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Samba Lamine Traoré "La Saga de la ville historique de Ségou"
On trouvera ici mon compte-rendu du livre de Samba Lamine Traoré "La Saga de la ville historique de Ségou" aux éditions L'Harmattan publié sur le site Parutions.com.
Les philosophes vus par Lucien de Samosate
Il y a dans "L'Histoire véritable" de Lucien, un récit imaginaire très intéressant d'une visite sur l'Ile des Bienheureux (le paradis des morts illustres en quelque sorte) une synthèse délicieuse sur les philosophes célèbres et les courants qu'ils ont fondés. On y trouve des clins d'oeil à tous les clichés littéraires que les hommes cultivés de l'époque (IIe après JC) devaient avoir en tête à propos de la philosophie.
"17. Je veux vous dire maintenant tous les grands hommes que j'y ai vus : d'abord, tous les demi-dieux et les héros qui ont porté les armes devant Troie, à l'exception d'Ajax de Locres : on prétend que c'est le seul qui soit châtié dans le séjour des impies ; puis, parmi les barbares, les deux Cyrus, le Scythe Anacharsis, le Thrace Zamolxis , l'Italien Numa, le Lacédémonien Lycurgue, les Athéniens Phocion, Tellus , et les Sept Sages, hormis Périandre. Je vis Socrate, fils de Sophronisque, babillant avec Nestor et Palamède : il avait autour de lui Hyacinthe de Lacédémone, Narcisse de Thespies, Hylas et plusieurs autres jolis garçons. Il me sembla qu'il était amoureux d'Hyacinthe ; tout au moins avait-il beaucoup d'apparences contre lui. Aussi dit-on que Rhadamanthe n'en est pas content, et qu'il l'a menacé à plusieurs reprises de le chasser de l'île s'il ne cessait son bavardage et ne quittait son ironie pendant le festin. Platon seul n'est point présent. Il habite, dit-on, sa ville imaginaire, usant de la république et des lois qu'il a écrites.
18. A l'égard d'Aristippe et d'Épicure, on leur accorde les premiers honneurs, en raison de leur douceur, de leur grâce, de leur gaieté de bons convives. Là se rencontre encore Ésope le Phrygien: il sert de bouffon aux autres. Diogène de Sinope a tellement changé d'humeur, qu'il a épousé la courtisane Laïs, et que souvent, échauffé par l'ivresse, il se lève pour danser et fait toutes les folies qu'inspire le vin. On ne voit aucun stoïcien. On prétend qu'ils sont en train de gravir le sommet escarpé de la Vertu. Nous avons entendu dire que Chrysippe n'obtiendrait la permission d'entrer dans l'île que lorsqu'il aurait pris une quatrième dose d'ellébore. On dit que les. Académiciens ont l'intention de venir ; mais ils s'abstiennent encore et considèrent : ils n'ont pas la compréhension que cette île existe réellement ; d'ailleurs, ils redoutent, je crois, le juge ment de Rhadamanthe, eux qui rejettent toute espèce de Jugement. On assure que plusieurs d'entre eux ont pris leur élan pour suivre ceux qui venaient ici, mais que leur lenteur les empêche d'arriver, ou que, faute de compréhension, ils sont restés à mi-route et revenus sur leurs pas.
19. Tels étaient les plus illustres des assistants. Les plus grands honneurs sont accordés à Achille , puis à Thésée. Voici maintenant leur façon de penser sur le commerce et les plaisirs de l'amour. Ils se caressent devant témoins, aux yeux de tous, hommes ou femmes, et n'y voient aucun mal. Socrate seul attestait par serment que c'était sans arrière-pensée impure qu'il recherchait les jeunes gens ; mais tous l'accusaient de se parjurer. Souvent Hyacinthe et Narcisse convenaient du fait, Socrate le niait toujours. Toutes les femmes sont en commun, et nul n'y jalouse son voisin : ils sont en cela des Platoniciens accomplis ; les petits garçons accordent tant ce qu'on veut et ne refusent jamais.
20. Deux ou trois jours s'étaient à peine écoulés, que, rencontrant le poète Homère, et nous trouvant tous les deux de loisir, je lui demandai, entre autres choses, d'on il était, disant que c'était encore chez nous un grand objet de discussion. Il me répondit qu'il savait bien que les uns le croyaient de Chios, les autres de Smyrne, un grand nombre de Colophon ; mais que cependant il était babylonien, et que, chez ses concitoyens, il ne se nommait pas Homère, mais Tigrane, qu'ayant été envoyé en otage chez les Grecs, il avait alors changé de nom. Je lui fis quelques questions relatives aux vers retranchés de ses poèmes, s'il les avait réellement écrits. Il me répondit que tous étaient de lui. Je ne pus alors m'empêcher de blâmer les mauvaises plaisanteries des grammairiens Zénodote et Aristarque. Après qu'il eut satisfait ma curiosité sur ce point, je lui demandai pourquoi il avait commencé son poème par M°nin, colère ; il me répondit que cela lui était venu à l'esprit, sans qu'il y songeât. Je désirais aussi vivement savoir s'il avait composé l'Odyssée avant l'Iliade, comme beaucoup le prétendent. Il me dit que non. Quant à savoir s'il était aveugle, ainsi qu'on l'assure, je n'eus pas besoin de m'en enquérir : il avait les yeux parfaitement ouverts, et je pus m'en convaincre par moi-même. Souvent, en effet, je venais converser avec lui, quand je le voyais inoccupé ; je l'abordais, je lui faisais une question et il s'empressait d'y répondre, surtout depuis le procès qu'il avait gagné sur Thersite. Celui-ci lui avait intenté une accusation pour injures, parce qu'il s'était moqué de lui dans son poème ; mais Homère fut absous, défendu par Ulysse.
21. A peu près vers cette époque, arriva Pythagore de Samos, qui, après avoir subi sept métamorphoses, et vécu dans autant de corps différents, avait achevé lés périodes assignées à l'âme. Son côté droit était tout d'or. On le jugea digne d'être admis dans ce séjour fortuné, mais il y eut quelque incertitude sur le nom qu'il fallait lui donner, Pythagore ou Euphorbe. Empédocle vint aussi, le corps tout rôti et couvert de brûlures ; on ne voulut pas le recevoir, malgré ses supplications."
La fiche Wikipédia de Jurançon (64)
Pour celles et ceux qui s'intéressent à un titre ou à un autre à l'histoire de l'agglomération paloise en Béarn, je signale que j'ai enrichi récemment la fiche Wikipedia de la ville de Jurançon, dont la partie historique comprenait seulement deux lignes sur 1385 et 1617 et dont la liste des maires couvrait seulement la séquence 1989-2013. J'ai ajouté des paragraphes sur la période allant des années 1920 à nos jours en m'appuyant sur le témoignage oral de ma mère, qui y est née en 1934 et n'a jamais quitté cette ville, et j'ai complété la liste des maires. J'essaierai de compléter ce travail ultérieurement avec quelques recherches livresques à l'occasion d'un de mes prochains passages là-bas (j'y ai vécu les 18 premières années de ma vie, mais ne m'y rends plus que sept ou huit fois par an).
