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L'Espagne républicaine. Mémoires de mon aïeul (I)

30 Août 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Guerre civile espagnole

Je traduis en ce moment les mémoires de mon grand-père José-Maria Colera. Ce texte nous fait replonger dans les inégalités sociales des années 1930, et révèle la manière dont le nouveau régime républicain, vu à travers un de ses gendarmes "de base", pouvait représenter un espoir très concret de changement. Il permet de comprendre pourquoi les organisations ouvrières et paysannes allaient le soutenir en 1936, mais aussi quelle était sa fragilité devant le pouvoir des riches et le conformisme ambiant, ce qui fait en retour réfléchir sur la psychologie de l'auteur et les raisons de son progressisme. Voici donc le texte, annoté par mes soins. Il éclaire aussi le rôle essentiel d'une partie de l'appareil d'Etat républicain (certaines tendances de la Garde civile notamment) dans la sauvegarde de la République en des points clés comme Barcelone, un rôle sousestimé de nos jours au profit de celui des milices ouvrières, lesquelles n'auraient pourtant pu, à elles seules, remporter la victoire. 

CC

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          TOUTE UNE VIE DE GUERRE
 

Je suis né dans un village de la province de Teruel (Mazaleón) le 13 juillet 1905. Un mois après ma naissance, ma mère[1] et mon grand-père[2] m’amènent à cheval sur une mule au village où mon père fut affecté après sa réintégration dans la Garde Civile.

 

 Pendant les premières années de mon enfance dans ma famille on ne parlait pas d’autre chose que des guerres et leurs calamités, mon père[3] de ses huit ans de guerre passés à Cuba. Cette guerre selon mon père fut une vente du Gouvernement aux Américains, et pour occulter cette vente au peuple, Washington fomenta un soulèvement national des Cubains. Quand plus tard l’Espagne fut fatiguée de cette guerre le Gouvernement américain chercha un prétexte en coulant un vieux bateau dans le port de la Havane ayant pour conséquence la déclaration de guerre à l’Espagne, guerre au cours de laquelle l’Espagne perdit toute son Escadre. Le Gouvernement de l’époque faisant la déclaration suivante (Mieux vaut l’honneur sans les bateaux que les bateaux sans l’honneur[4]). Cette guerre coûta à mon père huit ans de calvaire : sept ans de guerre et un an comme prisonnier des Américains.

A son retour en Espagne, il fut amené à s’arrêter dans son village natal où il connut ma mère et se maria un an tard[5] ; A la suite de cette guerre il eut une maladie qui selon les Médecins était une séquelle des calamités endurées durant les huit ans passés à Cuba, à cause de cela il se vit obligé d’hypothéquer toutes les propriétés qu’il avait, cette maladie le maintint un an au lit. Une fois remis de sa maladie, pour récupérer les terres qu’il avait hypothéquées il ne lui resta plus d’autre solution que de réintégrer la garde civile, puisqu’à Cuba il se trouva avoir fait partie de cette institution. Il n’ignorait pas qu’en réintégrant cette Institution tous les quatre ans il recevait une prime de réengagement et avec cette prime il pouvait déshypothéquer les propriétés qu’il avait hypothéquées. C’est tout ce qu’il avait tiré de cette guerre où il vit des milliers de ses compagnons mourir, quelques-uns dans les bateaux avant d’arriver à Cuba à cause des mauvaises conditions de transport, et d’autres qui mouraient à cause du climat à Cuba et des calamités, selon ce qu’il me disait, l’année où il fut prisonnier des Américains ils lui donnèrent un bon traitement.

Maintenant, je parlerai d’une autre guerre de laquelle mon grand père maternel me parla beaucoup durant mon enfance. Il était connu à Mazaleón comme « el tio Manolo ». Pendant la guerre carliste[6], il avait 14 ans. Un jour se présente au village un agent recruteur qui offrait un réal par jour et une paire d’espadrilles à qui voulait aller se battre. Il parvint à recruter dans le village quelques jeunes de 12 à 14 ans, parmi lesquels se trouva mon grand-père. Ces jeunes firent partie de la Colonne Doña Blanca, dont l’âge moyen était très bas.

Selon mon aïeul, jamais ils ne virent ni le real ni les espadrilles. Mais ils ne pouvaient pas s’enfuir à cause du peloton d’exécution qui attendait les déserteurs, et aussi par peur des lames de couteau des bandes adverses qu’on trouvait dans tous les villages. Lors de l’attaque d’Alcaniz, la Colone Doña Blanca ne put entrer dans la ville. L’ennemi pour contrer l’attaque avait inondé toutes les huertas. Mon aïeul attrapa des rhumatismes et fut renvoyé chez lui en attendant la guérison.

La nuit suivant son retour, les milices armées se présentent chez lui. Ils demandent à sa mère où se trouve son fils, sachant qu’il venait d’arriver. Sa mère répond qu’il n’est pas là. La maison est fouillée dans l’espoir de trouver mon grand-père et de le tuer sur place. En vain. Celui-ci s’était caché derrière un de ces bancs qu’on place devant les cheminées espagnoles. La nuit d’après, son frère cadet le conduisit hors du village dans une cachette et dut ensuite venir lui apporter de la nourriture toutes les nuits. La guerre se termina et les combattants furent amnistiés et mon aïeul put se présenter à nouveau à visage découvert au village. De cet épisode, mon grand-père tira une leçon qu’il me répétait souvent : « Mon petit, nous faisons des guerres qui ne sont pas les nôtres. Pendant la guerre, la vie humaine vaut moins encore que celle d’un chien. »

A l’âge de neuf ans[7], alors que nous nous étions installés à Alcañiz, mon père m’inscrivit chez les Escolapios[8]. Cette année là la guerre éclata en Europe. Certains frères étaient germanophiles comme le père Clemente qui à chaque avancée des Allemands leur consacrait un cours. D’autres étaient francophiles comme le père Romaldo qui dédiait son cours aux Français. La guerre, toujours la guerre. En Espagne, pour ne pas nous distinguer de l’Europe, nous eûmes notre guerre, celle du Rif. A Alcañiz, chef lieu de district, on distribuait les soldes. La seule chose qui comptait. Les régiments d’Afrique n’avaient rien à attendre de la guerre, que des avanies. La guerre leur importait peu, ils n’avaient rien à y gagner. Ils n’avaient pas d’actions dans les mines du Rif, eux, à la différence du Comte de Romanones[9] et d’autres grands d’Espagne.

Je suis resté à Alcañiz jusqu’à l’âge de douze ans[10] quand j’entame ma première année du bachillerato. Un jour, mon père est attablé au casino à jouer aux cartes. Son capitaine entre. Mais mon père, absorbé par le jeu, oublie de le saluer. De retour à la caserne, le sergent le convoque et lui déclare de la part du capitaine qu’il pouvait demander un poste dans une autre compagnie puisqu’il avait oublié le salut militaire au casino. Pour cette raison mon père fut affecté à Barcelone, à Olesa de Monserrat. Comme il n’y avait pas d’école dans ce village, je me vis obligé de travailler à l’âge de 12 ans dans l’usine de Bapor Cremat, où nous étions une douzaine de gosses de dix à douze ans à travailler douze heures par jour avec les hommes adultes. La première semaine on me paya deux pesetas par semaine, encore était-ce un traitement de faveur car les autres ont été pris à l’essai et n’ont rien reçu. J’y ai travaillé un an. A la fin je gagnais douze pesetas par semaine.

D’Olesa de Monserrat mon père fut affecté à Tarrasa[11]. Je suis alors entré à l’usine de Ram de l’Aigua où nous fîmes une grève de 14 semaines[12]. Grève que nous avons gagnée et où nous obtînmes la journée de 9 heures et le salaire de six pesetas par semaine. Peu de temps après le patron provoqua le lock out de l’usine ce qui nous coûta trois mois de chômage. Au terme du lock out, nous pûmes passer au bureau de l’usine pour établir un nouveau contrat. A cette date le patron nous offrit la journée de huit heures sans que les ouvriers n’aient rien réclamé.

