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Trésors de Gisors

A partir de 1158 Gisors a été administré quelques années par les Templiers (PFD Hersan) car il était censé constituer la dot de Marguerite fille de Louis VII future épouse du fils d'Henri II d'Angleterre qui n'avait que 10 ans. Entre 1158 et 1161, 3 chevaliers de l'Ordre du Temple seraient restés dans la forteresse. Ils s'appelaient Richard de Hastings, Toestes de Saint Omer et Robert de Pirou.
Dans les années 1180, diverses réunions eurent lieu entre le roi de France et celui d'Angleterre qui se disputaient le Vexin, sous l'orme des conférences de Gisors. En 1183, Philippe Auguste rencontra Henri II, puis à nouveau en 1185 et en 1187. Pour contrebarrer la forteresse de Gisors contrôlée par les Anglais, Philippe Auguste fit élever un château fort au Val-Corbin, entre Gisors et Trye, non loin de l'orme des conférences, en 1186, selon le témoignage de Benoît de Peterborough. Un nouveau parlement eut lieu entre Trye et Gisors en 1188 entre Henri II et Philippe II pour y parler de l'appel à la croisade lancé par le pape, après la conquête du Saint Sépulcre par Saladin.
Selon le récit de PFD Hersan "Sous les tentes de différentes couleurs et placées de diverses manières, brillaient les écus et les armoiries de Richard, duc de Guyenne, de Philippe, comte de Flandre, de Thibaud, comte de Dreux, des comtes de Soissons, de Bar, de Clermont, de Beaumont, de Jacques d'Avesne, du brave Guillaume des Barres, de Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, etc
On se trouva réuni à Gisors, en parlement solennel, en plein champ, le jour de Sainte Agnès, dans les kalendes de février 1188. Il faisait un froid excessif et les barons étaient couverts de leurs hermines. On était en train de discuter sur les hommages, les redevances et les possessions de Gisors, de Fretteval et du Vexin normand, lorsqu'on vit s'avancer, vers le lieu de la réunion, deux prélats, précédés de a croix. Ils étaient montés sur des mules ainsi que le cortège qui les accompagnait. Après eux venaient plusieurs vieux chevaliers du Temple.
Par l'ordre de Philippe Auguste, des hérauts d'armes allèrent à leur rencontre et revinrent dire au camp que Guillaume, archevêque de Tyr, Henri, cardinal d'Albano, légat du Saint-Siège et quelques Templiers échappés au désastre des Lieux Saint venaient raconter les malheurs de Jérusalem". Des témoignages qui selon Benoît de Peterborough, provoquèrent une grande exaltation des auditeurs, et tous les présents prirent la croix à commencer par Henri I, mais chacun gardant sa couleur : la croix rouge pour le roi de France, blanche pour les Anglo-normands, verte pour les Flamands. Le lieu où le parlement de Gisors fut réuni, près de l'orme gigantesque, reçut le nom de Champ sacré et l'on y construisit une chapelle, ce qui n'empêcha pas cependant de nouvelles querelles entre les princes croisés puisque le suzerain d'Henri II, Richard, duc de Guyenne, allait peu de temps après attaquer le comte de Toulouse allié du roi de France, et il fallut une nouvelle entrevue sous l'orme près de la porte de Cappeville pour apaiser les esprits. On était sur le point de conclure un accord quand, selon Guillaume-le-Breton, dans sa Philippide chant III, Henri II se reposa sous l'immense orme tandis que Philippe Auguste et ses hommes devaient supporter un soleil très lourd. Les Anglais se moquèrent d'eux (p. 81). Les soldats français furieux chassèrent les Anglais et firent abattre l'Orme ferré par les Anglais (qui rappelle l'orme de justice de Boury). Cela donna lieu à une bataille rangée. Les choses ne s'apaisèrent qu'en 1189 avec le décès d'Henri II, rongé par le remord d'avoir fait assassiner Thomas Becket et par le conflit entre ses fils Richard Coeur de Lion et Jean Sans terre.
La reine Blanche de Castille, mère de Saint Louis, se retira au château de Gisors en 1226. La reine Blanche de Navarre, veuve de Philippe de Valois, s'y retira à son tour en 1359 à 28 ans, et devait mourir en 1398 à Neaufles à une lieue de Gisors. On dit que la tour de Neaufles communiquait avec le château de Gisors par un long tunnel qui passait sous la rivière la Levrière. Une tradition affirme qu'un trésor s'y trouve.
D'après Jean-Pierre Legrand, l’entrée se trouverait à la Grange, près de l’église, rue de la Grange Courcelles.
Hersan p. 135 cite un extrait des "Lettres sur Gisors" de "M. de la Mairie"
"Le jour de Noël, à l'instant où le célébrant lit la généalogie, les obstacles qui s'opposent aux efforts de ceux qui auraient voulu s'enfoncer dans cette merveilleuse caverne se dissipent comme par enchantement, les flammes diaboliques s'éteignent, le gardien infernal du magique trésor s'endort et toutes les richesses sur lesquelles il veille comme un autre Argos peuvent devenir la proie du plus audacieux qui aura tenté l'aventure". Une autre tradition veut que la reine Blanche (celle de Castille ou celle de Navarre, on ne sait pas laquelle), s'y serait réfugiée après être sortie imprudemment avec son armée du château de Gisors au milieu d'une bataille.
Blanche de Navarre avait selon la légende une réputation d’alchimiste et ses châteaux renfermaient des laboratoires. Elle aurait eu en sa possession un livre d’alchimie très rare paru en Languedoc au XIVe siècle. Ce traité serait né à la fin de la dynastie mérovingienne. Blanche d’Évreux serait la protectrice de l'alchimiste Nicolas Flamel …
Guy Tarade, auteur notamment d'une livre sur l'ordre des Antonins, estime que le principal trésor de Gisors est de nature alchimique. La preuve en serait donnée dans l'église Saint Gervais--Saint Protais qui abrite, "un Livre Muet voué tout entier à l'Alchimie" : la chapelle de l'Assomption.
Beaucoup d'auteurs se sont intéressés au trésor que les Templiers ont pu laisser à Gisors.
Victor Hugo alla même graver son nom sur une paroi de la tour du Prisonnier dans le château.
Depuis les travaux du journaliste belge Gérard De Sède a témoigné des fouilles effectuées par le gardien du site Roger Lhomoy, dont celui-ci avait tenté en vain de révéler le résultat à la municipalité en 1946. Il aurait trouvé dans une crypte, une ancienne chapelle romane en pierre de Louveciennes ; le long des murs, posés au sol, gisaient dix-neuf sarcophages de pierre de deux mètres de long sur soixante centimètres de large. Dans la nef, trente coffres de métal rangés par colonnes de dix abritaient le trésor de l'Ordre du Temple, mis en sécurité en 1307.
Depuis les travaux de de Sède, Gisors, comme Stenay dans les Ardennes, est associée aux énigmes de Rennes Le Chateau (dans l'Aude) et au mythe de la descendance cachée des Mérovingiens (et de Marie Madeleine) lancé par Pierre Plantard et popularisé récemment par Dan Brown dans le Da Vinci Code.
Après la sortie de l'ouvrage," Les Templiers sont parmi nous" de de Sède en 1961, le parc du château fut envahi par des radiesthésistes, des médiums, des touristes, et des fouilleurs clandestins.
Trois années de fouilles officielles furent furent infructueuses, les archéologues renoncèrent, mais les curieux amateurs continuèrent jusqu'aux années 80. Malraux fit intervenir l'armée en 1964 (un personnage de La Condition humaine s'appelait Gisors...) mais fit savoir que rien n'avait été trouvé.
Dans Gisors, ses mystères et ses trésors, Eddy Dasko, collaborateur de l'association Atlantis explique que le Prieuré de Sion, au coeur des spéculations sur Rennes-le-Château et du Da Vinci Code, serait né de la scission de l’Ordre de Sion avec ce qui allait devenir l’Ordre du Temple , et que cette scission fut réalisée à Gisors. A l’Ordre du Temple revenait la mission de protéger les routes de Jérusalem et la logistique de l’installation de deux cents cathédrales en Europe, d’églises et lieux de culte ; au Prieuré de Sion de protéger le descendants de la famille du Christ, mélangée aux familles Mérovingiennes qui régnèrent sur le pays jusqu'à l'assassinat de Saint Dagobert II.
Les deux ordres seraient entrés en conflit lors de la coupure de l’Orme de lumière en 1188 (dont on a cité le récit historique par Hersan). La partie spirituelle et ésotérique représentée par l’Ordre de Sion se séparait de la partie matérielle et opérationnelle (exotérique) représenté par l’Ordre du Temple. Le Prieuré de Sion nomma son premier Grand Maître après 1188 : Jean de Gisors, seigneur du château de Gisors.
En 1307 Guillaume de Gisors, Grand maître de Sion aurait facilité l'arrestation des Templiers et aurait organisé la disparition des archives du Temple et son trésor.
En 1629, alors que la confrérie des Rose-Croix était à son apogée, Robert Denyau ou Deniaud, docteur en droit canon, curé de Gisors et biographe de Louis XIV déclara dans un écrit que Jean de Gisors fut le fondateur des Rose-Croix en 1188 (mais l'Annuaire des cinq départements de la Normandie de 1909 p. 309 dénonce la présence d'erreurs nombreuses dans son Histoire de Gisors). Il était porteur du coeur d'or sur son blason comme Guillaume de Gisors (et comme le templier Jean de Gisors qui rencontra Thomas Becket en 1169) et premier Français à citer Dagobert II.
L'affirmation s'expliquerait par une conjecture sur le mot "ormus",qui serait une savante combinaison entre Ursus (ours en latin qui est une allusion aux Mérovingiens et à Dagobert II, il rappelle aussi ce moine en provenance de la Calabre et qui s’installa à Orval), « Urmus » (orme en latin), « Or » et la lettre « M » signe astrologique de la Vierge signifiant Notre-Dame.Le signe d’Ormus reprend cette symbolique. Ormus serait par ailleurs un mystique égyptien converti par Saint Marc en 46 qui serait à l'origine de la croix rouge ou rose des rosicruciens.
Dans un documentaire diffusé sur la chaîne Planète réaisé en 2008 par David Galley avec l'aide de Jean-Patrick Pourtal qui travaille depuis les années 1990 sur Gisors , Gino Sandri présenté comme secrétaire général du prieuré de Sion affirme que l'inspirateur du Da Vinci Code Pierre Plantard avait rencontré Lhomoy et aurait pu le manipuler. On trouvera le documentaire ci-dessous.
