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Connaissance et espoir
A propos des papyrus égyptiens en démotique dont nous parlions récemment, je voudrais dire ici un mot des travaux de la jeune historienne Magali de Haro Sanchez qui exploite des papyrus iatromagiques provenant d’Egypte, rédigés en grec et qui sont datés du 1er siècle avant J.-C. au 7e s. de notre ère. Ces documents mêlent des techniques de médecine et de magie (à l’époque mal dissociées, on s’en doute) pour guérir les malades. Comme l’explique Magali de Haro « Pour soigner ou écarter les maux, les papyrus iatromagiques proposent trois méthodes complémentaires :
1. le port d'une amulette souvent décorée et généralement personnalisée, le
bénéficiaire et l'affection étant clairement identifiés,
2. la réalisation de recettes à base d'ingrédients d'origine animale, végétale ou
minérale,
3. la pratique d'un rituel accompagnant uneformule prononcée à voix haute (invoquant un assistant surnaturel, – qu’il s’agisse de divinités grecques, égyptiennes, ou de personnages de la tradition biblique juive ou chrétienne). »
Ainsi, voici un exemple amusant de recette qu’on trouve dans ses matériaux, pour ne pas avoir d’enfants :
« Anticonceptionnel, le seul au monde : prends autant de lentilles bâtardes que tu veux pour le nombre d'années que tu désires rester stérile et trempe-les dans les règles d'une femme en période menstruelle. Qu'elle les trempe dans son propre sexe. Prends aussi une grenouille vivante et jette les lentilles bâtardes dans sa bouche, pour qu'elle les avale, puis relâche la grenouille vivante à l'endroit d'où tu l'as prise. Prends aussi une graine de jusquiame, trempe-la de lait de jument, puis prends le mucus d'un boeuf avec de l'orge et jette-le sur une peau de faon et, à l'extérieur, lie-la à de la peau de mule, puis porte cela en amulette, durant la phase décroissante de la lune, dans un signe du zodiaque
féminin, le jour de Kronos ou d'Hermès. Mais mélange aussi à l'orge du cérumen de mule. »
Retenons cette remarque de la jeune chercheuse dans un article de vulgarisation : « Dans l'Antiquité, le choix d'un ingrédient ne se justifiait pas seulement par son efficacité réelle ou supposée en tant que substance, mais surtout par sa valeur symbolique. Dans la mentalité antique, certaines « lois » régissaient les rapports entre les règnes
minéral, végétal et animal. Elles étaient particulièrement exploitées en magie, mais aussi, dans une certaine mesure, en médecine. Très bien représentée dans les formules iatromagiques, « la loi de sympathie » (sumpatheia), »
On est toujours frappé quand on réfléchit à l’Antiquité par l’absence de sens empirique, le peu d’intérêt pour le cas particulier. Peu importe si le remède magique ne fonctionne pas : l’échec ne remet pas en cause la règle, il n’en est jamais qu’une exception malheureuse. Mais seule la règle compte vraiment et fascine. La règle, c’est cet ordre symbolique que les savants imaginent (et fantasment) entre le cosmos, les dieux et les réalités matérielles palpables. La force du fantasme était d’autant plus forte que le savoir positif était limité. Il fallait que les dieux, les astres et les symboles comptent plus que la situation concrète du patient, parce que de toute façon le savoir positif était trop faible pour permettre l’espoir. Or c’est l’espoir que crée la Foi dans l’Ordre que personne ne voulait sacrifier. Car l’espoir comptait plus que la connaissance. Et cette hiérarchie de valeur n’a été inversée, le savoir positif et l’intérêt pour le cas concret contre la spéculation, que lorsque la connaissance positive permit réellement de régler des problèmes spectaculaires (à la Renaissance).
Un dictionnaire démotique-anglais, l'Egypte au début de notre ère
L'Egypte est sans doute un des pays où les manuscrits d'il y a 2 000 ans sont les mieux conservés pour des raisons climatiques. Par exemple c'est dans ce pays qu'on a retrouvé récemment un fragment du 4ème siècle mentionnant la "femme de Jésus" (voir cependant diverses réserves émises dans la communauté scientifique à ce sujet).
