Articles récents
Encore un mot sur Richard Bentley
/image%2F1551417%2F20230130%2Fob_a0ae3f_services-jur.jpg)
Dans mon livre sur les services juridiques de l'Etat (p. 298) j'ai parlé de l'histoire du principe du contradictoire ("audi alteram partem" : il faut écouter le point de vue de l'autre, entendre sa défense) et, encore il y a cinq ans, je rappelais qu'une mésaventure survenue à Richard Bentley en 1723 fut à l'origine de l'invention en Angleterre de ce principe du contradictoire, transposé par les libéraux en France au XIXe siècle (notamment par les tendances anglomanes du Conseil d'Etat au XIXe siècle, ceux que Leroux appelait "la France carthaginoise". Finalement le principe s'est introduit dans toutes les procédures administratives en France et dans les autres pays européens)
Notons que Bentley fut par ailleurs auteur de "La friponnerie laïque des prétendus esprits-forts d'Angleterre, ou Remarques de Phileleuthere de Leipsick sur le Discours de la liberté de penser" qui fut traduit en français par Armand Boisbeleau de La Chapelle, écrivain protestant français exilé qui avait tout intérêt à faire cause commune avec Bentley. C'est une réaction à la parution sous couvert d'anonymat en 1713 du Discours sur la liberté de penser d’Anthony Collins qui avait mis Londres en ébullition et affaibli le parti Whig au pouvoir en Angleterre. Le livre allait si loin dans l'athéisme qu'il affaiblissait les défenseurs de la liberté en les faisant passer par ses excès pour des bandits anarchistes, et jetait l'opprobre sur le protestantisme capable de devenir un tel nid de vipères.
Collins avait, outre ce discours, fait paraître aussi en 1710 "Priestcraft in perfection" traduit en français par "La friponnerie ecclésiastique portée à son comble", que La Chapelle décrit comme une entreprise "don quichottesque" contre toute forme de cléricalisme auquel il finit par donner une portée totalement antichrétienne.
Parmi les réponses à cette provocation, celle de Bentley, nous dit La Chapelle, fut la plus impérieuse car à la fois elle démontait la lecture historique que Collins faisait des autorités ecclésiastiques et discréditait l'honnêteté intellectuelle de l'auteur (alors, nous dit le traducteur, que les déistes ont tendance à se draper dans la pureté morale).
Vous savez que depuis mon passage par les magnétiseurs, je prête une certaine attention à la question de la sorcellerie (cf mon livre). J'observe que la question n'est pas absente du livre. On se souvient que dans les années 1660 en Angleterre sous la plume notamment de Glanvill dont on a déjà parlé, la question était d'une certaine importance, alors qu'en France Louis XIV allait encore affronter une affaire de sorcellerie, et Colbert ne mettra fin à la condamnation des sorciers qu'en 1682.
Collins, note Bentley, attribuait aux progrès de la liberté de penser un mérite : celui d'avoir fait déchoir en Grande-Bretagne "le pouvoir que l'on attribue au diable dans les possessions, et dans les sortilèges" (p. 78 de la traduction). Le théologien répliquait que c'était faux car les prêtres anglicans estimaient que les sortilèges existaient, et que c'est la loi votée en 1562 à l'initiative de la chambre basse qui avait qualifié d'acte de félonie "l'usage et la pratique des enchantements, de la magie et des sortilèges" de sorte qu'on ne pouvait en imputer le responsabilité aux ecclésiastiques.
A propos de la loi sur les sorcières, La Chapelle se réfère à John Stype, et cite ce passage en note de bas de page : "La raison qui fit porter ce Projet, vint du grand nombre d'Enchanteurs, de Sorciers & de gens qui invoquent le malin Esprit, qui s'accréditèrent dès les premiers momens de l'Avénement de la Reine à la Couronne, & peut-être auparavant. Ces gens-là se mêlaient des Affaires de l'Etat, & se servaient de Sortilèges, & de la Magie noire, pour ôter le Royaume à cette Princesse (Elizabeth Ie). On remarquait d'ailleurs qu'il régnait beaucoup de Maladies extraordinaires, qu'il y avait beaucoup „ de gens qui perdaient la parole, ou l'usage des sens, qui tombaient en langueur, ou dont la chair pourrissait ; ce que l'on crut avec raison, „ être les effets des Conjurations & des Enchantemens. Aussi est-ce ce que l'on dit dans le préambule de l'Acte" (Strype Annales t 1, ch 2 p. 61).