Jacqueline-Aimée Brohon (1731-1778)
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Parmi les auteurs oubliés de notre histoire littéraire, une femme, Jacqueline-Aimée Brohon qui vécut à Gisors au XVIIIe siècle. Peu de mentions d'elle de nos jours sur le web francophone, à part un appel à communication qui la décrit comme ayant "succombé à l’attrait des hétérodoxies, en même temps qu’à celui du romanesque" et une fiche de l'ULB qui donne comme date date de sa mort 1778, alors que Hersan la fait mourir en 1792, et ses Instructions édifiantes publiées en 1791 la donnent morte "douze ans" plus tôt). Pourtant le personnage compta en son temps et fut une source de polémiques à l'échelle nationale dans les décennies qui suivirent sa mort.
Dans son Histoire de la ville de Gisors (p. 201-202), P.-F.-D. Hersan, ancien instituteur en 1858, l'évoque en ces termes :
"A cette époque, vivait à Gisors la demoiselle Jacqueline-Aimée Brohon, auteur des ouvrages suivants : "Les amans philosophes" (orthographe de l'époque), un volume in-12, "les Tablette enchantées", un volume in-12, "Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au Désert, un volume in-12 ; "Manuel des victimes de Jésus" ; "les Charmes de l'Ingénuité," etc. Elle vécut au couvent des Annonciades de Gisors, dont une de ses parentes était supérieure. Fatiguée du monde, duquel elle avait fait les charmes par sa beauté et son instruction, elle embrassa les douceurs du cloître, sous la direction de l'abbesse qui lui était dévouée. Là, elle s'occupa de l'instruction et de l'éducation des pensionnaires du couvent. Quelques années auparavant, Voltaire lui avait fait obtenir une pension de mille livres, en considération de ses premiers ouvrages. Ses romans sont d'une hardiesse et d'une exaltation religieuse extraordinaires. Elle vécut aux Annonciades de Gisors dans un état dévotieux qui fit l'admiration des religieuses de cette maison. Elle mourut à l'époque de la révolution en 1792." Tout indique qu'Hersan se trompe et que JA Brohon est morte en 1778 à Paris, à 47 ans, après avoir vécu 14 ans (de 1764 à 1778, de 33 à 47 ans) au couvent de Gisors.
Les "Amans philosophes ou le triomphe de la raison" sont facilement accessibles sur Google Books. L'ouvrage, a été publié sous couvert d'anonymat à Amsterdam en1755 (l'auteure n'avait que 24 ans si l'on en croit la fiche de l'ULB, mais l'Histoire littéraire des femmes françoises lui en donne 18, ce qui signifie peut-être qu'il y eut une première publication en 1749). JA Brohon y annonce dans sa préface vouloir y exposer des réflexions qu'elle a "puisées dans la nature et dans le sentiment", et sollicite l'indulgence de ses juges en précisant que l'accueil fait à son livre déterminera son choix de poursuivre dans la voie littéraire ou pas.
Ce roman raconte l'amitié entre Mérindor, philosophe à l'esprit juste, à l'âme généreuse mais fuyant le commerce des hommes, et Damon, moins raisonnable, qui, sans avoir encore connu la passion amoureuse, est mal armé pour lui résister.
Près de chez Damon vit Emilie, beauté dans la fleur de l'âge, "fourbe, artificieuse et coquette à l'excès". Elle détourne Damon du goût de l'étude, lequel déserte l'amitié de Mérindor aussi bien que le salon de la tendre veuve Uranie chez qui ils avaient coutume de se réunir et qui avait des sentiments discrets pour lui. Comme Mérindor console, par les arguments de la raison, Uranie de sa solitude, celle-ci lui présente le jeune Déricourt, dont il tombe peu à peu amoureux. Comme il confie à Uranie la mélancolie que lui inspire cet amour interdit, son amie lui révèle que Déricourt est en réalité une femme nommée Victoire.
Suit une histoire de Victoire, fille d'une famille de deux enfants en Champagne. L'ayant rencontrée à 15 ans, Uranie l'a soustraite à l'influence néfaste de son grand frère Dorante, qui est amoureux d'elle, en l'initiant à la lecture, puis, à la mort de son père comme la flamme de Dorante se fait plus pressante, Victoire s'enfuit à Paris déguisée en homme, et se réfugie chez Uranie.
Mérindor s'ouvre alors de ses sentiments à Victoire, découvre qu'ils sont réciproques. L'auteur nous révèle alors la vie de Mérindor, initialement attaché à un courtisan aux belles manières mais qui ignorait les vertus authentiques, Oronte, puis amoureux d'une jeune Sylvie qu'Oronte lui ravit perfidement, alors pourtant qu'Oronte était promis en mariage à une autre femme. Oronte finit par abandonner Silvie, tandis que sa promise apprenait sa trahison. Mérindor vengé des injustices subies, mais désormais amer, tandis que son père tente de lui faire épouser Angélique, fille d'un chevalier. il perd les trois quarts de sa fortune du fait de la trahison d'un sien ami juge qui préfère les yeux d'une femme à la justice, et, du même coup, la promesse de mariage avec Angélique.Son père en meurt de chagrin, et sa mère décède peu de temps après.
Mérindor allait recouvrer sa fortune grâce au père de Damon. Après que Mérindor eut raconté ses infortunes à Victoire, celle-ci l'assure de la force de ses sentiments pour lui. Peu après, déguisée en Déricourt, elle croise Emilie dans un jardin de rencontres, où elle trompe abondamment et secrètement Damon. Séduite à la vue de Déricourt, elle entreprend de le soustraire aux enseignements d'Uranie. Instruite par Damon, s'étant introduit dans le cercle de Madame de Joinville, que fréquentaient Uranie et Déricourt, elle plait à celui-ci. Alors que Victoire et Uranie ont décidé de ne plus entrer dans le jeu d'Emilie et de ne plus fréquenter le salon de Mme de Joinville, Damon vient rencontrer Victoire déguisée en Déricourt en qui il voit un rival.
Comme Damon tire son épée contre Déricourt, Mérindor, présent, le repousse et lui révèle que Déricourt n'est pas un homme mais une femme vertueuse. Emilie de son côté entreprend de reconquérir Damon. Allant à sa rencontre, elle obtient de lui sans s'y attendre l'aveu que Déricourt est une femme. Après avoir reconquis le coeur de Damon, Emilie se venge de Victoire en écrivant à son frère. Uranie empêche néanmoins Dorante d'enlever sa soeur par la violence. Invoquant le "ciel protecteur de l'innocence" et la philosophie, elle persuade sa protégée de suivre son frère. Uranie fait en sorte que son enfermement dans une abbaye ne soit pas trop douloureuse pour elle et qu'elle puisse continuer à correspondre avec l'extérieur.
JA Brohon présente ensuite un échange de lettres touchant entre Mérindor et Victoire. Ne pouvant plus attendre que sa soeur consente à s'accoupler avec lui, Dorante décide de l'enlever où elle est recluse pour la placer dans un couvent sordide au fond d'un bois, mais l'émissaire d'Uranie les a suivis. En prise aux tourments de la solitude et de la mauvaise compagnie des religieuses, Victoire ne tient que par sa confiance en l'amour de Mérindor, lequel est en proie à la tentation du suicide. Informé de la situation, Damon, qui ignore toujours que Victoire est au couvent à cause d'Emilie, va rencontrer Mérindor. Instruit par Uranie, il prend enfin conscience de sa responsabilité dans le drame que vivent Mérindor et Victoire et va tuer Dorante dans un duel avant de s'exiler. Acquitté au tribunal grâce au soutien de Mérindor, Damon épousera uranie, et Mérindor Victoire tandis que tout le monde est réconcilié dans l'amour et le sentiment de la justice restaurée.
Le roman fait penser au conte ultérieur de Sade "Justine ou les infortunes de la vertu", mais à l'envers car la vertu y est récompensée. On comprend que Hersan cent ans plus tard l'ait trouvé "audacieux" en faisant implicitement mais probablement allusion entre autre à la question de la bisexualité. L'histoire du travestissement pour sauver l'indépendance ou l'intégrité d'une femme était banale à l'époque (cf le chevalier d'Eon ou certains passages des mémoires de Casanova), et cela entre chez JA Brohon dans une problématique de la nature vertueuse plus importante que les apparences, et le regard sur l'homosexualité différent de ce qu'il allait devenir au XIXe siècle, même si Melle de Brohon fait référence au fait qu'elle reste un "crime" du point de vue de la religion.
L' "Histoire littéraire des femmes françoises ou Lettres historiques et critiques" tome V, recueil de lettres d'une société de gens de lettres anonymes, publié chez Lacombe librairie en 1769, évoque (p. 517) les "Amans philosophes" et "Charmes de l'ingénuité" présenté comme un "très joli conte, inséré dans le Mercure de France" mais regrette à propos de Mademoiselle Brohon que "depuis plus de douze ans, il n'a paru aucun écrit sous son nom, aucun qui lui ait été attribué" et qu'elle soit soit "rentrée dans le cours de la vie ordinaire des personnes de son sexe" (nous verrons plus loin qu'il n'en fut rien). L'auteur de l'article estime que "les amans ne sont pas plus philosophes qu'ailleurs. Mais sans faire attention au titre de l'ouvrage de justes éloges, et pour les sentiments qu'il donne à ses personnages et pour la manière dont il les exprime". L'auteur de la revue précise ensuite que le conte "Charmes de l'ingénuité" a été repris par M. Marin sous forme 'une pièce de théâtre de comédie sous le titre "Graces de l'ingénuité.
Les archives du Mercure de France attestent que l'éloge des "Amans Philosophes" a été fait par la revue en mai 1755, estiment qu'elle s'est peinte dans "les Grâces de l'Ingénuité" et ajoutent : "heureux qui pourrait être son Tervile !". La revue de mars 1756 publie un compliment anonyme en vers (comme c'était l'usage) à la nouvelle "les Grâces de l'Ingénuité" parue en février (p. 84-85). Dans celle d'avril (p.51) paraissent des stances à Mademoiselle de Brohon, d'un certain comte Jean Charles de Relongue de la Louptière, qui ecrit de la Louptière en Champagne, dont on peut retenir ces quatre vers :
"Ton coeur nous peint avec finesse
Les charmes de la vérité ;
Et tu décores la sagesse
Des habits de la volupté (...)
