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Was ist das, "Philosophie morale" ?

On peut se demander à l'infini pourquoi Onfray fait encore ça. Et pourquoi on le laisse faire cela, à quoi cela peut bien servir pour les gens, et pour les institutions qui orientent les goûts des gens. Est-il une soupape de sécurité pour un ordre social malmené ?
Depuis 25 siècles on se tourne vers la philosophie avec le sentiment que son geste, son mouvement, sera bénéfique à l'humanité même si les philosophes par eux-mêmes souvent ne le sont pas. On soupçonne qu'il y a quelque chose de précieux là-dedans, à tort ou à raison.
On ne peut dire cela sans immédiatement poser la question "qu'entend-on par philosophie ?". Est-ce que les incantations d'un chamane sont de la philosophie ? est-ce qu'une danse est philosophique ? Questions advenues avec la crise de la métaphysique, et que je ne puis évidemment qu'aborder allusivement ce soir. La philosophie, malgré ses prétentions radicales n'est-elle pas qu'une des formes de la spiritualité ? une spiritualité "à l'occidentale", une spiritualité adaptée à l'individualisme ?
Avant d'entendre Onfray je m'étais dit qu'aujourd'hui j'écrirais un billet sous le titre "De quoi Nietzsche est-il le nom" en pastichant une expression de Badiou devenue populaire. J'ai du mal avec le nietzschéisme, je ne puis le cacher. S'il n'y avait eu que Nietzsche dans la philosophie je n'y serais pas venu. Platon, Descartes, Hegel m'ont fasciné. Nietzsche n'était appréciable que comme un complément de cela, comme un éclat de rire final. Mais je n'aurais jamais aimé le nietzschéisme "tout seul". Aujourd'hui je vois bien que Nietzsche finit par fonctionner comme une sorte de paradigme à soi seul. Il est vrai qu'il peut le devenir parce qu'il est assez dense, assez vaste, et assez riche de contradictions (comme tout grand auteur) pour fournir des clés de réflexion. Et donc mieux vaut lui qu'aucun. Et mieux vaut Nietzsche que Hegel, car cela fait déjà une dose de religiosité en moins. Mais timeo hominem unius libri, et tout autant l'homme d'un seul auteur, ou d'un seul paradigme. Et ce paradigme là fait passer à côté de beaucoup d'autres choses.
Mais c'est un paradigme qui va bien avec la réduction de la philosophie à la philosophie morale. L'heure n'est plus aux grandes envolées (stimulantes) de la pensée métaphysique qui entendaient penser tout et le Tout. On a presque le sentiment que la philosophie, dépossédée par la science empirique - qui lui a volé les outils de pensée de la matière inerte, du vivant, et même du social - et par l'esprit démocratique - qui lui vole le politique, puisqu'il n'y a plus de "bergers des hommes" - se replie sur le pré-carré de la "construction de soi", de l' "éthos quotidien", du "comment dois-je me comporter avec mon voisin de palier ?" sur lequel viennent la rejoindre tous les gens un peu perdus, un peu fragiles. Ce n'est pas la première fois. Les grands replis sur la philosophie morale sont légions dans l'histoire de la discipline depuis Socrate. C'est même la fonction majeure que lui donna la Troisième République à ses époques les plus "centristes" (certains passage du livre de Pinto sur le métier de philosophe à cet égard sont bons à prendre).
