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Les inspirations déviantes de l'Arche internationale
Le rapport de la commission d'étude sur Jean Vanier, "star" de la communauté catholique L'Arche internationale, intitulé "Emprise et abus, enquête sur Thomas Philippe Jean Vanier et L’Arche (1950-2019)" est une source de réflexion très intéressante sur les dérives sectaires d'une mouvance catholique proche des dominicains français au cours des 70 dernières années (dérives qui défraient maintenant la chronique médiatique et judiciaire). A certains égards les mécanismes anthropologiques qui y sont décrits sont classiques, mais les éléments de langage utilisés par les "gourous" de la communauté s'ancrent dans des révélations et un patrimoine cléricalo-mystique plus récent. Par exemple ce rapport ( p. 120) met en avant le fait qu'en 1952 le P. Thomas Philippe (inspiré par son oncle dominicain le P. Thomas Dehau) voulait créer une « petite famille » ... dans une « vie cachée », où "on mènerait en partageant la vie intime de Marie et de saint Jean, dans laquelle on peut rester unis et continuer à vivre ensemble « spirituellement » malgré les séparations. Cette « petite famille » a été selon lui formée par Marie pour préparer les apôtres des derniers temps, la congrégation ultime annoncée par Louis-Marie Grignion de Montfort (dont T. Philippe est un disciple posthume) au début du XVIIIe siècle et par Mélanie Calvat, la bergère de La Salette, au milieu du XIXe siècle ".
Le Monde du 27 décembre 2000, avait parlé ainsi de leurs pratiques : "À L’Arche, les foyers sont mixtes, le geste évangélique du lavement des pieds est un quasi-rituel et le bain un moment fort de chaque journée. Vanier insiste sur l’importance du “toucher” et de la tendresse, mais à ceux qu’inquiéteraient les risques d’abus sexuels, il répond par la règle d’une vie communautaire où est écartée toute forme de “dépendance fusionnelle”. Des chasseurs de “sectes” ont bien cherché à fouiller dans la déjà longue saga de L’Arche et à discréditer l’expérience, mais en pur désespoir de cause ! J. Vanier s’en irrite ou en sourit. Il préfère remonter à une plus longue histoire, celle d’un saint Paul qui, au premier siècle déjà, écrivait aux Corinthiens que “ce qu’il y a de fou dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les forts et les puissants”
A l'époque Jean Vanier passait pour un saint. A propos de ses inspirateurs les frères Philippe, un de mes correspondants précise dans un courriel de ce matin :
"Le Père Thomas Philippe était la proie de phantasmes au sein desquels la plus haute mystique rejoignait les obsessions sexuelles. Tout cela donna lieu à une théologie aberrante qui prit naissance à partir d’une révélation bien mystérieuse en 1938. Le Père Thomas fut par la suite la proie de troubles psychiatriques. Il écrivait à un ami que « chaque jour, il se sentait devenir plus étrange, que le monde extérieur lui semblait comme une prison dont les murs se rapprochaient de plus en plus de sa tête, au point de l’enserrer, que la seule vue d’un habit de l’Ordre le jetait parfois dans une angoisse insurmontable ».
(J’extrais ces lignes d’un dossier que j’ai constitué).
Le Père Marie Dominique Philippe subissait l’ascendant d’une religieuse hongroise à la beauté troublante Tünde Zsentes, encore appelée Mère Myriam dont on peut trouver la biographie aux éditions Pierre Marcel Favre. Cette sœur avait des talents prodigieux. Dans son lycée de Budapest, elle remportait les premiers prix de chant, de piano. Dès l’âge de 16 ans, elle donnait son premier récital public. Elle était très douée pour la peinture. Elle rencontra le Père Marie Dominique Philippe pour la première fois en 1973. Elle devint sa secrétaire et suivit ses cours à l’université de Fribourg. Elle obtint un doctorat de Philosophie en soutenant deux thèses : l’une sur la pensée de Karl Marx à travers « L’idéologie allemande » et l’autre sur la notion de cause dans « La métaphysique » d’Aristote. Ce milieu m’a fasciné dans les années 90. La plus haute intellectualité y côtoyait la mystique avec Marthe Robin et bien d’autres. Nous étions dans les années Jean Paul II.
Mère Myriam montrait des tendances névrotiques voire psychotiques certaines. C’est parfois la rançon d’une intelligence supérieure. Sa mère lui avait révélé ses origines juives. Elle fonda alors une communauté judéo- chrétienne et demande aux jeunes filles qui la suivaient de pratiquer les mitsvoth, d’absorber une nourriture casher. Désavouée par le cardinal Decourtray, elle entreprit une grève de la faim, sombra dans l’anorexie."
Tous ces gens étaient assurément brillants, et l'on voit là une illustration de l'association entre talents intellectuels, sexualité et orgueil, mal dissimulés sous une rhétorique de l'humilité dans un cocktail d'exaltation spirituelle explosive. Dans les soldes négatifs de cette affaire, outre l'aliénation psychologique des participants, il faut relever au moins un avortement clandestin au début des années 1950 (les rapports sexuels entre les "initiés" du groupe étaient à ce prix...).
Il me semble que cette histoire fait écho à divers éléments que nous avions relevés dans l'usage sacramentel de la sexualité tel qu'il existait jadis chez les disciples de Carpocrate (voir mon billet sur les adamites). On touche là à un paradoxe démoniaque qui est que la sexualité sacralisée qui donne aux gens l'illusion de les relier, et de fournir de vrais "abandons" au nom de Jésus-Christ, ne fait que couper les personnes de l'ordre social, transformant en l'espèce la communauté des frères Philippe puis celle de Vanier en société secrète (et en secte) - une religieuse dans le rapport parle même d'une sorte de "franc-maçonnerie" - avec ses initiations cachées, ses mots codés etc.
"Les Yogas de l'Infer"
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J'ai déjà parlé il y a deux ans sur ce blog de feu Jean-Gaston Bardet dont une des vertus, me semble-t-il, est d'avoir défendu une tradition bénédictine auboise (les "Enfants du Père Soubise, de Nogent-sur-Aube ou Nogent-en-Othe), contre le gnosticisme des compagnons du devoir.
Je relisais ce soir cette phrase dans "Mysticisme et Magies" (p. 432), chapitre "Les Yogas de l'Infer" :
"Aujourd'hui, le yoga qui nous est transmis n'est pas le yoga initial, le mode d'union de la Révélation primitive, mais le Yoga sexualisé de l'ancien matriarcat, c'est à dire la pire dégradation satanique de la Révélation de la Vierge Marie" (condamnée par le Concile d'Ephèse de 431 qui en la proclamant theotokos rompt toute confusion possible avec la déesse mère)
Sur la base de Pierre Gordon (mais sans préciser lequel de ses livres, Bardet identifiait la Maïa, mère divine (qui a donné son nom à la Maya, souligne-t-il, et qu'il fallut exorciser dans le nom du mois de mai sous le talon de Marie) il identifie la Kundalini-Shakti au Shatan lové, et au Léviathan de Job. Pour lui tout le yoga était pollué par le matriarcat satanique à travers le tantrisme. Et la porte de sortie de cette aporie pour atteindre le divin authentique se trouvait, selon lui, du côté de la prière perpétuelle chrétienne.