Brohon, à ton sexe perfide
Apprends l'art d'aimer constamment ".
Ces poèmes montrent qu'elle était devenue dès le plus jeune âge une "star" de la bonne société parisienne, ce qui rend mystérieux son silence des années qui suivirent.
Venons en maintenant à la seconde partie, mystique, de sa vie.
En 1923, le jeune Auguste Viatte lui consacra un article très malveillant "Une visionnaire au siècle de Jean-Jacques, Mademoiselle Brohon" dans La revue des questions historiques XCVIII 1er avril 1923 p. 336, qui a cependant le mérite de donner un bon aperçu des visions de la romancière devenue religieuse. Il se trompe quand il affirme qu'elle était inconnue de son vivant, mais ses recherches sur l'utilisation de Mlle Brohon par les jacobins sont fascinantes. Il y explique que Pontard, évêque constitutionnel de la Dordogne sous Robespierre, dans son "Journal prophétique" récupéra les dires visionnaires de Suzette Labrousse et les "papiers de Mlle Brohon", ce qui aboutit à leur publication en librairie par Firmin Didot sous la forme des Entretiens édifiants "qui n'offre rien de plus remarquable qu'un livre de piété quelconque" selon Viatte, et ses "Réflexons édifiantes" qu'il qualifie en revanche de "document des plus curieux". Ces réflexions, écrites entre 1772 et 1778, date de la mort de Mlle Brohon, s'ajouteraient selon l'abbé Grégoire à un Manuel des Victimes de Jésus dont il ne connaissait qu'un exemplaire, et deux volumes inédits de ses mémoires cités dans l'Histoire des sectes religieuses (Paris 1928, t. II, p. 36). Ce manuel fut publié en fait en 1799.
"Leur auteur était une convertie, écrit Viatte. Au cours de son passé mondain, elle avait composé des romans doucereux, aujourd'hui parfaitement illisibles" qu'il classe au nombre des imitateurs de Rousseau. Il attribue au "sentimentalisme du Vicaire Savoyard" son intérêt pour Jésus qui lui a recommandé d'écouter son coeur plutôt que son esprit, ce que Viatte impute à la crédulité du siècle des Lumières (on peut aussi penser aux récits de Pauwells sur Mme d'Urfé dupée par Casanova. L'historien rapproche Mlle de Brohon du mage suédois Swedenborg, qui serait du même niveau qu'elle "l'un n'est pas supérieur à l'autre" (mais Viatte veut en indiquant cela rabaisser Swedenborg, notamment par rapport au théosophe Saint-Martin). Il tourne en dérision le passage de ses Réflexion où Mlle de Brohon raconte comment Dieu la porta sur un nuage transparent et lumineux, avec un nuage noir qui enveloppe le monde en dessous d'elle, et comment lorsque les nuages s'ouvrent elle voit le monde dans son crime et un tourbillon de poussière sale en émaner. "D'autres visions, par leur sensiblerie presqu'indécente, font songer Mme Guyon" ajoute-t-il à propos de sa vision de son arrivée au pied du trône de Jésus. Il décèle dans ses visions et dans sa propension à se décrire comme une victime expiatoire l'orgueil, comme chez Rousseau. Mlle Brohon se pose selon lui en créatrice d'un nouvel ordre sacerdotal. "Elle se voit à la tête de 'troupes auxiliaires de l'Eglise', nous dit-il", douze hommes et femmes avec des règles spécifiques, annonce la venue d'un Cardinal qui offrira aux Victimes une ère de prospérité. Ces Victimes serviront Dieu dans l'Eglise d'une manière spéciale, et Jésus lui annonce la venue d'une autre Eglise, comme Swedenborg avait annoncé que l'Esprit divin quittait le corps ecclésiastique en 1757. Elle annonce que l'Espagne privera la France de ses princes si l'autorité des Victimes n'était pas acceptée, que l'ancien clergé lancera des persécutions, que les Juifs se convertiront, et que les Chrétiens s'installeront bientôt en Palestine. Elle fait revenir Elie et Enoch pour guider le peuple fidèle. Vaincus et tués ils seront vengés, et le règne de Jésus commencera en 1866 car les 22 000 coudées de l'Apocalypse sont 22 000 mois.
Viatte, indigné par l'immodestie de Mlle Brohon, déplore qu'au XIXe siècle elle ait gardé un public, et que, par exemple, en 1811, lorsque la mystique Barbara von Krüdener se rendit à Strasbourg, celle-ci y rencontrât un cercle "nourri des Réflexions édifiantes" et en fut éblouie. Les ouvrages de Mme de Krüdener, ajoute Viatte "il est vrai se ressentaient d'une inspiration analogue. Dans leurs âmes féminines, le mysticisme des théosophes s'affadissait, se compliquait de sentimentalité rousseauiste. La notion de péché disparaissait, elle qui occupe une si grand place dans la philosophie martiniste. Le 'moi' tendait à une émancipation complète. la Révolution achèvera de libérer l'expression de cette volonté de puissance ; elle ne la créera pas, car elle s'épanchait déjà avec une suprême impudeur dans le secret des journaux intimes. Ainsi se préparait le romantisme : nous le voyons déjà tout entier, avec son caractère de 'mysticisme impérialiste' comme s'exprimerait Ernest Seillère." Viatte conclut que les théosophes chrétiens eurent le mérite d'exercer "une influence modératrice" face à des mysticismes comme ceux de Mlle Brohon ou Suzette Labrousse, "tout en fournissant au romantisme un important bagage d'images surnaturelles". Mlle Brohon était à ses yeux le précurseur de "cette religion de l'instinct aveugle et de l'individualisme exaspéré qui s'épanouit vers 1830 et dont nous subissons encore les conséquences".
Je trouve cette critique en soi aussi intéressante que les visions de la mystiques de par les réflexions éthiques et politiques qu'elle suscite. Il faudrait un autre article pour en discuter sérieusement.
On mentionnera par ailleurs pour mémoire, que, toujours selon la Revue des questions historiques, Henri d'Alméas parle aussi du mysticisme de Mlle Brohon dans ses ouvrages.
Pour aller plus loin dans les évocations de l'abbé Grégoire auxquelles Auguste Viatte faisait référence on peut se reporter à l'article de John Murray en octobre 1822, dans la Quarterly review de Londres sur le livre dudit abbé (tome 2) Histoire des Sectes Religieuses qui depuis le Commencement du Siècle dernier jusqu’à I’Epoque actuelle, sont nées, se sont modifiées, se sont éteintes dans les quatre parties du Monde, qui éclaire la notion de "victime" chez Mlle Brohon en expliquant que la fondatrice des Religieuses adoratrices perpétuelles du très Saint Sacrement de l’Autel au XVIIe siècle instituait les religieuses comme des "victimes réparatrices" des souffrances de Jésus puisqu'elles se sacrifient à sa place. Selon Grégoire Melle Brohon aurait abusé du terme. Après le succès littéraire de ses 18 ans, la mystique se repentit de ses premiers romans ayant, disait-elle, été sauvée par un miracle (on ignore lequel à la lecture de l'article). A partir de là elle se consacra à la publication anonyme d’œuvres de dévotion. Grégoire vante son style mais condamne sa prétention (critique qu'allait reprendre Viatte) de créer un collège de six hommes et six femmes "victimes" qui se crucifieront pour que Jésus ne le soit plus (le chiffre 12 équivalait à celui des apôtres, mais rééquilibré en faveur des femmes). Mlle Brohon demanda au nom du Seigneur à Louis XV que madame Victoire, une de ses huit filles née en 1733 (Mlle Brohon avait peut etre pensé à elle dans son premier roman), devînt une "Victime", ce qui serait un privilège pour elle car ces douze Victimes seraient élevées au dessus des anges et instruites dans les secrets de Jésus et Marie. Elles auraient le pouvoir sur le monde sous la présidence d'Ennoch et Elie. Selon Grégoire, Mlle Brohon, comme Mlle Labrousse qui allait mener une prédiction semblable à Rome où la dernière allait être emprisonnée, avaient des soutiens très importants auprès du Pape lui-même, malgré leur coloration hérétique.
Avant Viatte, l'érudit Alfred Maury avait aussi été peu tendre pour la visionnaire l'avait mentionnée dans ce paragraphe d'un article de la revue « Annales médico-psychologiques » de 1855 (où bizarrement il lui prête un itinéraire lorrain en oubliant Gisors).
"L’enthousiasme qui faisait croire aux Franciscains à un second avènement de Jésus-Christ, dans la personne de leur fondateur, et les mettait ainsi sur la pente d’une nouvelle religion différente du christianisme, se reproduisit ; vers 1732, à propos des victimes. Des rêveurs débitèrent que le second retour de Jésus-Christ serait précédé de l’immolation de victimes, dont le sang mêlé à celui du Sauveur apaiserait la colère divine. La plus célèbre des femmes qui donnèrent dans ces extravagances est mademoiselle Brohon, morte à Paris en 1778. Cette visionnaire avait, comme sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse et d’autres mystiques connues, un mérite de style. Elle n’entra point dans l’ordre qu’avait fondé Catherine de Bar, mais ayant vécu longtemps en Lorraine, où les bénédictines du Saint-Sacrement étaient alors fort nombreuses, elle subit l’influence de ses idées. Elle parvint à exercer un véritable empire sur des gens distingués, et elle occupa de ses hallucinations et de ses prétendues prophéties une foule de membres du clergé et des [p. 203] personnes de la haute société. Ses visions avaient la plus grande analogie avec celles des stigmatisés. Un jour elle voyait Jésus-Christ lui montrer la plaie de son côté, en lui disant : « Voilà ton tombeau, ton lit nuptial, ne me cherche plus sur la croix ; je t’ai cédé cette place ; je ne serai plus crucifié, mes victimes le seront pour moi. » Une autre fois, Jésus lui communiqua le calice d’amertume qu’il a bu sur le Calvaire. Mademoiselle Brohon représente le côté allégorique et métaphysique des idées dont, vers la même époque ou un demi-siècle plus tard, Colombe Schanolt, morte à Bamberg en 1787, Madeleine Lorger, morte à Hadamar, en 1806, Anne-Catherine Emmerlch, à Dulmen, quinze ans plus tard, présentaient le côté physique,
Dans le midi de la France, la propagation des mêmes idées fit apparaître dans la Provence une stigmatisée, celle de Villecroze, madame Miollis, et l’histoire de Rose Tamisier ne semble pas étrangère à ces influences. Quant à l’Italie et à l’Espagne, le mysticisme y avait toujours régné, et nous ne nous étonnerons pas de rencontrer encore au commencement de ce siècle, à Ozieri, en Sardaigue, une stigmatisée, Rose Cerra, religieuse capucine."