Philosophie morale, micro-philosophie, le quotidien. Cette philosophie là, petite médication des âmes pour sujet en questionnement, est presque condamnée à forcer le trait de l'individualisme, je veux dire à accentuer le mythe de l'individu préexistant à lui-même, l'individu sans généalogie qui est son propre père, sa propre mère (je songe à Sloterdijk mais ne développons pas). Ce que j'ai toujours aimé chez Hegel, c'est sa manière réaliste de placer la société au principe, via la famille, comme mère de l'individu. Je comprends le geste de rupture à l'égard de cette pensée : oui, le sujet peut construire d'une certaine façon son statut d'orphelin, ou plutôt de monade autopoïétique, pour ainsi dire. Nous ne sommes pas enfermés dans l'Oedipe comme disait Deleuze. Mais il ne peut le faire dans un aveuglement adolescent sur la question de la dette, qui n'est pas dette à l'égard des géniteurs, mais dette à l'égard de la société et du monde (ce que Nietzsche lui-même dans ses moments conservateurs reconnaît avec beaucoup de lucidité). Et cette dette dépasse largement le volontarisme théorique de l'individualisme philosophique, et donc les artifices de la philosophie morale car elle est héritage en même temps que dette, héritage et donc formatage. Cette dette interdit même la possibilité d'une philosophie "réduite" à la philosophie morale. Car soyons clair : que vaut une philosophie du bonheur, ou de la construction de soi, si je vis dans une société où l'on me ment sur la guerre en Ossétie du Sud et sur tant d'autres choses (et où l'on m'encourage à me mentir à moi-même sur le monde où je vis) ? N'est-il pas urgent à ce moment-là que la philosophie réinvestisse le champ du politique (et pas seulement pour défendre les "acquis sociaux" comme l'a fait Onfray) ? que vaut une philosophie de l'individu qui ne place pas en son principe une étude de la biologie, du darwinisme, bref une philosophie qui ne se fait pas philosophie des sciences ?
Je dois un article à la revue Le Grognard, que je ne parviens pas à écrire, je m'en excuse auprès d'eux. J'avais été séduit, par le caractère modéré et sceptique de leur individualisme. Mais la philosophie morale individualiste même modérée n'est-elle pas encore trop dans l'abstraction et dans l'erreur ?
Entraves

Tout est si différent d'il y a 12 ans quand j'ai pris mes fonctions.
Et je sais que nombreux sont les gens de mon âge (et sans doute davantage encore les plus jeunes) qui subissent la même logique, dans les administrations comme dans le secteur privé, et qui, peut-être moins persévérants que moi, ou moins chanceux, ont dû carrément renoncer à toute velléité d'écrire et de penser par eux-mêmes.
Afin d'exiger toujours plus de productivité des individus, on tue en eux l'innovation, la créativité. Ou l'on veut que l'innovation ne soit tournée que vers toujours plus de productivité, dans un cercle sans fin jusqu'à l'abrutissement final. A moins que l'on ne choisisse l'enseignement ou la recherche, où là - si j'ai bien compris - la pensée ne meurt pas d'un excès de productivisme, mais d'une sorte de démoralisation générale qui frappe de plus en plus ce secteur, et d'un complexe d'enfermement.
Enfin, si tout va bien, deux de mes livres paraîtront à la rentrée. Deux livres que je n'aurai sûrement pas le temps de faire connaître, mais publier reste un moyen de se prouver à soi-même que l'on existe encore... Les temps sont durs.
E. R. Dodds (II)

Ce livre est très riche, et admirable, ne serait-ce que parce qu'il ne se paie pas de mots (à la différence de nombreux ouvrages français). Je me souviens du livre de Vernant sur les Origines de la Pensée grecque qui, sous l'influence du marxisme, insistait utilement sur les sources politiques de la rationalité athénienne, à travers notamment les procédures judiciaires. Dodds contrebalance ce diagnostic en mettant l'accent, pour sa part, sur le particularisme des milieux intellectuels, et l'isolement de leurs convictions parmi des masses encore fort irrationnelles et superstitieuses, ce qui explique la vigueur de la réaction anti-philosophique (le procès de Socrate et de bien d'autres philosophes), dont Platon fut témoin et qu'il dut intégrer à sa propre philosophie (quelque chose qui peut nous faire penser au "retour du religieux" des trente dernières années).