Il n'est pas facile d'écrire l'histoire d'une bourgade de moins de 7 000 habitants éloignée des grands événements nationaux et continentaux. La tentation peut être grande de s'en tenir à l'histoire politique (les élections) qui est celle qui laisse le plus de traces dans les journaux locaux à part les faits divers. Comment par exemple faire transparaître dans les chronologies l'importance de réalités qui étaient autrefois structurantes de la vie locale comme les fêtes religieuses ? Comment aussi faire voir le paysage urbain, pour saisir les étapes de son aménagement ? Le format de Wikipedia ne s'y prête pas forcément. Je m'y suis malgré tout un peu efforcé.
Saint Christophe cynocéphale
Je voudrais juste dire ici un mot de ce saint dont le nom n'est plus du tout à la mode en France (après l'avoir été dans les années 70), et dont une correspondante américaine, baignant dans l'atmosphère des cultural studies, me faisait remarquer qu'il était très marqué par le christianisme (comme Christian, Christel etc). Si l'on en repère facilement l'empreinte chrétienne, il est bon aussi d'en connaître les origines pré-chrétiennes. Le lien qui l'unit à Hermès, à Anubis, au monde sauvage mais "en voie de domestication" des cynocéphales (les hommes à tête de chien), et le rituel du grand voyage au confins de l'humanité et de la mort.
Citons à ce propos l'intéressant article en ligne "Cynocéphales et Pentecôte" de l'ethnologue Jean-Loïc Le Quellec qui rend justice à la richesse de l'histoire de ce prénom :
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"Les origines du culte et de l'iconographie de saint Christophe ont fait l'objet de nombreux travaux ayant établi que sa légende originale appartient au domaine oriental 41. C'est le récit de la vie d'un certain Adokimo (ou Reprobus
(« Réprouvé ») 42,sorte de cynocéphale anthropophage qui, sitôt converti, perd sa tête de chien et acquiert la parole. D'après les Actes apocryphes de Barthélemy, composés en Égypte sous influence gnostique dans la deuxième moitié
du IVe siècle, il apparaît que ce monstre aurait été envoyé par Jésus à Barthélemy, se trouvant alors au Pays des Cannibales 43. Converti par Barthélemy, il aurait pris au moment de son baptême le nom de Christianus (« Chrétien») ou dans des textes plus récents, celui de Christophorus (« Porte-Christ ») 44, ces deux noms étant alors, comme Victor, des titres honorifiques de martyrs en général 45. Dans les versions occidentales des IXe-Xe siècles, sa tête de chien sera sciemment supprimée, et elle n'apparaîtra plus dans les versions ultérieures 46,alors que l'image du « porte-Christ» ne s'est superposée à ce récit qu'en Occident, à partir du XIIe siècle, par suite d'une remotivation du terme Christophorus 47, et cependant qu'un jeu sur canineus (« canin») et chananeus (« cananéen») permettait une nouvelle interprétation 48. Au XVe siècle, Dionysos du Mont Athos le représentera avec la légende suivante: Christophoros o reprobos o ek tôn kunokephalôn, c'est - à - dire : « Christophe Reprobos, l'un des Cynocéphales» 49.
Voici comment les Actes des saints André et Barthélemy seront développés dans le Gadla Hawâryât, livre éthiopien du XIVe siècle, mais inspiré de textes coptes du VIe :
"Alors notre Seigneur Jésus Christ leur apparut [à André et Barthélemy] et
dit: « Partez dans le désert, et je serai avec vous, ne soyez pas effrayés,
car je vous enverrai un homme dont le visage est comme la face d'un chien
et dont l'apparence est très effrayante, et vous l'emmènerez avec vous dans
la ville. » Alors les Apôtres s'enfoncèrent dans le désert, en grande tristesse,
car les hommes de la cité n'avaient pas été touchés par la foi. Ils s'étaient
seulement assis depuis très peu de temps pour se reposer, qu'ils
s'endormirent, et que l'Ange du Seigneur les emporta jusqu'à la Cité des
Cannibales. Alors, de cette Cité des Cannibales, sortit un être qui cherchait
quelqu'un à manger [...]. Mais l'Ange du Seigneur lui apparut et lui dit:
« Ô toi dont la face ressemble à celle d'un chien, tu vas trouver deux hom-
mes [...] et avec eux sont leurs disciples, et lorsque tu arriveras à l'endroit
où ils se trouvent, fais qu'aucun mal ne leur arrive par ta faute [...]. Et lorsque
l'homme dont la face ressemblait à celle d'un chien entendit cela, il se
mit à trembler de tous ses membres et répondit à l'Ange: « Qui es-tu? Je
ne te connais pas, ni toi ni ton dieu. Dis-moi donc quel est ce Dieu dont tu
me parles! » [...] L'Ange dit: « Celui qui a créé le Ciel et la Terre, c'est
Dieu en vérité» [...]. Mais l'homme à la face de chien demanda: «Je voudrais
voir quelque signe qui me permît de croire en ses pouvoirs miraculeux.
» [...] Et au même moment, un feu descendit du ciel et encercla
l'homme dont la face ressemblait à celle d'un chien, et il était incapable de
lui échapper, car il était au centre de ce feu [...] et il s'écriait: « Ô Dieu, toi
que je ne connais pas, prends pitié de moi, sauve-moi de cette épreuve, et je
croirai en Toi ». L'Ange lui demanda: « Si Dieu te sauve de ce feu, suivrastu
les Apôtres partout où ils iront, et feras-tu tout ce qu'ils te commanderont
? » ~ L'homme dont la face était comme celle d'un chien répondit: « Ô
mon Dieu, je ne suis pas comme les autres hommes, et je ne connais pas leur
langage [...]. Lorsque j'aurai faim et que je croiserai des hommes, je me
précipiterai certainement sur eux pour les dévorer [...] ». Mais l'Ange lui
dit: « Dieu va te donner la nature des enfants des hommes, et Il limitera en
toi la nature des bêtes. » Au même moment, l'Ange étendit les mains et tira
du feu cet homme à la face comme celle d'un chien, fit sur lui le signe de la
croix [...] et aussitôt la nature animale le quitta, et il devint aussi gentil
qu'un agneau [...]. Alors, l'homme dont la face était comme celle d'un chien
se leva, et se rendit au lieu où se tenaient les Apôtres. Il se réjouissait et il
était heureux, car il avait appris à reconnaître la vraie foi. Mais son apparence
était extrêmement impressionnante. Il mesurait quatre coudées de
haut et sa tête était celle d'un gros chien,. ses yeux étaient comme deux
charbons ardents, ses dents étaient comme les défenses d'un sanglier ou les
crocs d'un lion, les ongles de ses mains étaient comme des serres crochues,
ceux de ses pieds comme des griffes de lion, ses cheveux descendaient jusque
sur ses bras et ressemblaient à la crinière d'un lion, et toute son apparence
était horrible et terrifiante [...]. Lorsque cet homme à la face comme
celle d'un chien arriva au lieu où ils se tenaient, il y trouva les disciples
- [d'André] qui en étaient morts de peur. [...] André lui dit: «Que Dieu te
bénisse, mon fils, mais dis-moi, quel est ton nom? » Et l' homme à la face
comme celle d'un chien dit: «Mon nom est Hasum» [c'est-à-dire
'abominable ']. Et André lui dit: « Tu as bien dit, car ce nom te ressemble,
mais [...] à partir de ce jour, ton nom sera Chrétien ». Au troisième jour, ils
arrivèrent à la ville de Bartos, en vue de laquelle ils s'assirent pour se reposer.