En réponse à Bentley, Collins allait d'ailleurs reconnaître que le clergé anglican n'était pas responsable des excès de la lutte contre la sorcellerie, notamment dans le procès d'Hertford de 1712 (dernière condamnation de sorcière en Angleterre).
Bentley poursuit son propos sur la sorcellerie en estimant qu'avant la Renaissance et la Réforme c'est une faiblesse générale de l'esprit humain et non une "friponnerie ecclésiastique" qui faisait imputer au diable beaucoup de problèmes aux causes naturelles : "les délires, les convulsions, les envies de manger" etc. Seules les "lumières de la philosophie et de la médecine" ont eu le mérite de régler le problème, il revient donc "aux Boyles, et aux Newtons, aux Sydenhams, et aux Ratcliffs". "Lorsque ce peuple vit que des ordonnances de médecins guérissaient des maux qu'il imputait au Sortilège, il n'en fallut pas davantage pour le guérir lui-même de ses préjugés". Bentley salue d'ailleurs le travail contre la superstition de pasteurs comme le hollandais Balthazar Becker (1634-1698) et l'archevêque d'York Samuel Harsnet (1561-1631).
La Chapelle précise ceci en note de bas de page à propos de Harsnett : "En 1586 , un jeune homme nommé Darrel s'érigea en Exorciste, & fit imprimer des Relations de quelques-unes de ses prouesses. La prétendue guérison d'un garçon de 14 ans faite à Barton en 1596, fit un grand bruit. A cette occasion Harsnet, qui n'était encore que Chapelain de l'Evêque Bancroft, écrivit un Ouvrage, intitulé, Découverte des Pratiques frauduleuses du Ministre".
Bentley était donc un théologien aux tendances rationalistes (à la différence de ce qu'allait être un Wesley par exemple), tout en étant très opposé au déisme.
Pour ma part, en tout cas, je compte appliquer le principe "audi alteram partem" dans un billet que j'écrirai dans quelques semaines sur le Suaire de Turin.
Morand sur le Journal de Claudel
Puisque je citais il y a peu le Journal de Claudel, voici ce que Morand en disait en avril 1969, dans son propre journal :
Bourdieu disait que Bakhounine avait la vérité sur Marx et réciproquement. Morand livre-t-il là une part de vérité sur Claudel ? Ailleurs dans ce journal il dit que ce dernier n'aimait personne, qu'il était profondément anti-démocrate ce qui aurait pu lui valoir des problèmes dans sa carrière de diplomate à la fin des années 1910 sans la protection de Berthelot (Morand diplomate à la même époque était bien placé pour le savoir, et il avait fréquenté Claudel d'assez près).
On est loin des paroles cordiales de Claudel sur Romain Roland et des amabilités que celui-ci lui rendait. Là les roses, avec Morand les épines. Mais Morand est toujours âpre avec tout le monde, et toujours mauvaise langue comme les diplomates aiment l'être.
Romain Rolland à Vézelay
On trouve ceci dans le journal de Claudel cette page :
Claudel se réjouissait de l'abandon du panthéisme par Romain Rolland.
Vertus du renoncement
Ce blog, qui n'en comptait déjà pas beaucoup, vient de perdre un abonné. Qu'est-ce qui aura pu déplaire à cette personne ? Mon billet sur la citation universitaire de mon livre sur les médiums ? Celui sur le miracle de Saint Janvier à Naples ? On ne sait.
Entre cela et les gens qui, au cours de cette année 2022, sont apparus ou réapparus dans mon horizon pour tout aussi vite disparaître sans raison apparente, l'absence totale d'écho de mon dernier livre sur Lacordaire (même ceux à qui je l'ai envoyé n'ont pas réagi) etc. je termine ce mois de décembre avec la conviction que la plus grande vertu spirituelle est dans l'abstention. Il faut savoir refuser d'écrire, il faut savoir se taire.
Au cours des derniers mois j'ai renoncé à l'écriture de pas moins de trois livres, un sur le socialiste Pierre Leroux, l'autre sur l'expérience de l'Icarie de Cabet, un dernier sur le stoïcisme : pour celui-ci le renoncement est d'autant plus justifié que je ne sais toujours pas quoi objecter précisément aux remarques de Simone Weil sur l'acquaintance entre sagesse païenne et christianisme, entre Jésus et César-Auguste...
Que mes ennemis ne se réjouissent pas trop vite : mon retour au "devoir de réserve" n'implique pas renoncement définitif à toute écriture publique. Mais il faut reconnaître que les "forces négatives" (particulièrement celle de la bêtise si répandue dans notre monde) sont si puissantes, que cet hiver il y a beaucoup à gagner à retenir de son expression.