La lactation surnaturelle : Marie Rousseau, une imposture du XXe siècle, et des sources médiévales
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Après notre billet sur le don de lactation d'une mystique controversée, Mme Bruyère, en voici un sur une bienheureuse dont le rôle est approuvé par l'Eglise officielle : Marie Rousseau, née Gournay, fille du peuple de Paris, née en 1596, veuve du marchand de vin et tenancier de taverne David Rousseau, à l'origine de la fondation de Saint-Sulpice et de la sanctification de Saint-Germain-des-Près à Paris, mais aussi de la validation de la mission de Jeanne Mance pour la fondation catholique du Canada français en 1642.
Pour avoir une idée de ses dons on peut se reporter par exemple à la manière dont cette femme littéralement canalisait directement de l'au-delà son volumineux journal intime, voici ce que son ami Olier, en 1642, écrivait (Journal tome II, p. 196-197) :
"Pendant sept ou huit heures entières elle dit qu’elle n’écrit que la moindre partie de ce qu’elle voit, elle dit un mot qui en exprime seize, bref elle n’écrit rien qui la contente, tant la matière qu’elle laisse surpasse celle qu’elle écrit, ce qui est une marque presque infaillible de ses véritables lumières, et surtout au sujet de la très Sainte Vierge. Et ce qui est encore considérable, c’est la manière dont elle écrit étant toujours quasi hors d’elle et tombant en extase en écrivant. Je suis redevable à mon DIEU de la grâce de l’avoir vue en cet état, de l’avoir vue hors d’elle-même avec des souffrances extrêmes, je l’ai vue se plaignant qu’elle ne voyait goutte pour écrire tant son âme était occupée au-dedans et dérobait ainsi aux sens les facultés nécessaires pour le service de cette âme. Je ne vois point de secrétaire du St Esprit plus assuré dedans l’Église hors de ceux que la foi nous propose, mais pour des âmes particulières il n’y a point de marque de fidélité et de soumission plus grandes que celles qui se remarquent en sa façon d’écrire, elle ne se sert point de son esprit, elle s’abstient d’écrire ce qu’elle doute être de Dieu, elle soumet le tout à son directeur très capable, elle n’écrit que dans l’impétuosité d’un esprit intérieur plus vite et plus fort que le sien qui n’ayant rien d’acquis ne mêle rien avec l’esprit DIVIN, bref c’est une merveille qui n’a rien de semblable."
A la différence de Mme Bruyère et de ses disciples, Marie Rousseau ne donnait pas son sein aux bébés (voire à un homme de trente ans...), mais, comme elle, elle matérialisait dans sa poitrine au moins au niveau des sensations le rôle "marial" qu'elle devait jouer sur la Terre. C'est ce qu'a relevé le père Houtin quand il rapporte ces propos d'Olier : « Cette âme, toutes les fois quasi, au moins assez souvent, lorsque Dieu opère par moi au prochain, elle se sent tirée des mamelles, comme si c'était un petit enfant qui tirât du lait de sa mère. Elle se sent le sein enflé et son lait se répandre en moi qu'il lui semble que je dégorge après sur les personnes à qui je parle. »
Pour bien le comprendre, il faut saisir que d'après cette mystique, elle "devient" littéralement la Vierge Marie, comme Olier devient Jésus, et cela se comprend à partir d'un autre extrait des écrits d'Olier qui indiquent à propos de Marie Rousseau : "Elle vit Notre Seigneur venir en moi et me changer en lui et vit encore la Sainte Vierge entrer en elle et la convertir toute en elle".
On peut se demander si Mme Bruyère en donnant ensuite généreusement le sein à ses disciples ne fait pas que pousser d'un pas de plus l'inspiration de Marie Rousseau (diabolique ou pas, on l'ignore, en tout cas, il y avait bien une production surnaturelle de lait). Cette thématique évidemment ouvre une réflexion intéressante sur la dimension sensorielle du mysticisme, notamment du mysticisme féminin. Peut-être une exploitation plus détaillée du volumineux journal de Marie Rousseau qui dort encore à la Bibliothèque Nationale de France nous en apprendrait-elle plus.
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A côté de cette histoire qui relève d'un surnaturel probablement "positif" et exempt de mensonge et d'orgueil, en voici une beaucoup plus douteuse, du moins si l'on se fie au témoignage qui est parvenu jusqu'à nous.
En 1976, une romancière catholique (auteur entre autres d'un livre sur Saint Jérôme comme Régine Pernoud) Yvonne Chauffin et un prêtre de 62 ans docteur en théologie et ancien interne des hôpitaux se sont penchés sur la question de la lactation surnaturelle dans un livre, paru aux éditions Plon, " Le Tribunal du Merveilleux". Le chapitre de ce livre intitulé "La sainte Mamelle" (une fête ancienne - le 17 octobre jadis) a été écrit par Yvonne Chauffin. Il raconte comment, dans une communauté qui instruit 300 adolescente, une femme de 26 ans (appelée pour les besoins de la cause Mélanie, d'un tempérament un peu exalter, alla demander à la mère supérieure de l'allaiter. La religieuse hésite, sachant la chose matériellement impossible, puis accepte d'essayer. "Il n' y a pas de péché. On est entre femmes, écrit Yvonne Chauffin (p. 108). Tout est pur aux purs. La religieuse cède enfin. Elle s'assied, ferme les yeux, se met en prière, relève d'un geste maladroit sa guimpe blanche, dégrafe son corsage noir, en sort en tremblant son sein flasque et quinquagénaire, qu'aucune main n'a caressé, qu'aucune lèvre n'a approché. Mélanie devant elle à genoux, les yeux au ciel, approche goulûment sa bouche entr'ouverte. La montée de lait ne se fait pas du premier coup ! Ce serait trop beau ! Après deux ou trois jours d'efforts répétés, le miracle se produit ! Du sein virginal le lait ruisselle. Il en coule un filet crémeux aux commissures des lèvres de Mélanie."
