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Articles avec #histoire des idees tag

Universaux, nominalisme, réalisme, conceptualisme

13 Juin 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie, #Histoire des idées

Fin juin 2019, j'ai retrouvé dans mon journal du 2 avril 1991 (j'avais 20 ans) ce texte relatif à une conférence de Sciences-Po-Paris de Grands enjeux du débat politique et social (GEDPES) animée par Séloua Boulbina qui est aujourd'hui directrice du Collège international de Philosophie.

"J'ai ramené ma tête hirsute au cours de GEDPES, sans motivation. Je dormis pendant une heure entrecoupée par quelques bavardages avec mon voisin. Malgré le peu d'intérêt que je portais à son cours sur la technique (duquel le nom de Heidegger fut absent), Mme Boulbina, charitable, me permit de me mettre en valeur in extremis et sans frais, en me demandant innocemment : "Colera. Est-ce que vous avez déjà entendu parler du nominalisme ? est-ce que ça vous dit quelque chose ?" J'ai pu réciter trois phrases synthétiques sur la question avant de me rendormir.

"Balaise" a dit mon voisin. J'imaginais les jeunes filles de l'assistance sciencepotarde se disant : "Quelle tête ce M. Colera ! Avec quelle aisance et quel air détaché il disserte sur des sujets hermétiques, lui qui n'est qu'un Sciences-Po comme nous, paré qui plus est des apparences vertueuses de la modestie et de la banalité. Quel esprit étonnant ! Comme je ne suis rien devant lui !"

Et cette idée me séduisait."

Ce morceau d'anthologie de la bêtise et de la vanité de l'âge tendre (qui cependant n'était pas dépourvu d'une petite dose de second degré) m'a bien fait rire quand je l'ai relu. J'avais donc une certaine aisance, semble-t-il, à l'époque, sur les sujets de philosophie du langage, domaine dans lequel j'avais décroché un premier accessit national au concours général des lycées en 1988 (il n'y avait pas eu de second prix à l'époque derrière le premier).

De fil en aiguille récemment, je suis à nouveau tombé sur la problématique du nominalisme, et, du coup, j'ai décidé de vous offrir un petit voyage dans ce monde en me fondant sur un séminaire du collège de France d'Alain de Libera et Irène Rosier-Catach de 2018-2019, intitulé "Philosophie du langage et théologie au Moyen-Age".

Je me bornerai ici à en reprendre les éléments principaux.

Au Moyen-Age, il y a plusieurs sujets parlants : l'homme, Dieu, les anges. Victor Cousin en 1840, premier éditeur d'Abélard, voyait dans la querelle du réalisme (tenu par Guillaume de Champeaux) et du nominalisme (tenu par Roscelin de Compiègne) était centrale au Moyen-Age, querelle à laquelle Abélard avait ajouté le conceptualisme. Chaque option répond à la question que sont les universaux : des noms, des choses, des concepts ?

Cette querelle procède d'une réduction de la philosophie antique à une seule question dans l'Isagogè de Porphyre de Tyr, introduction aux catégories d'Aristote traduites par Boèce. Pour mémoire dans l'Organon d'Aristote on a d'abord le traité des Catégories, puis le Peri Hermeneias (De l'Interprétatio).

Ogden et Richard (1923) tracent un triangle sémantique symbol-thought of reference-referent, qui renvoie à onomata (nom), noemata (pensée), onta (étant) chez les commentateurs d'Aristote.

Pour les néoplatoniciens notamment Simplicius, (au VIe s)  les catégories sont "dans le langage qui procède de l'âme humaine les mots simples qui signifient les réalités simples ou genre suprême par la médiation des notions simples qui sont dans l'âme".

Ces mots simples sont les premiers dans l'histoire, Philippe Hoffmann en 1987 a montré que les commentateurs décèlent deux étapes d'institution des mots : celle des catégories (traité par le Des Catégories,), puis celle des noms et verbes (traité par Peri Hermeneias).

Le questionnaire de Porphyre pose trois questions

- les genres et espèces existent-ils ou sont-ils des concepts ?

- s'ils existent sont-ils des corps ou des incorporels ?

- s'ils sont incorporels sont-ils séparés ou existent-ils dans les sensibles et en rapport avec eux (et circa ea constantia) ?

Cousin y voyait la poursuite de l'opposition entre idéalisme platonicien et théorie aristotélicienne des formes immanentes.

Joseph Marie De Gérando (1772-1842), dans un mémoire primé par l'Institut en 1799, ajoutera Zénon le stoïcien à ce triangle. S'il y a chez Platon une existence des genres et des espèces avant la chose (ante rem), sur un mode surnaturel, et chez Aristote une existence physique de ceux-ci, unis aux individus (dans la chose donc, in rem) mais détachables par l'esprit, Zénon, lui, pose leur existence dans l'esprit qui les conçoit (après la chose, par comparaison, post rem). On retrouve là la trilogie néo-platonicienne d'Ammonius avant le multiple, après le multiple, dans le multiple. Cela  a été repris par les chrétiens syriaques, puis par Avicenne.

Gérando a reçu cela par Brucker (1696-1770), qui avait vu que métaphysique, physique et logique, recoupe le ante rem, in rem, post rem.

Ammonius dans son commentaire de l'Isagogè dira que si l'on suppose un anneau représentant Achille qui marque plusieurs pains de cire. L'observateur qui trouve les pains, constate que l'empreinte est identique et remonte à un anneau antérieur aux multiples, tandis que la marque est bien dans les multiples, et celle qui est dans la faculté discursive de celui qui l'a imprimée est postérieure au multiple.

Sergius de Reshaina dans les années 500 utilisera la même tripartition mais pour dire que les espèces et genres se partageant en trois : ceux qui sont simples et premiers auprès de Dieu, ceux qui sont dans la matière ou ceux qui sont intellectuels. Une espèce est auprès du Créateur et imprimée dans le monde. Et l'observateur l'imprime ensuite dans sa mémoire.

Avicenne dans le sillage d'Ammonius (le avant, dans, après, qui sera repris par Albert le Grand) remarque qu'il y a un intelligible que l'on conçoit d'abord avant qu'il ne soit dans les choses, comme l’œuvre d'un artisan, et celui qu'on trouve d'abord dans les choses sensibles avant d'être formé dans l'intellect. Avicenne en viendra  à penser l'émanation de l'Un à travers les créatures angéliques et les êtres sensibles, puis le travail conceptuel de réunification.

Il y a une sigillation qui va de la pensée de Dieu avec les entités qui lui correspondent vers la capacité d'abstraction de l'homme.

Le fil d'Ariane du questionnaire de Porphyre permet de comprendre ce qui s'est passé au XIIe siècle. A ce moment là, Abélard y ajoute une quatrième question : "si les genres et espèces existent en rapport avec les sensibles, sont-ils nécessairement aussi longtemps qu'ils sont genres et espèces une chose  subordonnée à eux par nomination. Ou si l'on préfère si les choses nommées sont anéanties l'universel peut-il consister seulement dans la signification de l'intellection, comme la rose s'il n'y a aucune rose ?"

Le compendium des examens de Paris de 1240 porte sur les universaux de Porphyre. (1h16). Cela se retrouvera chez Martin de Dacie, Pierre d'Auvergne, Raoul le Breton, Guillaume Russell (qui coupera des idées divines et prendra les entités comme entités physiques comme le soleil ou métaphysique comme les concepts) etc développeront aussi ces problématiques.

Irène Rosier-Catach de l'EPHE développe le "linguistic turn" du XIIe siècle. Guillaume de Champeaux (1070-1121) maître d'Abélard. Au XIe siècle, on reçoit Aristote à travers les commentaires de Boèce.

Le premier grand commentaire de Porphyre(P3) à partir de Boèce ne doit rien à Anselme de Cantorbury malgré les ressemblances qu'on reconstitue a posteriori. C'est une logique "in voce" qui apparaît contre la logique "in re" de Boèce. Ayant récupéré tous les textes via Boèce, on va les lire ligne par ligne, ce que ne fait pas Boèce, et cela donne lieu à des interrogations autour du fait que les mots n'ont pas d'article en latin.

On connaît les positions de Guillaume de Champeaux notamment à travers les commentaires de ses disciples et adversaires. Abélard l'a forcé à revenir sur sa position sur les universaux, c'est ce qu'il dit dans l'Histoire de mes malheurs. Gosvin (cf contribution de Grandeux dans ce livre) à son tour allait affronter Abélard et raconter comment sa victoire publique avait discrédité Abélard, comme Abélard le fit avec G. de Champeaux.

La 4e question se comprend dans la dispute d'Abélard avec son maître.  Guillaume (dans son commentaire du grammairien Priscien de Césarée) place dans les choses de formes diverses une substance identique. En posant la question des intellections vides et du fait que Platon et Socrate pourraient n'être que des accidents de la substance homme qui ouvre la voie au nominalisme, Abélard combat le réalisme sur le terrain où il s'était développé, celui de la signification du nom commun. Puisqu'il y a des choses universelles, il faut expliquer leur intellection par les noms communs.