Auctoritas universitaire
Un professeur de sociologie m'écrit :
/image%2F1551417%2F20221228%2Fob_318dc8_cover-medium.jpg)
"Bonjour
Je suis en train d'évaluer une thèse de l'université de Montréal sur la médiumnité qui cite votre ouvrage sur les médiums, un chamanisme chez l'Harmattan.
Comme quoi , les écrits finissent par atteindre leur public.
Félicitations
Bon Noël"
Le sang de Saint Janvier se liquéfie à nouveau
/image%2F1551417%2F20221211%2Fob_0eb98d_gennaro.jpg)
Il y a eu des inquiétudes à Naples en décembre 2020 quand le sang de Saint Janvier a cessé de se liquéfier (de même en 2016). Mais le miracle a recommencé à se produire en mai et décembre 2021 et mai et septembre 2022 (jour de la Saint Janvier). Le 16 décembre 2023 cela s'est produit à nouveau, à 10 h 56.
Sainte Hildegarde et la symphonie de l'âme
/image%2F1551417%2F20221208%2Fob_9cb660_hildeg.png)
En février 1947, Paul Claudel reçoit "un énorme volume fort nourri et fort intéressant, de Joseph Samson, maître de chapelle à la cathédrale de Dijon intitulé "Paul Claudel, poète-musicien". Il le mentionne dans son journal, et ajoute "Symphonialis est anima. Sainte Hildegarde". Cela m'a fait penser aux mystiques de la musique pythagoriciens, les acousmates.
Puis j'ai voulu en savoir plus sur cette "âme est symphonique" de la mystique médiévale (1098-1179), et, comme je ne peux lire des traités en latin, j'ai d'abord regardé ce qu'en disait Georgina Rabasso docteur en philosophie, chercheuse à l'université de Barcelone dans "Redécouvrir les secrets de la voix".
Hildegarde, nous dit-elle, était souvent forcée au silence par la maladie. Néanmoins, "le silence contredisait les préceptes de la Divinité, qui lui a ordonné de parler et d'écrire sur ce qu'elle a vu et entendu. A la fin de sa vie, la hiérarchie ecclésiastique imposa silence à sa communauté mais Hildegarde, non sans effort, réussit à ramener la musique dans la vie quotidienne du monastère. Elle le fit en adressant une épître aux prélats de Mayence, dans laquelle elle plaidait à la fois contre l'interdiction de chanter pendant l'office divin, et fait l'éloge de la musique et du chant à partir d'une théorie suggestive néoplatonicienne-chrétienne de leur fonction dans l'univers et dans l'histoire de l'humanité".
Cette seule phrase de la chercheuse suffit à me faire penser que mon intuition sur le rapport avec Pythagore n'était pas si déplacée que cela. Le pythagorisme se reflétant dans le néo-platonisme.
Quelques années auparavant, précise Rabasso, Hildegarde de Bingen avait expliqué dans une lettre au moine Guibert de Gembloux comment "fonctionnaient" ses perceptions auditives mystiques. "Je n'entends pas ces choses, écrivait-elle, avec des oreilles corporelles, et je ne les perçois pas avec les cogitations de mon cœur ou l'évidence de mes cinq sens. Je ne les vois que dans mon esprit, les yeux grands ouverts, et ainsi je ne souffre jamais le défaut de l'extase dans ces visions. Et, pleinement éveillée, je continue à les voir jour et nuit". La compréhension du sens caché des choses que le divin donne à Hildegarde n'est pas seulement issu de l'intellect et de la vision mais aussi de l'audition. Il y a autant uisio intellectualis qu'auditio intellectualis, ce que Rabasso rapproche de certaines considérations de St Augustin dans son traité De musica.
Cet aspect auditif, Hildegarde a essayé de le restituer dans ses compositions musicales auxquelles le musicologue Marcel Pérès à Moissac essaie de rendre vie en partie dans une visée thérapeutique (ce qui est aussi très pythagoricien).
"Dans un passage autobiographique inclus dans sa Vita, note Rabasso, elle déclare qu'elle a composé des chants et des mélodies à la louange de Dieu et des saints sans avoir n'a jamais reçu de formation spécifique, et qu'elle les a jouées sans jamais avoir étudié ni la notation musicale pneumatique ni le chant. Juste de la même manière elle a déclaré qu'elle avait écrit ses œuvres en latin bien qu'elle ne connaisse pas la grammaire latine".