La mère supérieure troublée se demande si elle doit espérer qu'il se renouvelle. Elle prie. A ce moment-là une lettre arrive d'un missionnaire au Japon, le père Bécourt qui dit connaître depuis longtemps les qualités spirituelles de Mélanie et encourage la supérieure à accepter humblement le phénomène. Et celui-ci se reproduit tandis que le père Bécourt meurt trois mois plus tard. Puis une sommité médicale canadienne qui aurait eu naguère le père Bécourt comme directeur spirituel recommande aussi de poursuivre dans cette voie et la supérieure se décide à écrire au pape. L'évêque dépêche un prêtre enquêteur. La supérieure avoue qu'elle ferme les yeux quand elle donne le lait et qu'elle n'a jamais rencontré ni le père Brécourt ni le médecin canadien. Il interroge Mélanie qui lui apparaît "revêche, mal fagotée, à la parole saccadée". Celle-ci avoue qu'elle avait avait auparavant aussi demandé la têtée à une militante de l'Action française, vieille fille du genre "jument militante syndicaliste" selon Y. Chauffin qui l'avait hébergée et par l'intermédiaire de laquelle elle avait connu la communauté religieuse et que cela n'avait rien donné. Quand il découvre que le docteur Bécourt et le médecin canadien n'ont jamais existé, le prêtre enquêteur comprend que les religieuses ont été bernées par Mélanie, dans la chambre de laquelle d'ailleurs des tubes de lait concentré ont été retrouvés.
Voilà donc deux histoires bien différentes sur l'héritage du rapport chrétien à la lactation.
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En parcourant le Net, je vois aussi que Anselme de Gembloux (XIIe s) écrivit dans sa Continuatio chronigraphiae Sigiberti que dans Cambrai est une ville épiscopale très ancienne et très importante, se trouvait une cathédrale dédiée à la Vierge mère, et qui conservait "une boucle de sa chevelure et du lait de sa sainte mamelle". Il y avait aussi, selon Guilbert de Nogent (1053-1124) du lait de la Vierge dans une colombe de cristal d'or à la cathédrale de Laon. 69 sanctuaires au XIIe siècle revendiquaient la possession de ce lait, dont Sainte-marie de Rocamadour, qui était , selon des clercs, fait en réalité de poudre provenant de la grotte de Bethléem.
L'universitaire suédois Hilding Kjellman (1885-1953) qui exploita le recueil de miracles anglo-normands dans le manuscrit 20 B XIV de l'ancien fonds Royal du Musée Britannique y a trouvé l'histoire de de Fulbert, évêque de Chartres (mort en 1028), qui fut guéri par le lait de la Sainte Vierge. Sur son lit de mort, saint Fulbert reçoit la visite de la Vierge ; il fut rétabli par trois gouttes de son lait dont elle l'arrose et qu'il conserve ensuite pieusement dans le trésor de l'église. En témoignage de sa reconnaissance, il restaura la cathédrale de Chartres. Guillaume de Malmesbury, qu'on a déjà évoqué à propos du Graal, a cité ce miracle dans sa Gesta Regum Anglorum, puis Albéric des Trois-Fontaines ( auteur d'une chronique universelle en latin de la Création à 1241), qui le place en 1022, et en français dans dans le 21e poème de la collection anglo-normande d'Adgar.
Notre Dame ne se contente pas d'arroser, comme en témoigne l'histoire "d'un moine qui souffrait d'une maladie terrible, appelée « Equinancie », sorte de chancre qui lui avait affecté le cou. Mourant il est visité par la Sainte Vierge, qui invisible à tous les assistants lui met sa mamelle dans la bouche. Il en suce le lait bienfaisant, l'enflure du cou disparaît et il est bientôt tout à fait
bien portant."
Le chercheur a trouvé dans un autre document l'histoire de la guérison d'un chancreux combinée dans cette rédaction avec la vision du champ fleuri, après que Notre Dame eût mis son sein dans sa bouche.
Il existe aussi une histoire d'un homme qui se fait religieux ; il passe son temps à des prières et à de bonnes œuvres, et notamment il recommande aux riches de donner de leur avoir aux pauvres et aux orphelins. Le moine appelle lui-même la Vierge qu'il reçoit seul. Elle lui met la mamelle dans la bouche pour qu'il en suce le lait qui le guérit.
Kjellman note que "Gautier de Coincy (1177-1236) consacre à ce même sujet un deuxième récit qui représente une dernière forme des miracles traitant ce thème. Il s'agit d'un clerc qui s'était livré à toutes les joies du monde sans s'occuper de son âme. Il tomba malade, perdit connaissance et fut attaqué d'une horrible frénésie. Dans sa rage, il se mangeait la langue et les lèvres ; sa figure devint tellement méconnaissable que personne n'osait le regarder. La Sainte Vierge lui apparaît cependant, s'approche de son lit, et arrosant de son lait sa bouche et sa figure elle le guérit."
Ce récit se trouve dans plusieurs des grandes collections latines. Paule V. Beterous, docteure ès-lettres, en 1975 après Kjellman les a catégorisés.
On voit bien que Bernard de Clairvaux (1090-1153), qui est né 62 ans après la mort de Fulbert, ne fut pas, selon la tradition, le premier à sucer la Sainte Mamelle, quoique dans son cas, l'originalité tient à ce que ce lait lui apporta le savoir et l'éloquence, et non la guérison, tout comme l'enseignement de Notre Dame apporta à Albert le Grand le savoir scolastique...
Madame Bruyère et la lactation
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L'allaitement de Jésus par la Sainte Vierge dans un tableau de Rubens ("L'adoration des Bergers") m'a rappelé la lactation de Saint Bernard dont je vous avais parlé en 2015 et qui m'étonne depuis que je l'ai vue dans les années 1990 représentée par Cano au musée du Prado à Madrid.
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Comme j'évoquais par mail le sujet avec un ami le weekend dernier, celui-ci me faisait remarquer qu'au XIXe siècle l'abbé Albert Houtin (1867-1926) avait écrit sur le rapport très particulier que l'abbesse de Solesme Mme Bruyère (1845-1909) avait à ce sujet.
Voici ce que l'abbé écrivait très précisément dans une édition augmentée de 1830 de la biographie de cette mystique (p. 38-39) :
" De bonne heure, elle avait considéré les formations des âmes comme des « maternités ». Cette image, s'emparant de plus en plus de sa pensée, prit tous les développements dont elle était susceptible. L'Abbesse portait ses fils dans on sein ; elle les mettait au jour, les gratifiait d'un nouveau prénom, les allaitait, les élevait spirituellement. Elle aimait à recevoir leurs confidences, même celles que les enfants ne font pas ordinairement. Dom Guéranger, qui se flattait de l'avoir dirigée dès son enfance en dehors de « la pruderie moderne », aurait pu se vanter d'avoir réussi.
La mère comblait ses enfants de douceurs spirituelles. Chaque année, par exemple, pendant la nuit de Noël, elle recevait dans ses bras l'Enfant-Dieu. Après l'avoir allaité, elle le déposait dans les bras de ses filles les plus privilégiées, et celles-ci aussi lui donnaient le sein. Elle le déposait ensuite tour à tour dans les bras de ses fils. Et ceux-ci, qui n'en avaient rien vu, apprenaient de leur Mère, au parloir ou dans une tendre missive, que la chose était arrivées."