A Tarrasa, les moyens éducatifs étaient plus nombreux. Je passais le jour à l’usine et le soir je suivais des cours de comptable à l’Ecole des arts et métiers. Et qui plus est je prenais des cours par correspondance au Centre libre d’enseignement général de Torre Hermosa de Badajoz. J’obtins ainsi le titre de comptable à 17 ans.

Ayant atteint l’âge requis, mon père prit sa retraite de la Garde civile.  Il se retira dans son village natal (Mazaleón). N’ayant pas encore atteint la majorité, je dus le suivre et m’installer dans cette commune où j’étais né et où j’avais passé 6 ou 7 vacances à raison de 6 ou 7 jours de congés à chaque fois.

Quelques jours après notre arrivée, la mairie vint à manquer d’un adjoint pour établir la liste de répartition des dépenses et des contributions (consumos y contribuciones). L’adjoint (ayudante) responsable du secrétariat de la mairie, un ancien maître d’école, M. Roya, s’était saoulé un soir et, dans ce moment d’ivresse, avait renversé son encrier sur les registres fiscaux alors que son travail touchait à sa fin. Il fallait recommencer à zéro cette tâche. Les gens de la mairie pensèrent que j’étais le seul à pouvoir le faire. Devant l’impérieuse nécessité[13] mon père accepta.

Quand j’eus fini, la mairie me demanda de continuer à ce poste jusqu’à ce qu’on trouve un nouveau secrétaire (ayudante).

En 1921 les troupes espagnoles dans le Rif subirent le plus grand désastre de leur histoire. Abdelkrim à Monte Arruit nous infligea de rudes pertes – plus de 20 000 hommes – faisant prisonniers les généraux Navarro et Fernandez Silvestre, assiégeant les forces du Général Sanjurjo à Nador[14]. Par ses articles, la presse espagnole souleva un grand élan patriotique au sein de la jeunesse. Avec d’autres jeunes de mon âge nous nous serions bien portés volontaires pour aller nous battre dans le Rif. Mais les régiments n’acceptaient pas les volontaires.

En 1923, ma vie se déroulait sans peines ni gloires au secrétariat de la commune. La guerre du Rif se poursuivait. La revue Blanco y Negro publiait dans chaque édition les photographies d’officiers de 20 ou 21 ans, morts au combat. On ne voyait pas la fin de la guerre.

Pour cette raison, dès que l’armée vint à manquer d’hommes, je demandai à mon père de me laisser m’engager comme volontaire. J’avais 18 ans. J’étais presque un homme. Mon père m’accorda l’autorisation.

Je me présentai à divers régiments de Saragosse. Aucun d’eux n’admettait de volontaires. Finalement, je me présentai au Régiment du Génie (Pontoneros) où l’on n’admettait seulement des volontaires pour la fanfare militaire (banda de trompetas) où je signai un contrat de quatre ans. Un ancien du recrutement de 1921 me prit en charge. On devint bons amis. Il avait toujours à la bouche cette devise : « Soldats pour vous la patrie est sacrée ; pour moi, c’est la solde qui est sacrée ! »

Il avait deux ans d’armée derrière lui. Il avait été à Larache[15], il connaissait les horreurs de la guerre. Il avait lu en particulier El último pirata del Mediterráneo de Manuel Benavides[16], il savait qui la guerre avantageait. Il voulait terminer son service et rentrer chez lui ensuite. A l’époque, le service militaire durait trois ans[17].

Enfin vint le débarquement d’Alhucemas, les derniers combats du Rif en 1926[18]. Les gens de mon recrutement rentrent au bercail, le service militaire est rabaissé à un an. Fatigué après  trois ans d’armée, je demande à être libéré de mes obligations, ce que j’obtins le 26 août 1926 et je rentrai chez moi.

J’avais mon titre de comptable dans un village à côté de Mazaleon. A l’époque se construisait le chemin de fer entre Val de Zafran et San Carlos de Pepita.  Les travaux étaient dirigés par la firme Portolés y Compañía de Saragosse. Mon père me conseilla d’aller travailler dans leurs bureaux à Valdeltormo.

Je me présentai là-bas  pour demander s’ils n’avaient pas besoin d’un employé. Là je rencontre un directeur nommé Don Julian Aramandia. Dès que mon père lui eut dit qu’il était retraité de la Garde Civil , Don Julian lui répond « Moi aussi j’ai appartenu à la Garde civile. J’ai été sergent pendant la guerre carliste. » En tant que carliste il avait fait partie des perdants de la guerre civile. Il avait dû se reconvertir dans les constructions de routes après la guerre. Il me donna un papier pour que je me présente à Saragosse en son nom au siège de la Compagnie. Je fus accueilli par Don Carlos Portolés lui-même. Il m’expliqua que je pouvais commencer quand je voudrais comme pointeur (listero), responsable des comptes d’un millier de personnes qui travaillaient au tracé et à la construction du chemin de fer de la Compagnie.

J’y ai travaillé jusqu’en 1932[19].

En 1931 la République d’Espagne avait été proclamée. Le Grand capital espagnol, pour saboter le nouveau régime, mit fin à la construction de la ligne à laquelle je participais comme comptable.  Je dus partir.

Mes trois années d’armée m’avaient rendu antimilitariste. Ma candidature à l’entrée dans la Garde civile en 1924 avait été refusée. Le fait que j’aie rompu mon contrat de 4 ans avec l’armée dans les années 20 m’avait valu une place de choix dans la liste noire des militaires.

Pendant 5 ans, de 1926 à 1932, j’avais connu différents disciples de Marcelino Domingo[20], lesquels me prêtèrent quelques livres parmi lesquels « La religion al alcance de todos »[21] et « El ultimo pirata del Mediterraneo »[22]. Je ne m’étais jusqu’alors jamais mêlé à la politique, mais ces gens me proposèrent de faire partie d’un de ces Comités républicains qu’à l’époque on appelait  « Comités révolutionnaires ». Nous n’avions rien de révolutionnaire mais nous avions étudié l’Histoire d’Espagne et nous étions antimonarchistes. L’Histoire nous montrait que la monarchie n’avait qu’entraîné une série de guerres et que le perdant c’était toujours le peuple. C’était ça notre révolution : restaurer dans notre patrie un régime qui renoncerait à la guerre comme mode de relation entre les peuples civilisés. L’année 1930 j’ai participé à la création de l’Union Générale des Travailleurs dans le district de Pinell de Bray (Tarragona). Comme l’UGT n’existait pas dans cette zone, je suis entré en contact avec Wenceslao Carrillo[23].

En 1931 les travaux de Portolés y Compañía s’arrêtent. Je songeai à nouveau à postuler à la Garde civile. Je demandai à M. Portolés ce qu’il en pensait. Il me dit qu’il ne savait pas si les travaux reprendraient et me conseilla de prendre un poste de garde civil, quitte à ce que la compagnie me réembauche le jour où les travaux reprendraient.

J’intégrai donc la garde civile[24]. Je fus affecté au 23 ème régiment (tercio) à Jaén (Andalousie) au poste de Porcuna, dans lequel j’allais me faire connaître assez vite. Quand je partais en tournée, le chef de ligne Alferz (sic) Madrigal me disait : « Ne rentre pas à la caserne sans avoir collé un PV ». Je collais des contraventions aux riches, alors que mes collègues en donnaient aux pauvres. On m’appelait « le jeunot de la garde » ou « le garde communiste ». Avant d’intégrer la garde civile j’avais appartenu au parti radical-socialiste dont j’avais fondé une section dans le district de Valderrobles, dans le Bas-Aragon, dont le chef-lieu est Valdeltormo.

Le barbier qui venait à la caserne pour raser les gardes était socialiste. Un jour, celui-ci me dit : « Monsieur, vous êtes socialiste ? Je réponds « Non, je suis garde civil ». « Non, reprend-il. Le maire, Monsieur Montilla, qui est socialiste, a demandé si le PS à Madrid vous connaît et ils ont répondu qu’ils vous font entièrement confiance. Vous avez fondé la première section UGT dans la province de Tarragone. »               (A suivre)


La suite de ce texte paraîtra en décembre 2008 aux éditions du Cygne sous le titre José Colera, La guerre d'Espagne vue de Barcelone (1936-1939), Mémoires d'un garde civil républicain


----- Photo 1 : Mazaleon, Photo 2 : José-Maria Colera (17 ans) avec ses parents, son frère et sa soeur
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[1] Teresa Vidal-Andrés née à Fabara en 1884, elle a donc 21 ans à l’époque. Elle aura, une fille Conchita, en 1909 puis un fils Vicente en 1921. Elle allait se réfugier en France avec sa fille Conchita en 1939. Elles sont retournées en Espagne en 1941 après avoir appris la libération du mari de Conchita Gregorio (1908-2004), qui s’était battu dans le camp républicain.