Dans une lettre à un prélat de Mayence de 1178-79, Hildegarde explique que l'interdiction du chant qu'avait imposée à sa communauté sa hiérarchie épiscopale était condamnée par ses voix intérieures qui avaient mis en avant les diverses louanges dont parle le roi David dans le Psaume 150:3-6. Elle ajoute que la voix d'Adam au principe était en harmonie avec les voix des anges. "A cause de la faiblesse que la Chute a imposée aux êtres humains, il n'a plus supporté la puissante sonorité son ancienne voix, mais celle-ci peut être restaurée par les chants de louange. "
"La symphonie réveille l'âme humaine léthargique et la met en mouvement vers la recherche de sa rationalité perdue." Hildegarde prévient en outre les prélats que leurs décisions renforcent les dissonances diaboliques dans le cosmos. A la fin de ses Sciuias, elle dit avoir entendu "une multitude « faisant de la musique en harmonie louant les rangs du Ciel» et qu'ils venaient d'un air plein de lumière". Cette multitude hétérogène produisait un son harmonieux qui, à travers ses louanges, faisait écho à l'harmonie céleste elle-même, ce que Rabasso rapproche de l'harmonie des sphères chez Pythagore.
Le sens des compositions d'Hildegarde est donc de permettre aux hommes de pouvoir par le chant et la symphonie interprétés à la fois par l'âme et le corps (par la voix et les instruments) remonter l'échelle de Jacob vers les sphères angéliques.
Une autre philosophe catalane avant Rabasso, dans les années 1990, Rosa Rius Gatell, dans la Revista d'Estudis Feministes 16-1999, s'était intéressée au rapport d'Hildegarde à la musique, et elle avait ajouté que la sainte défendait la thèse platonicienne et stoïcienne d'un cosmos vivant dont les composantes sont en interaction sympathiques entre elles, avec une âme et un corps qui se fortifient mutuellement comme les planètes réchauffent le firmament. Dans ce dispositif, l'homo rationalis fait des choix qui rapprochent ou éloignent la réalisation du plan de Dieu. L'homme de Dieu (vir deus) est un intermédiaire du macrocosme qu'il reflète jusque dans sa physiologie. C'est par rapport à ce dispositif cosmique, dispositif qui a été "abîmé" par la Chute, que doit se comprendre l’œuvre rédemptrice de la musique. Hildegarde prend appui sur le Psaume 150 pour montrer que le choix adéquat des instruments harmoniques permet d'atteindre la science de Dieu originelle et son harmonie céleste.
On a là une théologie de la musique très hautement inspirée et qui bien sûr fait écho à d'autres formes de mysticisme musical dans d'autres cultures (Inde, Chine, Perse etc). Bien sûr, comme toutes les formes de mysticisme, celui de Ste Hildegarde subit beaucoup de distorsion, notamment dans la mouvance New Age, et il faut se méfier de ces égarements. Mais dans le message initial il y a quelque chose de très puissant (et d'ailleurs de très enraciné dans la Bible, dans les Psaumes), qu'il convient de méditer...
L'assemblée des anciens du lycée Louis Barthou de Pau
/image%2F1551417%2F20221205%2Fob_70dcb0_bureau-assoce-barthou.jpg)
Ambiance agréable au lycée Louis Barthou de Pau ce matin, réunion annuelle de l'association des anciens élèves. Je n'avais pas remis les pieds dans cet établissement depuis mes 18 ans en 1988. J'y étais avec mon complice Laurent Trouvé, aujourd'hui professeur des écoles, avec qui j'avais partagé la plupart des manifestations liées aux grèves de 1986. Je leur ai d'ailleurs remis un document sur ces grèves (un ensemble de tracts, d'articles, et d'extraits de mon journal de l'époque, assorti de photos). Ce fut l'occasion d'évoquer avec les plus âgés (les quatre cinquièmes des 60 participants étaient de promotions antérieures à 1972, d'où la faible présence de femmes, car c'était alors un lycée de garçons) un autre mouvement social, celui de mai 1968, où le chanteur Daniel Balavoine et le rugbyman Paparemborde avaient marqué les esprits. Partage entre les générations, hors de l'espace (très loin des régions où je vis le plus souvent), et hors du temps. Laurent Trouvé multipliait les remarques : "Tu as vu, dans la cour, ils ont ajouté ci et ça. Tu te souviens qu'on appelait une partie du gymnase 'la piscine' ?" Sa mémoire des détails de cette époque m'impressionne. Il est vrai que lui, palois depuis l'âge de 6 ans, n'a pas connu l'exil, et les violences que celui-ci inflige aux souvenirs.