Le livre est très riche. Sur ce chapitre 6 je retiens de nombreux éléments concernant les effets "pervers" du rationalisme en terme d'individualisme libertaire dans la jeunesse athénienne (les groupes qui prenaient systématiquement à contrepied les pratiques religieuses), les craintes que tout cela pouvait susciter en temps de guerre. Très importante aussi la mention de la peste de 430 (pour en comprendre la portée, je crois qu'il faut se rapporter à ce que Boccace dit de la peste florentine de 1348 dans son introduction au Décaméron) et son rôle dans l'importation de nouvelles religions "barbares" à fort contenu émotif. Le chapitre suivant sur les compromis de Platon avec le chamanisme est aussi passionnant (qu'on se reporte à mon article ci-dessous sur le chamanisme en Egypte, la dette de la métaphysique occidentale à l'égard du chamanisme ne m'avait jamais sauté aux yeux jusqu'ici). On ne peut s'empêcher de songer à l'impact ultérieur que cela aura sur le christianisme. D'ailleurs Dodds lui-même esquisse parfois, au détour d'une phrase, des remarques sur l'hellénisme qu'il embrasse sur une sorte de longue durée à la Braudel jusqu'à nos jours (par exemple sur cette question difficile du rapport des Grecs aux images, et dont les aspects les plus insolites se retrouvent je crois chez Epicure).
E. R. Dodds (I)

Si je n'ai jamais été tenté de le lire, c'est que le sujet n'est plus novateur de nos jours. Les travaux de Jean Bollack sur le chamanisme d'Empédocle, ou même ceux de Vernant sur la Grèce archaïque nous ont largement soustrait à l'image trop "lisse" d'une Grèce rationnelle héritée du XIXe siècle.

Je me souviens même de ce jour de 1994 où, à Madrid, j'ai acheté à la Fnac de Callao, le bouquin (en espagnol) de Robert Gordon Wasson, Carl A.P. Ruck, Stella A. Kramrisch, La búsqueda de Perséfone, Los enteógenos y los orígenes de la religión, qui parlait du rôle des psychotropes dans la culture grecque - un thème qui n'étonnait nullement un mien ami spécialiste des plantes et de leurs effets sur l'organisme. Ce livre en se raccrochant à la botanique allait d'ailleurs plus loin, me semble-t-il, que le simple inventaire des racines chamaniques de la culture hellénique.
Aujourd'hui je me plonge donc dans la lecture de Dodds.
J'observe d'emblée que l'ambition du livre excède le seul cadre de la culture grecque, notamment dans l'opposition qu'il trace entre "culture de la honte" et "culture de la culpabilité", une catégorisation qui n'est pas sans rappeler les travaux de Jaspers sur l'âge axial. La prétention à universaliser des constats tirés d'une culture particulière me laisse toujours sceptique, surtout quand cette culture nous est proche comme la culture grecque antique - je préfèrerais de loin une confrontation de croyances et pratiques relevant de civilisations plus lointaines et moins bien connues. Mais je réserve encore mon jugement sur ce point.
Pour une approche objective des systèmes idéologiques
Je discutais tantôt avec une lectrice de Nietzsche et de Bataille, et lui disais que, selon moi, Veyne avait au moins un mérite : celui d'avoir démystifié la sensibilité païenne. Avec lui, le paganisme romain cesse d'être un paradis perdu (notamment du point de vue de la répression des pratiques corporelles) comme il le fut chez nombre d'auteurs anti-chrétiens. Cela nous permet d'avoir une vision plus globale du fonctionnement humain, dont j'essaie de rendre compte précisément pour les pratiques corporelles, dans un livre à paraître. Notre vision a été longtemps faussée par l'anti-christianisme qui était le propre d'une époque non encore affranchie de l'emprise ecclésiale.
Car Veyne n'est pas le seul démystificateur. Voyez par exemple ce que dit Renée Koch sur l'épicurisme : ce qu'il avait de dogmatique, de religieux, à l'opposé des idéalisations construites par l'athéisme militant. Toute vision réaliste du monde antique est bonne à prendre pour sortir d'un réflexe qui tend à noircir tout ce qui est apparu par la suite. Le monde antique avait sa propre noirceur, qui d'ailleurs n'est pas si noire, mais fait partie de la banalité de la condition humaine (Veyne parle même de sa médiocrité).