Mais Satan les avait précédés dans les murs de la cité. Alors André se
leva et pria, disant: «Que toutes les portes de la cité s'ouvrent rapidement!
» Et comme il disait, toutes les portes tombèrent, et les Apôtres péné-
trèrent dans la ville avec l'homme dont la face était comme celle d'un chien.
Alors le gouverneur ordonna [...] d'apporter des bêtes sauvages et affamées
pour les faire attaquer par elles, et lorsque celui qui avait la face comme
celle d'un chien vit cela, il dit à André: «Ô Serviteur du Seigneur, me
commanderas-tu de me dévoiler la face ? » (car il l'avait voilée en entrant).
André lui répondit: « Ce que Dieu te commande, fais-le. » Alors celui qui
avait la face comme celle d'un chien se mit à prier, disant: « Ô Seigneur
Jésus Christ, Toi qui me délivras de ma vile nature [...] je te supplie de me
rendre à ma nature précédente [...] et de me prêter ta force, afin qu'ils sachent
qu'il n 'y a d'autre Dieu que Toi. » Et au même instant sa nature précédente
lui revint, il fut pris d'une colère extrême, le courroux emplit son
coeur, il dévoila sa face et regarda les gens avec fureur, il bondit sur toutes
les bêtes sauvages qui se trouvaient au milieu des foules, il les déchira,
tordit leurs boyaux et dévora leur chair. Lorsque les gens de la cité virent
cela, ils furent pris d'une grande peur [...]. Et Dieu envoya un grand feu des
Cieux tout autour de la cité, et nul ne pouvait en sortir. Alors ils dirent:
« Nous croyons et nous savons qu'il n 'y a d'autre Dieu que votre Dieu, Notre-
Seigneur Jésus Christ, sur la Terre comme aux Cieux. Et nous vous demandons
d'avoir pitié de nous, de nous sauver de la mort et de la double
épreuve du feu et de celui qui a la face comme celle d'un chien. » Et les
Apôtres eurent pitié d'eux [...], ils s'approchèrent de celui dont la face était
comme celle d'un chien, posèrent leurs mains sur lui, et lui dirent: «Au
nom de Notre-Seigneur Jésus Christ, laisse repartir hors de toi ta nature de
bête sauvage, ce que tu as fait ici est suffisant, ô mon fils, car vois-tu, tu as
accompli la tâche pour laquelle tu avais été envoyé. » Et au même instant, il
retrouva la nature d'un enfant, et redevint doux comme un agneau 50."
Selon David Gordon White, l'origine de ce texte tardif est à rechercher dans les légendes nestoriennes de Barthélemy et d'André, circulant au Ve siècle. Le nestorianisme en transmit des versions aux hagiographes syriaques, latins et arméniens, d'où elles passèrent, avec des ajouts, à l'église jacobite égyptienne puis, au XIIIe siècle, dans les synaxaires arabes, lesquels furent traduits en éthiopien au siècle suivant 51.
Par exemple, à la date du 21 novembre, les anciens synaxaires arabes présentent ainsi la vie de saint Mercure, martyrisé entre 249 et 251, et que les coptes appellent Abou Seifen :
"En ce jour mourut martyr saint Mercure. Il était de la ville de Rome. Son
aïeul et son père étaient chasseurs de métier. Un jour, ils sortaient comme à
l'ordinaire. Ils furent rencontrés par deux cynocéphales anthropophages
qui dévorèrent l'aïeul et voulurent manger le père. Mais l'ange du Seigneur
les en empêcha en disant: « Ne le touchez pas, car il sortira de lui un fruit
excellent» : et il les entoura d'une haie de feu. Comme la situation leur
était pénible, ils allèrent trouver le père du saint et se prosternèrent devant
lui: Dieu changea leur nature en douceur.. ils furent comme des agneaux et
entrèrent avec lui dans la ville. Ensuite cet homme eut pour fils saint Mercure
qu'il appela d'abord Philopator, ce qui signifie «aimant ses parents ».
Quant aux cynocéphales, ils restèrent chez eux pendant quelque temps et
embrassèrent le christianisme: cela dura jusqu'à ce que Philopator fût
devenu grand. Il devint soldat et ils partaient avec lui à la guerre. Quand
c'était nécessaire, Dieu leur rendait leur nature et personne ne pouvait leur
résister "52.
Il est remarquable que ce dernier texte, démarqué des Actes de Barthélemy, concerne un saint fêté le 25 juillet dans le calendrier copte (c'est-à6dire le même jour que Christophe pour l'église de Rome) et dont le nom n'est autre que celui du Dieu latin correspondant au grec Hermès, partageant avec Christophe la fonction de protecteur des voyageurs. Or cette date, placée au début de la Canicule, était celle de la fête grecque dite kunophontis 53 (« massacre des chiens») et de la fête latine des furinalia (lors de laquelle on sacrifiait une chienne rousse), festivités destinées à se protéger des méfaits de la chaleur et de la sécheresse caniculaires. Quant à la fin de la Canicule, elle est traditionnellement fixée au 24 août, jour où l'on fête... saint Barthélemy.
Dans tous les cas, ces récits précisent qu'une fois civilisé, le cynocéphale converti par le Saint-Esprit cesse d'aboyer pour clamer sa reconnaissance de Dieu en langue humaine, face aux peuples païens dont il provoque ainsi la conversion. C'est donc cette scène qui est représentée sur les figurations arméniennes de la Pentecôte où le cynocéphale apparaît. Mais en ce qui concerne Christophe, une explication evhemérisante a été tentée pour justifier la légende: «Sous le règne de Dèce [il fut] fait prisonnier dans un combat par le lieutenant de ce prince. Comme il ne pouvait parler grec, il fit une prière à Dieu.. et un ange lui fut envoyé, qui lui dit: Rassure-toi, et touchant ses lèvres, il fit en sorte qu'il parlât grec » 54. Mais ce miracle du « parler en grec », version appauvrie du «parler en langues» des Apôtres, n'est que l'écho affaibli d'un miracle autrement plus impressionnant: celui de l'apparition du langage articulé chez un être qui, jusqu'alors, ne savait qu'aboyer. Le détail qui, sur les miniatures arméniennes, montre le cynocéphale
habillé (parfois sommairement) résulte d'un procédé graphique destiné à rendre visible ce miracle essentiellement sonore, en montrant bien que le monstre est, maintenant, en partie civilisé: cela se retrouve à Vézelay, où cette humanisation partielle est marquée par le fait que l'un des cynocéphales est montré nu, alors que l'autre est déjà habillé. Les textes précisent enfin que, toute domestiquée qu'elle soit par le baptême, la fureur caniculaire du cynocéphale nouvellement converti réapparaît périodiquement: ce n'est plus alors que pour mieux combattre les païens, et seconder par la terreur une proclamation apostolique qui, sans cette aide, serait quelque peu démunie. (...)