Le père Houtin en note de bas de page rapproche ce phénomène d'allaitement virginal de ce qu'écrivait le curé Olier, fondateur des Sulpiciens, de sa mère mystique Marie Rousseau : « Cette âme, toutes les fois quasi, au moins assez souvent, lorsque Dieu opère par moi au prochain, elle se sent tirée des mamelles, comme si c'était un petit enfant qui tirât du lait de sa mère. Elle se sent le sein enflé et son lait se répandre en moi qu'il lui semble que je dégorge après sur les personnes à qui je parle. » Et le point concernant les autres religieuses qui donnaient aussi le sein, renvoie à une note de bas de page qui cite la troisième partie du mémoire du mémoire au Saint-Office de dom Sauton, moine et médecin de l'abbesse, qui précise : « ses filles étaient encore plus privilégiées. Quelques-unes d'entre elles, et j'en pourrais citer, recevaient de Madame le divin poupon et devaient aussi lui donner le sein. Elles décrivaient aussi aux frères intimes les chastes émotions de cet allaitement virginal. »
Puis l'abbé Houtin renvoie à la p. 122 de son livre, qui est un extrait du mémoire dudit dom Sauton, que l'abbesse avait pris sous aile et qu'elle avait rebaptisé Tiburce, où on lit : Sa "maternité virginale n'était pas un vain mot ; la mère nourrissait son fils de sa propre substance, elle le nourrissait de son lait virginal. Et comment ? Ah ! dans ce monde des réalités surnaturelles, toute distance disparaît, les obstacles matériels s'évanouissent; qu'importait cette grille placée par la nature entre la mère et son fils ; la mère n'en presserait pas moins son enfant sur son cœur, prélude du suave commerce dans lequel ce petit être répond à l'appel de sa mère, et puise à son sein un lait non moins virginal que mystérieux. Honni soit qui mal y pense ! Qui donc verra d'un œil mauvais l'enfant se jouer sur le sein de sa mère ? Qui donc prétendra lui ravir ses caresses? Est-il rien de plus pur que ces tressaillements maternels ? Dieu l'a voulu ainsi; ne crains rien, petit Tiburce. Tu connaîtras un jour les sublimes prérogatives auxquelles tu participes en ce moment. Ces entrailles qui t'ont porté d'une manière surnaturelle, n'ont-elles point abrité le Sauveur durant neuf mois? Ce sein que tu presses entre tes lèvres, n'a-t-il point allaité le divin Enfant de la Crèche? Sans doute la faiblesse de ton âge ne te permet point encore de connaître ces merveilles, d'en goûter les harmonies surnaturelles ; peut-être un jour seras-tu digne de les apprendre ? Alors tu comprendras l'éminente sainteté de celle que tu nommes « ta mère Cécile ».
Tiburce buvait à longs traits ce perfide breuvage ; il grandissait sur les genoux de sa mère, et son origine n'avait rien de la terre. Son nom lui disait assez qu'il devait vivre en compagnie des anges".
La mère Cécile Bruyère était gratifiée de toutes sortes de dons mystiques, notamment celui d'avoir des apparitions de Jésus et de la Sainte Vierge. Un jour (p. 137) celle-ci, après l'avoir "embrassée comme une soeur" lui permit de revivre toutes les étapes de sa jeunesse, de ses "chastes noces" (avec l'Esprit Saint), puis de sa maternité avec tous les aspects ambigus du rapport à Jésus qui était à la fois fils et époux de la Sainte Vierge...
Vint la nuit de Noël : « Mère-Vierge, a écrit la mystique, dans mon humilité, je n'osais présenter au divin poupon ce que l'enfant demande à sa mère. Mais l'enfant était aussi l'Époux », il en avait toute la force, « et l'amour de l'Époux triompha par ses caresses de mes chastes résistances ».
Quelle pâmoison d'amour ! lorsque les lèvres de l'Époux attiraient la substance de ma vie et que je me sentais ainsi passer dans mon bien-aimé ! » « Ce ne sont pas des figures ou des visions de l'âme, mais des phénomènes réels et réellement vécus pour l'être physique et pour l'être moral. Chacun de mes fils m'a été donné par la continuation de ce mystère. Il en est, hélas ! qui me griffent au sein si cruellement que le lait qu'ils y prennent est tout teinté de sang.»
Dom Sauton dans la critique théologique (p. 206) de cette vision et des pratiques d'allaitement qu'elle a ensuite autorisée y décèle une trace satanique dans le fait premièrement qu'elle a donné l'occasion à l'abbesse de faire la promotion de ses dons, ce qui n'est pas saint ; ensuite que cela la conduisait à aller au delà des convenances ; enfin que cela ne permettait pas de dégager la mystique de la "servitude des sens".
L'auteur en concluait (p. 207) que "ce surnaturel n'est pas divin". L'analyse ensuite des conflits qu'entraîna le comportement de la mystique corrobore le diagnostic.
Dans le livre du père Houtin on lira aussi avec intérêt l'analyse psychiatrique de Mme Bruyère, (p. 313 et suiv) et du problème qu'il y eut de la part de dom Sauton d'accepter d'être allaité au sein de cette religieuse, alors qu'il avait plus de trente ans (p. 335)...
On n'est peut-être pas loin dans cette affaire du cas des nonnes possédées de Louviers...
Le Lévitikon de Fabré-Palaprat et le johannisme
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On a commencé à évoquer il y a quelques jours le fondateur d'Eglise "johannique" Bernard-Raymond Fabré-Palaprat. Le Journal des débats politiques et littéraires du 10 janvier 1907 évoque en ces termes l'histoire des documents sur lesquels il fondait son Eglise (une charte de l'Ordre des Templiers et un "Levitikon"). "Au moment de mourir, Jacques de Molay avait laissé à un chevalier de Jérusalem, nommé Larmenius, la charte de son Ordre. Cette charte s'était perdue par le malheur des temps; mais en 1804 elle avait été retrouvée dans une boîte de bouquiniste par Philippe Ledru, fils du prestidigitateur Comus et père de Ledru-Rollin qui, en inventant le suffrage universel, devait rendre un nouvel essor à l'art de la prestidigitation".
Voici ce que Fabré-Palaprat lui-même disait du Lévitikon qu'il présentait comme datant du XIIe siècle :
"Ce manuscrit est en grec, sur parchemin ( grandes feuilles), en lettres d'or, et porte la date de 1154. Il est une copie ou apographe d'un manuscrit du cinquième siècle, conservé par nos frères d'Orient, et semblable à celui d'Occident, sauf les passages relatifs à l'Ordre des Templiers, incorporé dans l'Eglise primitive des son institution en 1118 ; et quelques notes et passages extraits du commentaire traditionnel de la doctrine religieuse, dont la Cour Apostolique a ordonné l'insertion dans toutes les traductions du codex lévitique.