Evidemment il est difficile à un historien professionnel de l'admettre. Le mouvement premier d'un chercheur étant toujours de faire l'apologie de son objet d'étude, et d'exagérer son côté exceptionnel (pour motiver lui-même sa persévérance personnelle à en exposer le contenu). Cette tendance appliquée aux études antiques a pu à divers moments conforter certains excès de l'anti-christianisme. On peut dire la même chose des études de la préhistoire (Bataille par exemple ayant complètement affabulé sur le chamanisme des grottes de Lascaux), ou l'étude des peuples non occidentaux (combien d'idéalisations autour de l'art de vivre chinois, ou des sociétés africaines, ou amérindiennes ! à propos de ces dernières, je conseille la lecture d'un livre très courageux et très minoritaire sur les aztèques - Paul Hosotte, L'Empire aztèque, impérialisme militaire et terrorisme d'Etat, Economica, Paris, 2001 - qui démystifie beaucoup de choses sur cette civilisation particulière).
Je ne suis pas pour ma part une grand admirateur du christianisme ni de ses réalisations, mais je n'en suis pas non plus un contempteur acharné. Je pense qu'il s'est agi d'une forme culturelle qui a répondu à divers besoins humains à divers moments de l'histoire (et qui y répond encore dans de nombreux milieux, de nombreuses sociétés). Je pense d'ailleurs la même chose de l'Islam, du judaïsme, du bouddhisme etc. Ce sont des doctrines qui ont été très astucieusement construites, et dont l'application là où elles se sont imposées a souvent produit des effets révolutionnaires dans les comportements, l'organisation des pouvoirs sociaux etc. Evidemment en leur sein la dimension révolutionnaire a toujours été en rivalité - et dans un équilibre précaire - avec des facteurs de conservatisme très forts, parce que ces doctrines ne sont pas bâties ex-nihilo : elles s'inspirent de systèmes de représentation déjà à l'oeuvre dans les sociétés où elles apparaissent, et, dans leur institutionnalisation, ne cessent de passer des compromis avec lesdits systèmes. Voyez ce que le christianisme doit au platonisme, à la sotériologie dyonisiaque, à diverses superstitions locales, à la morale civique romaine païenne (voyez là dessus Peter Brown par exemple) et tous les compromis qu'il a passés avec eux. Voyez la dette de l'Islam à l'égard du polythéisme arabe, et des eschatologies judéo-chrétiennes, et tous les compromis passés avec les logiques des tribus, aussi bien qu'avec le fonctionnement idéologique de l'Empire byzantin quand il gouverne Damas, puis avec l'idéologie perse quand il s'installe à Bagdad, avec les cultes africains quand il conquiert le Sahel. Voyez ce que le bouddhisme doit à l'hindouisme, au chamanisme en Asie centrale et au Tibet. Il ne peut en être autrement dans l'histoire de la victoire des idéologies.
D'autres idéologies auraient pu s'imposer en lieu et place de celles-là. De meilleures, comme de pires. On ne peut négliger ce que ces idéologies qui l'emportèrent eurent de beau, de novateur, d'adapté à leur temps comme le fait Veyne quand il décrit le christianisme naissant comme une sorte d'avant-garde artistique. On ne peut jamais considérer leur victoire uniquement comme de tristes accidents de l'histoire, même s'il est vrai - il ne faut pas être relativiste - que toutes les idéologies ne se valent pas : dans certains cas on peut dire avec certitude qu'il est malheureux qu'un peuple tombe sous la coupe de l'une plutôt que de l'autre. Ainsi par exemple les peuples subjugués par les Aztèques eurent sans doute moins de "chance" que ceux que gouvernaient les Incas. Et, n'en déplaise à un archéologue qui après la découverte des preuves de sacrifices humains dans un sanctuaire gaulois en Suisse s'est exclamé "Et alors ? les Romains aussi faisaient des sacrifices, tout le monde faisait des sacrifices", il valait bien mieux pour un peuple être gouverné par l'idéologie romaine que par celle des Celtes.Oui, il y a bien de jure des hiérarchies dans le raffinement des systèmes idéologiques et dans les réalisations qu'ils apportent à l'humanité. Mais avant de chercher à les juger et les hiérarchiser, commençons par comprendre leur logique profonde, les héritages dont ils sont porteurs, leur intéraction avec les peuples auxquels ils s'imposent, comprendre réellement la nature profonde de ce qu'ils leur apportent sans verser dans aucune caricature.