[2] Manuel Vidal-Llorens né à Mazaleon en 1858, 47 ans.

[3] Nicolás-Isidro Colera-Monserrat, né à Mazaleón fils de Teodoro Colera, mort alors que son fils était en bas âge.

[4] "Vale más honra sin barcos que barcos sin honra" déclarations de l’amiral Casto Méndez Núñez après sa dernière bataille contre la flotte étatsunienne.

[5] Vers 1899, elle avait seulement 14 ans, son mari en avait 28.

[6] Guerre de succession dynastique qui opposa conservateurs et libéraux en Espagne au XIX ème siècle. Il s’agit ici de la seconde guerre carliste (1872–1876)

[7] En 1914.

[8] L’ordre des Escolapios fut fondé à la fin du XVI ème siècle par San José de Calasanz sur la base de la connaissance de soi et d’une pédagogie auprès des classes populaires. L’Aragon fut la première province instituée par l’ordre des Escolapios. La Fondation pieuse d’Alcaniz fut créée en 1638. Le système éducatif des Escolapios (Comunidad de San Valero) fut mis en place dans cette ville en 1729. L’école accueillit en moyenne 300 élèves par an tout au long du 19 ème siècle. Elle fut rasée en 1936 et 9 frères furent assassinés.

[9] D. Alvaro de Figueroa y Torres (Madrid 1863- Madrid 1950) fils d’Ignacio de Figueroa y Mendieta et d’Ana de Torres y Romo, marquise de Villamejor, nommé comte de Romanones près de Guadalajara en 1893. Député de Cuba en 1888, membre du parti libéral, maire de Madrid, célèbre pour son handicap physique - il boitait suite à une chute de cheval –. Il fut dix-sept trois fois ministre et trois fois président du conseil (1912-1913, 1914 à 1917 et 1931). Il était actionnaire, comme le roi Alfonse XIII de la CEMR-Compañia Española de las Minas del Rif.

[10] 1917.

[11] Province de Barcelone.

[12] Avec son usine textile, Tarrasa, tout comme Sabadell, est à l’époque un fief du « syndicat unique » anarchiste (CNT). Selon son fils Jean, José-Maria Colera y aurait connu de futurs leaders anarchistes de la guerre civile comme « El Moreno ». Il se peut qu’il faille voir dans cette  grève un élément de la grève de solidarité avec les ouvriers de La Canadiense , la compagnie d’électricité de Barcelone qui eut lieu du 5 février au 19 mars 1919. La grève s’inscrit dans un contexte européen insurrectionnel avec la révolte spartakiste allemande de janvier 1919, la République des soviets de Bavière et la révolution hongroise. Les grévistes obtinrent effectivement le 3 avril 1919 la journée de huit heures et la semaine de 48 heures (accordée aussi au même moment en France par Clemenceau). Refusant de reconnaître les syndicats et la journée légale de huit heures, les employeurs décident le lock-out en Catalogne du 1er décembre 1919 au 26 janvier 1920. Plus de 200 000 travailleurs sont réduits à la misère. Cf César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne, Pouvoir et Révolution sociale, Toulouse, Les éditions libertaires, 2006, p. 60-61.

[13] Le projet initial du père de José-Maria Colera était que son fils reste au village sans rien faire sauf chasser.

[14] L’historiographie retient plutôt 13 000-14 000 à l’issue de la défaite d’Anoual le 23 juillet 1921. Monte Arruit tombe le 9 août 1921. L’offensive espagnole est arrêtée le 18 septembre 1921.

[15] Mehal-la, dans le Rif.

[16] Il s’agit là d’un anachronisme. Manuel Benavides, romancier et rédacteur de l’hebdomadaire populaire La Estampa , militant du PSOE, publia son best seller El último pirata del Mediterráneo en 1934, dans lequel il dénonçait l’empire financier constitué en Espagne et en Afrique du Nord par Juan March qui subventionnait divers politiciens de gauche et de droite. Commissaire de la flotte républicaine, il mourra en exil au Mexique peu après avoir adhéré au PC en 1947. Personne en 1923 n’avait pu lire le livre de Benavides publié en 1934...

[17] Le manque d’argent qui frappa soudain sa famille après que son père, grand joueur de cartes, ayant flambé une fortune au casino, ne fut pas sans influencer cette décision. José-Maria effectua la suite de son engagement militaire aux Canaries célèbres pour leur exotisme. Il y rencontra Sanchez Redondo, futur commandant de la 1ere division mobile d’Assaut en Catalogne qu’il retrouvera dans la résistance venu de la loge maçonique communiste de Montauban. Ses compagnons de régiment tenteront de le suivre, mais se tromperont de « Palma » et iront à Mayorque.  Aux Canaries JM Colera s’affirme dans l’équipe de foot locale. Sur le point de se marier, il se voit promettre par son beau-père une place de comptable dans sa compagnie maritime mais dût rentrer subitement en Aragon en 1926.

[18] La guerre du Rif fut une guerre coloniale brutale qui donna lieu à l’emploi massif d’armes chimiques contre les populations civiles (notamment du gaz moutarde livré par l’Allemagne). Elle ne fut remportée par les Espagnols que grâce à l’aide française. Le 26 mai 1926 Abd-el-Krim se rendit aux troupes de Lyautey.

[19] Il épousa Candelaria Planchat en 1929 après l’avoir fréquentée pendant 5 ans. Il eut son premier fils Fernand en janvier 1931.

[20] Marcelino Domingo Sanjuan (Tortosa, 1884-Toulouse, 1939) Politicien espagnol, franc-maçon, il diffusa le républicanisme laïque et radical dans le delta de l’Ebre. En 1916 il fonda avec Layret y Alomar le Bloc Republicà Autonomista, qui devint en 1917 le Partit Republicà Català. L’année suivante il fut élu député de Barcelone. Fondateur du Parti radical socialiste (1929), il conspira contre la dictature de Primo de Rivera et fut un des signataires du Pacte de Saint Sebastien (1930). En 1933 son parti s’unit à celui d’Azaña pour former Izquierda Republicana, et il est au pouvoir en 1936 comme ministre de l’instruction publique. Il écrivit diverses oeuvres, notamment : ¿Dónde va Cataluña ? (1927) et Á dónde va España? (1930).

[21] De Rogelio Herqués de Ibarreta, écrivain franc-maçon.

[22] Encore un anachronisme. Cf note plus haut.

(23)  Wenceslao Carrillo Alonso (1889-1963), leader syndical des Asturies, membre du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), rédacteur de El Socialista, membre de la direction de l’UGT, partisan de l’alliance avec Primo de Rivera, il critique ce régime en 1929. Conseiller municipal de Madrid en 1931, député de Cordoue. Il siégea au gouvernement  républicain et s’exila en Belgique en 1936. Il est le père du leader communiste Santiago Carrillo.


(24)  La République fut proclamée le 14 avril 1931. Selon la mémoire familiale José Maria Colera ne fut intégré qu’en janvier 1932 après avoir essuyé plusieurs refus pour entrer dans la garde civile (on ne prenait que les 4 premiers, le 5 lui revenait sans cesse, en raison des opinions républicaines de son père).


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L'éthique libertine

27 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Parutions.com vient de publier mon compte-rendu du dernier bouquin de Girerd sur la "Sagesse libertine" - http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=6&ida=358 . Il y a quelques années j'aurais été plus indulgent à l'égard de cette littérature de salon qui prône la spontanéité des instincts, la rebellion sans objectif, et autres exutoires de "dominants-dominés" frustrés. Mais que voulez-vous. Cela fait trop longtemps qu'on nous ressert les mêmes plats. Depuis mai 68, voire, sur certains aspects, depuis Gide, alors qu'il y a tant de choses plus importantes - plus cruciales pour l'avenir de notre espèce, et pour notre santé mentale individuelle - que ces enfantillages ! It's time to grow up !