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A paraître dans une revue :
Jacqueline Aimée Brohon, l’autre mystère de Gisors
Christophe Colera
Le mystère du trésor des templiers a fait la réputation de Gisors au niveau mondial. Certains n’hésitent pas à lui rattacher d’autres énigmes de l’histoire secrète de notre pays comme les tableaux de Nicolas Poussin ou les obscures découvertes de l’abbé Saunières à Rennes-le-Château dans l’Aude[1]. Il en est un autre dont on ne sait s’il peut avoir un rapport quelconque avec les templiers mais qui nourrit de nombreux débats à l’époque de la Révolution française et encore tout au long du XIXe siècle, celui des visions d’une femme écrivaine qui vécut 14 ans à Gisors au couvent des Annonciades, avant de décéder le 18 octobre 1778 à Paris.
Dans son Histoire de la ville de Gisors, P.-F.-D. Hersan, ancien instituteur, membre de la Société académique de l’Oise, en 1858[2], l'évoque en ces termes :
« A cette époque, vivait à Gisors la demoiselle Jacqueline-Aimée Brohon, auteur des ouvrages suivants : "Les amans philosophes" (orthographe de l'époque), un volume in-12, "les Tablette enchantées", un volume in-12, "Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au Désert, un volume in-12 ; "Manuel des victimes de Jésus" ; "les Charmes de l'Ingénuité," etc. Elle vécut au couvent des Annonciades de Gisors, dont une de ses parentes était supérieure. Fatiguée du monde, duquel elle avait fait les charmes par sa beauté et son instruction, elle embrassa les douceurs du cloître, sous la direction de l'abbesse qui lui était dévouée. Là, elle s'occupa de l'instruction et de l'éducation des pensionnaires du couvent. Quelques années auparavant, Voltaire lui avait fait obtenir une pension de mille livres, en considération de ses premiers ouvrages. Ses romans sont d'une hardiesse et d'une exaltation religieuse extraordinaires. Elle vécut aux Annonciades de Gisors dans un état dévotieux qui fit l'admiration des religieuses de cette maison. Elle mourut à l'époque de la révolution en 1792. »
A part l’erreur de sa date de sa mort (qui est pourtant clairement explicitée dans le titre de la publication post-mortem de ses Instructions édifiantes publiées en 1791), l’évocation a le mérite de tracer le contraste entre une carrière d’écrivaine mondaine au cœur du siècle des Lumières, protégée par Voltaire, et l’enfermement au cloître. Mais ce contraste n’est pas la seule source d’étonnement que recèle l’itinéraire de ce personnage. A vrai dire plutôt que d’un mystère à son propos il faudrait parler de mystères au pluriel, car on peut en énoncer au moins trois autour de ce personnage : celui de son génie littéraire précoce, celui de sa conversion mystique, celui enfin du destin posthume singulier de ses visions.
Le génie littéraire précoce de Jacqueline-Aimée Brohon
On connaît l’enfance de Mlle Brohon à travers ce qu’en dit le tome 2 de l’Histoire des sectes de l’abbé Grégoire[3]. Fille de receveur, elle passa, précise-t-il, une partie de son enfance en Lorraine, et fut « livrée de très bonne heure à la culture des lettres » qui débuta par « des articles de journaux et des romans ». Dans la mesure où les mémoires de l’intéressée que l’abbé a consultées ne sont plus d’un accès aisé à la bibliothèque nationale de France, on n’en saura pas plus.
Son premier roman, "Les Amans philosophes ou le triomphe de la raison" sont facilement consultables sur Google Books dans une version publiée sous couvert d'anonymat à Amsterdam en 1755 (l'auteure avait 24 ans si l’on retient 1731 pour sa date de naissance comme le font la plupart des fiches biographiques, mais l'Histoire littéraire des femmes françoises[4] ne lui en donne que 18). JA Brohon y annonce dans sa préface vouloir y exposer des réflexions qu'elle a "puisées dans la nature et dans le sentiment", et sollicite l'indulgence de ses juges en précisant que l'accueil fait à son livre déterminera son choix de poursuivre dans la voie littéraire ou pas.
On peut ici donner un aperçu du livre en retraçant son intrigue légèrement alambiquée.
Ce roman raconte l'amitié entre Mérindor, philosophe à l'esprit juste, à l'âme généreuse mais fuyant le commerce des hommes, et Damon, moins raisonnable, qui, sans avoir encore connu la passion amoureuse, est mal armé pour lui résister.
Près de chez Damon vit Emilie, beauté dans la fleur de l'âge, "fourbe, artificieuse et coquette à l'excès". Elle détourne Damon du goût de l'étude, lequel déserte l'amitié de Mérindor aussi bien que le salon de la tendre veuve Uranie chez qui ils avaient coutume de se réunir et qui avait des sentiments discrets pour lui. Comme Mérindor console, par les arguments de la raison, Uranie de sa solitude, celle-ci lui présente le jeune Déricourt, dont il tombe peu à peu amoureux. Comme il confie à Uranie la mélancolie que lui inspire cet amour interdit, son amie lui révèle que Déricourt est en réalité une femme nommée Victoire.
Suit une histoire de Victoire, fille d'une famille de deux enfants en Champagne. L'ayant rencontrée à 15 ans, Uranie l'a soustraite à l'influence néfaste de son grand frère Dorante, qui est amoureux d'elle, en l'initiant à la lecture, puis, à la mort de son père comme la flamme de Dorante se fait plus pressante, Victoire s'enfuit à Paris déguisée en homme, et se réfugie chez Uranie.
Mérindor s'ouvre alors de ses sentiments à Victoire, découvre qu'ils sont réciproques. L'auteur nous révèle alors la vie de Mérindor, initialement attaché à un courtisan aux belles manières mais qui ignorait les vertus authentiques, Oronte, puis amoureux d'une jeune Sylvie qu'Oronte lui ravit perfidement, alors pourtant qu'Oronte était promis en mariage à une autre femme. Oronte finit par abandonner Silvie, tandis que sa promise apprenait sa trahison. Mérindor vengé des injustices subies, mais désormais amer, tandis que son père tente de lui faire épouser Angélique, fille d'un chevalier. il perd les trois quarts de sa fortune du fait de la trahison d'un sien ami juge qui préfère les yeux d'une femme à la justice, et, du même coup, la promesse de mariage avec Angélique. Son père en meurt de chagrin, et sa mère décède peu de temps après.
Mérindor allait recouvrer sa fortune grâce au père de Damon. Après que Mérindor eut raconté ses infortunes à Victoire, celle-ci l'assure de la force de ses sentiments pour lui. Peu après, déguisée en Déricourt, elle croise Emilie dans un jardin de rencontres, où elle trompe abondamment et secrètement Damon. Séduite à la vue de Déricourt, elle entreprend de le soustraire aux enseignements d'Uranie. Instruite par Damon, s'étant introduit dans le cercle de Madame de Joinville, que fréquentaient Uranie et Déricourt, elle plait à celui-ci. Alors que Victoire et Uranie ont décidé de ne plus entrer dans le jeu d'Emilie et de ne plus fréquenter le salon de Mme de Joinville, Damon vient rencontrer Victoire déguisée en Déricourt en qui il voit un rival.
Comme Damon tire son épée contre Déricourt, Mérindor, présent, le repousse et lui révèle que Déricourt n'est pas un homme mais une femme vertueuse. Emilie de son côté entreprend de reconquérir Damon. Allant à sa rencontre, elle obtient de lui sans s'y attendre l'aveu que Déricourt est une femme. Après avoir reconquis le coeur de Damon, Emilie se venge de Victoire en écrivant à son frère. Uranie empêche néanmoins Dorante d'enlever sa soeur par la violence. Invoquant le "ciel protecteur de l'innocence" et la philosophie, elle persuade sa protégée de suivre son frère. Uranie fait en sorte que son enfermement dans une abbaye ne soit pas trop douloureuse pour elle et qu'elle puisse continuer à correspondre avec l'extérieur.
JA Brohon présente ensuite un échange de lettres touchant entre Mérindor et Victoire. Ne pouvant plus attendre que sa soeur consente à s'accoupler avec lui, Dorante décide de l'enlever où elle est recluse pour la placer dans un couvent sordide au fond d'un bois, mais l'émissaire d'Uranie les a suivis. En prise aux tourments de la solitude et de la mauvaise compagnie des religieuses, Victoire ne tient que par sa confiance en l'amour de Mérindor, lequel est en proie à la tentation du suicide. Informé de la situation, Damon, qui ignore toujours que Victoire est au couvent à cause d'Emilie, va rencontrer Mérindor. Instruit par Uranie, il prend enfin conscience de sa responsabilité dans le drame que vivent Mérindor et Victoire et va tuer Dorante dans un duel avant de s'exiler. Acquitté au tribunal grâce au soutien de Mérindor, Damon épousera uranie, et Mérindor Victoire tandis que tout le monde est réconcilié dans l'amour et le sentiment de la justice restaurée.
Le roman fait penser au conte ultérieur de Sade "Justine ou les infortunes de la vertu", mais à l'envers car la vertu y est récompensée. On comprend que Hersan cent ans plus tard l'ait trouvé "audacieux" en faisant implicitement mais probablement allusion entre autre à la question de la bisexualité. L'histoire du travestissement pour sauver l'indépendance ou l'intégrité d'une femme était banale à l'époque (cf le chevalier d'Eon ou certains passages des mémoires de Casanova), et cela entre chez JA Brohon dans une problématique de la nature vertueuse plus importante que les apparences, et le regard sur l'homosexualité différent de ce qu'il allait devenir au XIXe siècle, même si Melle de Brohon fait référence au fait qu'elle reste un "crime" du point de vue de la religion.
JA Brohon allait ensuite se distinguer par une nouvelle insérée dans la revue Le Mercure de France, les « Charmes de l’Ingénuité » (ou les « Grâces de l’ingénuité »).