Les thèses ontologiques dérivent des thèses sémantiques. Cela implique aussi une réflexion sur la qualité (chez Boèce "album"/blanc n'est qu'une qualité, mais est-ce un nom ou un adjectif ?). Toutes les choses sont discrètes et donc elles ne peuvent avoir que des noms propres.

La 4ème question crée une théorie des intellections : un nom à référence vide risque de créer une intellection vide. Dans le triangle de Boèce mots (voces)/concepts/ choses, le concept peut ne pas ressembler à la chose : il y a une visée (attentio), ce qui renvoie à St Augustin. On peut viser la chose autrement qu'elle n'est.  Une chose singulière peut être visée comme universelle, ou des choses inexistantes.

Sans la récupération de la grammaire de l'Antiquité tardive et des débats potentiels qui la soustendaient par Guillaume de Champeaux, la révolution abélardienne n'aurait pas été possible. Ils ont récupéré tout une héritage de questions traitées par Boèce qui a dormi pendant 500 ans.

Abélard arrive aux opérateurs logiques comme actes de l'esprit indépendants de l'esprit. Cette notion d'acte n'était pas chez Boèce. Tout cela fut pensé en lien avec la grammaire et la question de la uox : comment une même voix peut être produite par moi et arriver la même dans vos oreilles ? est-ce la même ? On aura la même chose avec les universaux comme communs. Idem la question du temps et du nombre.

Dans la première disputatio des Tusculanes Cicéron faisait dialoguer A et C sur les enfers (y a-t-il des gens aux enfers ou pas ? où purge t on son malheur ? si on n'est plus peut-on être malheureux ?).

C enferme A, dans un problème qui renvoie à la référence vide.  Une des propositions de la fin rejoint "je voudrais ne pas mourir mais être mort ne m'est rien". La Conclusion pourrait être reformulée "La mort est la fin des réalités terribles" (quod finis terribilium est mors), thèse condamnée à Paris en 1277 par Etienne Tempier.

Cicéron ne se posait pas la question, mais il ouvrait sans le savoir celle de la référence vide. Son origine au Moyen-Age fut dans la question l'humanité du Christ "in triduo mortis". Soit trois propositions : l'homme est un animal, aucun homme n'existe. César est homme, César est mort. Christ durant les trois jours du tombeau fut homme.

Roger Bacon (1212-1292) s'en est pris au franciscain Richard Rufus de Cornouailles (Richardus Cornubiensis), dans un bilan critique de toutes les discussions sémantiques du XIIIe siècle sur la prédication sur les classes vides. L'ignorance obstinée de principes sémantiques conduit non seulement à l'ignorance mais aussi à l'hérésie. Erreur quand on soutient que César mort est un homme, ou qu'un homme mort est un animal. Hérésie quand on maintient avec Richard de Cornouailles lecteur de Pierre Lombard, que Jésus est resté homme pendant les trois jours. Richard dit Bacon, était célèbre parmi les foules imbéciles, mais tenu pour fou parmi les sages et réprouvé à Paris. Il avait lu les sentences en 1250, puis pendant 40 ans il a tenu la foule dans sa démence.

Selon Bacon, un nom ne peut s'appliquer univoquement à ce qui est à ce qui n'est pas. Un son vocal peut perdre la signification dont l'a doté sa première imposition. Le locuteur redonne ou retire son adhésion à un sens chaque fois qu'il ouvre la bouche.

Sa propre doctrine a été condamnée. Tout homme est nécessairement animal, est une sophismata."Beaucoup de parisiens suivent les sophismata plutôt que la philosophie / multi parisienses non philosophiam, sed sophismata sun secuti" disait Albert le Grand.

Le 18 mars 1277 l'évêque de Cantorbury interdisait l'enseignement à Oxford qui disait qu'il ne pouvait y avoir de vérité nécessaire sans constance du sujet. C'est l'acte I de la séparation entre les théories analytiques et continentales.

Le système parisien des nations permettait qu'il y ait à Paris aussi des positions de type anglais. Les livres circulent, les personnes aussi, entre l'Angleterre et la France. La Magna Carta est promue à Paris alors qu'un tiers des maîtres sont anglais. La constantia subjecti signifie la permanence du sujet : comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle si ce sujet n'existe pas ? la vérité est-elle conditionnelle ? Bacon toute sa vie s'est battu pour la thèse condamnée en 1277. Le plus érudit des modernes, Leibniz en fait un moment de sa réflexion sur le fondement des vérités éternelles.

Il écrivait dans ses Nouveaux Essais : "Les scolastiques ont fort disputé de constantia subjecti, comme ils l’appelaient, c’est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle si ce sujet n’existe point : c’est que la vérité n’est que conditionnelle, et dit qu’en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera tel. Mais on demandera encore en quoi est fondée cette connexion, puisqu’il y a de la réalité là-dedans qui ne trompe pas. La réponse sera qu’elle est dans la liaison des idées. Mais on demandera , en répliquant, où seraient ces idées si aucun esprit n’existait, et que deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles. Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, savoir, à cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d’exister, dont l’entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles , comme saint Augustin l’a reconnu et l’exprime d’une manière assez vive ; et afin qu’on ne pense pas qu’il n’est point nécessaire d’y recourir, il faut considérer que ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulatif des existences mêmes, et, en un mot, les lois de l’univers. Ainsi ces vérités nécessaires étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu’elles soient fondées dans l’existence d’une substance nécessaire".

La problématique de la référence vide au XIVe siècle change de propositions litigieuses "chimaera est chimaera" "deum esse est deus" "mundum fore". Chimère ne désigne rien, c'est une notion vide qui n'autorise aucune prédication de forme, dira Ockham. La proposition "le monde serait" a-t-elle pu exister avant que le monde ne fut.

Je ne vais pas plus loin dans mon résumé de la conférence ci-dessous sur les problèmes que se posèrent les philosophes du langage de 1100 à 1300. Je vous laisse regarder ce qu'après 2h38 Mme Rosier-Catach dit sur le langage des anges, et les questions que Gilles de Rome (1247-1316) sur les anges qui font société et qui ne sont donc pas de simples envoyés comme le dicte le dogme, questions qui font réfléchir au thème de l'ouverture à l'autrui. Assurément il y a là un puits de questionnements dans lequel on pourrait passer beaucoup de temps.

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Les martyrs d'Ouganda

22 Mai 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Christianisme

La basilique de Namugongo en Ouganda est toute entière imprégnée (ses vitraux, ses piliers) du souvenir des premiers catholiques guidés par les Pères Blancs et anglicans de ce pays qui moururent en martyrs en 1886 persécutés par le roi du Buganda Mwanga II.

On trouvera ci-dessous un film pédagogique de 1996 "Fires of hope" dans sa version française, film très simple dans sa facture et sa philosophie mais qui, semble restituer d'une façon assez fidèles, la manière dont les martyrs ont vécu leur conversion, avec tout ce que cela impliquait de renoncement à la polygamie, à la sorcellerie etc. J'ai pensé au film "Silence" de Scorcese sur les jésuites au Japon, dans lequel Scorcese par la bouche de l'inquisiteur demande si ces paysans se convertissent vraiment au christianisme ou à une version christianisée de leur paganisme. Mais ce genre de questionnement sophistiqué est en invalidé par le courage manifesté au moment de leur sacrifice.

Le martyre de Charles Lwanga et ses compagnons a été connu tôt en Europe. Un ouvrage en français de 1893 en fait état. En réalité la persécution de Mwanga II fit au moins 4 000 morts. L'évêque missionnaire alsacien Mgr Henri Streicher (1863-1952) a raconté leur histoire dans un livre gratuit en ligne ici sur Gallica. Il y a des collèges Charles Lwanga au Burkina, en Côte d'Ivoire,  un lycée Charles Lwanga au Tchad, au Sénégal, au Kénya, et bien sûr il y en a quelques uns en Ouganda, sans parler des écoles primaires, des églises etc.

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L'ésotérisme "chrétien" du Hiéron du Val d'Or

21 Mai 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire secrète, #Histoire des idées, #Christianisme, #Pythagore-Isis, #Alchimie, #Médiums

Je ne suis pas très fan de la saga de Rennes-le-Château, même si je m'y suis un peu intéressé en 2014 et par la suite. Mais il faut reconnaître que c'est une porte d'entrée commode pour comprendre certaines recherches des ésotéristes du XXe siècle, car l'énigme de l'abbé Saunière a été au croisement de plusieurs courants, plusieurs sociétés secrètes.