Boys will be boys

 

 

Christophe Girerd, La Sagesse libertine

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

 

Tout le monde connaît les libertins. Chacun se les représente comme un courant « clandestin » de l’histoire, à l’image des épicuriens antiques. De ces empêcheurs de penser en rond, que les pouvoirs supérieurs diabolisent. Des grands auteurs de la littérature et de la philosophie, de Descartes à Molière, se sont confrontés à leur thématique. Et les écrivains médiatiques comme Michel Onfray aujourd’hui en font leur miel idéologique. Pour autant on ne les lit pas : et pour cause – ils ne sont pas publiés depuis des lustres, ou alors seulement par bribes, chez des éditeurs très confidentiels.

 

Il nous faut donc des éclaireurs qui, une torche à la main, illuminent la caverne remplie de ces livres mis à l’index. Christophe Girerd se propose d’assumer cette tâche difficile. Il le fait sur un ton très personnel, en entremêlant l’exposé de considérations sur sa vie de prof de lycée de province, célibataire à quelques années encore de la quarantaine. L’auteur évoque son passé d’élève de l’enseignement catholique, son mal-être dans l’institution, sa nostalgie de la futilité estudiantine. Il devient ainsi l’illustration même de ce que les zoologues appellent la « néoténie psychique des mâles hominidés ». En tout cela il se rapproche d’Onfray, avec le sens de l’engagement politique en moins.

 

Au milieu de ces évocations personnelles, Christophe Girerd expose les principales thématiques libertines : l’indiscipline, l’individualisme, l’atomisme, l’athéisme, la misologie, le retour au corps, la spontanéité du désir. Loin de chercher à donner à cette philosophie une quelconque positivité théorique, l’auteur semble la revendiquer comme une pure négativité (voire une récréativité) ludique, irrécupérable par aucun système, aucune doctrine. Un jeu d’adolescent contre les Pères symboliques, pas seulement les religieux de tous ordres, mais aussi le grand Descartes qui joue dans cette économie pulsionnelle un rôle analogue à Hegel dans la philosophie du XIX ème siècle.

 

Cet ouvrage rédigé dans un style alerte, agréable, fournit une introduction instructive et colorée à des auteurs méconnus tels que Jacques Vallée Des Barreaux, Jean-Jacques Bouchard, Charles Coypeau-Dassoucy, Pierre Charron. Il ne manquera sans doute pas de séduire un public large, dans le contexte français actuel qui, quoi qu’en dise l’auteur, reste assez majoritairement converti, sur le plan des principes au moins, c’est-à-dire de la profession de foi, aux vertus du refus des dogmes et des chapelles.

 

Resterait ensuite à s’interroger sur les conditions de possibilité de cette irruption juvénile en plein cœur du XVII ème siècle, sa généalogie, sa postérité, ses conditions concrètes de survie sous le poids des autorités civiles et religieuses, et les inévitables malentendus que notre époque plaque sur elle. Peut-être serait-ce là le sujet d’un autre livre.

 

Christophe Colera

 

 

 

 

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La chevalerie

11 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Encore un article que j'ai posté sur parutions.com à propos d'un bouquin fort intéressant consacré à la chevalerie médiévale. L'espèce d'idéal-type germain dont l'auteur suit le fil tout au long du livre me paraît très fécond. Recension accessible sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=5&ida=8239.

La chevalerie telle qu’en elle-même

 

 

Dominique Barthélemy, La Chevalerie, De la Germanie antique à la France du XIIe siècle

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

On doit le constater sans fausse pudeur ni chauvinisme : les aléas des configurations sociales ont placé la France plusieurs fois aux sources des grandes transformations qui marquèrent l’histoire de l’Europe. Robert Ian Moore a naguère montré qu’elle fut au XIème siècle à la racine d’une véritable révolution des clercs (cf. La Première révolution européenne, Paris, Seuil, 2001). Aujourd’hui Dominique Barthélemy, professeur d’histoire médiévale à la Sorbonne, rappelle qu’elle se situa aussi au centre d’un phénomène étrange (que, par amour de l’histoire longue, l’auteur refuserait sans doute d’appeler « révolution ») : la chevalerie médiévale – un phénomène qui d’ailleurs pourrait être l’envers du précédent : une fronde individualiste féodale contre l’Eglise et les embryons de bureaucraties étatiques occidentales.

Pour comprendre une option historique, il en faut saisir l’origine. Celle de la chevalerie, Dominique Barthélemy va la rechercher très loin, dans la Germanie de l’an 100.

Au fond, de quoi s’agit-il ? D’une caste de nobles guerriers à cheval, soudée par des valeurs de fidélité personnelle et une éthique contradictoire de la justice (défendue par la violence) et de la modération (dont on fait étalage). Et cela, c’est déjà germain, nous dit Barthélemy, et même, à l’origine, d’une certaine façon gaulois (on se souvient qu’au collège de France, Christian Goudineau – jamais cité dans le livre – enseigne que la Germanie et la Gaule sont une seule et même chose). Après la conquête césarienne des Gaules, la Germanie devient, comme la Sparte antique, au moins dans l’œil des chroniqueurs romains, le conservatoire d’une « utopie : le lieu d’une société-pour-la-guerre » (p. 22). L’auteur va montrer que dans la structure des Germains au combat – l’ost où toute la société se rend à la guerre y compris les épouses et la progéniture – se noue une préfiguration des valeurs de la chevalerie.

L’univers germanique antique s’organise autour de compagnonnages transethniques de chefs de guerres soumis à une règle d’émulation – les prouesses de certains attirant à eux le soutien des jeunes nobles de divers peuples, au détriment de la survie des groupes plus pacifiques. Ces chefs de guerre à la tête de l’ost sont aussi ceux qui rendent la justice (dans le cadre des assemblées qu’on appellera plaid au Moyen-Age) dans une société où, en réalité, sous l’idéologie guerrière des nobles, prévalent souvent les règles de don et de contre-don, la réparation pécuniaire en lieu et place de la vengeance, le combat singulier entre un guerrier et un prisonnier du camp adverse substitué à la guerre ouverte.

La germanisation (on serait tenté de dire la « re-germanisation ») des Gaulois romanisés, est plus ancienne et plus graduelle qu’on ne le pense, selon Barthélemy. Elle débute dès les années 250, puis, à la grande époque de Clovis, s’accélère à la faveur de combats où l’ostentation des mœurs guerrières, dans un esprit déjà chevaleresque, l’emporte souvent sur la violence réelle. Les premières prescriptions faites aux élites de protéger l’Eglise et les pauvre remontent à Dagobert, tandis que l’empire carolingien, par les progrès économiques qu’il favorise, permet aux combattants à cheval d’améliorer la qualité de leur monture et de leur armure. Au XI ème siècle avec la généralisation de l’adoubement comme rite d’intronisation, la chevalerie devient affaire de classe, et non plus seulement d’individus. Les batailles entre Louis VI de France et Henri Beau Clerc de Normandie sont à partir de 1100 le creuset d’une éthique de guerre chevaleresque, dont Barthélémy soupçonne qu’elle a pu aussi émerger dans d’autres régions - mais le sujet reste à explorer. Au milieu du XII ème siècle enfin, quand apparaissent légendes épiques et romans courtois, le succès littéraire de la chevalerie fonctionne en fait déjà plus comme un cache-sexe de son déclin, face à la montée de la bourgeoisie, au pouvoir des Etats, au droit romain, que comme un modèle de comportement pour la jeune aristocratie d’Europe.