Il apparaît tout d'abord que, pour la constitution d'une métaphore théromorphique de la Pentecôte, l'utilisation d'un homme à tête de chien plutôt que de tout autre monstre plinien présentait l'intérêt d'utiliser une espèce animale conçue comme médiatrice et qui, en divers temps et lieux, s'avéra souvent des plus utiles dans le cadre d'une réflexion sur les frontières ou les transitions entre homme et animal, présent et au-delà, réel et imaginaire 56.
De plus, dans le cas du chien, l'opposition domestique/sauvage se réfère essentiellement à l'habitat (domus) et donc plus à l'espace qu'à l'espèce: les chiens dits « domestiques» manifestent une propension à retourner vers la nature, dans une perpétuelle errance entre nature et culture 59. Déjà, les anciens textes mésopotamiens insistaient sur cette ambivalence profonde du chien, considéré par les Babyloniens comme à la fois sauvage et familier 60. Or les diverses espèces de canidés sont inter-fécondes et offrent toutes les gradations entre le domestique et le sauvage, ouvrant donc des possibilités de symbolisation proprement impensables avec, par exemple, le chat domestique et les grands félins 61.
On comprend alors que les canidés en général (et les cynocéphales en particulier) sont quasi universellement commis à deux rôles principaux: d'une part ils constituent une commune allégorie de l'autre, du « sauvage»
qui ne sait qu'aboyer et dévorer de la viande crue, et d'autre part ils jouent le rôle de gardiens de l'au-delà car ils doivent, dans des mythologies très diverses, surveiller l'orée du monde des morts, c'est-à-dire LA transition par excellence, puisque ce sont des êtres de la porte et du passage."
---- voir aussi le livre de Saintyves
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Notes
54. Ménologe de Basile, cité dans Saint yves 1935 :9.
55. THIERRY 1987, fig. 503.
56. LURKER1969, 1983, 1987. ~ LINCOLN1979.
57. Liu 1932.
58. LE QUELLEC1995.
59. Sur ce: POPLIN 1986.
60. ANET 1993, LIMET 1993.
61. BAINES1993 :66.
La question des interventions des sociologues dans le débat public
Une sociologue de l'art comme Nathalie Heinich est-elle fondée à se prononcer sur le droit au mariage des couples homosexuels ? Voilà la question que pose un autre sociologue de l'art Alain Quemin, dans les colonnes du Monde, avec un article qui commence ainsi :
"Un(e) sociologue est-il ou est-elle qualifié(e) pour intervenir publiquement sur des questions d'actualité en mettant en avant son titre et la légitimité de son institution - dans le cas de Nathalie Heinich, le CNRS - quel que soit le sujet traité ? Nathalie Heinich n'est-elle pas essentiellement sociologue de l'art et cette position lui donne-t-elle une légitimité pour intervenir sur le thème de l'ouverture du mariage aux personnes homosexuelles et / ou de l'adoption qui pourrait leur être reconnue ?"
Nous sommes ici aux antipodes de ce que fut le statut du philosophe dans les années 1950-60 spécialiste de rien et de ce fait autorisé à s'exprimer sur tout. L'excès de crédit qu'on accordait "a priori" à toute prise de parole d'un intellectuel à ce moment-là était critiquable, mais on peut aussi s'interroger sur l'excès inverse que peut représenter l'hyper-spécialisation du champ académique. Ne peut-on pas supposer que Mme Heinich, bien qu'elle ne cite pas les travaux des sociologues de la famille (il est toujours difficile de citer des références dans des articles destinés au grand public), les a quand même lus ? Peut-on être un bon sociologue de l'art sans bien connaître l'évolution de la famille, et un bon sociologue de la famille sans être un bon connaisseur des représentations artistiques d'une époque donnée et de leur réception dans la société ?
Interviewé par la radio télévision suisse
Le 1er février prochain de 11h à 11h30 la Radio télévision suisse consacre une demi-heure à mes travaux sur la nudité dans le cadre de son émission de radio Vacarme à partir d'une inter
view réalisée au Jardin des Tuileries à Paris le 10 janvier dernier par la journaliste Véronique Marti. Elle sera en ligne à cette adresse pendant une semaine, puis téléchargeable sur le site (à la même adresse) pour une durée illimitée.
Retour sur "L'impératrice Yang Kwei Fei"
En 1999, je suis allé voir à Paris l'Impératrice Yang Kwei Fei. J'avais alors écrit pour un forum philosophique que j'organisais un texte qui est resté longtemps sur le net (car repris sur un site asiatique) mais en a disparu il y a 4 ou 5 ans. Je reproduis ci-dessous ce texte.Une spécialiste du Japon avait bien voulu ajouter un ou deux mots à ce sujet que je recopie à la suite (car par chance tout cela est resté sur mes différents disques durs. Ils ont le mérite d'éclairer le contexte nippon de l'adaptation du récit historique devenu légende (mieux que ne le fait le supplément du DVD incroyablement pauvre à cet égard). Ayant retrouvé des allusions à Yang Kei Fei / Yang Gueifei dans des classiques chinois que je parcours en ce moment, je viens de revisionner le film en DVD. J'ajoute à la suite de ces deux textes des observations qui actualisent un peu mon point de vue.
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Mon texte de 1999 :
"Questions anthropologiques autour de Mizogushi « L’impératrice Yang Kwei Fei »"
Je suis allé voir ce soir un film de Mizogushi « L’impératrice Yang Kwei Fei » (en anglais : « Princess Yang Kwei Fei » - la transformation du titre d’impératrice en princess est peut-être révélatrice en soi d’une différence culturelle entre les anglo-saxons et nous, du moins à la date de sortie du film, mais laissons cette première question de côté).
C’est un film de 1955 (l’historicité de l’œuvre d’art ne doit jamais être sousestimée).
Je ne sais pas grand’chose de ce film - vous avez donc tout à m’apprendre – ni de Mizoguschi (toute suggestion de site web où l'on en parle est bienvenue).