C'est ce que rappelait dans une conférence du 18 mai dernier à Paray-le-Monial Christian Doumergue (lequel hélas oublie de payer sa dette, si je ne me trompe, à Gino Sandri, mais bon...). Je n'en dirai que quelques mots. Dans cette conférence Doumergue rappelle le souvenir du baron Alexis de Sarachaga, catholique qui reçut sa mission mystique en voyant un enfant mort de froid à Saint Petersbourg (ce qui rappelle le Bouddha). Pris en charge par un Jésuite à Paray-le-Monial, fief de l'héritage de Marguerite Alacoque, il fonde une société (le Hiéron d'Or) qui voit dans le Christianisme le nom actuel de la religion primordiale comme le faisait déjà Saint Augustin quand il écrivait dans Rétractationes I,13,3:  " la réalité même qu’on appelle maintenant la religion chrétienne existait jadis […] ; dès les origines, elle n’a pas fait défaut au genre humain jusqu’à ce que vienne le Christ dans la chair ; et c’est alors que la vraie religion, qui existait déjà, a commencé à prendre le nom de chrétienne ". Voir aussi "Le catholicisme avant Jésus-Christ" du chanoine Jallabert.

Marthe de Noaillat décédée le 6 février 1926, poursuivit l’œuvre de ce groupe, qui réunissait, avec l'approbation du pape Léon XIII (qui voulait réintégrer le surnaturel dans la science), archéologues, géologues, et qui était censé former des professeurs agrégés.

Le Hieron du Val d'Or recherchait les restes de la civilisation antédiluvienne comme l'Atlantide ou la Lémurie censée être directement en connexion avec le savoir de Dieu. Précurseur des travaux actuels de Grimault, ils voient chez les Egyptiens et les Aztèques les dépositaires de ces héritages. Ils estiment que les pyramides ont été construites par Hénoch avant le déluge, et sont alignées avec d'autres monuments à travers le monde (ils ont même enquêté au Venezuela). Des historiens de l'art, des archéologues, des théologiens en faisaient partie et même l'ésotériste Henri Favre.

Ils voient dans Isis (min 36) qui est une sorte de messagère de Dieu qu'on trouve en Gaule pour instruire les druides. Jusqu'en 1514 il y aurait eu, selon le Hiéron, une statue d'Isis à St Germain des Près. Issoire, Issy-l'Evêque, Chartres, la grotte de Massabielle à Lourdes. Isis serait apparue à Eve chassée de l'Eden et lui aurait révélé une voie de restauration du paradis perdu. Les Celtes sont des initiés "aoriques" d'après leurs symboles et leur culte solaire. Le culte de l'eau chez les Chrétiens (les sources des églises romanes) prolonge ce savoir celte. Ils ont beaucoup travaillé sur les mégalithes celtiques.

Jeanne Lépine-Authelain, collaboratrice des époux Noaillat, secrétaire de l'Association du Hiéron, expliquera que Paray-le-Monial fut le lieu où l'incendie des Pyrénées fut éteint par l'invocation d'Isis.

Elle fut l'initiatrice de Paul Le Cour, fondateur le 24 juin 1926, du Groupe d'Etudes atlantéennes (devenu ensuite Atlantis). Le Cour, en quête de sens pour sa vie, fut aiguillé en 1923 vers Paray-Le-Monial par le libraire Pierre Dujols, frère de celui qui se disait descendant des Valois. La rencontre entre Lépine et Le Cour fut d'ailleurs providentielle (récit à 1h29). Ils vont s'écrire 2 à 3 lettres par mois. Une lettre de Le Cour en 1925 pensait que derrière le Hiéron se trouvaient les supérieurs inconnus porteurs de l'Ere du Verseau comme il y a les templiers derrière les Jésuites. Lépine-Authelain lui explique certains aspects de l'architecture secrète, le feu sacré vers lequel elle pointe. En 1923 elle le félicite de ne plus s'égarer vers la théosophie et lui promet d'être bientôt prêt pour l'initiation à la combinaison de l'Evangile et de la Tradition.

Le Cour eut une grande influence sur l'homme qui braqua les projecteurs sur Rennes-le-Chateau, Pierre Plantard. Parmi les apocryphes qu'il a déposés à la Bibliothèque nationale, il y a "Les dossiers secrets " d'Henry Lobineau". On y trouve des extraits d'ouvrages de Paul Le Cour, avec en plus une référence au Hiéron du Val d'Or et à Paray-le-Monial.

Doumergue estime que Pierre Plantard et les gens qu'il inspira comme Gérard de Sède ou Henry Lincoln co-auteur de Holy Blood, Holy Grail, sont des artistes qui mêlent le vrai au faux parce qu'ils ne peuvent pas tout dire. Plantard dans diverses revues (notamment la revue Vaincre de la médium Geneviève Zaepffel) a confié croire que dans des endroits secrets se trouvent des savoirs transcendants antédiluviens. Il cherchait la tradition primordiale comme le Hiéron (et comme Guénon au même moment).

Gérard de Sède dans "L'Or de Rennes" écrit (min 1h09) "Les découvertes de quelque poids modifient toujours profondément l'univers mental de ceux qui les font. A plus forte raison l'auteur d'une trouvaille stupéfiante sera s'il en peut la révéler prisonnier d'une contradiction presque intolérable entre l'orgueil qui le pousse à publier et la crainte qui le contraint à se taire. Qu'on l'imagine obsédé sa vie durant par ce qu'il a vu qui était peut-être effrayant, mais dont il ne peut se délirer auprès de quiconque. Pour un tel homme la seule issue serait ainsi de parler en prenant soin qu'on ne puisse le comprendre ou de se faire comprendre en veillant à ne pas parler mais pour ce faire le langage commun n'est d'aucun secours. Il lui faudra donc forger un autre langage, créer une mer pour y jeter sans trop de risque le message qu'il tient en bouteille c'est-à-dire en futile ignorant réinventer l'hermétisme".

Tous les thèmes sur le trésor et sur la descendance de Jésus et Marie-Madeleine ne seraient que des devantures d'une recherche plus profonde sur la transmission de la tradition atlantéenne. Le conférencier dira même que Plantard a agi sur ordre en suivant des instructions d'initiés anonymes. Il remarque aussi que le travail sur Rennes-le-Chateau pourrait conduire à déplacer le regard vers Rennes-les-Bains, la commune voisine, dont le curé était passionné par les Celtes.

Doumergue remarque que l'abbé Saunière est lié au photographe de Toulouse Clovis Lassalle. Or celui-ci est mentionné dans des documents émanant de l’AMORC (Ancien et Mystique Ordre de la Rose Croix) américaine dont le fondateur Harvey Spencer Lewis a été initié dans le Sud de la France. Dans Voyage d'un pèlerin, ce dernier raconte avoir été conseillé à Toulouse par un photographe (dont il ne dit pas le nom) qui l'orienta vers un lieu secret d'initiation.

Gino Sandri, lui, précisait en 2018 qu'il était ancien membre de la société Atlantis de Jacques d'Arès, présenté comme un fils adoptif de Paul Le Cour. Je renvoie à sa vidéo pour mieux comprendre l'inspiration du Hiéron.

Ce mouvement millénariste a l'air très lié à la déesse mère (d'ailleurs Sarachaga aurait transmis à Le Cour via la succession de sa secrétaire une bague d'intronisation qui portait le portrait de Cybèle). A moins que la connexion à la Terre-mère soit purement allégorique.

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Les lévitations de Saint Joseph de Cupertino

4 Avril 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Histoire secrète

Il y a peu un correspondant me parlait d'une fanatique des films d'horreurs qu'il connaissait et qui l'avait effrayé quand il avait vu qu'elle était capable de léviter à plus d'un mètre du sol. Assurément la lévitation est souvent diabolique comme dans le cas de Magdeleine de la Croix de Cordoue au siècle d'Or espagnol ou des possédées de Louviers sous Mazarin. L'ufologue soi-disant catholique, qui se vante du fait que ses recherches lui ont attiré l'intérêt de représentants de l'industrie aéronautique, fait preuve de moins de discernement quand dans "American Cosmic" elle se penche indistinctement sur tous les religieux lévitants en expliquant qu'elle cherche ainsi à mieux comprendre les personnes contactées par les extra-terrestres qui ont aussi lévité (comme si toutes les lévitations procédaient des mêmes mécanismes spirituels).

Elle a étudié notamment St Joseph de Cupertino.

Saint Joseph de Cupertino était un franciscain italien né en 1603. Il est connu pour ses talents extraordinaires en matière de lévitation (qui le conduisait haut dans le ciel) et de mystique. Il a également été considéré comme un saint pour son humilité et sa dévotion à Dieu.

Pasulka a eu accès au rapport de l'avocat dans le procès en canonisation du début du 18e siècle, qui fut impuissant à démentir les plus de mille témoignages sur les lévitations de ce saint, ce qui lui a valu de devenir le saint patron des aviateurs... Ste Thérèse d'Avila (comme l'indien Yogananda en son temps l'a rappelé), la carmélite Ste Marie-Madeleine de Pazzi, St Philippe de Néri, Pierre d'Alcantara, le Padre Pio, Maria de Agrada ou Mariam Baouardy (150 au total selon Herbert Thurston dans "The Physical phenomena of Mysticism", il y en a probablement plus).