L' "Histoire littéraire des femmes françoises[5] évoque (p. 517) les "Amans philosophes" et "Charmes de l'ingénuité" présenté comme un "très joli conte, inséré dans le Mercure de France" mais regrette à propos de Mademoiselle Brohon que "depuis plus de douze ans, il n'a paru aucun écrit sous son nom, aucun qui lui ait été attribué" et qu'elle soit "rentrée dans le cours de la vie ordinaire des personnes de son sexe" (nous verrons plus loin qu'il n'en fut rien). L'auteur de l'article estime que "les amans ne sont pas plus philosophes qu'ailleurs. Mais sans faire attention au titre de l'ouvrage de justes éloges, et pour les sentiments qu'il donne à ses personnages et pour la manière dont il les exprime". L'auteur de la revue précise ensuite que le conte "Charmes de l'ingénuité" a été repris par le futur censeur du roi et académicien François-Louis Claude Marin (1721-1809) sous forme d'une pièce de théâtre de comédie sous le titre "Grâces de l'ingénuité ». On lui attribua aussi les « Tablettes enchantées » et « Le Sacrifice ».
Les archives du Mercure de France attestent que l'éloge des "Amans Philosophes" a été fait par la revue en mai 1755, mais l’abbé Grégoire fait état d’une insertion plus tôt, en février 1755, avec éloge de l’académicien Louis de Boissy qui en était alors le rédacteur. L’honorable correspondant de la revue y expose que Mlle Brohon s'est peinte dans "les Grâces de l'Ingénuité" et ajoute en forme galante : "heureux qui pourrait être son Tervile !". L’année suivante (en mars 1756) la revue publie un compliment anonyme en vers (comme c'était l'usage) à la nouvelle "les Grâces de l'Ingénuité" parue en février (p. 84-85). Dans celle d'avril (p.51) paraissent des stances à Mademoiselle Brohon, d'un certain comte Jean Charles de Relongue de la Louptière, qui écrit de la Louptière en Champagne, dont on peut retenir ces vers :
"Ton coeur nous peint avec finesse
Les charmes de la vérité ;
Et tu décores la sagesse
Des habits de la volupté (...)
Brohon, à ton sexe perfide
Apprends l'art d'aimer constamment ".
Ces poèmes montrent qu'elle était devenue dès le plus jeune âge une "star" de la bonne société aristocratique, et l’on comprend que les chroniqueurs littéraires se soient étonnés de son silence, croyant à tort qu’elle s’était mariée, suivant « le cours de la vie ordinaire des personnes de son sexe »…
Le mystère de l’entrée au couvent de Mlle Brohon et de ses visions.
L’orientation chrétienne de Mlle Brohon est ancienne. Selon l’abbé Grégoire[6], l’intéressée raconte elle-même dans ses ouvrages qu’à l’âge de neuf ans « ayant éprouvé d’une manière sensible la protection de la sainte Vierge, elle se consacra à son service ». L’abbé relève qu’en Lorraine les bénédictines du Saint-Sacrement étaient nombreuses et attribue la dévotion de notre auteure à leur influence.
Mlle Brohon s’est-elle retirée au couvent de l’Annonciade en 1764 où, nous dit-on, une de ses parentes était abbesse ?
Etrangement les avis divergent sur ce point. Les commentateurs de la vie de la mystique s’entendent pour reconnaître qu’elle en eut l’intention. Cette décision serait due à un miracle produit par le saint lorrain Pierre Fourier de Mattaincourt (mort en 1640, béatifié en 1730, canonisé en 1897). Pourtant selon l’abbé Grégoire « cela n’eut pas lieu ». Se repentant d’avoir écrit des romans, l’écrivaine consulta l’abbé Clément, prédicateur du roi de Pologne, qui la dirigea quelque temps. Elle s’en remet ensuite au vicaire de Saint-Pierre-aux-Bœufs puis au curé d’Avray (futur réfractaire), du Garry, puis serait décédée dans la solitude le 18 septembre 1778 « à quarante et quelques années » à Paris…
Ainsi donc, Mlle Brohon n’aurait pas vécu à Girors…
Les Annonciades pourtant sur leur site[7] se vantent bien d’avoir hébergé Mlle Brohon pendant quatorze ans :
« À partir de 1734, la communauté est dirigée par sœur Saint-Paul, dans le monde Marie-Anne Brohon, parente d’une pensionnaire, Jacqueline-Aimée Brohon, véritable auteur spirituel. Jacqueline Aimée Brohon a publié les Amants philosophes, les Tablettes enchantées, des instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus Christ au désert, un manuel des victimes de Jésus, les charmes de l’ingénuité etc. Sa dévotion fait l’admiration de la communauté. »
Comme on l’a vu PFD Hersan le confirme. L’ambiguïté semble tenir au fait que JA Brohon n’était pas devenue religieuse (en cela, son intention première ne se réalisa pas), mais resta, bien attachée au couvent en tant que pensionnaire, c’est-à-dire, comme l’indique Hersan, chargée de l’instruction des moniales On peut supposer que cela lui permettait de réaliser des allers-retours entre Paris et Gisors, ce qui explique qu’elle mourût finalement « en odeur de sainteté », dans la capitale.
Pourquoi cette intention de rejoindre le couvent ? de quel « miracle », le saint lorrain fut-il l’auteur ? Et pourquoi l’intention se limite-t-elle finalement à l’obtention d’un statut de pensionnaire ? On l’ignore.
Il semble que si l’abbé Grégoire ne s’attarde pas sur les liens entre la mystique et Gisors, c’est qu’il est surtout préoccupé par la volonté de rattacher ses visions aux spécificités du terroir lorrain.
Selon lui, les positions religieuses de JA Brohon s’ancrent dans le sillage de Catherine de Bar, appelée mère Mechtilde, née à Saint-Diez en Lorraine en 1619 et morte en 1698 qui avait institué en 1659, à Rambervillers, un ordre monastique féminin, qui se répandit rapidement en France. Celui-ci suivait la règle de Saint Benoît, mais aevc des modifications exposées dans son livre « Le véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Très-Saint Sacrement de l’Autel ». « Le caractère propre de ces religieuses est d’être victimes en réparation des outrages faits à Jésus-Christ dans l’Eucharistie (…) Tous les jours, une religieuse entre en retraite depuis le matin jusqu’à vêpres. Son office est d’être victime réparatrice. Quand les sœurs vont au réfectoire, la réparatrice sort du chœur la dernière, la corde au cou, la torche à la main. Toutes étant placées, elle leur rappelle qu’elles sont victimes immolées à la place de Jésus-Christ ; elle s’incline, retourne au chœur pendant le dîner, et reste jusqu’après vêpres, comme victime, séparée du troupeau et destinée au sacrifice ».
Cette thématique de la victime il est vrai traverse toutes les visions de la mystique.
Outre cette influence, il faut noter celle du rousseauisme qui trace une continuité entre sa période littéraire et sa période religieuse. C’est ce qu’ a brillamment souligné en 1923, le jeune érudit suisse fraîchement couronné du doctorat Auguste Viatte dans un article assez malveillant "Une visionnaire au siècle de Jean-Jacques, Mademoiselle Brohon" dans La revue des questions historiques[8]. Pour lui, aussi bien ses "romans doucereux, aujourd'hui parfaitement illisibles" que ses visions procèdent du "sentimentalisme du Vicaire Savoyard".
Viatte, comme l’abbé Grégoire avant lui, rapproche Mlle de Brohon du mage suédois Swedenborg, qui serait du même niveau qu'elle "l'un n'est pas supérieur à l'autre" (mais Viatte veut en indiquant cela rabaisser Swedenborg, notamment par rapport au théosophe Saint-Martin). Il tourne en dérision le passage de ses Réflexions[9] où Mlle de Brohon raconte comment Dieu la porta sur un nuage transparent et lumineux, avec un nuage noir qui enveloppe le monde en dessous d'elle, et comment lorsque les nuages s'ouvrent elle voit le monde dans son crime et un tourbillon de poussière sale en émaner. "D'autres visions, par leur sensiblerie presqu'indécente, font songer Mme Guyon" ajoute-t-il à propos de sa vision de son arrivée au pied du trône de Jésus. Il décèle dans ses visions et dans sa propension à se décrire comme une victime expiatoire l'orgueil, comme chez Rousseau. Mlle Brohon se pose selon lui en créatrice d'un nouvel ordre sacerdotal. "Elle se voit à la tête de 'troupes auxiliaires de l'Eglise', nous dit-il", douze hommes et femmes avec des règles spécifiques, annonce la venue d'un Cardinal qui offrira aux Victimes une ère de prospérité. Ces Victimes serviront Dieu dans l'Eglise d'une manière spéciale, et Jésus lui annonce la venue d'une autre Eglise, comme Swedenborg avait annoncé que l'Esprit divin quittait le corps ecclésiastique en 1757. Elle annonce que l'Espagne privera la France de ses princes si l'autorité des Victimes n'était pas acceptée, que l'ancien clergé lancera des persécutions, que les Juifs se convertiront, et que les Chrétiens s'installeront bientôt en Palestine. Elle fait revenir Elie et Enoch pour guider le peuple fidèle. Vaincus et tués ils seront vengés, et le règne de Jésus commencera en 1866 car les 22 000 coudées de l'Apocalypse sont 22 000 mois.
Ces visions poussèrent Mlle Brohon à beaucoup d’audace. En 1774, elle écrit à Beaumont, archevêque de Paris pour lui prédire que Dieu « va exercer son jugement sur les nations, décimer la terre, se choisir un peuple nouveau ; mais auparavant établir des victimes qui s’immoleront continuellement à Dieu : l’abbé Du Garry en sera le directeur[10]. Puis elle demande au nom du Seigneur à Louis XV malade que madame Victoire, une de ses huit filles née en 1733 (Mlle Brohon, qui n’est son ainée que de deux ans, avait peut être pensé à elle dans son premier roman), devînt une "Victime", ce qui serait un privilège pour elle car ces douze Victimes seraient élevées au dessus des anges et instruites dans les secrets de Jésus et Marie. Elles auraient le pouvoir sur le monde sous la présidence d'Ennoch et Elie. Sophie du Castelle, fille d’un notaire de Péronne (en Picardie), postulante chez les bénédictines de Gomer-Fontaine, doit aussi faire partie des douze victimes.
D’où venaient ces visions ?