Le scénario est assez simple. Cela se passe à la cour de l’empereur de Chine au VIII ème siècle. C’est l’histoire d’une jeune souillon qui, du fait des intrigues de sa famille, devient l’épouse d’un empereur romantique (l’adjectif est maladroit car trop occidental, mais tant pis). La souillon console son mari d’empereur de la perte de sa précédente femme, mais périra parce que sa famille malhonnête, promue à des postes « ministériels » par le roi du Ciel, oppresse le pays.
Voilà en gros de quoi il s’agit.
Autant le dire, ce film n’est pas très facile à regarder. On est souvent mal à l’aise, sans qu’on sache si le malaise est dû au fait que ce film ressemble par certains côtés aux films américains des années 1950, ou si c’est son côté japonais qui le rend un peu inaccessible. Et en même temps, on est également séduit par cela même qui nous dérange, ainsi que par l’esthétique générale – le choix des décors, des musiques etc -. Cela demande un petit effort, une petite ascèse, mais cela permet aussi de sortir de soi-même, des canons esthétiques que notre culture – en France, en 1999 – nous a inculqués, et du rapport aux choses et aux êtres corrolaire à cette esthétique.
A vrai dire je ne sais pas – et ce serait peut-être ma première question vraiment importante – ce qu’il y a de japonais, de chinois, et d’américain dans ce film. (Et, si l’on voulait affiner la question, il faudrait se demander aussi ce qu'il y a du XX ème siècle et des siècles passés dans ce film, tant il est vrai que tous les films historiques, regards rétrospectifs, en disent toujours plus sur leur propre époque que sur l’époque qu’ils traitent).
Essayons quelques remarques à ce sujet :
I) ce qu’il peut y voir d’occidental
J’observe que le rythme du film n’est pas celui auquel nous habituent d’autres films japonais comme ceux de Kurozawa ou Ozu. Ce rythme très particulier qu’on attribue, peut-être à tort ( et là les spécialiste du Japon pourraient nous éclairer ) à la culture zen japonaise. On pourrait donc en déduire que le rythme est américain, hollywoodien même à quelques nuances près (sauf si l’on me démontre que la culture japonaise n’est pas incompatible avec ce rythme).
Ce serait donc un premier élément à prendre en compte.
Un autre élément est la thématique. La souillon devenue reine est une thématique d’apparence très américano-européenne (cf Cendrillon). Mais peut-être est-ce aussi un thème universel (après tout l’anthropologie nous révèle des universaux de fantasmes et de comportements que nous n’aurions pas soupçonnaés) ou en tout cas commun à l’Orient et l’Occident.
Très occidentale, aussi, en apparence, la façon de traiter cette problématique, et, plus généralement, la façon d’évoquer la condition de la femme et la place de l’amour telle qu’elle transparaît dans les dialogues. Peut-être les structures mentales de Mizoguschi sont-elles complètement déterminées par le romantisme véhiculé par le cinéma et la littérature populaire venus d’Occident pendant la première moitié de ce siècle ? Pour le savoir il faudrait qu’on me dise précisément quelle fut la formation intellectuelle et affective de Mizoguschi (ce que furent sa famille, son université, ses lectures et ses voyages etc).
Les réponses à cette question nous permettraient d’avoir un regard plus intelligent sur l’occidentalisation du Japon et, même d’en tirer des conclusions pour l’occidentalisation des autres cultures mondiales (mon hypothèse est que, probablement, tous les cinéastes de tous les pays sont aujourd’hui des hommes très occidentalisés, qui relisent leur culture nationale à travers nos lunettes, de sorte que, souvent, en croyant découvrir leur monde, ce n’est que le nôtre que nous voyons)
- question subsidiaire : j’ai vu sur Internet que le film avait reçu une excellente critique à l’Ouest et une très mauvaise au Japon. Est-ce parce qu’il était trop occidental ?
II) ce qu’il y a de japonais
Une fois vu tout ce qu’il y a d’occidental dans ce film, on peut s’attacher à ce qu’il y a de japonais.
C’était ce qu’il me semblait intéressant de voir : la Chine impériale à travers les yeux d’un Japonais. Peut-être est-ce comme quand Pasolini filme la Grèce archaïque (si nous admettons que l’Italie est à la Grèce ce que le Japon est à la Chine, analogie contestable comme toutes les analogies).
Même si on ne connaît pas le Japonais, tout un chacun sait en quoi il diffère du chinois, et, sans doute, pour un Chinois, voir sa cour impériale parlant japonais doit faire le même effet que pour un Français de voir Napoléon parler anglais.
Les japonais ont-ils cependant un regard plus juste sur la Chine que ne peut l’avoir un Occidental – en ce en fonction du substrat culturel commun ?
Une impératrice ayant les mots et les verbes d’une japonaise est-elle malgré tout plus vraisemblable dans le rôle que si ç’avait été une actrice américaine maquillée, ou même une Chinoise de Manhattan ?
Mizoguschi a-t-il étudié de près l’histoire de l’empereur qu’il nous présente (et d’ailleurs le film se veut-il historique ?) ?
Comment un cinéaste japonais quand il veut mettre en scène la cour impériale de Chine fait-il bouger et parler ses acteurs ? qui le conseille (un Chinois, un japonais, un historien ?) ? Il lui faut inspirer des règles de comportement à ses acteurs. Où va-t-il les puiser ? dans les livres d’histoire ? dans des canons posés par d’autres films que le cinéaste a visualisé ? lesquels ?
Il y a derrière ces questions anodines toute une problématique des conditions concrètes de la production artistique et de sa similitude par rapport au réel (problématique posée par la philosophie classique, notamment par Aristote, mais qu’il faut reformuler concernant le cinéma).
III) ce qu’il y a de Chinois et les questions que cela soulève
Une fois qu’on aura répondu à toutes ces questions – et les réponses ne seront toujours qu’incomplètes, provisoires et perfectibles - on pourra se demander ce qu’il y a de chinois dans ce film, ou plus précisément, ce qu’il y a du VIII ème siècle chinois dans ce film.
Sous réserve de tout ce qu’on aura dit plus haut, des occidentalisme, des niponismes, et des conventions artistiques – très manifestes, on les perçoit intuitivement – je pense qu’on pourra accorder malgré tout à Mizoguschi qu’il y a « quelque chose de vraiment Chine impériale dans ce film » (un quelque chose qu’on devra détailler par la suite).
Probablement cette vie impériale dans la Cité interdite – qui m’a fait penser à un autre film « Epouses et Concubines » (Raise the red lantern) dont la valeur de vérité historique elle aussi est très problématique.
Très chinoise aussi – d’après ce qu’on peut connaître sommairement de l’histoire de la Chine – cette situation où la famille de l’épouse de l’empereur accapare les postes de commandement.
Ces deux traits mériteraient qu’on s’y attarde car il sont à la fois très chinois et très susceptibles d’être pensés à travers des lois anthropologiques universelles.