L'ufologue raconte aussi que lors de son séjour à Rome pour étudier la canonisation de St Joseph de Cupertino, elle fut frappée par le nombre d'images à l'église de Ste Sabine sur l'élévation physique vers le ciel du Christ, d'Elie, d'Habakkuk.

Michael Grosso qui a aussi examiné le cas de ce saint pendant deux ans, et qui pense que le don de lévitation a sûrement un côté très naturel, précise que ce St Joseph au départ inspirait de la méfiance car il lévitait en allant vers l'arrière. Mais il le justifia en disant que ce mouvement lui était inspiré par l'humilité. Il avait aussi une forte disposition à l'extase notamment en lien avec la musique (il avait d'ailleurs un rapport si privilégié à la musique qu'il pouvait envoyer à des clarisses un oiseau au chant merveilleux pour les inviter à chanter, mais il s'agit peut-être d'une broderie poétique inventée par un biographe).

Tout cela est évoqué bien sûr au XIXe siècle par le P. Godefroy de Paris (1886-1950) qui cite aussi les ennuis que cela lui a valu, quand on l'a soupçonné d'être possédé ou de provoquer ses extases par des herbes.

L'auteur de sa biographie raconte même (p. 68) que le frère Joseph eut une lévitation involontaire quand il fut examiné par le pape : "Infortuné fra Giuseppe! Voilà maintenant que le pape, lui-même, se mettait en tête de l'examiner ! Toujours humble, toujours obéissant, le saint, accompagnant son général, se rend à l’audience pontificale qui lui avait été spécialement réservée. Il s’apprête, en silence, à subir ce quinzième examen d’appareil si solennel. Urbain VIII siégeait sur son trône. Nombre de cardinaux l’entouraient. Le Pape se disposait à l’interroger lorsque au moment où il baisait la mule du Pontife, le Saint volant fut ravi en extase et s’en alla planer près du plafond. "

Dans Vie de Saint Joseph de Cupertin de l'ordre des Frères mineurs du Fr. Bernini (1657-1723, le fils du célèbre sculpteur), on peut lire que "durant les seize années de séjour de Joseph à la Grottella, ses ravissements furent presque continuels. On le voit, dans l’église, s’élancer d'un bond sur la plate-forrne de l’autel, et, le jour du jeudi saint, voler du pavé de l’église au tombeau de Notre-Seigneur. Le jour de la fête de saint François, on le voit voler sur l’autel du saint patriarche, et, le jour de la fête de Notre-Dame du Carmel, sur le principal autel de la Madone. On l’a vu, dans sa cellule, si quelque parole venait embraser sa dévotion, voler dans l’espace en état de contemplation ; et, quelquefois, dans cette ascension, tenir un charbon ardent, sans que sa main en fût offensée. Au réfectoire, au milieu de ses frères glacés d’un saint effroi, on l’a vu se soulever sur son siège, et voler dans l’espace, enlevant avec lui un hérisson de mer. Enfin , dans les campagnes voisines de Cupertin, on l’a vu s’élever en volant, une fois sur un olivier, et une autre fois sur une grande croix qu’il avait miraculeusement plantée au lieu où elle se trouvait."

A chaque fois il s'agissait d'expériences que le saint ne maîtrisait pas et qui lui coûtaient. Michael Grosso, chercheur indépendant non religieux, mobilise le cas de St Joseph de Cupertin au service d'un panpsychisme à la Rupert Sheldrake.

En 1933, la revue "Science et monde" (numéro du 15 juin) qui jugeait irréfutables les témoignages sur les lévitations de St Joseph, concluait seulement, sur la base d'un livre du professeur Olivier Leroy :

"La lévitation consiste en une élévation verticale, suivie d’une position d’équilibre. La translation est plus rare. Le corps est généralement porté à une faible hauteur, et garde la position qu’il avait au moment où il a été enlevé, à genoux, debout, couché. Le lévité enfin dispose vis-à-vis des tiers d’une force ascensionnelle, parfois considérable. Il paraît bien établi que l’origine de la lévitation est à chercher dans une légèreté soudaine du corps. On a vu des corps en lévitation, dans des cas bien contrôlés, osciller au souffle du vent. Des personnes les ayant saisis ont été frappées de leur pesanteur infime. Ils les comparent à des plumes. C’est le cas d’un extatique cité par de Rochas et contrôlé par un professeur de la Faculté de Grenoble et un ingénieur, ancien polytechnicien. La redescente est progressive et l’atterrissage est sans heurt. Les plus longues lévitations (le moins bien assurées) auraient duré jusqu’à trois jours (Louis de Mantoue). Les cas les mieux avérés se réfèrent à des lévitations de quelques minutes. Pourtant on en cite une de Joseph de Copertino qui dura deux heures dans d’excellentes conditions de visibilité. Plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, la lévitation n’a pas de rapport avec la santé. On a vu des mourants être ravis tout comme des gens très bien portants. Souvent le lévité n’a pas conscience de ce qui lui arrive. Dans l’état actuel de la science, aucune explication ne peut être fournie."

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Le néo-platonisme kabbaliste anglais à l'époque de Leibniz

12 Février 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie, #Christianisme, #Histoire des idées, #Histoire secrète, #Alchimie

Revenons d'un mot sur les interlocuteurs kabbalistes et néo-platoniciens de Leibniz. Celui-ci dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain évoque rapidement "ceux qui ont logé vie et perception en toutes choses comme Cardan, Campanella, et mieux qu'eux feu Mme la comtesse de Connaway platonicienne, et notre ami feu M. François Mercure van Helmont (quoique d'ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henri Morus" pour leur opposer "comment les lois de la nature ( dont une bonne partie était ignorée avant ce système) ont leur origine des principes supérieurs à la matière, en quoi les auteurs spiritualisants que je viens de nommer avaient manqué avec leurs archées" pour conclure que les animaux ont une âme immortelle (ce qui fait échapper aux craintes de la métempsychose

Jérôme Cardan (1501-1576), de Pavie, médecin, mathématicien et philosophe, dont les doctrines sont un mélange d'illuminisme et de matérialisme.

Campanella (1568-1639) était dominicain. Adversaire d'Aristote, auteur d'une célèbre utopie communiste réfugié en France.

"Van Helmont (François Mercure) (1618-1699), fils de J.-B. van Helmont, célèbre alchimiste. Comme son père, il admettait des archées, espèces d'âmes vitales pénétrant le corps entier et y accomplissant les fonctions de nutrition, de digestion, etc." (écrira un annotateur du XIXe siècle)

Henri Morus (ou More) (16141687), théologien et philosophe de l'école de Cudworth, mais avec un mélange de mysticisme. Il croyait aussi aux archées.

En notre siècle Tristan Dagron, directeur de recherche au CNRS, dans Toland et Leibniz (2009), apporte un éclairage intéressant sur le rapport de Leibniz à la Kabbale, en rappelant que, si Leibniz réfutait sa dette à l'égard de la kabbale (et à la manière dont autour d'elle se pose la question de la divisibilité de la substance), le philosophe irlandais John Toland (1670-1722), lui, l'y ramenait, et que ce n'était pas complètement infondé car Leibniz lui-même "face à ses interlocuteurs anglais, se réfère très fréquemment au platonisme anglais, et surtout aux Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae d’Anne Conway qui propose un système largement inspiré des traductions de Knorr".

En 1677-1678 a lieu la publication des traductions latines par Christian Knorr von Rosenroth de textes issus de la tradition juive, d’extraits du Zohar et des plus récents développements de la Cabale de l’école d’Isaac Louria.

En 1662 Henry More (Henri Morus) avait publié les Conjectura Cabbalistica dans laquelle il cherchait à montrer à partir de la Kabbale (conçue comme étant la tradition mosaïque) comment la leçon du mécanisme cartésien ne saurait entrer en contradiction avec le platonisme qui pose la nécessité d’un plus haut principe, l’esprit pour « dresser un rempart exotérique ou une fortification extérieure autour de la théologie ». De cette kabbale il prétendait faire une lecture rationnelle, sans inspiration surnaturelle. Elle est pour lui convergente avec la tradition philosophique héritée d'Egypte via Pythagore et Platon, notamment sur la numérologie. L'une et l'autre sont pour More des piliers solides de la modernité qui d'ailleurs avaient anticipé sur l'héliocentrisme et le mécanisme.