Le direction de l'association, qui passe la main après 21 ans de mandat, nous réunissait sous cette belle chaire où nous faisions toutes nos photos de classe.
/image%2F1551417%2F20221205%2Fob_5f712e_screenshot-2022-12-05-at-22-21-49-chri.png)
J'ai retrouvé la statue de Louis Barthou devant laquelle le censeur du collège Gilbert Longhi en juin 1988 m'avait conduit avant de passer l'épreuve de philosophie du concours général en disant solennellement : "L'honneur du lycée est dans ta plume". Quelques semaines plus tard, je décrochais un premier accessit (alors qu'aucun deuxième prix n'était attribué), sur le thème "y a t il une unité sous-jacente par delà la diversité des langages" (j'ai raconté cet épisode dans mon livre "Incursion en classes lettrées", un sujet qui allait rebondir bizarrement ensuite en 2014, en Provence, mais c'est une autre histoire...).
/image%2F1551417%2F20221205%2Fob_491f00_couverture-excursion.jpg)
Le président de l'association, Marc Bourdat a évoqué un autre buste de Barthou, qui se trouve dans la cour, et qui a pu être réalisé plus récemment avec la collaboration de l'ambassade de Serbie, car il en existe deux autres, un à l'ambassade de ce pays à Paris et un autre à l'ambassade de France à Belgrade. J'avoue que je n'aime pas le personnage de Barthou, ce qu'il représente, mais son rôle dans l'amitié franco-yougoslave, dont il fut le martyr face au fascisme, est touchant et me renvoie au souvenir de mon propre engagement, sur les bords du Danube, en 1999 et 2000.
Dans l'assemblée il y avait un homme qui racontait que son père militaire est mort en Algérie en 1957 alors qu'il avait 3 ans. La famille de sa mère ne lui a donné aucune nouvelle de ses ascendants paternels, et, lors d'une réunion de l'association des anciens du lycée, il a rencontré une dame qui s'est trouvée être la soeur de feu son père, donc sa tante, qui a pu lever pour lui le voile de bien des mystères sur ce père presque inconnu.
Il y avait aussi là quatre ou cinq jeunes gens qui avaient eu leur bac après 2000. Dont un avait participé au marathon de Pyongyang. De la génération entre 1972 et 2000 il n'y avait que Laurent Trouvé et moi... De temps en temps, assis sur ma chaise à écouter les uns et les autres, je repensais à Pierre Bourdieu avec qui je correspondais dans les années 1990, à son beau texte sur les internes du lycée Louis Barthou en 1945-48, dans Esquisse pour une auto-analyse (2004). Personne n'a connu le lycée de son époque. Lui-même aurait 92 ans maintenant s'il n'était mort du cancer en 2002, deux ans de moins que Chomsky qui, lui, vit encore. Son ami d'enfance qui me l'a fait rencontrer est mort il y a quelques mois.
J'ai bien apprécié la conférence de Claude Laharie, qui fut professeur d'histoire dans ce lycée avant d'être connu dans le département comme le spécialiste du camp de Gurs. Il présentait son dernier livre sur les Basses Pyrénées en 1939-1945. Portrait étonnant d'un département où il y eut plus de justes qu'ailleurs (en pourcentage de la population), où les collaborationnistes étaient plus maréchalistes que pro-allemands, et où les résistants furent assez peu communistes, tandis que l'épuration fut modérée. Toujours un département dans les tons pastels sur le plan politique, depuis la Révolution, en retrait par rapport aux excès parisiens. Après son intervention l'orateur me parla quelques minutes de mon grand père paternel, qui avait été actif parmi les associations d'anciens internés de Gurs.
Si la qualité du repas au restaurant fut des plus décevantes (quoique l'excellence de l'armagnac in fine rattrapât pour ainsi dire les insuffisances du reste) au moins les émotions ont été belles, presque irréelles. On ne peut certes taire la vague mélancolie qui sous-tendait tout cela. Le fond de l'air est froid, les feuilles jaunissent, et les ombres de nos chers disparus sont maintenant légion. Un homme à table, qui écrivait sur son aïeul résistant, me disait : "nos petits enfants ne s'intéressent pas à ce que nous pouvons leur apporter". Grave erreur, ce conclave d'anciens, auquel Laurent et moi nous mêlions de bon coeur, bien que nous n'ayons pas encore atteint le troisième âge, avait un mérite extraordinaire. Il traçait une permanence dans le temps, elle posait une borne, le genre de repère sans lequel le cours du monde ne serait qu'instabilité et folie.