Comme la plupart des papyrus retouvés là bas sont en démotique, la langue populaire qui prédomina de - 500 à + 500, il est heureux que l'université de Chicago vienne de mettre au point un dictionnaire démotique-anglais en ligne. Pour vous donner une idée de la technicité de la chose, vous pouvez, au hasard, lire la page de la lettre "r" par exemple...
A propos de vieux textes égyptiens, on peut aussi jeter un oeil à l'article intéressant de Serge Cazelais sur l'Evangile de Judas et sur tous les problèmes philologiques que ce texte pose. Voilà. Juste une suggestion de lecture parmi d'autres.
Expositions et morale : la valorisation du césarisme autour d'Arles
Il y a souvent dans les expositions artistiques ou archéologiques un impensé que personne n'explicite et qu'il est pourtant utile de connaître. Qu'on songe par exemple à l'exposition de l'Institut du Monde arabe sur l'art du nu qui pouvait laisser penser (mais était-ce son objectif ?) qu'une tradition du nu est solidement ancrée au Proche-Orient alors qu'à y regarder de près, ce style semble s'être surtout développé par mimétisme à l'égard de l'Occident (c'est d'ailleurs très frappant au début du XXe siècle où l'on a le sentiment qu'il concerne surtout des milieux chrétiens influencés par l'Europe).(En réalité dans le cadre de mes recherches sur la nudité je n'ai croisé de permanence du nu en art après la conquête islamique que dans la miniature persane, laquelle n'entre pas dans le champ de l'exposition).
Un esprit universel qui s'intéresse aussi bien à ce qui s'est passé il y a 2 000 ans qu'il y a dix ans devrait aussi s'interroger sur le sens moral de l'écriture ou de la réécriture de l'histoire lorsqu'elle est vieille de plusieurs siècles.
En ce moment on s'extasie beaucoup sur la découverte d'un buste de César dans le Rhône (exhibé dans d'importantes expositions) et sur la prospérité d'Arles qui doit tout à ce dictateur. On rappelle éventuellement que cette prospérité s'est bâtie au détriment de Marseille, mais qui songe à expliquer que la spoliation de Marseille (la puissante cité grecque, tête de pont de la civilisation méditerranéenne en Gaule) par César fut vécue en son temps comme une des pires atteintes à la morale républicaine romaine, parce que cette ville avait toujours été l'alliée fidèle de Rome - elle l'avait notamment sauvée des invasions gauloises et aidée à s'installer en Transalpine ?
L'humiliation de Marseille par César est citée par Cicéron dans son Traité des Devoirs comme un exemple paradigmatique du cynisme césarien et de la destruction des valeurs républicaines. Voici exactement ses termes : « C'est ainsi qu'après la désolation et la ruine de nations étrangères, nous avons, pour bien montrer que le temps de la domination romaine pacifique était passé, vu figurer l'image de Marseille dans un triomphe, un triomphe célébré pour la prise d'une ville sans laquelle jamais nos généraux n'eussent pu mériter le triomphe pour avoir vaincu nos ennemis d'au-delà des Alpes. Je pourrais énumérer bien d'autres crimes envers des alliés, mais celui-là est le plus scandaleux qu'ait éclairé la lumière du soleil.» (Cicéron, Traité des devoirs, II, VIII, 28)
Notre époque ne s'intéresse plus aux guerres civiles romaines comme le firent tant de générations entre Montaigne et Chateaubriand. Mais nos contemporains ont quand même le devoir de regarder les traces du passé en connaissance de cause...