En découvrant la traduction du Zohar et de Louria par Knorr von Rosenroth, More tombe sur  un immanentisme qui fait de Dieu « l’essence de toutes choses » et nie par conséquent la possibilité de la création, au risque de faire de Dieu et des anges des êtres matériels. Pour s'y opposer, il propose un exposé de l’arbre séfirotique qui écarte le modèle émanatiste. Seules les trois premières Sefiroth signifient des déterminations immanentes au divin, la trinité chrétienne et platonicienne : Kether, ou la Couronne est ainsi le « symbole de l’unité » qui correspond à la "première hypostase de la triade platonicienne". Hochmah, ou la Sagesse est interprétée comme le nous, la sophia ou le logos, correspondant à la « seconde hypostase de la trinité chrétienne », mais aussi de la « triade platonicienne ».Binah, ou la Prudence, et en tant qu’elle est constituée par la relation entre les deux premières hypostases, désigne « l’ardeur pure, immuable et infinie de l’amour divin, née de la perception de la perfection divine »  : il s’agit ainsi de la psyché platonicienne, à laquelle répond l’Esprit saint des chrétiens. Les sept Sefiroth suivantes correspondent, elles, à des « émanations » en tant qu’elle se rapportent essentiellement aux réalités créées.

 L’unique substance est l’esprit (« Quicquid vero est, spiritum esse », § 5). Cet esprit est « incréé, éternel, intellectuel, sensible, vital, se mouvant par soi-même et existant nécessairement par soi » (§ 6). Cet esprit est alors « l’essence divine » elle-même (§ 7), qui seule « peut exister par soi » (§ 8). Par conséquent, si tout est engendré de cette essence divine, de la division actuelle que l’on découvre dans les choses s’ensuit la divisibilité de l’essence divine elle-même. De l’essence divine se déduisent donc une infinité de « particules singulières » qui peuvent s’étendre et avoir de l’extension (§ 10), mais aussi se contracter ou se comprimer (§ 11). La contraction de ces particules constitue « le monde dit matériel ». Or puisque l’esprit est la substance unique, ce monde sera composé « d’esprits divisés ou de particules de l’essence divine contractées ou comprimées en monade ou points physiques »

Cet état de contraction correspond au « sommeil » de ces particules divines, et leur expansion, à « l’état de veille » (§ 13), suivant une terminologie que More emprunte aux textes traduits par Knorr. Il existe en outre différents états de veille, qui correspondent aux différentes facultés ou fonctions de l’âme (l’état végétatif, sensitif ou rationnel), et dans ces états de veille, s’étendant en orbes de dimension et de vertu presque infinies, les particules divines ou les esprits particuliers peuvent fabriquer ce monde et ses parties.  De l’unité substantielle de toutes choses, note Dagron, s’ensuit que les espèces peuvent se convertir les unes dans les autres, et que l’esprit qui était de la poussière de marbre peut se transformer en plante, puis de plante en bête, de bête en homme, d’homme en ange et d’ange en un Dieu créateur d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel (§ 15). Autrement dit, l’essence divine actuellement divisée en esprits sera tout entière dans chaque partie, qui, du fait de sa puissance et de sa faculté d’extension, pourra devenir elle-même une divinité créatrice, réellement distincte et séparée des autres (§ 16). La doctrine de l’unité de la substance conduit ainsi à poser une pluralité réelle de dieux. Conséquence absurde à laquelle échappe la doctrine de la création ex nihilo.

On est là dans des discussions typiquement internes au platonisme sur les conséquences de la théorie des émanations de l'être.

A partir de 1671, le cercle de Lady Conway (celle que Leibniz appelle par erreur Connaway) s'ouvre aux Quakers sous l'influence de François Mercure Van Helmont.

La Kabbala denudata, à la suite de la Confutatio de More, comprend un bref Dialogue apologétique entre le Compilator (Knorr) et un « Cabaliste cathéchumène » (vraisemblablement Van Helmont). Le cabaliste y critique alors  la définition « formelle » de la création comme production ex nihilo. Dieu est cause du monde comme le soleil de ses rayons. Toutes les Sefiroth sont ici conçues comme des relatifs ou des « genres » métaphysiques qui expriment la relation du créateur avec l’ordre du créé.

Dans la seconde moitié des années 1670 Anne Conway écrira les Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae que Van Hermont publiera à titre posthume en 1690 qui spécule sur la rétractation de Dieu dans le mouvement de création dans laquelle prend place le Messie (ou l'Adam Kadmon), première créature émanée de l'infini, comme Verbe. La médiation du Christ présent en toutes choses est immanente est une doctrine solidaire de la théologie quaker (un point très important à mon avis pour comprendre le Christ cosmique du New Age).

Si les créatures émanent de leur principe, avançait Henry More, elles seront de même nature ou substance que leur créateur et il s’ensuivra que l’essence divine elle-même sera divisible et identique aux réalités corporelles ainsi produites, de sorte que l’on aurait un Dieu « transformé en argile et en pierre ». Mais s'il y a la médiation du Verbe comme idée de Dieu, répond Van Hermont, il peut se diviser sans atteindre l'unité de Dieu. Ann Conway renvoie à Actes 17:29, la source de l'humanité en Christ primogenitus fonde la fraternité humaine et la philanthropie quaker. Tous sont fils de ce premier né de Dieu. Les natures créées peuvent « dégénérer » de cet état de perfection originel, dans lequel toutes sont d’une même espèce. C’est cette possibilité qui fait la différence entre l’esprit médiateur, l’idée de Dieu, et la multiplicité des esprits engendrés par elle et nous pouvons cependant revenir à la filiation première après la déchéance par voir d'adoption en ressemblant au Christ. Le modèle est le Parménide platonicien, au moins tel que Ficin l’expose dans son commentaire, que la comtesse de Connway récupère à travers le travail de platonisation de la kabbale de Louria opérée par Abraham Cohen Herrera.

Je ne développerai pas ici les implications de ces problèmes sur la question de la divisibilité ultime de la matière (problème auquel Kant mettra un point final). Mon propos était seulement de montrer cette face cachée (ésotérique et théologique) de la philosophie européenne du XVIIe siècle que la philosophie de nos cours de Terminale ont eu trop tendance à faire passer à la trappe.

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Quand Leibniz voulait que la France conquière l'Egypte

9 Février 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire secrète, #Spiritualités de l'amour, #Alchimie, #Histoire des idées, #Philosophie

De Leibniz on retient les monades - j'étudiais ça à 17 ans quand je préparais le concours général de philo -, à la rigueur le "pli" en souvenir de Deleuze. Et puis on découvre d'autres aspects étonnants du personnage. Par exemple en 1907 Baruzi - qui n'avait que 26 ans et n'était pas encore professeur au collège de France - s'est intéressé au fait que "Leibniz fut hanté par l'Orient. Constamment il fut soucieux de l'atteindre, de le pénétrer, et comme d'y transporter l'Europe. Le projet de conquête de l'Egypte, les plans proposés à Pierre le Grand, les encouragements donnés aux missions des Jésuites, formulent diversement un rêve identique".

L'idée de la conquête de l'Egypte lui serait venue par hasard d'après son propre récit. Il avait 21 ans, mais était déjà entré à l'université (à Leipzig) sept ans plus tôt ! Secrétaire de la confrérie des Rose-Croix, il rencontre un diplomate alchimiste, Johann-Christian von Boineburg à Nuremberg en 1667, conseiller de l'électeur de Mayence, et se rend en Bavière. Il rêve alors à l'unité du Saint Empire (à laquelle, note Baruzi, Sully ministre d'Henri IV exhortait aussi en tant que Français au nom du souvenir de Charlemagne contre les Habsbourg), et ne voit l'unité de l'Europe ne se réaliser que par le colonialisme (à l'Angleterre l'Amérique du Nord, à l'Espagne celle du Sud, à la Hollande l'Inde, à la Suède et la Pologne la Sibérie et la Crimée, à la France l'Afrique et l'Egypte) .

Il fera ensuite de la conquête de l'Egypte un projet germanique, mais toujours dans l'idée de réaliser un empire chrétiens sur toute la Terre. Il s'agit ainsi de toucher l'empire turc au coeur et d'ouvrir une route vers la Chine (grande terre de découvertes passionnantes pour Leibniz jusque dans les années 1700), ce qui devait assurer un primat naturel à la France sur les autres puissances d'Europe, le but final étant, précise Baruzi, l'unification de l'humanité dans la religion chrétienne. Et le but est de vaincre en la Turquie une puissance qui n'aime pas l'homme et fait régner la peur, et voir dans Louis XIV et dans l'Egypte des monades de l'amour chrétien unificateur, pour que la vie terrestre reflète la vie céleste.

Quand Louis XIV attaquera le Luxembourg et l'Alsace plutôt que les Turcs, Leibniz, admirateur de Frédéric Von Spee en qui il voyait un "confesseur des sorciers" va reporter à partir de 1672 ses espoirs sur les Jésuites qu'il a probablement rencontrés à Paris par l'entremise de Père La Chaise. Il voit en eux une arme contre le cartésianisme qui par ses abstractions coupe l'homme de la créativité et de Dieu. Il les idéalisera eux-aussi comme vecteurs d'un amour universel (du fait de leur tolérance envers le paganisme). C'est là un projet adossé à son amour des langues illustré aussi par sa tentative de réunir toutes les versions du Pater Noster dans les langues vulgaires du monde entier pour définir à son tour une prière universelle qu'il exposa d'ailleurs aux jansénistes.