Les Évangiles sont ceux qu'à écrits l'Apôtre Jean, auxquels on a ajouté, en regard, l'Evangile du même Apôtre, selon la Vulgate.
La Table d'Or contient la liste ou série chronologique , jusqu'en l'année 1154, des Souverains Pontifes et Patriarches, dont le dernier (ou le soixante-quatorzième) était le cinquième Grand-Maître du Temple.
Le Statut fondamental du gouvernement de l'Eglise, le Rituel cérémoniaire et les vingt-un articles de la profession de foi ou abrégé du Lévitikon, sont extraits d'un ancien manuscrit, contenant divers décrets de la Cour Apostolique , lesquels décrets ont été, dans les derniers temps, réunis en un seul code par ordre de la même Cour.
Pour éviter aux critiques, des répétitions inutiles, et aux fidèles des réponses à des argumens sans valeur, nous prévenons que les manuscrits dont il s'agit, et autres conservés dans les archives de l'Église, ont été examinés avec une attention scrupuleuse par un grand nombre d'hommes capables de les juger, entre autres par le savant et illustre Grégoire, ancien évêque de Blois, qui, dans son Histoire des Sectes religieuses, tome 2, page 4°7 et suivantes, édition de 1828, déclare partager le sentiment d'hellénistes distingués et versés, en outre, dans la paléographie, sur l'ancienneté du manuscrit, qui contient le Lévïtikon, les Évangiles et la Table d'Or, manuscrit qu'il dit être du treizième siècle, lorsque d'autres prétendent qu'il est antérieur (1 - la note dément cela en relevant que le texte mentionne Souverain Pontife Bertrand do Blancfort, élu et sacré en cette même année 1154)."
Après une polémique sur les objections théologiques de Grégoire, Fabré-Palaprat ajoute, sur la datation que Grégoire "pense, d'après ses propres investigations et celles d'un savant helléniste, professeur de la faculté de théologie de Copenhague, M. Hohlenberg, qui a lu notre manuscrit et l'a étudié avec soin ; il pense, dis-je, que ce livre est au moins du treizième siècle, et qu'il appartient à la famille de ceux de la recension byzantine ; mais que, d'après quelques idiotismes qu'on y remarque , et l'omission assez fréquente de l'article ô , il est probable que ce manuscrit a passé par des mains latines."
Sur le Net (ici, c'est un site catholique) on peut lire que la version racontée par le Journal des débats a été démentie par Pierre Adet (1763-1834), ambassadeur de France aux États-Unis et membre de l'Ordre du Temple, qui reçut les documents auprès du conseiller du roi et régent de l'Ordre Claude-Mathieu Radix-de-Chevillon du précédent Grand Maître Louis-Hercule Timoléon personnellement, et non dans un meuble acheté par Ledru.
Une autre version veut que le Danois Munster aurait découvert dans la bibliothèque du prince Corsini à Rome, la règle manuscrite de l'Ordre. Puis dans un meuble à double fond, on découvrit la Charte dite de Jean-Marc Larmenius, meuble que détenait un Anglais, cette Charte portait la signature des grands Maîtres qui se succédèrent jusqu'en 1804. Elle fut soumise à beaucoup d'expertises, papier, encre, écriture, signatures, et, finalement, deux camps apparurent : un camp de scientifiques et d'historiens affirmant qu'il s'agissait d'une supercherie grossière, et un autre camp acceptant cette charte comme véritable. Jean-Marc Larménius serait une totale invention de Fabré-Palaprat ou de Ledru selon Daniel Tant, employé des Archives municipales de Reims (article de 2008). Selon celui-ci Fabré-Palaprat aurait acheté le Lévitikon pour 25 francs à un bouquiniste.
Toutes ces affaires mêlent souvent vérités et mensonges et l'on ne sait jamais qui dit le vrai, de celui qui affirme ou de celui qui dément...
L'histoire de cette Eglise johannique selon Fabré-Palaprat, repose sur la transmission "des pouvoirs apostoliques-patriarcaux" au croisé Hugues de Payen (je renvoie à mon livre "Le complotisme protestant" à son sujet) par le 60ème patriarche Théoclet. Toutes ces généalogies font penser à la supercherie du Prieuré de Sion, mais ne sont-elles que cela ?
Notons que la Gazette des Armes en 1990 reprenait encore à son compte ce genre de récit.
Dans le Dictionnaire des Sciences Médicales T. 52 p. 260 et suiv., édité par Panckoucke, Pinel et Bricheteau ont examiné le cas Fabré-Palaprat sous le titre « Spasme avec lésion des facultés intellectuelles », mais on a le droit de douter de leur compétence quand on voit qu'ils classent aussi dans cette catégorie floue Saint Antoine, Saint Siméon Stylite, Sainte Marie-Alacoque, Cagliostro etc...
Ils écrivent d'une façon très détaillée :
"M. Fabre-Palaprat, médecin de Paris, aussi recommandable par ses talens que pour sa philanthropie, est âgé de quarante-six ans ; né sous un climat chaud, il a été dès sa jeunesse doué d'une imagination exaltée et d'un caractère méditatif, ne paraissant se complaire que dans la solitude, livré au travail et à la médication. Il avait parfois des accès de somnambulisme, et il assure avoir composé, dans un de ces accès, une pièce de vers latins qu'il se reconnaissait incapable de faire dans état de veille. A dix-huit ans, il fut délivré de cette fâcheuse incommodité, par un réveil en sursaut dans le temps même qu'il se livrait à une de ses excursions nocturnes (l'un de nous a été également somnambule dans sa jeunesse et une pareille aventure l'a délivré de cette maladie).
A peu près dans le même temps, le malade fut atteint d'une fièvre intermittente quarte, qui dura une année entière, et dont il fut guéri brusquement par un remède secret qu'il suppose être de l'arséniate de potasse.
A peine cette fièvre avait-elle cessé, qu'il se manifesta une autre maladie périodique c'étaient de vives douleurs dans la poitrine, accompagnées d'anxiété, de mouvemens spasmodiques, avec une teinte jaune de la peau, un dérangement dans les fonctions digestives, etc. Ces accident survenaient à des intervalles éloignés à la suite du travail et de la méditation ils allaient toujours en croissant l'espace de huit ou dix jours, puis décroissaient successivement. Pendant plusieurs années qu'il fut affecté de ces spasmes de la poitrine, M. Fabré consulta à Montpellier, où il étudiait la médecine, plusieurs médecins distingués ( Fouquet Petiot, Dumas, etc. ), qui le crurent menacé de phthisie pulmonaire et lui prescrivirent des moyens appropriés cet état, etc. Il vint ensuite habiter Paris l'état de sa santé n'offrit rien de remarquable dans les premiers temps de son séjour en cette ville, si ce n'est des vomissemens de sang, qui étaient constamment causés par l'usage du beurre; effet singulier, dans la production duquel cependant l'influence de l'imagination n'avait aucune part, puisque le malade ayant un jour consenti à dîner chez un ami à condition qu'il ne mangerait rien au beurre ( condition qui ne fut point tenue ), il vomit une grande quantité de sang à l'issue du diner.