La postérité de JA Brohon
La mystique de Gisors eut un succès considérable à l’époque de la Révolution française, et ce succès lui aussi a quelque chose de mystérieux, même si l’on peut lui trouver des explications sociologiques a posteriori. Auguste Viatte note que Pierre Pontard, évêque constitutionnel de la Dordogne sous Robespierre, dans son "Journal prophétique" récupéra les "papiers de Mlle Brohon", ainsi que les dires visionnaires de sa cadette périgourdine Clotilde Suzanne dite Suzette Labrousse, réfugiée à Rome, ce qui aboutit à leur publication en librairie par Firmin Didot sous la forme des Entretiens édifiants "qui n'offre rien de plus remarquable qu'un livre de piété quelconque" selon Viatte, et ses "Réflexions édifiantes" qu'il qualifie en revanche de "document des plus curieux". Nul doute que le succès politique de la protégée de Pontard, Suzette Labrousse, qui prêchait pour la constitution civile du clergé ait aidé à la publication des écrits de JA Brohon, mais comment ceux-ci sont-ils arrivés entre les mains de l’évêque constitutionnel ? la duchesse Louise Henriette de Bourbon Conti, fille du duc d’Orléans, qui hébergea Suzette y fut-elle pour quelque chose ?
L’Eglise restait vigilante à l’égard de ses prédictions et de ses tendances hérétiques. En 1792, selon l’abbé Grégoire[11] fut imprimée une consultation « de plusieurs docteurs et professeurs de Sorbonne », délibérée le 4 mars 1792, sur les deux ouvrages « Instructions édifiantes » et « Réflexions édifiantes » etc, mais qui ne furent guère favorables à la mystique, la Sorbonne continuant d’incarner l’orthodoxie ecclésiastique. Il lui reproche notamment des « idées charnelles, des peintures libres capables de souiller l’imagination ».
En 1811, lorsque la mystique balte et baronne Barbara von Krüdener se rendit à Strasbourg, celle-ci y rencontra un cercle "nourri des Réflexions édifiantes" et en fut éblouie. Les ouvrages de Mme de Krüdener, ajoute Viatte « il est vrai se ressentaient d'une inspiration analogue. Dans leurs âmes féminines, le mysticisme des théosophes s'affadissait, se compliquait de sentimentalité rousseauiste. La notion de péché disparaissait, elle qui occupe une si grand place dans la philosophie martiniste. Le 'moi' tendait à une émancipation complète. La Révolution achèvera de libérer l'expression de cette volonté de puissance ; elle ne la créera pas, car elle s'épanchait déjà avec une suprême impudeur dans le secret des journaux intimes. Ainsi se préparait le romantisme : nous le voyons déjà tout entier, avec son caractère de 'mysticisme impérialiste' comme s'exprimerait Ernest Seillère. »
Pour Viatte, il ne faisait aucun doute que les visions sentimentalistes, aussi hérétiques qu’immodestes de JA Brohon sont déjà le creuset du romantisme "cette religion de l'instinct aveugle et de l'individualisme exaspéré qui s'épanouit vers 1830 et dont nous subissons encore les conséquences", ce qui explique son succès au début du XIXe siècle, bien que la réalité des faits ne corrobore point les prophéties de la visionnaire. L’historien suisse n’était pas loin de reprendre à son compte l’expression de Léon Bloy à propos de George Sand : « Cette fille trouvée de Jean-Jacques Rousseau » [12].
L’érudit Alfred Maury dans les « Annales médico-psychologiques » avec une approche rationaliste allait écrire en 1855[13] « Mademoiselle Brohon représente le côté allégorique et métaphysique des idées dont, vers la même époque ou un demi-siècle plus tard, Colombe Schanolt, morte à Bamberg en 1787, Madeleine Lorger, morte à Hadamar, en 1806, Anne-Catherine Emmerlch, à Dulmen, quinze ans plus tard, présentaient le côté physique ». Puis il semble que la visionnaire soit tombée dans l’oubli.
Il y a peu l’Université libre de Bruxelles lançait un appel à contribution à un colloque sur le thème « Femmes des anti-Lumières, femmes apologistes », la présentant comme ayant « succombé à l’attrait des hétérodoxies, en même temps qu’à celui du romanesque ». Il est vrai que le féminisme ou le « post-féminisme » aujourd’hui peut trouver matière à réflexion dans ce collège des « victimes » que JA Brohon souhaitait instaurer (et dont elle prendrait la tête) au dessus des anges, avec autant de femmes que d’hommes, nous dit l’abbé Grégoire « pour humilier le sexe masculin qui a abusé de sa supériorité, et pour le piquer de jalousie quand il verra le zèle du sexe faible »[14]. Peut-être l’angle des gender studies contribuera-t-il à ressusciter l’intérêt pour cette auteure méconnue, ressusciter l’intérêt… et peut-être en éclairer les mystères que nous avons évoqués plus haut, si tant est que l’approche des gender studies soit sensible aux mystères.
Reste à déterminer la part de dette de sa spiritualité à l’égard de la Lorraine, et à l’égard de Gisors. N’en déplaise à l’abbé Grégoire, le nom même de Brohon est associé à la Picardie, au Nord-Pas-de-Calais… et à la péninsule du Cotentin normand[15], mais est absent de Lorraine. Ce n’est sans doute pas un hasard si une parente de la mystique dirigeait le couvent des Annonciades à son époque, et son statut de pensionnaire du couvent jusqu’à sa mort est avéré.
Gisors a baigné dans une ambiance de prophéties apocalyptiques autant que la Lorraine sinon plus, et celles de Melle Brohon ne pouvaient qu’y recevoir un bon accueil, voire y trouver des sources d’inspiration. Ce qui explique que la « dévotion (de JA Brohon ait) fait l’admiration de la communauté » sans y susciter la moindre réserve. Quelles(s) présence (s) l’écrivaine repentie a-t-elle trouvé (es) dans cette ville ? que lui a-t-elle apportée en retour ? Une étude fouillée des mémoires de la visionnaire nous éclairerait peut-être sur la dette réciproque que celle-ci a pu contracter à l’égard du Vexin normand.
Christophe Colera
Christophe Colera : docteur en sociologie, philosophe, auteur notamment de « Dialogue sur les aléas de l’histoire », Paris, L'Harmattan 2010.
Blog http://down.under.over-blog.com/
[1] Gérard de Sède, L'Or de Rennes ou la Vie insolite de Bérenger Saunière, curé de Rennes-le-Château, Paris, Cercle du Nouveau livre d'histoire, 1968, éclairé par Patrick Ferté, La clé de l'oeuvre codée de Maurice Leblanc, Arsène Lupin supérieur et inconnu, Paris, La Maisnie-Tredaniel, 2004.
[2] PFD Hersan, Histoire de la ville de Gisors, Imprimerie Librairie Lapierre, 1858, p. 201-202.
[3] Henri Grégoire, Histoire des Sectes Religieuses qui depuis le Commencement du Siècle dernier jusqu’à I’Epoque actuelle, sont nées, se sont modifiées, se sont éteintes dans les quatre parties du Monde, édition de 1828, tome 2, Paris, Beaucouin frères eds, livre fort lu à son époque, dont la première version fut commentée par exemple par John Murray en octobre 1822, dans la Quarterly review de Londres.
[4] Histoire littéraire des femmes françoises ou lettres historiques et critiques, par une Société de gens de Lettres, Tome cinquième, Paris, Lacombe éditeur, 1764 p. 515. L’auteur serait l’abbé jésuite Joseph La Porte selon l’abbé Grégoire qui cite une versiondu livre de 1779.
[5] ibid p. 517.
[6] Ibid p. 34
[7] http://www.annonciade.info/2013/12/gisors-1622-1792/
[8] La revue des questions historiques XCVIII 1er avril 1923 p. 336
[9] Ces Réflexions, écrites entre 1772 et 1778, date de la mort de Mlle Brohon, s'ajouteraient selon l'abbé Grégoire à un Manuel des Victimes de Jésus dont il ne connaissait qu'un exemplaire, et deux volumes inédits de ses mémoires cités dans l'Histoire des sectes religieuses (Paris 1928, t. II, p. 36). Ce manuel fut publié en fait en 1799.
[10] Abbé Grégoire ibid p. 38.
[11] Abbé Grégoire ibid p. 42.
[12] Léon Bloy, Le symbolisme de l’apparition, Rivages, 2008.
[13] Alfred Maury. Les mystiques extatiques et les stigmatisés. Article parut dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), 2e série, tome premier, 1855, pp. 181-232
[14] Abbé Grégoire ibid p. 38
[15] Voir par exemple Jean Brohon, La description d'une merveilleuse horrible et prodigieuse comette, et apparition effroyable d'hommes armes, et combatans en l'air, sur nostre horison de Costentin en Normandie, Constances 28 octobre 1568 .
Oublier les médiums
Je sais d'expérience que les médiums et grands voyants (de renommée internationale ou locale) ne sont aimables que tant qu'on leur sert docilement la soupe et flatte leur égo. Tant que vous allez dans leur sens, ils se présenteront comme des parangons d'amour universel et vous décriront vous-même comme un être lumineux qu'ils sont ravis d'aider. Commencez à douter des sources de leur inspiration et ils vous rayeront de leur carnet d'adresse avec une muflerie qu'aucun psychanalyste n'égalerait ( alors que les médiums se disent pourtant comme eux des thérapeutes). En somme ce ne sont pas les rois du dialogue constructif ni du respect des divergences, et l'on comprend pourquoi, leur don ne s'étant la plupart du temps forgé que dans une grande solitude. Voilà qui devrait encourager leurs clients à ne pas perdre trop de temps avec eux. Lorsque l'essentiel des messages des "Guides" ou des "esprits" ont été communiqués, il faut savoir chercher vers d'autres horizons. De toute façon le "développement personnel" que ces visionnaires promettent, avec toutes ses connotations petites bourgeoises, ne saurait être une fin en soi. Le véritable objectif est que le meilleur ordre universel possible se réalise, un ordre qui, en tant que tel, ne peut pas être antagoniste de nos aspirations profondes, lesquelles il nous suffit de retrouver, en dialogue avec l'au-delà, par d'autres intermédiaires que les médiums. On en connaît les techniques : l'écoute des synchronicités, l'ouverture des chakras, la respiration, la concentration, la prière, l'écoute des rêves.
Esotérisme languedocien

Lorsque j'entends le mot "cathare", je repense souvent à cette description que fait Céline dans "D'un Château d'Autre" d'un évêque "cathare" autoproclamé à Sigmaringen. Toutes les spéculations ésotériques autour de cette hérésie ont souvent eu le ridicule et l'abjection morale de cet évêque.