Les victoires du royaume de Méroé face à l'empire romain
Pour nos lecteurs intéressés par l'Antiquité, par les civilisations africaines, ou par l'anthropologie, signalons que le magazine de vulgarisation scientifique Sciences et avenir de mai se penche sur l'oeuvre de la reine de Koush (Méroé) la candace Amanirenas et non pas sa fille la candace Amanishakéto comme l'indique par erreur le Wikipedia en français (voir la différence de datation des règnes avec le Wikipedia en anglais, ce qui prouve qu'il faut se méfier de Wikipedia). Amanirenas, après des victoires inattendues sur les légions romaines, et malgré quelques revers militaires, finit par obtenir à Samos en 20 ou 21 av. JC un traité de paix favorable à son royaume qui fut en vigueur pendant 300 ans. Méroé avait aussi précédemment résisté avec succès aux tentatives d'annexion par les Lagides.
A propos du post-féminisme : Alexandra Kollontaï était-elle une pintade ?
Un sociologue qui s'intéresse à la condition féminine aujourd'hui ne peut pas ignorer les conséquences du post-féminisme, cette tendance intéressante qui vise à construire une identité féminine qui assume à la fois une revendication d'égalité (professionnelle notamment) avec les hommes et la volonté de préserver une spécificité "de genre" autour des plaisirs, de la séduction etc, bref tout ce qui dans l'héritage darwinien de notre espèce, en termes de sélection sexuelle (c'est-à-dire dans la dynamique des jeux de séduction entre mâles et femelles) a façonné l'anatomie et la psyché - inséparablement - de l'homme et de la femme.
Un article polémique récent sur un site marxiste dénonçait les effets du post-féminisme sous la forme de ce qu'il identifie comme du "salopisme", une tendance présentée comme une résultante du développement du capitalisme, qui viserait à privilégier la provocation sexuelle au détriment d'une libération authentique, concomitamment avec une victimisation associée à la political correctness, l'une et l'autre ne faisant que compliquer les relations de genre et augmenter de part et d'autre l'aliénation.
Je ne suis pas certain que ce concept de "salopisme" soit très pertinent. A vrai dire, je le trouve plutôt réducteur car il enferme la conscience féminine contemporaine dans une forme d'impasse mobide et laisse entendre que le post-féminisme n'a pu produire que cela. Je trouve provisoirement plus féconde, et plus adéquate à la complexité des possibilités qui s'offrent à la classe moyenne urbaine féminine contemporaine, la notion de "pintadisme" entendue comme une volonté de certaines femmes, dans la lignée du post-féminisme, d'assumer à la fois d'une part, le sérieux et les lourdes obligations inhérentes à la conquête de leur nouveau statut social (qui entraîne un cumul de responsabilités professionnelles et domestiques en termes d'entretien et d'éducation de la progéniture) avec d'ailleurs toutes les sources de fragilité que cette conquête implique (notamment la fragilité affective des couples puisque l'indépendance économique est acquise aussi bien pour le conjoint que pour la compagne, la séparation est à l'arrière plan des possibilités de toute relation) et, d'autre part, une certaine frivolité ("le souci des plaisirs" comme dirait l'autre). Un livre à succès, Une vie de pintade à Paris (Calmann Lévy 2008) a illustré ce phénomène du pintadisme, je vous renvoie à sa lecture.
En y songeant cette nuit je me demandais si l'égérie de la révolution sexuelle russe Alexandra Kollontaï dans les années 20 n'avait pas été une icône avant la lettre du pintadisme. Fille d'aristocrate à Saint-Petersbourg, résolument engagée dans l'action révolutionnaire, elle avait fini par choquer l'opinion publique russe non seulement par sa défense d'une liberté sexuelle complète (l'idée que l'acte sexuel devrait être aussi simple que de boire un verre d'eau vient d'elle), mais aussi en achetant tous les mois des robes très chères aux meilleurs fourreurs de Paris alors qu'elle était ambassadrices des Soviets à Oslo, et que son pays endurait les conséquences économiques les plus terribles qui soient de la guerre civile.