Ainsi, d’un siècle à l’autre, Dominique Barthélémy déroule le fil d’Ariane de l’héritage germanique dans l’aristocratie guerrière française, démystifiant en partie la noblesse des progrès moraux qu’impliquent les pratiques chevaleresques, en les ramenant à leurs conditions économiques de possibilité – les gains financiers qui en sont la contrepartie. L’étude est rigoureuse, précise, minutieuse, innovante sur bien des points. Au passage elle écorne certains mythes ou simplifications historiques telles l’idée que la chevalerie ait pu favoriser des ascensions sociales (Marc Bloch) ou l’image d’une Eglise excessivement corrompue avant la réforme grégorienne et entièrement assainie par celle-ci. Tout est affaire de nuances et de réalisme : par exemple la chevalerie n’a sans doute pas été particulièrement, en profondeur, « christianisée » par les croisades – qui cependant l’ont parfois faite basculer dans le fanatisme –, et l’idéal courtois n’a pas spécialement amélioré le rôle des femmes – déjà de toute façon plus avantageux en Germanie que chez les Romains – ni civilisé les mœurs chevaleresques – de tout temps plus policées qu’il n’y paraîtrait, Barthélémy reliant d’ailleurs avec ingéniosité le thème du « chevalier servant » au rôle des femmes comme instigatrices de vengeance dans une société de cour où l’héritage se transmet aussi aux filles et à la nécessité de fournir des objectifs de combat à une jeunesse aristocratique oisive.

On retiendra de cet ouvrage très dense, foisonnant d’anecdotes, une étude sociopsychologique fine de la mobilisation des valeurs chevaleresques « en situation », de leur évolution, de leur mise à l’épreuve au regard des intérêts de la classe nobiliaire, de l’Eglise et des rois. Le choix de valoriser l’histoire longue permet de bousculer la chronologie habituelle : la fleur de la chevalerie, dont la semence est repérée dans la Germanie de Tacite, éclot déjà sous l’empire carolingien, et se fane en 1159 dans le Policraticus de Jean de Salisbury dont l’enthousiasme pour la constance des magistrats romains et la discipline des armées de métiers annonce le retour de Rome… et la modernité. Ce choix conduit à structurer la démonstration autour de  notions antagonistes qui rappellent les idéaux-types à la Max Weber, et qui auraient d’ailleurs aussi bien pu être thématisées comme tels.

Rome contre la Germanie, l’Etat contre la chevalerie, deux styles d’organisation du pouvoir politique, de sa morale et de son esthétique, dont la confrontation pourra utilement stimuler la réflexion de nos contemporains.

Christophe Colera

 

 

 

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Les Grecs bouddhistes

2 Juin 2007 , Rédigé par CC Publié dans #down.under

Je lis et relis sans m’en lasser L’art du Gandhara de Mario Bussagli (paru en livre de poche en 1996 l’original est de 1984). Je suis bien loin d’en tout comprendre, et d’en tout pouvoir retenir. L’érudition artistique et la science des religions peuvent faire système mais c’est toujours un système exotique pour un esprit occidental quand il s’agit de cultures orientales, et bien complexe quand s’enchevêtrent des héritages hétérogènes. 

Il faut simplifier le propos, à l’aide de la philosophie. Aller tout de suite à l’essentiel, aux enjeux pour l’espèce humaine, pour son intelligence d’elle-même. De quoi s’agit-il ? Un peuple grec, laissé là par les armées d’Alexandre. Nécessairement aventurier et courageux. Ce sont des soldats perdus dans un milieu étranger : de grandes civilisations, persanes et indiennes (il faut entendre par civilisations, des cives, des réseaux de villes) mais aussi des nomades, belliqueux menaçants. Ces Grecs sont donc en Bactriane, et en Inde (le Gandhara).

Ils composent des royaumes plus ou moins éphémères. Un de leurs rois, Ménandre, après la chute de l’empire maurya, règnera même sur le tiers de l’Inde.

Ces hommes, ces militaires – mais aussi des artisans, des administrateurs, des paysans – coupés de leur univers d’origine (la Méditerranée) par l’effondrement de l’empire séleucide et le royaume des Parthes (trait-d’union culturel entre les Grecs et l’Inde, mais aussi barrière politique pendant plusieurs siècles) conservent une culture : celle des dieux de l’olympe.

Mais pas seulement : ils échangent aussi avec les populations autochtones, et leurs voisins – de culture indienne ou persique – et sont influencés par eux. De ce point de vue leur art, est un syncrétisme intéressant d’hellénisme et « d’autre chose », comme l’est l’art de Palmyre entre hellénisme et culture persane (Veyne en parle magnifiquement) et peut-être Olbia entre culture grecque et scythe, ou Massilia entre culture grecque et gauloise (mais ce sont des sujets que je connais moins).

Tous ces syncrétismes de cultures de troupes coloniales coupées de la mère-patrie sont toujours ethnologiquement intéressants. Qu’on songe aux Espagnols créolisés d’Amérique du Sud, aux Français d’Algérie, aux Russes d’Extrême-Orient. Comment se font les mélanges ? sur quelle base ? que prend-on ? que conserve-t-on ? Pourquoi tel héritage est-il conservé, l’autre abandonné ? quel principe organise le compromis ? Dure tâche de l’archéologue quand il s’agit de comprendre tout cela à partir de faibles indices. Risque de dérive subjective : l’imaginaire personnel, les présupposés académiques aussi – les peuples de cette époque étaient-ils si savants que l’érudit qui tente de les comprendre ? l’étaient-ils de la même façon ?

A ces problèmes de relations interculturelles s’ajoute au Gandhara et en Bactriane, un enjeux religieux colossal : ces Grecs sont devenus bouddhistes !  Le vocabulaire académique nous égare. On parle d’art gréco-bouddhiste, comme s’il s’agissait d’un mélange d’une culture grecque et d’une culture bouddhiste. Ca n’a pas de sens ! C’est de l’art grec bouddhiste. Car ce sont des gens de culture principalement grecque – quels que soient les compromis passés avec les cultures de la zone – qui ont adopté une doctrine (et non une autre culture), universelle (même si en son principe elle parlait la langue d’Inde du nord) : la culture bouddhiste.

Belle victoire d’Asoka et de ses décrets publiés aux quatre coins de l’Empire maurya et gravés dans la pierre au III ème siècle avant Jésus-Christ. Grâce au « Constantin du bouddhisme », les descendants des soldats d’Alexandre ont adhéré à la philosophie de l’Illumination. Ils seront même les artisans de sa conservation, tout comme le sera l’île de Ceylan après que l’effondrement de l’empire maurya ait abouti à la restauration du pouvoir brahmanique en Inde du Nord – tout comme aussi, si l’on veut, les Irlandais et les barbares francs seront les acteurs de la conservation du catholicisme quand les hordes de Goths ariens se seront jetés sur l’Empire romain d’Occident.

Disons les choses clairement : je ne comprends rien au bouddhisme. Depuis des années je lis des ouvrages à son sujet – y compris celui que lui consacra Borges –. Ils me tombent des mains. Mais le phénomène m’intéresse, en tant que révolution spirituelle qui, comme le zoroastrisme ou le confucianisme, semble avoir apporté beaucoup de choses nouvelles à beaucoup de gens, et entraîné pour eux des changements irréversibles. Plus précisément j’ai tendance à voir le bouddhisme à travers les yeux de Nietzsche. Donc je le considère, à l’instar du catholicisme, comme une vaste révolution, potentiellement très égalitariste (puisqu’elle refusait le système des castes) et largement inspiré par le refus de la vie (identifier le désir et la volonté à la souffrance, n’est ce point le principe du nihilisme, dont Schopenhauer fit son miel ?). Peut-être est-ce une lecture trop wagnérienne, et trop allemande. Je ne sais. Je suspens mon jugement sur des subtilités du genre « le Nirvâna est-il le néant ? ».

En tout cas le bouddhisme a visiblement impressionné beaucoup de monde, et donc il m’impressionne à ce titre. Je suis toujours aussi sensible au fait qu’une doctrine si philosophique puisse toucher à ce point les masses. Le spectacle du renoncement – avec ses cohortes de moines et d’ascètes – frappe toujours les imaginaires (Veyne a raison sur ce point : peu de gens sont des religieux et des esthètes mais une majorité sont toujours sensibles aux grands déploiements de foi ou de virtuosité artistique que déploie une minorité). Il frappe aussi le mien, en un sens, indépendamment même du fait qu’il ait rallié des foules immense à sa cause. Ces décrets d’Asoka, précisément, qui proclament aux quatre coins de l’empire – et dont Asoka fit porter le texte en Egypte et en Grèce – qu’on ne mange plus de viande à la table du grand roi, sauf quelques paons de temps en temps, et qu’on a construit des hôpitaux pour les pauvres et pour les animaux. Tout cela ne peut pas vous laisser de marbre, même si vous n’y comprenez rien.