Sociologie des institutions
Le 21 mai dernier, je recevais sous le titre éloquent de "Menace sur la justice" un mail exposant le contenu de l'amendement n° 62 au Projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République de M. Warsmann, rapporteur de la commission des lois de l'assemblée nationale, ainsi rédigé "Avant l’alinéa 1 de cet article, insérer l’alinéa suivant :/« III. – Dans le cinquième alinéa de l’article 34 de la Constitution, après les mots : “l’amnistie ;”, sont insérés les mots : “la répartition des contentieux entre les ordres juridictionnels, sous réserve de l’article 66 ;” »."
Il semblerait que le dépôt de cet amendement n'ait pas été souhaité par le président de la commission des lois, M. Mazaud qui a écrit une tribune dans le journal Le Monde à ce sujet. Le vice-président du Conseil d'Etat s'est rendu au Sénat pour faire un exposé sur le sujet devant les élus de la République, et, aux dernières nouvelles, le sénateur Charasse serait intervenu contre cet amendement qui a finalement été rejeté par la commission des lois du Sénat. L'amendement s'inscrit dans le cadre de projets de transferts de compétence à l'ordre judiciaire, en matière de police des étrangers notamment. Les spécialistes qui évoquaient le sujet récemment soulignaient que le transfert de compétence est déjà possible sans amender la Constitution et estimaient que l'exposé du sénateur Charasse aurait dû se focaliser sur ce point. Sur ce dossier on peut se reporter à la page http://www.maitre-eolas.fr/2008/05/17/956-juges-administratifs-le-legislateur-vous-aime du "Journal d'un avocat" qui évoque notamment le débat devant la commission des lois en mai et à la page d'Olivier Pluen,doctorant à l'Université de Paris II Panthéon-Assas, http://www.blogdroitadministratif.net/index.php/2008/05/25/204-la-constitution-de-blocs-contentieux-aspect-du-debat-sur-la-dualite-juridictionnelle.
Peut-être un cas d'école pour l'étude, d'un point de vue sociologique, des règles de répartition des pouvoirs dans le champ juridique en France.
Penrose
Mon compte-rendu du dernier livre de Penrose vient d'être publié sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=85&srid=428&ida=9410.
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Il est un monde merveilleux fait de points que nul il de ne verra jamais, de lignes quaucun stylo ni aucun ordinateur ne saurait tracer, de carrés parfaits, de cercles absolus, de nombres (quelle étrange chose que le nombre, quand on y songe), de fonctions. Ce monde, aujourd'hui délaissé par les esprits littéraires, fut familier aux penseurs européens jusquà Kant. Il est même au fondement de la philosophie occidentale quavec le temps on finit par nommer «métaphysique».
Deux points ne laissent pas de surprendre, nous dit Roger Penrose dans son ouvrage imposant A la découverte des lois de lunivers : la prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique : cet univers nous permet dexpliquer les réalités physiques qui nous entourent, et surtout, il nest pas le fruit des constructions de notre esprit notre cerveau y accède comme à une terra incognita dont lexistence ne dépend pas de nous.
De là à revenir au docte enseignement de Platon, il ny a quun pas, Penrose se posant dans le monde d'aujourd'hui comme le porte-parole le plus orthodoxe et le plus conséquent du platonisme millénaire.