Il semble que Mme Kollontaï réalisait l'idéal actuel de sérieux dans l'accomplissement des tâches professionnelles d'une diplomate tout en donnant libre cours aux pulsions liées à l'héritage évolutionnaires (comme on dit en anthropologie) dans l'interaction avec la gent masculine (et les jeux de séduction, même imaginaires, même seule face au miroir, qui se nouent autour de cela), et ce avec d'autant plus de bonheur que ses interlocuteurs occidentaux attendaient cela d'elle (la diplomatie étant une profession très fondée sur la séduction). Bref Alexandra Kollontaï était un cas assez typique de pintadisme avant l'heure, peut-être un peu malgré elle d'ailleurs, car le féminisme marxiste orthodoxe d'une Clara Zetkin, comme le féminisme "MLF" de la génération des années 60 allait être clairement gêné par cette idiosyncrasie de l'aristocrate russe, et même tenter de le dissimuler, comme on glisse la poussière sous le tapis.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le pintadisme, notamment sur les jeu de déguisement qu'il implique (quelqu'un sur Internet rappelait que pintade signifiait en portugais "peinte" parce que les marins de Lisbonne crurent que la pintade était une poule peinte), ce qui fait penser à Nietzsche et ses remarques sur le rapport des femmes au jeu, au travestissement, etc, à l'image de la vie elle-même.
J'ai déjà parlé sur ce blog du photographe Idan Wizen dont j'ai préfacé le livre. Je vois des femmes inspirées par le post-féminisme aller poser nues devant son objectif. Je me demande si cela n'a pas à voir aussi avec le pintadisme, et si plus largement l'engouement de beaucoup de femmes pour les arts et pour la photo, pour le fait de poser, même habillées, n'a pas à voir aussi avec cela. Bien sûr il faut se méfier des concepts trop étendus dont le sens est facilement noyé à force de leur faire englober des phénomènes trop nombreux.Tout n'entre pas dans le pintadisme, mais il y a incontestablement matière à réfléchir de ce côté là.
De même il faudrait que je vous parle un jour de Marguerite d'Angoulême, soeur de François Ier et reine de Navarre. Elle occupe une place très importante dans la préhistoire du pintadisme. Nous y reviendrons peut-être...
Un mot sur "Comment l'Islam a découvert l'Europe" de B. Lewis
Je me suis amusé il y a peu à recopier sur ce blog un paragraphe amusant de Candide de Voltaire qui évoquait la nudité des captifs des corsaires vendus comme esclaves à Alger. Le magnifique livre de l'orientaliste américain Bernard Lewis publié en 1995 "Comment l'Islam a découvert l'Europe" resitue cette question des enlèvements d'Européens en Méditerranée occidentale dans le contexte des relations internationales du XVIIIe siècle. Il montre notamment comment cette histoire de piraterie fut l'occasion d'un marché de dupes (au profit du bey d'Alger) entre Alger et l'Espagne. C'est étrange mais cette histoire de traité non respecté par Alger aurait presque pour effet de relativiser l'importance du non-remboursement par la France monarchiste de la dette contractée par la République en 1793 auprès du même bey, affaire que des militants sur Internet montent en épingle depuis deux ou trois ans parce qu'elle fut à l'origine directe de la colonisation française de l'Algérie... On a le sentiment qu'à ce moment-là le non respect des traités était un peu la règle entre les différentes autorités de la Méditerranée occidentale... Lewis sans aborder directement cet épisode sort en tout cas des archives des échanges de correspondance passionnants entre diplomates turcs et russes à l'heure où les monarchies européennes voulaient obtenir de la Sublime Porte l'interdiction des navires à cocarde tricolore dans ses ports (demande à laquelle Constantinople, trop heureuse de voir la fièvre révolutionnaire affaiblir ses ennemis chrétiens, n'accéda jamais). L'Orientaliste montre d'alleurs très bien comment le régime révolutionnaire français fut le premier à pouvoir parler au monde musulman et à pénétrer ses esprits, parce qu'il était laïque (et donc n'était pas l'émanation pure et simple d'une religion jugée hérétique, et donc interdite d'accès à l'Empire ottoman) et en même temps émanait d'une puissance militaire victorieuse dont les Turcs avaient beaucoup à apprendre.