Donc les Grecs du Gandhara et de Bactriane, eux, y ont compris quelque chose. Ils sont devenus ardemment bouddhistes, tout comme le seraient peut-être devenus ceux de la Méditerranée si les ambassades d’Asoka avaient atteint Alexandre Magas et Ptolémée, si elles ne s’étaient perdues en cours de route (auquel cas nous serions aujourd’hui tous e Europe bouddhistes et non chrétiens).

Voilà qui est passionnant vraiment. Ces gens se sont mobilisés pour la doctrine de l’Illuminé. On peut imaginer qu’eux aussi construisirent des monastères et des hôpitaux pour les animaux, ce qui ne les empêcha pas de continuer à guerroyer et à conquérir des royaumes (comme nos bons rois chrétiens poursuivirent les massacres).

Ils furent manifestement de fervents serviteurs de la Cause, aussi endoctrinés que les protestants d’Amérique à leur descente du May Flower. Et, forts de leur savoir-faire en représentation d’Apollon et d’Hermès, ils prirent sur eux la lourde responsabilité d’établir la première représentation humaine du Bouddha.

Une initiative insolite, aux conséquences multiples, pour ces Grecs tout d’abord, puisque pendant plusieurs générations leurs royaumes allaient être remplis d’icônes de l’Illuminé – et faire l’objet d’une vénération fétichiste –, pour l’ensemble de l’Asie ensuite puisque leurs statues, imitées, recopiées, déformées, allaient devenir le support de la diffusion de cette doctrine dans tout le sud du continent et au-delà.

Toute la science de Bussagli est précieuse à ce sujet concernant les raisons proprement dogmatiques – directement déduites du corpus canonique du bouddhisme – qui ont conduites à ce choix, éclairées par des raisons plus proprement ethnologiques, ou héritées d’un corpus canonique hétérogène, celui de l’héritage grec. M’intrigue beaucoup notamment ce que dit Bussagli de Philon d’Alexandrie à propos de son égalité : anthropos = logos. Elle aurait joué un rôle dans le choix de représenter le Bouddha. Mais de quelle manière puisque Philon est postérieur à l’invention de cette iconographie ? L’égalité serait-elle inhérente à la façon de voir des Grecs ? voilà qui m’intéresserait car voilà plusieurs mois que j’essaie de penser la singularité grecque en faisant abstraction du fait que j’en suis l’héritier (au même titre que tous les Occidentaux de notre époque). C’est aussi ce que tente de faire François Jullien dans son dialogue avec la Chine, plus précisément dans son livre Le nu impossible, pour qui toute la culture grecque (notamment sa métaphysique) dériverait de sa représentation de la nudité masculine. Au fait, pourquoi les descendants des soldats d’Alexandre n’ont-ils jamais représenté le Bouddha nu ? J’ai mille questions en réserve d’ailleurs sur cette affaire de nudité. Je lisais sur je ne sais plus quel forum américain sur Internet récemment que les artistes du Gandhara, puis les Indiens qui recopiaient les modèles grecs, ont adopté le nu grec masculin, pas le féminin. Pourquoi ? Je repense à Praxitèle. La révolution que représenta son Aphrodite nue. Révolution inspirée des Perses dit Bonfante. Pourquoi cela ne plut-il pas aux Indiens qui pourtant ont des déesses nues ? Après tout peut-être les gens de ce forum qui ne citaient aucun ouvrage disaient-ils n’importe quoi.

Donc revenons à ces Grecs convertis par Asoka et sa secte bouddhiste devenue religion d’Etat. On dit que leur idée de représenter le Bouddha s’inscrit dans le développement du Grand véhicule (la définition d’un bouddhisme exotérique, populaire, que Bussagli relie au fait qu’on demandait de plus en plus aux moines de faire acte de magie et de lire dans les astres – Veyne rappelle aussi que les succès des chrétiens en matière de thaumaturgie à Rome fut beaucoup dans leur prestige auprès des gens ordinaires). Je me demande si leur grande ferveur religieuse ne fut pas, au bout du compte, la clé du dynamisme de leur culture pendant plusieurs siècles. Veyne dit dans son dernier bouquin que Constantin, parce qu’il était un grand empereur, avait besoin d’une grande religion, et que ce fut la raison de sa conversion : sa mégalomanie. On peut penser symétriquement que les descendants des troupes d’Alexandre, parce qu’ils héritaient d’une grande culture, eurent besoin d’une grande doctrine, universaliste, révolutionnaire et sotériologique, comme le bouddhisme pour perpétuer leur énergie et leur singularité loin de l’Heimat originel – et sans anabase possible…

Tout cela est assez fascinant, et l’on regrette surtout qu’il ne reste plus aucun texte pour témoigner de la vision et des projets de ce peuple de pionniers convertis. Seules les statues et les fresques nous en parlent, par le truchement des érudits qui en décryptent le message.

Bussagli, pour nous conforter dans notre intérêt et notre admiration, souligne que les Romains tenaient en grande estime la religiosité des Grecs de Bactriane et du Gandhara (comme celle des Juifs au même moment – certains faisaient d’ailleurs le lien entre les deux) auquel Plotin aurait voulu rendre visite – après d’autres philosophes – et auquel les premiers textes chrétiens font aussi référence (car il y aurait eu une évangélisation aussi, partielle, de cette contrée). On peut concevoir qu’il s’agissait donc bel et bien d’un de ces hauts lieux de prédication qui contribuèrent fortement au progrès moral de l’humanité. Je trouve vraiment cela très intriguant.

Je ne puis enfin, pour terminer, m’empêcher de songer à l’Islam qui a recouvert tout cela – et qui dans sa version très récente fit sauter les statues géantes de Bouddha en Afghanistan, mais c’est la partie la moins intéressante du questionnement – comme il a recouvert les grands centres de religiosité chrétienne de Syrie, d’Egypte et du Maghreb (sans aucun conflit apparent comme le note Veyne). Dans quelle mesure s’est-il nourri de cette effervescence spirituelle du passé ? Peut-être ne s’est-il installé au nord de l’Inde qu’alors que les cendres de cette prédication étaient déjà tout à fait refroidies, et que, « Rome n’étant plus dans Rome », le Volksgeist du bouddhisme grec de Bactriane et du Gandhara s’était déplacé plus à l’Est en Asie (au Tibet par exemple).

Je ne sais pas. Ce serait une question à creuser.

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Pour compléter notre étude sur la "diaspora serbe"

13 Mai 2007 , Rédigé par CC Publié dans #down.under

Réactions enthousiastes (quoi que pas toujours unanimes) hier soir au succès de la chanson serbe "Molitva" au concours de l'Eurovision (http://youtube.com/watch?v=Bqh8bHuIUtw).

Mais déjà des polémiques. Une accusation de plagiat d'une chanson albanaise : http://www.youtube.com/watch?v=mn0WAvFh9GQ

Des questions sur le physique de la chanteuse Marija Serifovic qui ne représente pas tout à fait les canons de beauté serbes - ses origines, son homosexualité supposée: http://www.all4yu.com/forum//viewtopic.php?t=21728&postdays=0&postorder=asc&start=105 et http://www.all4yu.com/forum//viewtopic.php?t=21728&postdays=0&postorder=asc&start=135

Certains sur le forum Orlovi se livrent à des spéculations géopolitiques.

A partir du constat sur les votes par pays :

La Serbie a reçu

12 points : par le Monténégro, Finlande, Bosnie, Croatie, Slovénie, Suisse, Macédoine et Hongrie

10 points : par la Norvège et Suède

8 points : par la France, Allemagne, République tchèque, Malte et Pologne

Mais 5 pays n'ont pas voté pour elle : Andorre, Turquie, Lituanie, Estonie, et Grande-Bretagne.

"Tu t'attends quand même pas à que les baltes, qui détestent les russes (et par translation les serbes), filent bcp de points la serbie.... ne parlons pas des ottomans, 12 pts à la bosnie et 0 à la serbie, si c pas politique tout ça... " estime l'un.