A la découverte des lois de l'univers : la prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique est un vade mecum, une carte daccès à ce monde idéal des mathématiques, que Penrose nous présente à travers lhistoire de sa découverte : des Grecs jusquaux aspects les plus avancés de la recherche actuelle (qui occupent la majeure partie du livre). Déquations en diagrammes rien ne sera oublié : de lintrication quantique à la théorie des cordes en passant par lentropie des trous noirs. Mais il faudra attacher sa ceinture : comme le dit léditeur en quatrième de couverture, ce livre élève «le lecteur à de rares hauteurs». L'ouvrage est donc à déconseiller aux curieux dépourvus dune solide formation scientifique : ils pourraient y perdre rapidement leur latin et leur souffle.
Les Dieux masqués - Chamanisme dans l'Egypte pharaonique
Je viens de transmettre à Parutions.com une recension (publiée sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=9124) du dernier livre de René Lachaud, Les Dieux masqués, Chamanisme dans l'Egypte pharaonique (Signatura 2007), un ouvrage qui présente quelques défauts - dans le registre de l'anti-rationalisme - mais qui a le mérite de s'opposer à l'égyptologie universitaire classique et de nous faire comprendre, sur un ton très inspiré, que l'on ne peut aborder les civilisations antiques sans sortir d'une façon abstraite d'appréhender le savoir, que nous a inculquée la culture occidentale, et sans s'affranchir de tout un héritage chrétien et postchrétien sur le rapport au divin, au corps (j'en parlerai prochainement dans un de mes livres), à la nature, qui n'est pas adéquat à la compréhension d'univers étrangers au nôtre. Evidemment notre propre point de vue tend à s'universaliser par la destruction effective (via la colonisation notamment) des cultures des autres, mais notre compréhension, elle, n'est pas universelle tant qu'elle prend pour point de départ l'Occident actuel. Lachaud a raison, pour sa part, de partir du chamanisme, de ce que l'anthropologie depuis près d'un siècle nous en fait connaître. c'est en effet une clé d'interprétation fondamentale de l'Egypte ancienne (même si ce n'est probablement pas la seule.
Je note que d'autres auteurs s'efforcent de saisir d'autres cultures à travers le prisme chamanique, notamment certains aspects négligés de la Grèce antique. A vrai dire, il ne faudrait pas qu'après des décennies d'oubli de ce versant de l'Antiquité, dû au rationalisme académique, on commette un autre réductionnisme en ne valorisant que cet aspect là de la Grèce, mais dans les limites de cette réserve, tous les travaux sur ce sujet me semblent utiles.
Je note que Nietzsche fut un des premiers à s'intéresser à cette sorte de chamanisme grec qu'on trouve depuis les cultes dionysiaques jusqu'aux poèmes des présocratiques. Si, comme le défend Lachaud, il existe un fil rouge du chamanisme qui va des sorciers sibériens jusqu'à l'hermétisme en plein coeur de la Renaissance européenne, on pourrait se demander si le chamanisme contemporain en Occident ne serait pas aujourd'hui le nietzschéisme, notamment à travers des figures comme Gilles Deleuze. Certaines de ses thématiques me le font penser, mais il faudrait plus de temps pour écrire à ce sujet.
On pourrait aussi s'interroger sur la pertinence profonde de ce concept de chamanisme, qui finit par recouvrir tous les traits que Mircea Eliade identifiait aux formes de sacralité pré-chrétiennes ou non-chrétiennes. Mais là encore cette question mériterait un long développement.
Si l'on revient à l'Egypte, j'avais de plus en plus, à la lecture de Lachaud, l'intime conviction qu'on devrait, à chaque instant où l'on parle de cette culture, si l'on voulait faire preuve d'intelligence, en garder une seconde à l'esprit : celle de la Chine. D'une certaine façon, on ne peut penser l'Egypte sans la Chine, ni la Chine sans l'Egypte. A cause de la culture des idéogrammes, à cause de ce système politique autour du pharaon médiateur céleste. Peut-être même faudrait-il compléter le binôme par un troisième pôle, celui des empires amérindiens.