Vers trente-six ans, la maladie prit un autre caractère; les accès s'annonçaient par une grande irascibilité, une humeur fâcheuse dont les meilleurs amis du malade ont quelquefois éprouvé les effets; puis il survenait des vertiges, des spasmes dans tous les muscles soumis à la volonté, qui l'obligeaient à se jeter dans un fauteuil ou sur un canapé souvent il poussait un cri aigu, qui était suivi d'une roideur cataleptique de 3 quelques secondes seulement: bientôt après succédait une sorte de ravissement extatique avec une sensation de volupté indicible que l'on peut comparer, suivant luit aux jouissances de l'amour, mais qui est infiniment au-dessus. Les organes génitaux ne participaient d'ailleurs en rien à cet état d'exaltation, bien que le malade fût en général continent et vit rarement de femmes dans la crainte de se trouver mal, ce qui lui est arrivé quelquefois. Pendant la durée de l'extase, qui était communément de cinq à six minutes, M. Fabré ne perdait pas connaissance continuait de. converser mais ses discours avaient quelque chose de solennel de romanesque et de poétique. L'extase dissipée ou plutôt diminuée, l'accès se prolongeait jusqu'au huitième et dixième jour pendant lesquels le malade ne prenait aucun aliment ni boisson; il vaquait néanmoins à ses affaires, mais dans sa conversation on apercevait facilement que son imagination avait une teinte romanesque et que sa manière d'être était puissamment modifiée par un état d'exaltation et de contentement qui ne sont pas ordinaires dans la vie humaine. La durée du sommeil ne dépassait pas deux heures, et le reste de la nuit se passait dans une sorte de rêverie contemplative dont le vague berçait agréablement le malade.
Les accès de spasme extatique, tels que nous venons de les décrire, se sont d'abord manifestés tous les six mois ou environ, puis tous les quatre mois, ensuite de trois eu trois et de deux en deux mois, enfin tous les vingt-huit jours assez régulièrement à mesure que ces accès se rapprochaient et devenaient en même temps plus courts, l'extase était accompagnée de jouissances plus ineffables et cet état avait alors tant d'attraits pour le malade, qu'il s'y abandonnait involontairement malgré la conviction qu'il avait de pouvoir lutter avec avantage contre son développement. Un affaissement et une prostration très considérables des forces avec des sueurs abondantes, qui parfois avaient l'odeur du sperme, annonçaient, pour l'ordinaire la fin de l'accès et un prompt retour à l'état naturel.
Au mois de mars 1818 d'après les instances de sa famille et de ses amis justement effrayés de la fréquence toujours croissante des retours de cette affection spasmodique, M. Fabré essaya de la combattre au moyen des pilules narcotiques de Méglin (composées de valériane d'oxyde de zinc et d'extrait de jusquiame, un grain de chaque) qu il porta successivement jusqu'à douze l'effet en fut assez marqué puisque l'accès, dont le retour devait être prochain fut retardé d'environ deux mois; mais comme si le mal n'eut été que comprimé pendant quelque temps, il reparut avec plus de violence, et pour ainsi dire sous une autre forme; car, à compter de cette époque, les accès ne furent que de courte durée, et se montrèrent quatre jours de suite les 13 14 15 et 16 mai. Le 14 l'extase voluptueuse se reproduisit jusqu'à six fois, ce qui fit au malade l'effet d'une violente courbature on remarqua, pour la première fois qu'il perdait connaissance pendant quelques secondes; on continua l'usage des pilules de Méglin que l' ou porta jusqu'à dix-huit à cette dose, la vue se trouva considérablement affaiblie, ainsi que la sécrétion urinaire.
Le 10 juin on observa tous les avant coureurs d'un accès qui cependant n'eut pas lieu. Le 8 août, à la suite d'une attaque légère M. Fabré joignit aux pilules de Méglin un demi-gros de valériane en poudre, et ensuite un gros avec quantité égale de quinquina. Ces médicamens fuient administrés ensemble pendant quelque temps, puis suspendus et repris; il ne se manifesta d'accès qu'en novembre, époque à laquelle on reprit l'usage de la valériane, du quinquina et des pilules de Méglin suspendu depuis quelques jours, et on continua d'administrer ces médicamens le reste de l'année 1818.
Au commencement de l'année 1819 le malade éprouva un accès de spasme extatique à la suite d une affection morale; il reprit alors l'usage de la valériane associée au quinquina, qu'il porta jusqu'à trois gros, toujours concurremment avec les pilules de Méglin, administrées d'une manière croissante et décroissante depuis une pilule jusqu'à dix-huit et vice versa. Pendant les huit mois qui suivirent, M. Fabré eut assez fréquemment de très-petites attaques, ou bien simplement observa chez lui quelques signes avant-coureurs qui n'avaient aucune suite. Il continua en général de faire usage des mêmes médicamens. L'objet du délire extatique, quand il survenait était toujours le même, c'est dire un sentiment indicible de bonheur et de ravissement auquel Je malade s'abandonnait avec délice aux approches de l'accès, bien qu'il fût persuadé que sa santé dut en recevoir une mauvaise influence; disposition que l'on peut comparer à celle-de ces individus faibles et irritables, très enclins aux plaisirs de l'amour, qui savent bien que la jouissance les use et les consume, mais ne la recherchent pas moins et s'y abandonnent avec une sorte d'instinct destructeur.
A la fin de l'année 1819, la maladie ne se montra plus que faiblement et sous un aspect différent l'état spasmodique, au lieu d'être suivi d'extase voluptueuse, n’offrait plus qu'un état plus ou moins prolongé d'anxiété et d'irascibilité, avec de violentes palpitations, de l'oppression, et quelquefois une abondante hémorragie du nez. La maladie, que l'on ne cessa pas de combattre par intervalles avec les moyens indiqués plus haut, continua à se manifester sous cette forme nouvelle jusqu'au mois d'avril 1820 La durée totale de chaque accès était alors de douze heures au plus; et l'on ne pouvait méconnaître combien le temps, d'un côté, et de l'autre une médication active et savamment combinée avaient changé la nature du mal et affaibli ses effets.