Le livre retrace en des termes très clairs et très synthétiques toute la problématique de la conquête musulmane, des divisions qui ont ensuite traversé le nouvel empire "mahométan", le jeu de balancier entre djihad islamique et croisades chrétiennes, les affres de la conquête mongole, puis le déclin du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord sous l'effet d'une sorte d'encerclement du monde musulman par voie maritime et terrestre à partir de l'échec du second siège de Vienne. Il montre comment deux peuples des "limites" qui avaient subi pendant longtemps la domination musulmane, les Russes et les Espagnols, ont joué un rôle très important dans la reconquête chrétienne, et combien celle-ci a obligé le monde musulman à sortir d'une sorte de condescendance méprisante à l'égard des barbares chrétiens d'Europe (il y a un textes très intéressant d'un conseiller du sultan de Constantinople à propos du "bey" des Francs, François Ier qui a sollicité son aide).
Bernard Lewis est un personnage controversé qui a inventé le terme "choc des civilisations" et joue un rôle de premier plan chez les néo-conservateurs américains. Ses options idéologiques ne sont sans doute pas absentes de la manière dont il présente l'histoire. Mais son livre (qui est le premier ouvrage d'orientaliste que je lis après un livre de Marshall Hodgson) offre des panoramas d'ensemble très stimulants qui ne se perdent pas dans les détails inutiles, et qui vaut le détour ne serait-ce que pour les documents d'archives qu'il cite. Il peut se lire avec profit même si l'on ne partage pas les thèses de son auteur (d'ailleurs le travail académique honnête passe par la lecture de gens qu'on désapprouve). J'en redirai peut-être un mot à l'occasion.
Les conquêtes de la révolution néolithique
Il y a quelques années j'ai écrit quelques recensions sur le Néolithique au Proche-Orient. Je signale cette interview récente très intéressante sur un blog de Libération de l'archéologue Jean-Paul Demoule concernant la conquête des agriculteurs-éleveurs par la Méditerranée et le Danube, et l'apparition tardive des hiérarchies sociales parmi eux lorsqu'ils ont atteint les côtes occidentales (alors que la hiérarchisation, elle, était déjà à l'oeuvre, sous l'effet de l'augmentation de la densité, au Proche-Orient dans des zones cernées par des déserts
Extraits :
"Nous savons désormais qu’il s’agissait d’un double mouvement de colonisation, en provenance du Proche-Orient. Il a pris les chemins du nord – via les Balkans et le Danube – et du sud – via les côtes de Méditerranée. La branche sud est arrivée il y a 7600 ans en France, et l’autre branche franchit le Rhin il y a 7000 ans environ. Les chasseurs cueilleurs sont submergés, leur nombre est estimé à quelques dizaines de milliers, contre environ deux millions d’agriculteurs lorsqu’ils parviennent à occuper l’Europe.
Leur mode de vie, les premières implantations, l’organisation des villages, les traces matérielles des croyances… Nous comprenons mieux cette histoire d’une extension permanente. Dès qu’un village voyait sa population passer les 200 personnes, une partie s’en séparait pour aller fonder une nouvelle implantation, au détriment de la forêt.
(...) Les migrations ont lieu probablement pour conserver un modèle social, assez homogène avec peu de différences de richesses et de statuts entre groupes et individus et qui aurait été menacé par une population trop dense. D’où un étonnant conservatisme social et technique, avec les mêmes plans de maison, les mêmes types de décors de Kiev à Brest, alors qu’il n’y avait pas la moindre unité politique. Ce village néolithique regroupait des maisons rectangulaires en bois et terre, qui peuvent aller jusqu’à 40 mètres de long. Une économie basée sur le blé, l’orge, les lentilles, le porc, la chèvre, le mouton, le bœuf et le chien.
Cette période voit l’invention des inégalités sociales, l’archéologie révèle t-elle pourquoi et comment la multitude s’est-elle retrouvée dominée et exploitée ?