Encore un mot, pour terminer, sur cette importante intuition de Lachaud sur l'écriture comme exercice rituel. A la manière du yoga. Dans ces vieilles civilisations où le savoir est une connaissance par corps, et où la connaissance est aussi une pratique du monde, puisque rien n'est séparé de rien, l'écriture est une activation des forces qui régissent le monde, une mise en résonnance. De ce point de vue, l'alphabet phénicien, qui est une conquête démocratique, comme l'alphabet démotique, une conquête de marchands, en même temps qu'une façon d'arracher l'écriture aux prêtres, est une abomination de l'esprit, le premier saut dans l'abstraction, dont les Grecs furent les héritiers. Dommage pour les marchands phéniciens qui étaient pourtant probablement les esprits les moins abstraits de la Méditerranée - sauf à considérer un cahier de comptes comme une abstraction, peut-être la première abstraction, tout comme la première transaction capitaliste, le premier échange pour l'argent, est un geste inaugural de mise en abstraction d'autrui, je renvoie ici aux travaux de David Graeber que je citerai dans le livre que j'écris en ce moment. Il y a de toute façon quelque chose qui m'intrigue beaucoup : un lien entre les marchands du Proche-Orient et de Grèce, qu'il faudrait démêler.
Plus abominable encore est notre usage du clavier. Ceux qui s'adonnent à la calligraphie, ou même à l'écriture manuscrite ordinaire, sont moins asservis que les autres. Peut-être aussi ceux qui utilisent des logiciels de reconnaissance vocale, qui renouent avec un sens du souffle, de la voix, et utilisent l'ordinateur comme secrétaire-esclave. Qui sait ceux-là retrouvent peut-être quelque chose de l'enseignement oral, et finiront si ça se trouve un jour par renoncer aux livres. Mais cette digression m'égare.
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Vous qui croyez connaître l’Egypte..
René Lachaud, Les dieux masqués
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Il est des étonnements dont on ne se remet pas ; dont il faut toute une œuvre pour se remettre. Une expérience : comme la lecture de Descartes par Malebranche, la découverte de la Kabylie par Bourdieu. De ces chocs affectifs dont on ne revient pas indemne, à supposer même qu’on en revienne. René Lachaud a vécu le sien : « Il y a quelques années, pérégrinant pour la énième fois dans le temple d’Hathor, à Dendera, un jour de plein été, nous pensions naïvement connaître les lieux et, satisfait déambulions en toute quiétude. / Soudain, le doute s’abattit sur nous en même temps qu’un envahissant sentiment d’étrangeté. Plus rien ne nous était familier. Nous n’étions plus chez nous mais au sein d’un gouffre vertigineux dont nous n’avions même pas soupçonné l’existence… Tant d’années, tant de retours, tant de savoirs accumulés pour finalement n’avoir rien compris, rien vu, rien senti ! »
Né d’une rupture profonde avec un savoir académique convenu, une culture qui croit connaître, mais qui se borne à projeter du familier sur du mystère, ce livre débouche sur une autre connaissance de l’Egypte, une Egypte déroutante qui a des chances d’être plus réelle que celle que nous offrent au mieux l’égyptologie intellectualiste, occidentalocentrée, contemporaine, au pire sa vulgarisation dans des romans de gare et des films commerciaux.
Au lieu de partir, comme les égyptologues académiques, des horizons postchrétiens de notre époque, monde qui sépare les savoirs, et qui a sa propre vision (métaphysique), des dieux, du corps, de la politique, René Lachaud inverse la perspective et construit son approche en partant du début, c’est-à-dire de ce vieux socle (préhistorique) commun aux cinq continents que l’on appelle le chamanisme. Cette façon d’aborder le monde qu’ont les « sorciers », « hommes-remèdes », chefs spirituels des premières communautés néolithiques est une représentation holistique, dans laquelle tout renvoie à tout, où le rituel concret, la pratique du corps, l’intuition, la symbiose avec l’état naturel des choses, visible et invisible, guident le regard et le geste et où le savoir vaut comme pratique, non comme une théorie. Non seulement, en commençant par ce commencement-là, Lachaud évite les anachronismes rétrospectifs, mais encore il permet de rendre justice à des phénomènes aussi profondément structurants de la réalité égyptienne que l’écriture idéographique (que Lachaud rapproche à juste titre de celle des Chinois, et en qui il voit avant tout un rituel corporel), ou l’étrange fonction sacerdotale (le terme lui-même est un piège) des pharaons (que tout, dans l’iconographie égyptienne, relie aux sorciers-chamans sibériens, passeurs entre les mondes des animaux, des humains, des esprits).