Sur la vie de cour dans la Cité interdite, j’ai trouvé très fort – quoique dans un style vraiment très conventionnel – la façon dont Mizoguschi a mis en scène le contraste entre les mœurs extrèmement policées de cette cour et la spontanéité rabelaisienne de la fête populaire à l’extérieur lorsque l’impératrice entraîne son époux dans la rue pour le Nouvel An chinois. On retrouve là, je pense, un trait caractéristique de toutes les sociétés impériales ultra-hiérarchisées (l’empire romain, la France de Louis XIV présentaient les mêmes cractéristiques, et cela se retrouve encore quoique de façon un peu atténué dans nos sociétés – cf Bourdieu). La société de cour semble à la fois caractérisée par une très forte concentration des ressources matérielles et intellectuelles (le capital va vers la capitale) et un très fort raffinement des mœurs, c’est à dire des règles psychiques de comportements à l’égard de soi-même (rapport à son propre corps) et à l’égard d’autrui (respect des titres des préséances). Mizoguschi semble à son aise pour traiter ce sujet, et l’évolution du comportement de Yang Kwei Fei entre le moment où elle est souillon et son accession au titre d’impératrice est très révélatrice des différences de lois (lois psychologiques et sociologiques) applicables suivant le rang.
Cette problématique du rapport à la loi dans la société de cour est traitée aussi quand les gardes se révoltent contre l’impératrice : l’abolition des règles de comportement et la violence qu’elle génère met en lumière, par effet de contraste, la rigueur que la loi pouvait avoir auparavant. Quand les corps ne sont plus soumis aux règles de la cour (les courbettes, la retenue dans les gestes etc), ils deviennent meurtriers.
J’observe au passage que les lois de comportement ont la réputation d’être généralement plus strictes en Asie (notamment au Japon) qu’en Europe, y compris à l’époque actuelle. Les attitudes et les paroles y sont moins relâchées. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme de l’Orient aux yeux des Européens (en vertu de la règle qui veut qu’on désire toujours ce qu’on ne peut avoir et qui fait que les Orientaux, eux, au contraire, pour peu qu’ils se défassent de leur fierté nationale, en viennent à envier notre laisser-aller). Fin de la digression.
Seconde digression, sous forme de question : quel est le rapport (apparemment nécessaire) entre la concentration du capital et l’accentuation des règles au sommet des hiérarchies sociales ? (je suppose que des réponses ont été données en sociologie mais ce n’est pas clair dans mon esprit)
Second point « très chinois » à observer (intéressant du point de vue de la philoosophie politique), comme je le disais plus haut, la position de l’empereur par rapport à son épouse et à la famille de celle-ci. Comme je l’ai dit, l’histoire fourmille d’exemples semblables à celui du fim, donc je tiens ce point pour véridique. On mesure en regardant ce film à la fois la force et la faiblesse de la posture monarchique dans les sociétés anciennes.
Le monarque est tout puissant, il inspire ce qu’il veut sans même avoir besoin du recours à la force physique de son armée. Cela tient tout d’abord au fait que, comme le disait un jour un sociologue au Collège de France, « le roi tire sa force symbolique de ce qu’il faut qu’il y en ait un » (les structures psychologiques des gens autour attendent qu’il y ait un roi, qui exerce son métier de roi – comme on le voit avec le ministre qui détourne l’empereur des activités musicales auxquelles il s‘adonne).
Ainsi le pouvoir de l’empereur est désiré par ses sujets, et il ne sera jamais contesté en tant que tel même quand le pays sera à feu et à sang (les boucs émissaires sont toujours les ministres, avantage de la souveraineté encore visible dans notre république où pourtant la souveraineté s’est déplacée). Rappelez vous que la révolution française n’a remis en cause la personne du roi qu’en 1792 (3 ans après la prise de la Bastille) et le principe monarchique en tant que tel, dans la foulée. En Chine, la personne de l’empereur fut souvent remise en cause (coups d’Etat) mais moins souvent que celle des ministres, et le principe monarchique ne fut remis en cause qu’en 1911 sous l’influence de la modernité occidentale.
En même temps, il n’y a pas de pouvoir absolu. Mizoguschi l’exprime bien par exemple quand il fait dire à l’empereur qu’il est soumis aux lois que lui même a édictées, ou encore quand son premier-ministre lui rappelle que le bien de l’Etat est une priorité (exemple même d’une loi non écrite dont l’efficace a toujours été absolue dans les règles d’exercice du pouvoir).
Pas plus qu’aucun homme l’empereur n’est affranchi des lois (lois politiques, et surtout lois socio-psychologiques d’où émanent le politique). L’homme est un animal qui reçoit des règles de comportement qu’il peut partiellement remettre en cause, mais la remise en cause reste toujours bien faible par rapport au corpus immense de lois (implicites ou explicites) qui ordonnent ses faits et gestes ( on pourrait par exemple montrer que même les empereurs prétendument fous et autocrates comme Caligula ou Héliogabale restaient esclaves d’un nombre infini de règles, ce qu’avaient bien vu leurs contemporains philosophes, lesquelles étaient aussi esclaves).
Comme on le voit, ce film soulève des questions d’ordre varié. Je serais déjà très heureux que quelqu’un m’en dise un peu plus sur son auteur, et sur l’authenticité de l’histoire qu’il relate. Toute autre considération annexe est également bienvenue.
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Remarques d'une lectrice à l'époque
Une première remarque sur le titre.
Les titres de films font souvent l'objet de traductions infideles, par exemple le film de Mizoguchi intitule"Rue de la honte" [1956 je crois ] en francais s'intitule en japonais : AKASEN-CHITAI en reference a AKASEN-KUIKI, qui designait "le quartier circonscrit d'un trait rouge" sur les cartes des commissariats de police, c'est a dire le quartier ou les maisons closes, et autres debits de boisson et petits restos, etaient autorises en vertu de la loi sur la prostitution abolie en 1959, en opposition au trait bleu qui cernait sur ces memes cartes le quartier a la peripherie du premier ou ces commerces se pratiquaient sans autorisation. Aire d'activite dont le nom normal est YOSHIWARA et qui regroupaient deux quartiers qui jouxtent les douves du palais : Chuoku et Nihonbashi. En traduisant par 'Rue de la honte' on se cantonne a l'aspect purement moral et on oublie une toute autre dimension presente dans AKA=Rouge/SEN=Trait/ CHI=terrain/ TAI=ceinture.
Les erreurs sur les rangs institutionnels des personnages sont fréquents : on pourrait citer ce classique du cinéma japonais " L'intendant Sansho" dans une adaptation de Suzanne Flon. Il s'intitule en japonais ' Sansho Daihu" [ non il ne s'agit pas du Dahu vosgien!!] de " Sansho = poivre japonais en reference a l'expression : Aussi petits soient ses grains, un seul suffit a emporter la bouche" et " Daifu = l'une des anciennes magistratures chinoises qui dans le Japon feodal designait la noblesse de 4 et 5eme rangs, juste apres la noblesse de cour des '1,2 et 3eme rang'. Par consequent ' Prefet ' ou "Gouverneur'' constituerait peut-etre une traduction plus appropriee dans le langage moderne.