J'y songeais encore en lisant Rennes-le-Château: le dossier, les impostures, les phantasmes, les hypothèses (1988) de Gérard de Sède où l'occultisme et l'ésotérisme occitan hantent toutes les pages. Je n'ai pas d'avis définitif sur ce livre qui réduit peut-être un peu trop l'énigme de Rennes-le-Château à de dérisoires affaires de politique habsbourgeoise, un peu comme d'autres ne voient dans les sociétés secrètes que des repères d'espions des services secrets. Mais il n'est pas mauvais de découvrir une histoire intriguant à travers toute la malhonnêteté et toute la rouerie stupide que les mythomanes de tous horizons sont susceptibles d'y investir (et il est vrai que l'ésotérisme se prête particulièrement à ce genre de délire, en cela il est à bon droit considéré comme un terrain de prédilection des démons).
Je suis venu à m'intéresser à Rennes-le-Château en lisant une mise au point qu'une écrivaine espagnole avait faite sur l'histoire de la Catalogne (où j'ai quelques origines lointaines et encore de la famille). J'y ai trouvé la triste histoire du premier comte de Barcelone, Bera, nommé par Charlemagne, puis exilé de force par les Francs à Rouen (ce que les Normands ne savent sans doute pas). Ce nom de Bera, cherché sur Google me renvoya à des groupes de discussion passionnés qui débattent sur Rennes-le-Chateau où l'abbé Bérenger Saunière fit fortune, il y a cent ans, grâce à de mystérieux manuscrits ésotériques, une affaire qui inspira le Da Vinci Code (Saunière est le nom de l'érudit français tué dans le roman de Dan Brown).
De Sède a peut-être raison de douter du fait que les manuscrits de Saunière portent vraiment une révélation d'une importance capitale pour notre époque autant qu'il doute (mais là dessus je crois qu'il a tort) de l'apparition de Sainte Vierge à La Salette. En tout cas, l'histoire de Rennes-le-Château, comme celle de la Catalogne, a le mérite de nous plonger dans le monde wisigothique de la Novempopulanie et de la "marche hispanique" de l'empire franc, un monde peu visible depuis Paris et donc gommé de nos manuels d'histoire. C'est un bon moyen de "dépayser son regard", préalable nécessaire à toute méditation sérieuse.
La passion du Christ et le centurion arabe
Dans ses visions de la passion du Christ, la bienheureuse Anne-Catherine Emmerich voit à un moment le centurion romain être relevé par un centurion arabe qu'elle appelle Abenadar et qui, selon elle, allait ensuite être surnommé Ctéphison.
Elle le dit originaire de l'Arabie nabatéenne (l'actuelle Jordanie), qu'elle nomme à tort Arabie heureuse (l'actuel Yémen). Il avait relevé le chef d'un détachement de cent hommes, à la tête lui-même de 50 hommes (p. 170) alors que les ténèbres entouraient déjà le Golgotha (éclipse solaire). A l'instant de la mort de Jésus, il reçoit la Grâce qui lui révèle que Jésus était vraiment Dieu incarné, donne son cheval et sa lance à son adjoint Cassius-Longin, et va dans la vallée de Gihon annoncer aux apôtres cachés la mort de Jésus et sera de ceux qui porteront en civière le cadavre. Puis il aurait évangélisé l'Espagne avec Jacques le majeur.
Un texte postérieur de Brentano précise les visions de la bienheureuse à son sujet le jour de sa fête. Un certain LD Alford lui a consacré un roman en 2008 et Fabio Sartor joue son rôle dans la Passion du Christ de Mel Gibson en 2004 (11ème rôle).
Ishtar dans le Livre de Nahum (Bible)
"14 - Voici ce que le Seigneur a décrété contre le roi de Ninive : Nulle descendance ne perpétuera ton nom. De la maison de tes dieux je supprimerai les idoles, qu’elles soient sculptées ou en métal fondu. Je te prépare un tombeau car tu es méprisable. "
Le chercheur indépendant Grégory Dean Cook dans son étude "Nahum’s Use of Ambiguity and Allusion to Prophesy the Destruction of Spiritual Powers" (accessible ici) montre dans son chapitre 5 que les imprécations du prophète Nahum contre Ninive sont d'abord des attaques contre ses dieux pour détruire leurs pouvoirs, aussi bien celui du dieu tutélaire du pouvoir assyrien, Assur, que celui d'Ishtar la déesse de sa capitale, Ninive.
Commençons par citer les passages qui nous intéressent :
2 / 8 : "La Princesse est déportée ; ses servantes sont emmenées, elles gémissent comme des colombes, elles se frappent la poitrine. "
3 / 4-7 :"04 Voilà pour les prostitutions sans nombre de la Prostituée, belle et pleine de charme, maîtresse en sortilèges, prenant des nations dans ses filets par ses prostitutions, et des peuples par ses sortilèges !
05 Maintenant je m’adresse à toi – oracle du Seigneur de l’univers – : je vais relever ta robe jusqu’à ton visage, j’exhiberai ta nudité devant les nations, devant les royaumes ton infamie.
06 Je vais jeter sur toi des choses horribles, te déshonorer, te donner en spectacle.
07 Tous ceux qui te verront s’enfuiront en disant : « Ninive est dévastée ! Qui la plaindra ? » Où donc te trouver des consolateurs ? "
Contre les études féministes qui voyaient dans ces passages de simples imprécations machistes guerrières, Cook remarque que ceux ci n'accusent pas la reine de Ninive de se prostituer mais d'être une sorte de "maquerelle" d'une "opération internationale de trafic humain", et de la plus grande maison close du monde. C'est son pouvoir d'asservir d'autres femmes qui est en cause. L'attaque vise Ishtar mais aussi la reine phénicienne Jezabel qui ayant épousé le roi Achab introduit le culte d'Ishtar-Astarté en Samarie au IXe siècle av JC.
Le verbe "déportée" dans le vers 2/8 est parfois traduit par "dépouillée", ce qui peut faire allusion à la descente d'Ishtar aux Enfers dans la mythologie suméro-assyrienne où elle est rituellement dénudée. Cela fait aussi écho à l'incapacité du roi d'Assyrie à protéger les femmes, mission qui fait partie de son sacerdoce, et qui se révèle dans le fait que les femmes assyriennes ne figurent pas sur les bas reliefs assyriens (elles sont protégées par leurs maisons et leurs maris), tandis que celles des autres peuples le sont parce que leurs mauvais rois ne les ont pas protégés.
Cook remarque que dans le Livre des rois, ce ne sont pas les soldats qui ont dépouillé Jézabel, mais les chiens plus intéressés par sa chair que par ses vêtements ("Quant à Jézabel, les chiens la dévoreront dans le champ de Yizréel ; personne ne l'enterrera" - 2 Rois 9/9). Les verbes pour "renverser" ou "emmener au sacrifice" sont les mêmes pour la reine de Nahum que pour Jézabel dans le second livre des rois.
Ishtar pratiquait la sorcellerie (2 Rois 9/22), ce que rappelle Nahum avec ce passage "la Prostituée, belle et pleine de charme, maîtresse en sortilèges", la "maîtresse" בעלת renvoyant aussi au fait qu'elle est la partenaire de Baal. C'est aussi un terme appliqué à la sorcière d'Endor dans le livre de Samuel.
Cook observe que les vers suivants sur la robe de la reine ou de la déesse de Ninive relevée ne peuvent pas se réduire à une scène de viol en temps de guerre (comme le fait la lecture féministe américaine récente du Livre de Nahum), car on ne comprend pas ensuite pourquoi cela fait fuir les gens.
Quand Yahvé dit "je vais jeter sur toi des choses horribles" le mot hébreu pour "horrible", "abominable" שקצים (sheqets) qui est employé se réfère toujours à des cultes idolâtres.
Par conséquent Yahvé signifie en relevant la robe qu'il va révéler la vraie nature de la déesse, son côté démoniaque, en la désacralisant, et c'est cela qui provoquera la fuite de la population qui prendra conscience du leurre dont elle a été victime. Cook rappelle que, comme Ishtar avec Guilgamesh, l'Assyrie a souvent usé de son pouvoir de séduction autant que de son pouvoir de menace.
"Ishtar’s naked body played a crucial role in her cult, as evidenced by both literature and art", note Dean. Et là, la robe relevée ironiquement est une inversion totale de l'attirance de sa nudité divine (Zainab Bahrani, Women of Babylon: Gender and Representation in Mesopotamia, London: Routledge, 2001, 43). En Assyrie toute représentation d'une femme nue renvoyait à Ishtar (Julian Reade, “The Ishtar Temple at Nineveh,” Iraq 67, no. 1 (March 2005): 347).
Ishtar de Ninive est la Prostituée זונה, et c'est ainsi que les textes mésopotamiens la désignent. "Hiérodule de An, destructrice de la terre étrangère" dit le premier texte sumérien connu dédié à Ishtar. Dean n'hésite pas à comparer l'Assyrie avec le monde actuel du trafic sexuel globalisé.
La charge du prophète Nahum peut être lue comme une condamnation de ce système de prostitution à grande échelle des nations et des cœurs, dans lequel le trafic des femmes servait de monnaie d'achat de la clientèle des rois soumis.
Cette vaste dénonciation du système de prostitution des âmes autour d'Ishtar peut aussi inclure la reine Naqia (vers 715 av JC), femme du roi Sennacherib et belle fille de Sargon II. Elle parvint à cumuler des pouvoirs politiques et religieux, donner le pouvoir à son fils Esarhaddon que les Assyriens finirent par attribuer à des actes de magie de sa part. Il est possible que Nahum ou Yahvé ait pensé à elle comme un agent qui a contribué à l'assise magique de Ninive et d'Ishtar. Dans Nahum 1/8 et 1/11 la prophétie fait un jeu de mots sur Calah, ville assyrienne où Naqia imposa des rites religieux. Cependant si le texte du Livre de Nahum est de 639 av JC il est trop tardif par rapport à la vie de Naqia. Cela supposerait que Naqia soit devenue une sorte d'image générique de la dépravation morale et spirituelle dans la hiérodulie d'Ishtar.
L'article de Gregory Dean incontestablement aide à comprendre l'ampleur du crime auquel les prophètes israélites s'attaquaient quand ils prophétisaient contre Ninive, et spécialement le versant séducteur de ce crime à travers la figure d'Ishtar. Il est en tout point particulièrement convaincant et l'on pourrait même trouver d'autres arguments que ceux de Dean allant aussi dans son sens (par exemple le fait que les servantes chassées "gémissent comme des colombes", oiseau auquel on identifie Ishtar).
Pour finir, terminons par ce bref rappel sur l'Assyrie.