"Le concours de l'Eurovision est le seul endroit où l'on peut dire que la destruction de Yougoslavie et de l'URSS est un avantage. Avec les règles actuelles, l'Europe de l'ouest ne va jamais gagner l'Eurovision" remarque un nostalgique de l'ex-Yougoslavie http://www.all4yu.com/forum//viewtopic.php?t=21728&postdays=0&postorder=asc&start=165

Pour certains le vote de la diaspora serbe de France, d' Allemagne et d'Autriche aurait aussi influencé les résultats.

Dans le même esprit "géopolitique" et un brin raciste, la remarque d'un Russe sur You Tube

"Me, my friends, in Russia were watching this song contest and we all thought (being Russian), that the Serbia this year is NUMBER 1.
I guess most of voting during this contest is really not objective. People vote for their nationality, neighbours, etc. We laughed to tears when Austria gave 12 points to Turkey. Who voted for it? Fucking immigrants. Turks are like bacteria. They are all over Europe. And they don't care that the song is shit, all that matters is that the singer is Turkish as well. " http://youtube.com/watch?v=Bqh8bHuIUtw

Tout cela faisant dire à un Anglais à propos de la chanteuse :  "she has a great voice but it only won thanks to all the helpful voting from the balkans. If the west dont win soon there will be calls for west europe show only. and we pay for it!(BBC organises televoting and communications). 

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La Femme et le Sacrifice

30 Avril 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Je viens de publier une petite page sur parutions.com à propos d'un ouvrage d'Anne Dufourmantelle : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=85&srid=427&ida=8120.

Je ne suis pas très emballé, à vrai dire, par ce genre de psychanalyse philosophique, mais j'avais commandé ce bouquin par curiosité, espérant vaguement - mais à tort - qu'il serait utile pour mes recherches anthropologiques. Quelques-unes de ses intuitions peuvent cependant en intéresser certains...

Anne Dufourmantelle, La Femme et le sacrifice, D’Antigone à la femme d’à côté

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

 

Il est des aspects de la réalité humaine dont une certaine rationalité instrumentale s’acharne à aplanir le relief, à désamorcer le potentiel, et qu’elle tente de rendre inoffensifs. Il appartient alors au penseur de les débarrasser de leur carcan de conformisme, et de banalisation. C’est ce que s’attache à faire, d’un livre à l’autre, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle sur un sujet cardinal entre tous : celui de la féminité. Après avoir, il y a quelques années, dans son essai Sauvagerie maternelle, sondé le pouvoir des mères dans ce qu’il a de plus redoutable, elle en explore aujourd’hui le revers : le pouvoir de donner et de se donner la mort (symbolique ou réelle) en lieu et place de ce qu’une femme peut normalement donner, c’est-à-dire la vie.

 

A la différence du renoncement qui est un abandon du désir – qui obéit aux lois du lignage familial –, le sacrifice est une forme de « surdésir », une rupture active avec la communauté, en même temps qu’une convocation de l’Autre, pour briser le cercle, créer une ouverture.

 

La Femme et le Sacrifice est avant tout comme une promenade à travers les grandes figures et les grandes thématiques du sacrifice féminin. Cela lui donne une liberté à la mesure de son ambition. Sans s’embarrasser des particularismes sociaux, ethniques et historiques, l’ouvrage dresse une sorte de problématique existentielle générale saupoudrée de vocabulaire psychanalytique. Certes, selon l’expression consacrée, parfois « qui trop embrasse mal étreint ». Notamment on peine quelque peu à saisir dans la démonstration de l’auteure ce qui unit réellement le suicide d’une jeune kamikaze palestinienne et la « vie blanche » des femmes réduites à une existence minimale, ce sacrifice qui « ne sacrifie rien » de l’aveu même de l’auteur (p. 48). La différence entre cette dernière forme « intériorisée » de sacrifice et le renoncement ne réside-t-elle pas, au fond, dans le regard de la communauté, que précisément requiert tout acte sacrificiel, c'est-à-dire en dernière analyse le fantasme projeté par l’observateur extérieur sur ce qui peut être aussi bien sacrifice ou simple renoncement, voire simple accident ?

 

Néanmoins l’obstination d’Anne Dufourmantelle à séparer le sacrifice de la loi du désir (la « séparation » étant d’ailleurs le propre du sacré) et à voir dans les anorexiques qui s’allongent sur son divan des Antigone et des Iphigénie, a un mérite certain : celui de reconnaître la source spirituelle de leur mal (p. 76) face aux tentations d’une médication purement chimique, c’est-à-dire par la reconstruction imaginaire du sens redonner à chacun les moyens de sa réappropriation subjective.

 

Pour Dufourmantelle en effet, c’est le refus du sacrifice dans les familles et dans notre société qui pousse au renoncement, au devenir-objet – dont le suicide peut être une forme. Le sacrifice, lui, refait advenir le sujet dans un acte sublime de différance quand plus aucune autre option vivable n’est offerte.

 

Ainsi donc l’auteure, au milieu d’une sorte de tableau des grands mythes disséqués à la manière de la Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim, rend-elle en quelque sorte justice à la jeune fille qui tue la mère en elle au nom d’un amour absolu pour le père, l’amante instrumentalisée comme dans Breaking the Waves, à la mère qui accable ses enfants du poids de ses sacrifices, ou les sacrifie eux-mêmes. Elle les rapporte aux paradoxes de la psyché, et au mystère des vies singulières. Incidemment, c’est aussi le tableau d’un certain milieu, d’une certaine époque, qu’Anne Dufourmentelle dessine en filigrane : celui de ses clients, les classes moyennes ou aisées, urbaines, dans un univers occidental saturé de biens matériels, et de solitude individuelle.

 

Somme toute il ne s’agit là ni de philosophie ni de science rigoureuse. Seulement de remarques tirées d’une pratique clinique, et d’une libre méditation souvent très éclairante sur le corpus canonique de notre littérature. Comme la philosophie de Derrida qu’elle cite une ou deux fois, Dufourmantelle se garde de conclure, parce qu’au fond le sacrifice féminin – comme peut-être tout sacrifice – ne donne aucune leçon, si ce n’est peut-être une leçon d’humilité : une incitation au respect de la singularité des expériences individuelles. « On ne peut pas rejoindre une vie au-delà d’elle-même, de ce qu’elle laisse comme traces, comme souvenirs, comme chagrin » observe Dufourmantelle, à la fin de son livre, devant le suicide de Virginia Woolf. C’est intellectuellement frustrant, mais peut-être "existentiellement" adéquat…

 

Christophe Colera

 

 

 

 

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Stendhal et le bonapartisme

16 Avril 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Toujours dans la série des petites recensions que je rédige pour Parutions.com, je signale la mise en ligne de celle que je consacre au dernier livre de Jacques Dubois sur la sociologie de Stendhal - voir http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=1&srid=123&ida=8049 et ci-dessous 

Je dois préciser que je ne suis pas un très grand lecteur des auteurs du XIX ème siècle. Le cadre scolaire - qui me déplaisait souvent - ne m'y encourageait guère. J'ai lu Balzac, Chateaubriand, Nerval, Musset, Hugo, Flaubert, Proust ou Zola plus par obligation qu'autre chose. Et je n'ai plus guère le temps de me replonger dans cette prose. Pour autant je n'y associe pas que des mauvais souvenirs. J'ai lu la Chartreuse de Parme (au moins en partie) à 20 ans, quand l'envie de tenter le concours de Normale Sup sans passer par la Khâgne m'a effleuré (seulement effleuré car j'ai abandonné le projet au bout d'un mois - la Chatreuse était au programme). J'en ai beaucoup apprécié le style que pendant quelques semaines je m'efforçai même d'imiter (c'était mon côté éponge). Pour moi, de ce fait, Stendhal reste associé à quelque chose de vif et de lumineux qui va bien avec l'Italie.

Le livre de Jacques Dubois a certes quelques petits défauts que j'ai préféré ne pas mentionner. Mais l'intérêt principal du livre est qu'il m'a fait un peu réfléchir aux blocages de la société post-napoléonienne, qui, à certains égards, ressemblent à ceux de notre époque. En plus marqués peut-être parce que la structure de classe restait plus figée.