La tentative de Lachaud a des équivalents dans l’historiographie récente – que l’on songe par exemple aux recherches de Jean Bollack sur le chamanisme des présocratiques en Grèce (et, plus loin, à Eric Robertson Dodds, voire aux intuitions nietzschéennes sur la Naissance de la Tragédie). Appliqué à l’Egypte, le détour par le chamanisme donne des résultats remarquables, et permet notamment à René Lachaud de nous faire revisiter tout le panthéon égyptien, à la lumière de l’Asie et de l’Afrique profondes, rendant limpides, et évidents, ces attributs obscurs, qu’on recensait jusque là à titre purement anecdotique, du dieu-faucon, ou de la déesse-vache. Comme Mircea Eliade avant lui, qui figure en bonne place dans sa courte bibliographie de fin d’ouvrage, l’historien parcourt l’imagerie, classique dans le chamanisme, des Mystères initiatiques, des corps dépecés, des arbres sacrés, au sein de laquelle les mythes égyptiens trouvent parfaitement leur place et reçoivent une résonance nouvelle.
Le travail de Lachaud a les défauts de ses qualités. Fuyant l’académisme, et donc la pratique de la note de bas de page, il enferme parfois son lecteur dans une poésie personnelle qui peut avoir de vagues relents de huis-clos sectaire, là où la référence bibliographique, tout en scellant une dépendance à l’égard de la caste universitaire, eût au moins ouvert des fenêtres sur les recherches d’autres auteurs. De même son refus du savoir théoriciste le fait passer à côté de récentes découvertes « académiques » très importantes, notamment sur les premières structures étatiques égyptiennes, qu’il eût été intéressant de confronter à ses intuitions sur la royauté pharaonique – Lachaud parle de la Préhistoire égyptienne comme on le faisait il y a cinquante ans, et, peut-être, de ce fait, dés-historicise quelque peu l’objet de son étude. Ainsi, paradoxalement, son peu d’intérêt pour une archéologie rationaliste et objectivante des cités égyptiennes, conduirait presque l’auteur à commettre à l’égard du lien préhistoire/antiquité classique le péché qu’il reproche à nos contemporains sur la relation monde moderne/monde antique, c’est-à-dire celui de l’illusion (de la réduction) rétrospective, de l’anachronisme, de la négation de l’altérité temporelle. Enfin la méfiance de Lachaud à l’égard du rationalisme l’entraîne à adhérer aux mythes cryptoscientifiques les plus douteux (parfois même les plus absurdes), comme celui du partage entre cerveau droit et cerveau gauche (p. 10), ou de l’inconscient collectif jungien (p. 154). Le lecteur indulgent verra dans ces égarements la rançon à payer pour une trop grande lucidité sur d’autres points. On n’a jamais rien sans rien…
Par delà ces réserves, retenons qu’en puisant généreusement aux sources du patrimoine culturel et existentiel commun de l’humanité, l’auteur a l’immense mérite d’enfin lever un voile sur une Egypte nouvelle, restée jusque là travestie par des approches trop étriquées. Au-delà de l’Egypte, il initie de la sorte à une appréhension globale des réalités pré-modernes de notre espèce, qu’il convient sans doute de généraliser à toutes les cultures antiques, et qui, en retour, fait signe, pour notre présent, vers des possibilités d’être, de voir, de ressentir dont nous avions collectivement perdu la trace.
Christophe Colera