Cela dit, dans le cas du film que vous mentionnez, l'hésitation entre princesse ou impératrice se comprend fort bien .
En japonais le titre se prononce : Yô-kihi, "Hi" a pour sens, l'épouse de l'empereur ?L'impératrice? ou encore l'épouse du prince l'héritier ou simplement la 1ère épouse d'un prince impérial ? Princess ?. "Kihi" [où "Ki" a le sens de " précieux " ] désigne, l'un de rang des dames de la Cour et désigne surtout en particulier la célèbre Yô-kihi. Le caractère chinois pour "Yô" signifie : "Saule". On a donc affaire à la célèbre "Dame Saule", aimée d'un Empereur T'ang. Dans la transcription contemporaine officielle on écrit : Yang Guifei ?(w)Yang Kuifei? [en deux mots de toute façon] .
Mizogushi a voulu retracer l'histoire de la célèbre Dame Saule. Il s'agit d'un personnage historique qui a vécu à l'époque des Tang de 719 à 756. Elle fut l'épouse de l'empereur " Objet d'une réflexion approfondie ", prononcé GENSON en japonais. C'est à dire aussi " Cérémonial religieux au sens mystérieux et profond". Nanti d' un nom aussi
remarquable, cet empereur n'en a pas moins jeté son dévolu sur la 1ère épouse du prince impérial dont il a fait une courtisane pour l'élever ensuite au rang de "Kihi" [japonais] ou " Guifei "[chinois]. Dame Saule était une remarquable danseuse et une musicienne accomplie, comme elle était aussi très intelligente elle concentra sur sa personne les sentiments amoureux de l'empereur T'ang ci-dessus désigné.
Elle fut exécutée par la suite, lors de la guerre civile menée par le général Anrokuzan [Transcription japonaise = Montagne paisible bénie des dieux ] un sang mêlé mongol, dont le véritable nom de famille "Kô" [Transcription japonaise] n'est pas moins ironique que le surnom puisque sa graphie a pour sens :" Le tendre". Le tendre avait commencé par gagner la confiance de l'empereur T'ang Etiquette, et il en profita pour fomenter les troubles qui ont abouti à laguerre civile de 755. Il se proclama lui même empereur sous le nom de " Grande hirondelle" dans la célèbre ville qui servit de modèle lors de la fondation de la ville japonaise de Kyôto et dont la partie Est de cette dernière a porté un temps le nom. Il périt assassiné par son fils, qu'il avait eu d'une favorite, et ses sbires en 757.
' Dame Saule et la littérature ' Le premier a avoir chanté la légende de Dame Saule fut le poète chinois " Blanc Optimiste " dans " Les chants de la vendetta ", qui ont beaucoup influencé les Lettres japonaises, [ Au point même d'en faire le rôle principal d' un drame Nô]. Dans ces odes, dont la transcription en japonais est Chôgon-ka, L'empereur Etiquette, ramolli par son amour pour Dame Saule, devient un Empereur fainéant sur le plan politique, ce qui donne l'occasion au demi-mongol Montagne paisible bénie des dieux de fomenter la guerre civile au cours de laquelle périt Dame Saule. Les Odes chantent la douleur inconsolable de l'empereur ayant perdu sa dame.
Les japonais en ont fait un drame Nô en trois actes, reprit par chacune des écoles de Nô et dont la création est due à KONBARU Zenchiku [1405 ~?], gendre du célèbre Zéami et qui fonda le style de Nô dit KONBARU-RYÛ [ École du printemps d'or] à l'époque Muromachi [1336~1573] . Il suivit l'enseignement de Zéami en centrant ses créations sur Le Yamato [ mot par lequel le Japon se désigne lui meme, et aussi, région autour de Kyôto, ] dans un style comparativement beaucoup plus sobre, dépouillé et empreint d'un profond mystère que Onami [1398?1467, réputé pour la splendeur et la magnificence de ses drames]. Ses trois principales créations sont : 'UGETSU' " La nuit du 15 Août " [ selon le calendrier lunaire], ? qui est le titre d'un autre film de Mizoguchi, si je ne me trompe pas, ainsi que d'un livre de l'époque d'Edo oeuvre d' UEDA Akinari[ 1734?1809], traduit sous le titre, je cite de mémoire, : "Contes de la lune après la pluie",?? "Bashô", qu'on ne présente plus et " TAMAKAZURA = Liane de jade ". On lui doit également des ouvrages théoriques.
Mizoguchi n'est donc pas allé chercher son inspiration ailleurs que dans ses classiques et ses contemporains ne peuvent pas avoir le regard, inculte à l'égard d'un tel contexte, de l'occident sur cette oeuvre.
Pour égayer mon texte – comme on le fait dans les contriburtions des forums japonais – voici quelques éléments iconographiques.
Yo-Hiki identifiée à la déesse Kannon (the Goddess of Mercy, equivalent du sanscrit : Avalokites'Tvara) – une œuvre de 1997 - "La nouvelle YO-HIKI", Oeuvre de 1991 Yo-Hiki en ex-voto
Vous pouvez aussi jeter un oeil sur les illustrations du scénario et en particulier les décorations en forme de fleurs de Yô-kihi sur http://www4.justnet.ne.jp
Notez qu’il existe même au Japon des nefles Yo-kihi, c'est comme si on avait des "mirabelles Jeanne d'Arc", vous connaissez la bonne Lorraine!
Dame Saule a également donné son nom a une espèce de cerisier à fleurs doubles dont la corolle fait environ 5cm de diamètre, dont le coeur de la fleur est d'une couleur pâle bordée d'un liseré plus foncé. On est loin de votre souillon!!!
J'allais oublier un element important. Au Japon, les saules sont le lieu de predilection des fantomes. Hors notre Dame Saule, de part bien des points de vue [ question de la ressemblance, cote Eurydice etc...] est une Dame des Saules. Le fantome est l'un des personnages principaux de la litterature japonaise que ce soit dans le theatre No ou les contes et c'est la une dimension qu'il ne faut pas negliger, surtout chez Mizoguchi. En tant qu'heroine d'un drame No, nous avons donc obligatoirement affaire a une Dame des Saules. Il me parait significatif egalement qu'apres avoir mis en scene une Dame des Saules en 1955, Mizoguchi nous gratifie de son envers : Une mere de famille qui se prostitue dans ' Le quartier cerne d'un trait rouge ' en 1956. Le drame Nô ' Dame Saule ', s'inspire quant à lui des Odes de Blanc Optimiste.