Du coup cela fait aussi penser à ce que fut le bonapartisme, comme phénomène social.

Je lisais l'an dernier La Démence coloniale sous Napoléon, un réquisitoire implaquable et juste contre le dispositif conquérant raciste que l'Empereur fit peser sur les colonies françaises (et voulait généraliser au monde entier, heureusement l'hégémonie maritime anglaise l'en empêcha). C'est un aspect néfaste et peu connu du premier Empire français. Il y a aussi celui que les  autres Européens ne manquent jamais de rappeler : l'invasion sauvage de tout le continent : les meurtres, les viols, les pillages. Sur la place où je me suis fait prendre en photo début avril à Alcaniz il y a une plaque qui commémore l'héroïque résistance espagnole face aux soudards de l'Empereur qui ont causé mille ravages dans cette ville.

Mais l'histoire n'est pas morale, nous le savons. L'ardeur sanguinaire du bonapartisme est aussi ce par quoi les acquis de la Révolution se sont stabilisés dans l'Hexagone, et ont un peu "contaminé" les monarchies avoisinantes (le fameux Code civil, qui ne se serait peut-être jamais imposé autrement). Elle est aussi ce par quoi de brillants individus socialement condamnés par leur appartenance de classe se sont vus ouvrir des "opportunités", comme on dit, extraordinaires. Même un bourgeois, du niveau du Grenoblois Henri Beyle alias Stendhal, ex-auditeur du Conseil d'Etat napoléonien, en a bénéficié. D'une manière générale à peu près toutes les classes sociales profitent d'un pouvoir conquérant (du moins lorsque celui-ci a des tendances redistributrices, ce qui est le cas du bonapartisme). L'équivalent se vérifie autour de Jules César 20 siècles auparavant.

C'est ce qui fait que se multiplient les initiatives audacieuses et souvent admirables dans tous les milieux à l'occasion des phases de conquêtes, pourtant bien sombres pour les peuples qui les subissent - Nietzsche l'a bien compris qui ne manquait pas une occasion de vanter les mérites de Napoléon. Ce constat fait craindre que l'humain garde encore pendant quelques générations quelque goût secret pour les entreprises sanguinaires qui ouvrent des boulevards aux changements sociaux.

Cela dit il est vrai que la tendance conquérante est bien amoindrie aujourd'hui. En Europe du moins. Chaque peuple semble s'accommoder désormais des frontières qui lui échoient, tout arbitraires qu'elles soient - parfois d'ailleurs au prix d'une occupation "internationale" comme dans les Balkans. L'exploitation économique (notamment celle des peuples du Sud) compensant peut-être la frustration de ne plus pouvoir dominer militairement.

Cette sublimation est probablement un progrès. Je visitais hier le monastère de Mortemer auquel s'attache le souvenir glorieux du Plantagenêt Henri II qui aurait pu construire un grand royaume anglo-normand de l'Ecosse aux Pyrénées si la France centrale n'avait contrarié ses projets. Chaque région d'Europe garde le souvenir d'un souverain conquérant qui aurait pu fonder  dans le sang un grand Empire (en Béarn par exemple on se souvent de Gaston Fébus). Il est heureux aujourd'hui que les grands empires ne soient plus à la mode (même aux Etats-Unis, l'hégémonisme n'a plus la côte) et qu'on puisse réfléchir aux réformes des structures sociales sans chercher d'exutoire guerrier.

Mais il est toujours bon de tenter de comprendre les générations antérieures. Stendhal raconte dans ses romans ce que Musset disait aussi : cette frustration des orphelins de la Révolution et de Napoléon, nés dans un monde où tout semblait possible, et vieillissant dans une société où l'on ne peut plus rêver que d'aimer une femme, au milieu des baudruches conservatrices les plus niaises... On voit bien pourquoi en France le deuil de Napoléon fut difficile, et, à certains égards, le reste parfois encore de nos jours.

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Stendhal au risque de la sociologie

 

 

Jacques Dubois, Stendhal une sociologie romanesque

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

 

La sociologie reconnaît depuis longtemps sa dette à l’égard de la littérature. On se souvient notamment du livre que Bourdieu consacra à Flaubert (Les règles de l’Art) en 1992. L’auteur de Stendhal une sociologie romanesque, Jacques Dubois, a lui-même déjà rendu par le passé hommage au génie sociologique de Proust. Selon lui, les romans ne livrent pas seulement aux sciences sociales des scènes de la vie quotidiennes, des reflets d’une époque qui peuvent, à ce titre, faire l’objet d’une observation au moins ethnographiques, ils recèlent à l’état latent, un regard sociologique à part entière qu’il appartient au chercheur d’aujourd’hui de mettre à jour.

 

Stendhal se prête tout particulièrement à ce travail. Enfant du bonapartisme, observateur désabusé d’une société « bloquée », celle des élites sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, il fut, selon Dubois, un homme de gauche, un libéral tenté par le jacobinisme. Pourtant ses personnages principaux, dont les caractéristiques sociales se rattachent à la fois à l’aristocratie et à la bourgeoisie, tout en étant sensibles à l’émancipation du peuple, présentent des traits individuels socialement contradictoires et s’associent principalement en fonction d’une aptitude transformer en défis de « primitifs » leur inadéquation à leur milieu. Un idéal individualiste inspire Stendhal, qui le rend moins compatible a priori avec une grille de lecture structurale à la Bourdieu que Balzac ou Flaubert. Pour autant Dubois montre combien les intrigues amoureuses des romans stendhaliens sont profondément travaillées par la structure sociale de son époque. Les passions de leurs héros métissés, en lutte contre les déterminations de leurs milieux, sont autant de stratégies pour retourner contre la violence symbolique qu’ils subissent.

 

L’amour devient ainsi pour ces hommes et ces femmes un moyen privilégié de mise en œuvre de stratégies, pour obtenir une reconnaissance, quand la voie de l’ascension politique est définitivement barrée. A travers les concepts des sociologues Bernard Lahire et Axel Honneth, c’est une vision hégélienne voire sartrienne des rapports humains que Jacques Dubois retrouve chez Stendhal. Par là même à travers une sociologie de Stendhal, et, pourrait-on dire, une sociologie du Stendhal sociologue, on devine l’esquisse d’une véritable contribution à la  sociologie du bonapartisme, ou disons une sociologie des lendemains du bonapartisme, des lendemains de conquêtes, quand, post festum, il n’est plus de réalisation sociale que dans l’ivresse amoureuse et dans l’ironie sur les pouvoirs établis. De ce point de vue la littérature stendhalienne ne dit peut-être pas autre chose que l’introduction de Musset à la Confession d’un enfant du siècle, avec toutefois une dose d’humour et de puissance en plus.

 

Ainsi l’analyse de Dubois qui emprunte à la sociologie un grand nombre de notions nous éclaire non seulement sur la littérature du début du XIX ème siècle en tant que telle, mais montre aussi en quoi celle-ci a pu préparer les esprits à la naissance, à partir d’Auguste Comte, d’une science de l’objectivation des faits sociaux. Cet essai d’une lecture agréable, qui échappe aux pesanteurs de nombreuses thèses académiques, fait redécouvrir le corpus stendhalien sous un angle d’approche nouveau, qui peut aussi servir à la réflexion sur l’époque actuelle.

 

Christophe Colera

 

 

 

 

 

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Mon livre sur Nietzsche en 2004

11 Avril 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Publications et commentaires

Mon livre sur Nietzsche publié en 2004, qui était la mise en forme de travaux plus anciens a obtenu moins de recensions que celui sur les Serbes, mais il est vrai qu'il n'a guère été envoyé aux revues de philo. Seules la revue Espace 70 (hiver 2004-2005 p. 48) au Canada et la revue France-Forum (n° 15 p. 101-102) en France en ont parlé.


Lui aussi est référencé par la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis (http://catalog.loc.gov/cgi-bin/Pwebrecon.cgi?v1=2&ti=1,2&Search%5FArg=colera&Search%5FCode=NAME%5F&CNT=25&PID=14134&SEQ=20070411045532&SID=1 ).
Il figure également dans diverses bibliographies sur Internet.

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