A la fin d'avril, l'affection se reproduisit sous la forme primitive avec extase et jouissance intuitive. Le 8 mai, pendant la nuit, M. Fabré éprouva un fort accès avec convulsion, roideur tétanique, perte de connaissance. Cet état dura quarante minutes et fut suivi d'extase voluptueuse, de courbature et d'accablement. Quelques autres accès qui survinrent ensuite, quoique beaucoup moins forts, tirent craindre au malade que l'affection spasmodique ne reparût avec son intensité première, et l'engagea à revenir à l'usage des médicamens ci-dessus mentionnés qu'il avait abandonnés, La valériane et le quinquina, associés ensemble, furent administrés de nouveau jusqu'à la dose de trois gros chaque, et les pilules de Méglin portées concurremment jusqu'à dix-neuf, d'où l'on revient en décroissant jusqu'à la dose la plus faible.
Depuis cette époque, M. Fabré n'a, de temps à autre, que de l'oppression de l'anxiété, et quelques autres accidens nui composent ce qu'il appelle des soupçons d'attaque il se porte en général beaucoup mieux que par le passé et supporte bien les fatigues qu'exigent les soins de sa profession."
Voici ce qu'Eliphas Lévy, ami des mages Ganneau et Delaage (dont j'ai parlé dans mon livre sur Lacordaire), disait, quant à lui, de la tradition "johannique" revendiquée par Fabré-Palaprat au chapitre 35 de son Histoire de la Magie :
"La pensée secrète d’Hugues de Payens, en fondant son ordre, n’avait pas été précisément de servir l’ambition des patriarches de Constantinople. Il existait à cette époque en Orient une secte de chrétiens johannites, qui se prétendaient seuls initiés aux vrais mystères de la religion du Sauveur. Ils prétendaient connaître l’histoire réelle de Jésus-Christ, et, adoptant en partie les traditions juives et les récits du Talmud, ils prétendaient que les faits racontés dans les Évangiles ne sont que des allégories dont saint Jean donne la clef en disant, « qu’on pourrait remplir le monde des livres qu’on écrirait sur les paroles et les actes de Jésus-Christ ; » paroles qui, suivant eux, ne seraient qu’une ridicule exagération, s’il ne s’agissait, en effet, d’une allégorie et d’une légende qu’on peut varier et prolonger à l’infini.
Pour ce qui est des faits historiques et réels, voici ce que les johannites racontaient :
Une jeune fille de Nazareth, nommée Miryam, fiancée à un jeune homme de sa tribu, nommé Jochanan, fut surprise par un certain Pandira, ou Panther, qui abusa d’elle par la force après s’être introduit dans sa chambre sous les habits et sous le nom de son fiancé.
Jochanan, connaissant son malheur, la quitta sans la compromettre, puisqu’en effet, elle était innocente, et la jeune fille accoucha d’un fils qui fut nommé Josuah ou Jésus.
Cet enfant fut adopté par un rabbin du nom de Joseph qui l’emmena avec lui en Égypte ; là, il fut initié aux sciences secrètes, et les prêtres d’Osiris, reconnaissant en lui la véritable incarnation d’Horus promise depuis longtemps aux adeptes, le consacrèrent souverain pontife de la religion universelle.
Josuah et Joseph revinrent en Judée où la science et la vertu du jeune homme ne tardèrent pas à exciter l’envie et la haine des prêtres ; qui lui reprochèrent un jour publiquement l’illégitimité de sa naissance. Josuah, qui aimait et vénérait sa mère, interrogea son maître et apprit toute l’histoire du crime de Pandira et des malheurs de Mirjam. Son premier mouvement fut de la renier publiquement en lui disant au milieu d’un festin de noces : « Femme qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Mais ensuite pensant qu’une pauvre femme ne doit pas être punie d’avoir souffert ce qu’elle ne pouvait empêcher, il s’écria : « Ma mère n’a point péché, elle n’a point perdu son innocence ; elle est vierge, et cependant elle est mère ; qu’un double honneur lui soit rendu ! Quant à moi, je n’ai point de père sur la terre. Je suis le fils de Dieu et de l’humanité ! »
Nous ne pousserons pas plus loin cette fiction affligeante pour des cœurs chrétiens ; qu’il nous suffise de dire que les johannites allaient jusqu’à faire saint Jean l’Évangéliste responsable de cette prétendue tradition, et qu’ils attribuaient à cet apôtre la fondation de leur Église secrète.
Les grands pontifes de cette secte prenaient le titre de Christ et prétendaient se succéder depuis saint Jean par une transmission de pouvoirs non interrompue.
Celui qui se parait, à l’époque de la fondation de l’ordre du temple, de ces privilèges imaginaires se nommait Théoclet ; il connut Hugues de Payens, il l’initia aux mystères et aux espérances de sa prétendue Église ; il le séduisit par des idées de souverain sacerdoce et de suprême royauté, il le désigna enfin pour son successeur.
Ainsi l’ordre des chevaliers du temple fut entaché dès son origine de schisme et de conspiration contre les rois.
Ces tendances furent enveloppées d’un profond mystère et l’ordre faisait profession extérieure de la plus parfaite orthodoxie. Les chefs seulement savaient où ils voulaient aller ; le reste les suivait sans défiance.
Acquérir de l’influence et des richesses, puis intriguer, et au besoin combattre pour établir le dogme johannite, tels étaient le but et les moyens proposés aux frères initiés. « Voyez, leur disait-on, la papauté et les monarchies rivales se marchander aujourd’hui, s’acheter, se corrompre, et demain peut-être s’entre-détruire. Tout cela sera l’héritage du temple ; le monde nous demandera bientôt des souverains et des pontifes. Nous ferons l’équilibre de l’univers, et nous serons les arbitres des maîtres du monde.
Les templiers avaient deux doctrines, une cachée et réservée aux maîtres, c’était celle du johannisme ; l’autre publique, c’était la doctrine catholique-romaine. Ils trompaient ainsi les adversaires qu’ils aspiraient à supplanter, Le johannisme des adeptes était la kabbale des gnostiques, dégénérée bientôt en un panthéisme mystique poussé jusqu’à l’idolâtrie de la nature et la haine de tout dogme révélé. Pour mieux réussir et se faire des partisans, ils caressaient les regrets des cultes déchus et les espérances des cultes nouveaux, en promettant à tous la liberté de conscience et une nouvelle orthodoxie qui serait la synthèse de toutes les croyances persécutées.
Ils en vinrent ainsi jusqu’à reconnaître le symbolisme panthéistique des grands maîtres en magie noire, et, pour mieux se détacher de l’obéissance à la religion qui d’avance les condamnait, ils rendirent les honneurs divins à l’idole monstrueuse du Baphomet, comme jadis les tribus dissidentes avaient adoré les veaux d’or de Dan et de Béthel.
Des monuments récemment découverts, et des documents précieux qui remontent au XIIIe siècle, prouvent d’une manière plus que suffisante tout ce que nous venons d’avancer. D’autres preuves encore sont cachées dans les annales et sous les symboles de la maçonnerie occulte. »
Mais Eliphas Lévy est-il crédible vu les cercles assez "étranges" auxquels il se rattachait ?