Je crois qu'on est en présence ici du projet typique d'unification religieuse du monde qu'on allait aussi retrouver ensuite dans la franc-maçonnerie. Et cela va avec le côté alchimiste qui est une science ésotérique très inspirée par les théories de l'amour universel.

"Leibniz s'est occupé d'alchimie dès sa jeunesse, notait l'abbé Piat en 1915 ; et plus tard, il n'a jamais cessé de consacrer à ce genre d'études une partie de son temps.

L'alchimie lui a toujours apparu comme une mine infiniment féconde. Il appartient aux alchimistes de « pénétrer jusqu'à la nature intime des choses- ». « Grâce à leur [double] procédé d'analyse et de synthèse, ils produisent déjà un certain nombre de corps nouveaux. » Ces succès ne sont que l'humble commencement d'une suite illimitée de victoires. La nature est un grand art; et cet art, l'alchimie finira peu à peu par le découvrir tout entier. Dans le « four » de quelque « Dédale » ou de quelque « Vulcain », s'élaboreront un jour les mêmes pierres que nos outils arrachent maintenant des ténèbres du sol. Il est vrai que les alchimistes ont encore une langue mystérieuse. Mais rien ne semble plus naturel; c'est presque toujours dans une demi-clarté que l'esprit humain fait ses découvertes les plus fécondes : la pleine lumière ne se produit quo dans la suite et par degrés, comme celle du soleil levant. C'est surtout de la chimie que dépend le progrès des sciences de la nature, et parce qu'elle représente une application directe de la combinatoire. Du même coup, c'est de la chimie que relèvent au premier chef les connaissances métaphysiques. « On ne saurait rien dire de si splendide sur l'excellence de cet art, que je n'applaudisse de tout coeur"'.

Leibniz avait d'ailleurs intégré les rose-croix pour comprendre mieux cet art qui n'était pas encore séparé clairement de la chimie.

"La « théorie du mouvement concret », explique encore l'abbé Piat, est elle-même chargée de termes, de formules et de notions qui lui viennent tout droit des alchimistes; et l'on voit, à la lecture, qu'il tient à rester d'accord avec ces vieux pionniers du savoir, qu'il n'y tient guère moins qu'à marcher en compagnie de Descartes, de Hobbes ou de Bayle. On retrouve le même langage et la même préoccupation dans la lettre qu'il adresse au duc Jean Frédéric le 21 mai 1671 : ces quelques pages sont également bondées d'alchimismes, et à ce point qu'on ne laisse pas d'en avoir une certaine surprise.

Leibniz suit avec une attention toute particulière les élucubrations de Franz Mercure van Helmont, l'auteur du Seder olam. Il les recueille, les commente, les critique, les rejette ou les intègre à sa pensée : les notes do ce genre comprennent plus de quarante folios inédits. L'entrevue de Leibniz et de van Helmont, qui eut lieu dans le courant de mars 1690 en présence de la duchesse Sophie nous a laissé un échantillon de ce libéral et sympathique examen que le philosophe faisait subir à l'alchimiste".

Le kabbaliste Van Helmont était un quaker, qui se vêtissait d'un drap brun. On l'aurait plutôt pris pour un artisan que pour un baron. Leibniz écrira à Placius qu'il n'aimait pas son kabbalisme un peu obscur (et ses thèses sur l'identité de Jésus et Adam, sur les deux filles d'Adam et Eve) et Emile Thouverez, prof à la faculté de Toulouse dira en 1910 que la notion de monade de Leibniz vint davantage de Giordano Bruno que de Van Hemont.

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Quand Napoléon célébrait Jacques de Molay

21 Janvier 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées

Il m'arrive encore de lire un ou deux textes sur ces églises parallèles de type gallican ou vieux-catholique, qui fonctionnent comme des instances de recours là où les médiums ont échoué. De ce que j'en comprends, elles sont souvent d'inspiration gnostique. A ce propos j'ai déjà parlé ici de Fabré-Palaprat, prêtre défroqué devenu pédicure épris de mysticisme néo-templier.

Son Ordre du temple se réunissait au 45 de la rue Jean-Jacques Rousseau à Paris dans l'actuel 1er arrondissement. Si la numérotation n'a pas changé, ce serait un actuel immeuble d'habitation. A l'origine c'était une bâtisse du début du XVIIIe siècle. Pendant la Révolution des clubs s'y réunissaient, ainsi que des loges maçonnique, dans ce qu'on appelait la "salle de la redoute".  L'historien monarchiste Robert Harvard de la Montagne, auteur d'un article sur Fabré-Palaprat en 1913 raconte : "A  l'extrémité du vestibule, se dressait un mélancolique tableau noir que je me rappelle avoir vu bien des fois jusqu'à la veille de la guerre (de 1870). Sur ce panneau, d'un mètre carré de superficie, environ, le passant pouvait lire le programme hebdomadaire des «tenues » de « l'Ordre du Temple »." Ce n'était, nous explique-t-il, qu'une loge du Grand Orient jusqu'à ce que le Dr Fabré-Palaprat en prît la direction sous le nom de "Frère Bernard-Raymond", le 4 novembre 1804.

En mars 1811, dans le cadre de son bras de fer avec le pape Pie VII sur la nomination des évêques, l'empereur convoqua Fabre-Palaprat et "l'informa qu'il voulait donner toute la solennité possible à l'anniversaire du « Martyre » de Jacques Molay. Le 18 mars, la cérémonie se déroula au milieu d'un déploiement inaccoutumé des pompes civiles et militaires. Une place d'honneur fut réservée au Grand-Maître et à ses lieutenants généraux. Le coadjuteur du Primat du Temple, le F.'. Clouet, revêtu du camail primatial, prononça l'oraison funèbre de Jacques Molay. Le catafalque de la "victime de Philippe le Bel " portait les insignes de la « souveraineté magistrale et pontificale ». Fabre-Palaprat avait convié les grands Corps de l'Etat et les représentants des Puissances étrangères. Cette solennité fit grand bruit."

A l'époque Napoléon avait menacé Pie VII de nommer lui-même un pape, ce qui suscita par la suite une concurrence chez les hauts dignitaires maçonniques. Fabré-Palaprat tenta d'acheter à la Sublime Porte une île à l'Est de la Méditerranée (éventuellement Chypre), puis de se rapprocher des nationalistes grecs dans le but aussi d'obtenir d'une une île (il y eut aussi des démarches auprès du roi du Portugal). Il est piquant de se dire que dans une "what if history" imaginaire, une église johannique aurait pu avoir pour pape Fabré-Palaprat, avec ensuite pour successeur Chatel que je mentionne dans mon livre sur Lacordaire.

Dans The Occult Theocrasy, Edith Starr Miller explique en citant Heckethorn, Secret Societies of all Ages and Countries, vol. I, p. 302 et seq. qu'à la nomination de Fabré-Palaprat comme grand maître, "Fabré, Arnal et Leblond partirent à la chasse de relique. Les boutiques d'antiquaires fournissaient l'épée, mitre et casque de de Molay, et l'on montra aux fidèles ses ossements, retirés du bûcher funéraire sur lequel il a été brûlé. " Ce sont ces reliques qui ont pu être ensuite utilisées pour la création de la loge de Charleston aux Etats-Unis par Hyman Isaac Long, venu de la Jamaïque, loge conçue comme la tête de pont des Illuminati dans le Nouveau Monde comme je l'explique dans mon livre "Le Complotisme protestant".

Nesta H. Webster dans Secret Societies and Subverive Movements, 1924 (p. 67 et suiv) rappelle qu'en 1811, l'Ordre du Temple avait monté toute sa stratégie de légitimation depuis Moïse, via Jésus, Saint Jean, Théoclet et le chevalier Hugues de Payen, avec un Levitikon certifié authentique (à tort) par l'abbé Grégoire (dont Fabre était le médecin personnel).

Le Journal de l'Empire du mardi 19 mars 1811 ne dit rien de cette cérémonie de Fabre-Palaprat qu'évoque Harvard de la Montagne. Il signale seulement que le 18 mars, "après la messe" l'empereur a reçu des prestations de serments de dignitaires de l'empire qu'il nomme.

Jean-Baptiste Alexis Durand (1795-1853) nous en dit un peu plus dans son "Napoléon à Fontainebleau" (1850) (p. 20-21) des rapports entre Napoléon et l'Ordre du Temple : " Bonaparte, consul de la république, avait eu déjà plusieurs conférences avec les dignitaires de cet ordre célèbre dont il connaissait l'importance, tant sous le rapport civil que sous le rapport religieux. Or, quelques jours avant le 29 novembre 1804, l'empereur avait fait prier le grand maître de le suivre à Fontainebleau. Evidemment Napoléon se proposait de tirer un bon parti de l'ordre et du culte des Templiers, s'il ne pouvait parvenir à maîtriser la cour de Rome. L'invité fut exact au rendez-vous; mais le Saint-Père ayant acquiescé à tout ce qu'on exigeait de lui, le Templier fut seulement interrogé sur les statuts de sa société, et sur l'époque, qui approchait, de la célébration de l'anniversaire du martyre de Jacques Molay, dernier grand maître officiel de l'ordre.

