequel le traducteur – avec ses notes de bas de page – est venu enrober le texte.

Un détail par exemple : Mélité quand elle veut montrer à Clitophon combien elle l’aime prend sa main et la met sur ses yeux et son cœur. Pourquoi ses yeux d'abord ? en quoi le toucher des yeux peut-il prouver un sentiment ? Un autre détail : un homme qui retrouve Clitophon après une aventure où il était censé périr le couvre de baisers. Geste inimaginable entre hommes de nos jours. Je ne sais plus quel anthropologue disait que le baiser était une spécialité romaine, transmise à l'Occident par ces fiers conquérants. Apparemment les Grecs n'étaient pas en reste (or n'oubliez pas que le baiser est inconnu de nombreuses cultures). Voilà. Je ne veux pas savoir qui est ce personnage dont j'ai à peine lu le nom. Je ne veux pas rentrer davantage dans l’histoire. Je sais qu’elle est à dormir debout : avec cette héroïne qui meurt et ressuscite plusieurs fois, et tout le lot d’invraisemblances qui explique que jamais personne n’en conseille la lecture de nos jours. Deleuze revendiquait le droit d’ouvrir un livre, une œuvre par le milieu. Je fais de même. Je prends le roman par son milieu, j’observe les personnages, ce qu’Achille Talius en dit. Et je laisse une époque me parler.

Je laisse par exemple la Méditerrannée orientale du II ème siècle après-Jésus-Christ m’expliquer ce qu’est la beauté. La beauté d’une femme. A quel niveau de son anatomie elle se situe, et de quelle manière. Achille Tatius le fait. Il le fait même abondamment quand il nous montre Leucippé esclave à la merci d’un maître (le mari de Mélité) qui va tomber amoureux d’elle. Il nous le dit : tout se passe dans les yeux. Et il parle des yeux de Leucippé sur deux pages, peut-être même trois. Ses pupilles, ses larmes. Pourquoi elles émeuvent, pourquoi elles font pleurer, pourquoi se tient-on à l’affût du moment où Leucippé dans sa geôle lèvera à nouveau les yeux…fayoum14.jpg

Evidemment on pense aux portraits du Fayoum. A ces grands yeux qui vous regardent d’outre-tombe (ils sont contemporains d’Achille Tatius), et toutes ces théories sur l'âme qui vit dans le regard et qui auraient inspiré le christianisme. Bien sûr jamais les beautés de cette époque ne nous parleront. Même si nous imaginions les yeux de l’Indomptable Angélique, ou d’une beauté plus récente (et donc plus émouvante encore pour nous) en lieu et place de Leucippé quelque chose serait perdu, de toute façon. Mais tout de même il y a quelque chose de très fort dans cette humanité qui, à dix-huit siècles de distance, nous fait partager sa conception de la beauté. Et en un sens, cette humanité nous promène à travers ses rêveries. Elle nous dit comment elle concevait les histoires d’amour. D’une certaine façon c’est toujours beaucoup plus proche de nous qu’on ne le croirait. C’est du Feydeau. Always the same story. Les élans du cœur, si constants et absurdes à travers les millénaires. Les ethnologues ont beau nous mettre en garde contre la « fausse familiarité » de l’objet étudié, ce qui est décrit, et la façon dont ça l’est paraissent parfois insoutenablement contemporains. Je ne lis pas le grec, mais des mots de base sont aisément reconnaissables dans les pages de droite. Par moment ont se dit « le traducteur tire le texte vers une forme d’ethnocentrisme », puis on jette un coup d’œil à droite, et non : les mots sont bien ce qu’ils désignent. Par exemple quand l’auteur parle de « feu mystique » à propos de l’amour, c’est bien le mot qu’emploie Achille Tatius à l'origine en grec aussi. Ces mots pourtant semblent tout droit tirés du vocabulaire d’une lectrice de romans à l’eau de rose de notre époque. ang-lique.jpg

Ces histoires nous ressemblent, et pourtant elles sont colorées de mots et de sens qui s’éloignent de nos horizons : l’amour y est toujours affaire des mystères d’Eros, des sortilèges d’Aphrodite, quelque chose qui relève du pouvoir de divinités auxquelles notre époque ne peut rien comprendre – car si tout le monde croit connaître Aphrodite ou Eros, absolument personne ne peut avoir la moindre idée de la façon dont le monde méditerranéen, lui, les percevait il y a dix-huit siècles. Non seulement les mots des personnages, mais encore les gestes que leur attribue l’auteur, leurs réactions à tel ou tel moment (par exemple quand Clitophon se laisse rouer de coups par le mari de Mélité jusqu’à ce que celui-ci s’en lasse) présentent toujours un petit quelque chose d’étrange, d’inattendu. Toutes ces attitudes humaines sont à la fois inexplicablement proches de notre monde à nous, et très mystérieusement éloignées, sur des points très inattendus. C’est comme un jeu indécidable entre les « constantes anthropologiques » (quelque chose qui a sûrement à voir avec nos instincts, qui font l'unité de notre espèce) et les différences culturelles. On sort du roman avec la bouleversante impression d’avoir visité le cœur, l’imaginaire, des hommes de cet univers-là, de l’avoir touché de très très près, de l’avoir embrassé même... et cependant d’être passé à côté. Comme l’étreinte d’un fantôme – l’histoire de Jawdar des Mille et une nuits. Voilà un expérience terriblement troublante.

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