L'exégèse du Lévitikon que fournit Fabré en tout cas dit seulement (p. 62) que Jésus a été élevé dans le collège de prêtres d'Alexandrie. Il n'est pas certain que l'introduction de cette hypothèse atténue par elle-même le fait que Jésus serait vraiment fils de Dieu, recevant ses dons du Père. Simplement il est vrai que le détour par une technique magique (à laquelle fait un peu référence Meheust aussi dans son "Jésus guérisseur") "associe" en quelque sorte un peu plus le paganisme à l'apport de l'Incarnation, paganisme saisi comme dépositaire d'une certaine sagesse divine.
D'ailleurs Fabré s'en tient à une position minimaliste concernant les attributs du Christ. Au vu des ambiguïtés des Evangiles sur son statut divin, et même sur la question de savoir s'il est le Messie, les membres de l'Eglise johannique s'en remettent à la volonté de Dieu pour éclairer chacun là dessus et admettent toutes les opinions (p. 74-75).
En revanche ce qui est carrément hérétique dans le propos de Fabré c'est sa compréhension de l'Esprit saint comme simple intelligence du Père (ce qui est très en déçà des vertus que lui attribue Saint Paul par exemple). Est-ce une inflexion intellectualiste personnelle que Fabré apporterait à l'héritage johannique ?
Les femmes disciples de Jésus
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Hier la chaîne Histoire rediffusait le documentaire de 2018 déjà diffusé le 9 août 2021 : " Les femmes disciples de Jésus" (2018) d’Anna Cox avec les historiennes Helen Bond et Joan Taylor (cf ci-dessous en anglais).
Helen Bond est historienne spécialisée dans les origines du christianisme et chef de la Divinity School à l’Université d’Édimbourg et sa collègue Joan Taylor enseigne au King’s College.
Des éléments intéressants : une crypte supposément dédiée à Sainte Salomé près de Beit Lehi avec un graffiti implorant sa protection ; la fresque (découverte en 1971) du Ve siècle de Cerula dans les catacombes de Naples qui pourrait (sous réserve des éléments techniques de nuance que fournit ce site) représenter une femme évêque susceptible d'avoir officié au IIIe siècle ; l'expression étrange dans Marc 6:7 qui laisse entendre que Jésus a envoyé ses disciples en binômes mixtes (un homme une femme) dans les villes pour pratiquer les exorcismes ; la démonstration sur l'effacement progressif des femmes dans les représentations de la résurrection de Lazare sur les sarcophages au musée du Vatican entre 280 et le IVe siècle.
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Un quart des sarcophages du National Treasures Storehouse de Beit Shemesh en Israël (datant de l'époque de Jésus) porteraient Marie comme nom (min 6'44). Marie-Madeleine, Marie de la Tour, est retenue comme étant la première des disciples, mais selon les historiennes, Joanna la femme de Chuza intendant d'Hérode (Luc 8:2-3) était probablement celle qui finançait les apôtres. Tous ces éléments sont instructifs et à ajouter à notre dossier sur la Sainte-Baume (et à nos remarques dans notre livre sur Lacordaire sur la réhabilitation de la féminité chrétienne après le saint-simonisme, voire à nos découvertes sur le traité sur Marie-Madeleine de Demoulins de Rochefort à l'époque de François Ier).
L'humilité selon Isaac le Syrien
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Absolument fondamental. On peut trouver qu'il manque à ce texte une petite dose de charité (c'est le reproche souvent adressé à l'hésychasme). Mais s'il est vrai que la charité est indispensable, je crois qu'elle doit toujours être précédée par un moment d'ascèse tel que le décrit cette page, sans quoi la charité n'est qu'erreur et ostentation.
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Le Santo Daime et le christianisme
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Je lisais dans la revue Nova Religio il y a peu ce compte rendu d'un livre qui analyse la diffusion de la religion brésilienne du Santo Daime en Europe, Christ Returns from the Jungle de Marc G. Blainey.
Cette religion est un culte amérindien syncrétique fondé sur une utilisation sacramentelle d'une drogue enthéogène, l'ayahuasca.
Dans la revue britannique rationaliste New Humanist on lit aussi : "L'objectif du Santo Daime est fondamentalement chrétien. Boire de l'ayahuasca a la même signification pour les membres du Santo Daime que l'Eucharistie pour les catholiques : ils croient qu'ils boivent en Jésus-Christ. Les cérémonies se déroulent selon le calendrier officiel du Santo Daime, avec des « travaux », ou cérémonies, qui ont lieu environ trois fois par mois. Ceux-ci ont tendance à fonctionner du coucher du soleil jusqu'à l'aube. Le thé hallucinogène est administré tout au long, afin que les membres puissent traverser leur vie et revoir leurs erreurs avec une nouvelle compréhension".
On lit aussi dans une page plus favorable à cette religion (sur le site du groupe Chacruna) extraite du livre de Blainey que "certains daimistas façonnent des croix de Caravaca (en forme de croix de Lorraine) à partir de la vigne Banisteriopsis caapi qui est utilisée pour fabriquer l'ayahuasca, ce qui implique qu'en buvant la boisson Daime, on prend le bois de la croix de Jésus dans son corps.". "Le Santo Daime, ajoute Blainey, est une forme « pérenne » de christianisme qui considère les enseignements du Christ comme complémentaires et harmonieux avec la spiritualité indigène et les idées mystiques des autres religions." Evidemment cela rappelle un peu le Christ cosmique du New Age. On lit encore : "la théologie de guérison par la foi de Santo Daime représente l'appropriation stratégique du christianisme par les traditions afro - brésiliennes et indigènes de l'ayahuasca. Pour les daimistas européens, le Santo Daime est en fait un moyen de guérir les maladies de l'égocentrisme arrogant et de l'ethnocentrisme au cœur du projet occidental... Pour eux, le calice du Christ qui arrive maintenant de la jungle amazonienne a été purifié des pollutions colonialistes, un antidote au désespoir égoïste, retournant en Europe à travers le liquide Daime et les enseignements de Mestre Irineu".
Certains initiés de ce culte font pression pour que les agences gouvernementales brésiliennes reconnaissent l'ayahuasca comme "patrimoine culturel immatériel" de ce pays. Évidemment le souci de "désenclaver" la figure du Christ du giron institutionnel ecclésiastique (et peut-être du giron égotique qui façonne sa perception) est intéressante mais l'usage de l'ayahuasca peut être très dangereux, et entraîne des décès chaque année, notamment chez les touristes imprudents... et ce peut être aussi, au niveau spirituel, une erreur de plus semblable à celle du mouvement du Libre-Esprit au Moyen-Age...