En 1811, l'empereur, revenant à ses idées de schisme, fit encore appeler le même personnage sans plus de résultat. Nous tenons ces renseignements du grand maître Bernard Raymond lui-même. Il nous assura avoir entendu sortir ces paroles de la bouche de Napoléon : La religion naturelle suffirait à l'humanité, si l'on n avait accoutumé l'homme aux pompes des différents cultes."

On apprend que Durand a parlé avec Fabre, que Napoléon n'avait qu'un rapport instrumental à l'Ordre du Temple (puisqu'il ne ressent pas plus le besoin pour l'humanité d'une religion catholique romaine que de la religion "johannique"), et que cependant il a tout de même déjà échangé avec ce cercle comme premier consul.

Je trouve encore quelques précisions supplémentaires sous la plume du biographe John Charpentier en 1935. En 1809, quand en Autriche un étudiant membre d'une société secrète essaya de l'assassiner, Napoléon avait dit "Toujours ces illuminés" (bien que l'étudiant n'eût pas de rapport connu avec les Illuminati).

Napoléon se méfiait des sectes. Il s'en prit aux théophilanthropes de Chemin et Haüy, et eut l'occasion de rencontrer Fabre quand il se trouva accusé d'exercice illégale de la médecine : "Accusé d'exercice illégal de la médecine, parce qu'il guérissait les sourds-muets, Fabre d'Olivet sollicite et obtient de l'Empereur une audience pour se justifier. Il se présente à lui comme un grand initié, l'hiérophante d'un nouvel empire universel. On imagine aisément de quelle manière le conquérant du monde accueille le fol qui a le front de se dresser devant lui comme un émule, sinon comme un rival. Peu s'en faut qu'il ne le fasse aller rejoindre le marquis de Sade à Charenton"... (il s'agit là d'une opinion de Charpentier contradictoire avec le fait que Napoléon avait échangé avec l'Ordre du Temple du temps où il était premier consul...) Charpentier fait remarquer par ailleurs que l'empereur se méfiait des francs-maçons. Il avait fait nommer son frère Joseph à leur tête, voulant les instrumentaliser face à l'Eglise mais sans leur donner trop de pouvoir.

D'après Charpentier avant d'utiliser Fabre contre le pape, il l'aurait instrumentalisée contre les francs-maçons. Il précise qu'il a trouvé dans Le Globe (mais sans préciser quel numéro) le récit de la cérémonie, et ajoute qu'elle eût lieu à l'église "Saint Antonin" (on ne sait dans quelle ville) mais Le Monde de 1891 dit que c'était à Notre Dame.

Encore un détail amusant concernant la secte de Fabre-Palaprat que conte dans la revue Historia de 1913 Georges Cain à propos de Rosa Bonheur :

"une curieuse histoire qui me fut racontée par Rosa Bonheur, la grande artiste. Vers 1855, les restes d’une petite chapelle appartenant aux chevaliers du Temple occupaient l’angle actuel de la rue de Damiette. C’est là que notre amie fut « consacrée » par les Templiers! Le père de Rosa Bonheur, fort épris des cultes bizarres et des religions hétéroclites, s’était lié —- quai de l’École, au café du Parnasse, jadis tenu par le limonadier Charpentier, beau-père de Danton, avec un nommé Fabre-Palaprat, grand maitre des Templiers, car l’ordre du Temple détruit, comme on le sait, par Philippe le Bel, comptait encore en 1855 quelques adeptes, tant en France qu’en Angleterre. Palaprat, chef de l’Ordre, possédait dans son petit logement le casque, l’épée, la cuirasse de Jacques Molay, le premier grand maître, martyr de sa foi, brûlé vif en 1314 dans l’île de la Cité. Les Templiers du règne de Louis-Philippe étaient propriétaires de la chapelle gothique délabrée. Dans ces ruines pittoresques ils avaient installé leur autel, leur chaire à prêcher, leurs fonts baptismaux; ils officiaient selon des rites spéciaux, et la petite Rosa Bonheur dut « passer sous la voûte d’acier ». Les chevaliers de l’Ordre, de braves négociants du quartier, et quelques illuminés parisiens — vêtus comme des figurants de Lohengrin : grand manteau blanc, croix rouge sur la poitrine, tunique blanche, bottes de daim, l’épée à poignée en croix au côté, sur la tête une toque de drap blanc surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche — avaient croisé au-dessus de l’enfant leurs glaives nus... et c’est ainsi que Rosa Bonheur avait été sacrée « apprentie templière », à deux pas de la Cour des Miracles !"

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Quelques considérations sur les lettres d'Ignace d'Antioche

12 Janvier 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Christianisme

Il est très intéressant de lire les lettres d'Ignace d'Antioche, évêque qui évangélisait l'Asie Mineure, pour avoir un aperçu des messages apostoliques au début du IIe siècle. Ses propos qui se calquent sur Saint Paul sont si calibrés à la virgule près qu'on pourrait y voir des grammata, des lettres magiques. A côté de cela il y a une très forte rigueur doctrinale : refus des hérésies judaïsantes (cf l'excellente analyse "bourdieusienne" d'R. Alciati du rejet de l'obsession herméneutique des "annales" ou "archives" de l'Ancien testament comme "transgression contrôlée" qui identifie la référence rituelle à l'archive comme une hysteresis; plutôt que de montrer son savoir comme faisait Paul, promotion de l'allodoxia des parvenus contre les Don Quichottes), du docétisme (qui ne faisait de l'incarnation qu'une apparence). Il est probable qu'il ait été disciple direct de Jean dont l'influence se sent dans ses formules (si du moins le contenu de ses lettres est exact). il a d'ailleurs une pensée très riche de ce qu'est un disciple, en lien avec lemerture conçu comme stratégie pour rendre Dieu viisble, comme la communauté des chrétiens).

Un professeur de Taiwan, Paulus Leeming Tchang, a insisté il y a sept ans qu'Ignace, qui se disait theophoros, était autant évêque que prophète charismatique. Par exemple quand il écrit :

"J'ai crié quand j'étais avec vous, j'ai parlé d'une voix forte, avec la voix de Dieu : « Soyez attentifs à l'évêque, au presbytère et aux diacres. » Mais certains soupçonnaient que je disais ces choses parce que je connaissais déjà la division provoquée par certaines personnes. Mais Il m'est témoin en qui je suis lié que je n'ai rien appris d'aucun être humain, mais l'Esprit proclamait en parlant de cette manière : « Sans l'évêque, ne faites rien ». « Gardez votre chair comme le temple de Dieu ». « Aimez l’unité ». « Fuyez les divisions ». « Soyez les imitateurs de Jésus-Christ comme il l’était du Père ! »"

En 1989, Harry O. Meier théologien de Sasketoon au Canada usant de la catégorie weberienne d'autorité charismatique rappelait qu'Igniace se percevait lui-même comme extraordinaire en accord avec les attentes de son public (un sentiment en tension avec le fait qu'il devait aussi sans cesse  se rabaisser, ce qui, note Max Weber va avec une rotinisation du charisme qui dès Paul est perçu comme nécessairement inférieur à celui de Jésus). Quand il se compare à l'eau vive, cela renvoie à la terminologie hellénistique pour les prophéties (cf David E. Aune). Son statut à ses yeux est lié à la perspective du martyr. On connaît mal ce que pouvaient être les croyances de son public. Meier estime que ces églises étaient marquées par un esprit de secte au sens de l'idéaltype de Bryan Wilson : un groupe élu hostile ou indifférent au reste de la société. Les symboles de la souffrance et de la résurection du Christ y étaient des thèmes structurants. Ignace confirme les Talliens dans le vocabulaire de l'élection, comme Paul le faisait aux Ephesiens (1:3-5). Wayne Meeks (1972) dans un essai sur l'imagerie de l'homme-du-ciel chez Saint Jean a montré que le langage mythique et l'identité sociale étaient liés chez les premiers Chrétiens.

Dans sa thèse "Ignace d'Antioche et la controverse Arienne" soutenue à Edimbourg en 2011 Paul R Gilliam montre que le corpus des lettres d'Ignace d'Antioche a été plus altéré qu'il n'y parait. JB Lightfoot (1828-1889) avait trop bien fait pour démontrer l'authenticité des lettres de St Ignace, nous dit-il . Aujourd’hui, chaque manuel élémentaire d’histoire de l’Église considère comme acquise l’authenticité des lettres de Clément et des sept lettres d’Ignace et les utilise comme source première pour l’histoire de l’époque sous-apostolique. En conséquence, la majorité des étudiants en théologie ne savent même pas que leur authenticité était même. Par exemple, il construit son texte ignatien à partir de trois recensions différentes (courte, moyenne et longue), de six langues différentes (grec, latin, arménien, syriaque, copte et arabe) et de cinquante et un manuscrits.