Menhirs Champagne sur OiseJean-Paul Demoule: On observe à plusieurs reprises, dès les débuts du néolithique au Proche Orient, que lors des premières évolutions démographiques très fortes, avec l’apparition d’agglomérations, ces premiers points de fixations s’effondrent puis les gens se dispersent dans toutes les directions. Sauf dans les régions – Mésopotamie, Égypte – où une sorte «d’effet nasse», car les populations sont cernées de déserts ou d’eau, provoque l’apparition des premières villes, des premières stratifications sociales et des États. En Europe, cela va être beaucoup plus lent et progressif… car l’effet nasse ne se fait sentir que lorsque les agriculteurs viennent buter sur les «finisterres» et l’océan Atlantique. (A gauche, menhirs du Vème millénaire, abattus au 3ème millénaires, Champagne sur Oise Denis Gliksman)
Auparavant, si vous n’étiez pas content de l’émergence d’une caste qui voulait vous dominer ou vous exploiter, il vous suffisait de partir coloniser des espaces nouveaux et vierges. On peut lire l’expansion néolithique en Europe comme la volonté des hommes d’échapper au piège social d’une densité démographique trop forte pour s’accommoder d’une grande égalité.
Ce n’est donc pas un hasard si les premiers sites où apparaissent des différenciations sociales fortes – avec les dolmens qui sont des tombeaux monumentaux – surgissent le long de l’Atlantique… et le long de la mer Noire, là où la densité de population est la plus forte. Ni que l’on observe des effondrements de la civilisation mégalithique au bout de quelques siècles, comme si les hommes ne supportaient plus cette stratification."
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"Athéna et la grande déesse indienne" de Bernard Sergent (1)
Poursuivons notre interrogation sur les grandes déesses féminines. A lire absolument : "Athéna et la grande déesse indienne" de Bernard Sergent. Selon lui pas de doutes : Athéna a son équivalent parfait chez les Celtes et en Inde. Il y avait donc une grande déesse commune à tous les indo-européens, une grande déesse aux traits qui ont profondément marqué tous les successeurs de ces peuples. Une déesse de la guerre... et pas un dieu...
Nous aurons l'occasion de revenir en détail sur ce livre. Dès l'introduction on y trouve des éléments très éclairants (et plus précis que chez Dumézil) sur ce qui justifie la comparaison gréco-indienne (le fair qu'iranien et sanskrit aient plus de 90 % de racines lexicales en commun, et le grec et le sanskrit plus de 30), la manière dont les croyances indo-européennes se sont "acclimatées" et imposée à l'Ouest et à l'Est : une déesse guerrière qui prend divers noms parmi tous les peuples qu'elle rencontre en Hellade, et qui garde son unité mais en revêtant divers avatars au contact de la diversité ethnique dans le Deccan. La comparaison entre l'Odyssée et le Mahabharata est aussi tout à fait fascinante.
Pas négligeable non plus : au détour de certaines remarques Sergent fait écho à des lectures déjà mentionnées sur ce blog. On ne peut que l'approuver sur sa critique de Daniélou à qui il reconnaît le mérite d'avoir tracé des pistes d'interrogation mais dont il trouve le travail trop idéologique (ce ce que j'écrivais il y a peu, et cela crève les yeux), au point, selon Sergent, qu'il faudrait tout recommencer à zéro. Avec Daniélou il accepte l'équivalence Dionysos-Shiva, mais refuse l'hypothèse d'un Shiva dravidien : pour lui Shiva et Dionysos sont des émanations d'une divinité indo-européenne comme Athéna et Durga.
Chez Sergent un coup de griffe aussi (un peu injuste dans la forme je trouve) contre McEvilley, mais la remarque sur le fond de ses travaux porte loin : il ne faut pas, selon lui, chercher comme McEvilley un contact direct entre Grèce et Inde au cours du Ier millénaire av JC : elle n'a jamais eu lieu. C'est l'ascendance commune (indo-européenne) qui explique la similitude des schèmes de pensée (en philosophie, en médecine). Je trouve que cette réflexion est à garder à l'esprit y compris quand on disserte sur la nudité dans l'art et notre héritage grec sur ce sujet comme je le fais en ce moment : la spécificité indo-européenne doit être sans cesse réinterrogée.