Un maître de la Voie, doué de pouvoirs supérieurs, reçoit de l'Empereur Etiquette, l'ordre d'aller chercher le refuge de l' âme de Dame Saule, [ là on n'est plus dans Cendrillon mais dans Orphée], et découvre qu'elle se trouve dans le Pavillon de la Vérité Suprême au pays de la Vie éternelle. Dame Saule lui donnant une épingle à cheveux en jade, au titre de la forme de son corps, lui révèle le contenu du serment échangé avec L'empereur à l'occasion de leur nuit de noces, nuit de Tanabata [7 juilllet, seule époque dans l'année où Altaïr rencontre La fileuse ], et danse pour lui sur la musique de "la magicienne à la robe de plumes", belle comme l'Arc en Ciel. Oeuvre qui est un classique chinois, attribué à l'Empereur Etiquette lequel l'aurait composée après avoir appris la musique auprès d'un être céleste.
PS : Remarque finale : Lorsque les japonais comparent OZU, MIZOGUCHI et KUROZAWA en termes climatiques, il disent qu' Ozu annonce du beau temps, Mizoguchi, un temps nuageux et Kurosawa du vent et de la pluie.
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Remarques actuelles
Je ne trouve plus très intéressantes les questions que je me posais en 1999 sur ce qu'il y a de typiquement japonais ou chinois dans ce film. Il est simplement heureux que cela ait donné prétexte à cette lectrice d'expliquer l'importance de la légende de la "Dame Saule" au Japon, encore que bizarrement je ne trouve sur Internet aucune mention de la Dame des Saules (ou de la Dame Saule) sur Internet (à se demander si la lectrice ne se trompait pas...). De même les interrogations sur les hiérarchies sociales, la centralisation du pouvoir politique etc ne me fascinent plus.
Le film attire davantage mon attention par le parti pris philosophique de Mizoguchi de valoriser le sens esthétique de l'Empereur. En en faisant un passionné de la beauté, il en fait un héros de l'envergure d'Apollonis de Tyane dont on parlait hier, et la métamorphose de l'intriguante Yang Kwei-Fei en héroïne sacrificielle "pure" est aussi un choix cinématographique pour faire du film un oeuvre d'édification qui "tire" l'humanité vers le haut.
Je m'intéresse aujourd'hui davantage au personnage de Yang-Kwei-Fei comme figure consacrée (stéréotypée et figée) de la beauté féminine (un peu comme la Vierge Marie est une figure iconisée de la maternité). Je trouve intéressant qu'au Japon on repère trois beautés féminines idéales : Cléopâtre pour l'Occident (et c'est vrai qu'en voyant le film on ne pouvait s'empêcher de penser à Cléopâtre, dans l'ordre des belles souveraines qui précipitent la fin des empires), Yang Kwei Fei pour la Chine et Ono No Komachi pour le Japon (la poétesse auteur de wakas du Xe siècle). Il faudrait se demander pourquoi cette "classification géographique" et pourquoi dans l'univers taoïste, des questions que nous reprendrons peut-être plus tard. Elle est citée deux fois dans le seul Jéou-P'ou-T'ouan.
Je crois qu'il faudrait explorer davantage le souvenir de ses bains entretenu à Huaqing et la permanence de cette imagerie dans la littérature chinoise, qui, je crois, a des équivalents dans la littérature égyptienne antique et persane (dans une logique de société de cour palatiales où les bains ont une signification poliique et religieuse très différente des sociétés plus égalitaires). Voir le "Sublime lac" du Chant de l'Eternel regret de Bai Juyi (IXe siècle) et l'allusion "Lotus émergeant de l'onde" dans le Chi po zhi zhuan p. 52 (XVIIe siècle).
"Vie d'Apollonios de Tyane" de Philostrate
Je lis en ce moment la Vie d'Apollonios de Tyane, écrite par Philostrate vers 210 (mais Apollonios, lui, vécut à l'époque de Tibère et de Caligula).
Je crois que ce texte est important pour diverses raisons. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'une vie de philosophe très semblable à la vie du Christ racontée par les Evangiles (et selon Grimal sans emprunt à celles-ci), qui d'ailleurs commence par la visitation (selon le terme consacré dans le langage religieux) d'un dieu à la mère du philosophe-prophète avant sa naissance.
Ensuite c'est intéressant parce que c'est la vie d'un philosophe pythagoricien : cette école étant quand même un peu le parent pauvre de la philosophie rationaliste nous en connaissons bien peu de choses. Il est très utile, je trouve (par delà la part d'invention fantaisiste que comprend nécessairement ce genre de récit) de trouver la philosophie de Pythagore incarnée dans un homme comme cet Apollonios, enfant de la bourgeoisie de Cappadoce, qui en respecta beaucoup de préceptes tout en en aménageant d'autres (sur le célibat par exemple).
Je crois que le pythagorisme est une doctrine féconde pour notre rapport contemporain à l'environnement, dans la mesure où elle prône le respect absolu de toute vie sur terre (et pour cette raison s'accompagne de prescriptions alimentaires et vestimentaires complexes). Il y a notamment dans le récite de Philostrate un moment extraordinaire où Apollonios accuse des propriétaires d'Asie Mineure d'avoir accaparé le blé produit par la "Terre mère" appartenant à tous, que les peuples andins contemporains, assoiffés aussi bien de respect de la nature que de justice sociale sous l'égide de la Pachamama ne renieraient certainement pas.
Je trouve très forte notamment la valorisation du silence chez ce philosophe, qui resta cinq ans au milieu des siens sans parler.
Enfin le récit est instructif parce qu'il rend compte d'un voyage d'Apollonios de Cappadoce jusqu'en Inde, et, de ce fait, s'intéresse aux spiritualités des peuples croisés sur le chemin : l'aptitude des Arabes à comprendre le langage des oiseaux (Apollonios lui-même comprend toutes les langues, comme les Apôtres), celle des Mèdes à lire dans les astres etc.
A propos des spiritualités orientales, j'apprends que dans un quartier d'Antioche que l'on appelait Daphné, on vénérait un laurier qu'on prenait pour l'héroïne du mythe changée en cette plante par Apollon (bien que le mythe situât la scène en Arcadie). Le sanctuaire y était d'ailleurs rempli de "gros beaufs" (dirait-on de nos jours) qui y allaient juste pour bavasser et prendre le frais sous les hauts cyprès (comme d'ailleurs dans la ville natale de Saint Paul, Tarse, où il était impossible de faire de la philosophie selon Apollonios car les gens ne s'y intéressaient qu'à la rigolade au bord de l'eau et à la qualité de leurs vêtements).
Le commentateur du livre note que le sanctuaire du laurier Daphné à Antioche participe d'un culte vivant rendu dans tout le Proche Orient à tous les arbres (et dont on a l'écho dans l'Arbre de Vie de la Génèse hébraïque). Ce culte de l'arbre proche-oriental est quelque chose que je connais mal hormis de vagues souvenirs de Mircea Eliade sur les arbres comme Axis mundi (mais je ne crois pas qu'il examinât la spécificité proche-orientale du phénomène).
Je ne suis encore qu'au début du récit, mais je trouve qu'il synthétise déjà beaucoup de choses sur la "spiritualité philosophique" de l'Orient romain du début de notre ère, sous un angle à la fois peu connu, et qui peut répondre à ds aspirations importantes de notre époque. A suivre...