La plupart des différences entre ces manuscrits et versions sont insignifiantes. Ils incluent des changements dans l'ordre des mots, l'orthographe, l'ajout et la soustraction de l'article défini et les omissions dues à l'homiotéleuton. Mes recherches révèlent cependant que, parmi cette masse de variantes textuelles insignifiantes de divers types, il existe plusieurs variantes textuelles christologiques significatives qui peuvent être attribuées à la controverse arienne.

Après un examen des preuves textuelles, je suis d'accord avec la plupart des érudits selon lesquels Ignace d'Antioche, du début au milieu du IIe siècle appelle Jésus « Dieu ». Cependant, contrairement à bon nombre de ces mêmes chercheurs, cette caractéristique ne me semble pas nouvelle. L'Évangile de Jean, composé soit à l'époque des lettres d'Ignace, soit quelques décennies auparavant, le gaisaiy déjà. Paul aussi. Mais des questions se posent sur la variante sang du Christ ou sang de Dieu.

La raison que le « sang du Christ » soit plus authentique que le « sang de Dieu » est simplement que ce langage semble mieux correspondre à la période du IIe siècle.

Il cite des exemples de variante d'une version à l'autre.  «Je désire le pain de Dieu.» Cette phrase, par
lui-même, est affirmé par le latin de la recension moyenne, le syriaque de la recension courte, la version arménienne, le martyrologe arménien, le martyrologe syriaque et la version copte. Les manuscrits suivants, cependant, reconnaissant une allusion à Jean 6.33, ajoutent : « pain céleste, pain de vie » : le grec du manuscrit colbertin, les Actes de Métaphraste , le grec de la longue recension, le Codex Parisiensis, le Codex Hierosolymitanus, le Codex Siniaiticus et le Codex Taurinensis

L’intensification du langage ignatien sur Dieu peut également être attribuée à la controverse arienne du IVe siècle. Il y a l'exemple dans la lettre aux magnésiens du passage "qu'il y a un seul Dieu, celui qui s'est manifesté à travers Jésus-Christ son Fils, qui est sa Parole sortie du silence", choisi par Lightfoot alirs que ça ne se trouve qu'en arménien, les autre sversions disent le contraire ("pas sortue du silence").  Ca tient à l'ajout de  ἀΐδιος οὐκ. L'ajout pourrait être dû à une controverse avec les gnostiques selon Ehrman.

Chadwick relie Magn 8.2 avec son interprétation de l'accent mis par Ignace sur le silence des
 évêque (Éph. 6.1). Ce faisant, il n’est pas d’accord avec Lightfoot et Bauer. Lightfoot qui prend Éph. 15 comme une défense indirecte de l'évêque éphésien Onésime qui a une disposition tranquille dont d'autres pourraient profiter. Bauer comprend Éph. 6.1 comme signifiant que l’évêque n’est pas éloquent. Selon Chadwick, une clé pour comprendre ces passages énigmatiques réside dans Magn. 8.2. Ici, Ignace attribue le silence à Dieu d'une manière similaire au gnosticisme valentinien. Dans cette branche du gnosticisme, la divinité principale est une dyade, Bythos et Sigé (σιγή - silence), qui forment la première paire d'Eons dans l'ogdoade (voir Irénée Contre les hérésies 1.2.1 et 2.12.2). Chadwick soutient que puisque le silence est une caractéristique fondamentale de Dieu pour Ignace, Ignace souligne également l'importance de silence dans la vie de l'évêque car « il est donc clair qu'il faut chercher sur l'évêque comme le Seigneur lui-même » (Éph . 6.1). Chadwick écrit : « Cette doctrine selon laquelle l'évêque est le représentant du prototype divin amène Ignace à attribuer à l'évêque les caractéristiques qui se rapportent à Dieu. Voir Henry Chadwick, « ​​Le silence des évêques chez Ignace », La revue théologique de Harvard  43.2 (1950) : 169-172. La citation est tirée de la p. 171. Dans un article beaucoup plus récent, Allen Brent déploie une manière d’argumentation similaire, quoique non identique. Selon Chadwick « Ignace a repris la conception hellénistique familière selon laquelle les choses sur terre correspondent aux choses du ciel (notion tout à fait caractéristique du gnosticisme, du moins dans sa forme valentinienne), et l'a appliqué sans réserve à sa conception de l'Église et de ses ministère." Brent écrit : « J'ai soutenu dans cet article que la clé de cette transition [de la communauté charismatique à la structure ecclésiastique hiérocratique] réside dans l' assimilation [Ignace] de la théologie de l'ordre de l'Église chrétienne avec la théologie païenne impliquée par le cérémonial et l'iconographie des cultes à mystères."

Ce n'est sans doute qu'au IVe siècle que ce genre de correction a pu être fait, mais le texte arménien est plus fiable.

De même les érudits sont divisés sur la question de la subordination de Jésus à Dieu dans les écrits « authentiques » d'Ignace. Certains soutiennent qu'Ignace subordonne Jésus à Dieu. D’autres soutiennent que ce n’est pas le cas. Si on compare les versions on voit que l'idée que le Christ est subordonné à Dieu seulement pendant sa vie terrestre, qui est l'héritage du concile de Nicée, a été subrepticement introduite dans des tournures de St Ignace.

 La remarque ci-dessus sur le gnosticisme fait penser à Heinrich Schlier (1929). "Ignace 'imite' le 'pathos" de son Dieu, écrivait Schlier, comme le gnostique exprime le 'pathos' de la chute de l' 'homme premier' ou de Sophie ou de la "souffrance renouvelée' du mystique". Von Campenhausen, lui, verra dans l'approche de la mort par Ignace une reproduction de celle de Jésus mais n'y verra pas une dimension sotériologique gnostique comme Schlier ! il 'ny a pas de participation directe à la mort de Jésus, seulement une participation indirecte par les sacrements.

La critique du corpus ignatien conduit même Benno Zuiddam en Afrique du Sud à estimer qu'il faut soit révoquer en doute la validité des sept lettres (puisque les plus vieux fragments sont des papyrus du Ve siècle), soit en adopter onze comme ce fut proposé à la Renaissance.

Dans la voie du révisionnisme historique, il faut aussi citer le livre récent d'Allen Brent "Ignatius of Antioch and the Second Sophistic: A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture ?" qu'un compte-rendu récent qualifie de "monographie dense, bien argumentée, provocatrice et finalement convaincante sur une figure véritablement énigmatique du christianisme primitif." Adoptant une méthode influencée par Wittgenstein, Brent cherche à récupérer « le discours et sa logique d’Ignace – son « jeu de langage » » – d’une manière qui n’est possible ni avec les méthodes historico-critiques traditionnelles ni avec une herméneutique postmoderne. Il soutient que la « construction de l’ordre ecclésial » d’Ignace – à savoir sa présentation des ministres chrétiens comme des porteurs d’images participant à une procession cultuelle, et de ceux qui l’accompagnent jusqu’à son martyre comme des ambassadeurs divins communiquant la concorde ( µ νοια) entre communautés sur la base de son « sacrifice » ( ντ ψυχον) – révèle l’utilisation d’une théologie du culte des mystères et de ses rituels dont les racines étaient finalement païennes et sacramentelles, impliquant « une atypologie de la divinité, du sacerdoce et du mystère en acte » dans laquelle les évêques ne sont pas les successeurs des apôtres mais plutôt « des icônes de personnes et d’événements divins » (c'est la notion de tupos). Ignace met en place des processions où le prêtre représente Dieu dont il porte la statue qui porte en elle-même le dieu (la notion d'agalmatophorein chez Athénagore pour la présence divine en l'homme est similaire). Cela transforme toute la communauté en procession mystique, celle des summustai, témoins du sang du Christ. L'évêque, tupos theou l'accompagne dans son martyre. En même temps l'homonoia qui assure la concorde des cités grecqus a comme ambassadeur le prêtre qui se sacrifie pour elle.

En bref, les lettres d'Ignace reflètent le « contexte culturel et historique » du discours social du monde hellénistique païen d'Asie Mineure au cours du Deuxième Sophistique, une culture dont Ignace s'est profondément imprégné et qui s'est révélée si énigmatique pour Polycarpe et les autres successeurs « orthodoxes » d'Ignace qu'i la  fallu en déformer le texte théologique original assez radical d'Ignace, ce qui a permis à des écrivains chrétiens ultérieurs, comme Irénée et Origène, de coopter Ignace comme prédécesseur « orthodoxe ». Ainsi Brent conclut que les lettres ignatiennes ne sont pas des documents interpolés ou falsifiés. Ignace a pu être envoyé à Rome en 113 pour son martyre en l'absence du gouverneur de Syrie.

Les débats sont ouverts...

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