"Quelque opinion qu’on ait sur la véracité de Justin ou de Trogne-Pompée, car il y a des historiens plus exacts qui les ont convaincus plus d’une fois d’infidélité, toujours est-il qu’on tombe d’accord que Ninus étendit beaucoup l’empire des Assyriens. Et quant à la durée de cet empire, elle excède celle de l’empire romain, puisque les chronologistes comptent douze cent quarante ans depuis la première année du règne de Ninus jusqu’au temps de la domination des Mèdes" écrivait Saint Augustin au chapitre 6 du livre IV de la Cité de Dieu en se fondant sur la chronologie d'Eusèbe. Il y avait donc à cette époque une perception de l'empire assyrien comme ayant battu un record de longévité. Si l'on va du début de l'Assyrie au 20e siècle av JC la fin du royaume en 609, on couvre une période de 1 400 ans, et même la période impériale stricto sensu, 800 ans, est en effet plus longue que la période impériale de Rome.
Aujourd'hui on le reconnait comme étant le premier empire universel de l'Antiquité (voir Frederick Mario Fales, Guerre et paix en Assyrie, Cerf), cet empire ayant commencé son expansion au 14e siècle av JC, et son roi ayant le qualificatif de "roi des quatre régions du monde".
Fales montre comment l'impérialisme assyrien, comme celui de César-Auguste, fonctionnait sur la base d'un ordre divin, celui du dieu Assur, auquel les autres divinités locales étaient inféodées (les statues des dieux des peuples conquis étaient amenées à Ninive pour intégrer la cour céleste d'Assur, comme les rois de ces peuples étaient vassalisés), et qui ordonnait l'action militaire, comme il présidait aux pactes de paix. Son ordre divin juste, qui se traduisait par l'ordre social "civilisé" de la société assyrienne, avait pour serviteur tout puissant mais humble le roi d'Assyrie. L'Assyrie récupérait à son profit tous les acquis civilisationnels et théologiques de Sumer et de la Babylonie. Le roi se rendait rituellement à Ninive, Babylone, Harran (ville du culte lunaire) pour y rendre hommage aux dieux respectifs de ces cités et se concilier leurs pouvoirs.
Les similitudes entre l'Assyrie et l'Empire occidental de notre époque crèvent les yeux, je trouve.
Saint Augustin dialogue avec les divinités païennes
A titre préliminaire, je précise que le présent article ne s'adresse pas aux esprits laïques mais à ceux qui sont convaincus de ce que des entités de l'au-delà parlent par les esprits inspirés et par les médiums.
Ceux-là admettront facilement que les dieux de l'Antiquité ont réellement parlé par les oracles, notamment à Delphes, sanctuaire auquel la revue Books consacrait un article en janvier dernier, et ne sont pas juste une "arnaque" ou une "hallucination collective", comme le supposent les esprits épais. La question n'étant pas de savoir si les dieux ont parlé, mais ce qu'étaient ces "dieux" devenus largement muets après la victoire du christianisme (les oracles se sont tus) ou parlant seulement de façon marginale dans l'alchimie, les hérésies du christianisme, ou la sorcellerie.
La Cité de Dieu de Saint-Augustin peut être lue comme un dernier regard (et quel regard !) du christianisme lettré (l'évêque d'Hippone étant un des derniers auteurs latins à aussi lire le Grec et avoir accès à beaucoup de classiques) sur l'Antiquité, avec notamment un procès extraordinaire de la République romaine et de ses crimes.
Par delà le style en apparence polémique, il s'agit d'un dialogue brillant avec les dieux du paganisme et leurs divers sous-produits dans la Cité des hommes, produits philosophiques, politiques etc.
Toute l'oeuvre réserve mille surprises mais je n'en examinerai qu'une seule, en page 135 du tome 3 (édition de poche).
Augustin y entame une discussion intérieure avec le néo-platonicien Porphyre, qu'il qualifie de "plus savant des philosophes, quoique le plus ardent des chrétiens", ce qui prouve bien qu'il ne s'agit pas de simple polémique.
Contrairement à ce que peuvent penser les esprits laïques de notre temps, notamment les universitaires "intellocentriques", il ne s'agit pas non plus d'un échange intellectuel comme il peut y en avoir entre philosophes athées, c'est à dire d'une confrontation des intelligences sur la base d'une rationalité coupée de Dieu ou des dieux. Il s'agit d'une confrontation entre deux destinataires de révélations surnaturelles incompatibles entre elles, le christianisme et le paganisme, dont ni l'un ni l'autre ne peuvent douter que la révélation dont l'interlocuteur/adversaire est bien une émanation de l'au-delà, la question étant "simplement" de savoir de quel au-delà il s'agit.
Au fondement de cette confrontation, nous dit Saint Augustin, il y a un passage du traité "Philosophie des Oracles" de Porphyre, dans lequel le philosophe examine de très près une prophétie adressée peut-on supposer à Delphes (Augustin ne précise pas où) à un païen qui voulait "retirer sa femme du christianisme". Dans cet oracle Apollon a parlé, et il a dit au pèlerin de laisser sa femme "célébrer, suivant de faux et d'abominables rites, les funérailles de ce Dieu mort (Apollon parle de Jésus), condamné par d'équitables juges, et livré publiquement au plus ignominieux des supplices".
Cela n'a l'air de rien, mais nous avons là le témoignage du point de vue "officiel" porté par Apollon - à travers la Pythie - sur Jésus-Christ. Ce n'est pas une spéculation de Porphyre, c'est une base factuelle, sur laquelle Porphyre et Augustin vont s'entendre pour travailler.
Le verdict des dieux antiques sur les dieux chrétiens ne s'arrête pas là, puisque ceux-ci toujours par la voix d'Apollon à l'occasion de cet oracle, allèrent jusqu'à affirmer que le vrai Dieu au dessus des Dieux n'est pas le Dieu des Chrétiens mais celui des Juifs : "Père souverain, les saints Hébreux dont il est la loi, l'honorent religieusement."
Augustin bien sûr devant cette aberration, a beau jeu de répondre que le Dieu des Juifs par la voix de ses prophètes a proscrit aux hommes de sacrifier à d'autres dieu que lui, ce qui est incompatible avec la Foi païenne d'un Porphyre. Augustin peut ainsi en conclure que le prétendu Apollon est en fait un démon facétieux et destructeur qui construit juste des sophismes pour égarer le coeur et l'intelligence de l'homme. Tout comme étaient, pour Augustin, inspirés par des démons menteurs ceux croyaient qu'on pouvait construire une vraie République (c'est à dire une République juste) sans l'inspiration du Dieu unique.
Il va trouver un autre exemple qui va lui permettre de disqualifier les oracles des dieux antiques en la personne d'une "canalisation" (diraient les médiums contemporains) d'Hécate (déesse lunaire depuis l'époque de Plutarque), mais l'on ne sait pas si c'est une "canalisation" quelconque ou si elle fut rendue dans un de ses sanctuaires officiels (ce qui peut-être lui donnerait plus de poids). Interrogée sur la divinité du Christ, Hécate répond que l'âme du Christ est celle du "plus religieux des hommes", qu' "après sa mort son âme, comme celle des autres justes, a été douée de l'immortalité, mais que c'est aux chrétiens une erreur de l'adorer". On notera que c'est là typiquement l'opinion de la théosophie sur Jésus, et celle que beaucoup de médiums aujourd'hui reçoivent par "canalisation" : Jésus était un homme merveilleux, très sage, religieux, et son âme est devenue éternelle comme celle de tous les grands hommes, c'est un "guide de lumière", comme Bouddha, qui vient nous aider, voilà tout, une âme plus avancée que d'autres, mais pas le Dieu unique ressuscité... Et même, pour Hécate, Jésus a commis une petite erreur : il n'a pas su connaître ou reconnaître Jupiter, et c'est pourquoi il a été crucifié. Dans sa magnanimité Jupiter l'a admis dans son ciel, car c'était un juste, et donc il ne faut pas le maudire, mais il ne faut pas non plus le vénérer car il n'est pas très haut dans la hiérarchie divine".
On comprend qu'Augustin s'exclame devant cet oracle : "Qui est assez insensé pour ne pas voir, ou que ces oracles sont des inventions de ce perfide et implacable ennemi des chrétiens (le diable) ou qu'ils ont été rendus à mêmes fins par des démons impurs ?". Pour l'évêque d'Hippone l'éloge du Dieu des Juifs contre celui des Chrétiens par Apollon, ou celui de l'humanité de Jésus au détriment de sa divinité par Hécate ne sont que des leurres pour désamorcer le potentiel révolutionnaire du christianisme en renvoyant ceux qu'il attire, soit vers le judaïsme, soit vers les hérésies (celle du culte du Christ homme par Photin évêque de Smyrne condamné en 301) et empêcher que se réalise l’œuvre de rédemption de l'humanité produite par la crucifixion du fils de Dieu.
On ne détaillera pas plus avant le reste de l'argumentation qu'Augustin déploie à l'encontre des conclusions que Porphyre tire de ces deux oracles, mais on retiendra juste qu'il y avait là un "point de vue" des dieux antiques sur le christianisme, exprimé moins par la voix d'un intellectuel (Porphyre) que par la voix canonique des oracles (même si on ne sait pas hélas s'il s'agissait d'oracles isolés de prêtresses ou de prêtres peu inspirés ou d'oracles "validés" par la présence de sanctuaires, encore qu'on puisse douter que le paganisme ait eu des instances de validation des oracles comme le catholicisme en a pour valider les apparitions et les miracles).
On remarquera que ces oracles sont d'une forme très différente du style sibyllin qui était en vogue avant le siècle de Périclès, au moment par exemple de la fondation des colonies phocéennes... Est-ce parce que des dieux (ou des démons) s'étaient substitués aux dieux d'origine, ou parce que Prophyre "élague" les messages et en appauvrit la complexité ou l'ambigüité ? On comprend en tout cas qu'Augustin ne perçoive dans ces deux "canalisations" que des facéties démoniaques. Si Apollon et Hécate ont tenu effectivement le langage que leur prêtait Porphyre (tel que rapporté par Augustin), on peut estimer effectivement que cela ne "volait pas bien haut", ni poétiquement, ni intellectuellement (car ce n'était cohérent avec rien de l'histoire même des notions que cela mobilisait - la religiosité des Juifs par exemple). C'était aussi facile à balayer par un intellectuel chrétien que le paganisme l'a été (en quelques siècles seulement) du Bassin méditerranéen.