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"Le système amoureux de Brantôme" de Maurice Daumas
Récemment j'évoquais (en forçant un peu le trait) sur le présent blog ce petit "atlas du monde du XVIIIe siècle" qu'est Candide de Voltaire, et mon livre sur la nudité parle à plusieurs reprises du Décaméron de Boccace. Entre les deux il y a les Dames Galantes de Pierre de Bourdeille dit Brantôme rédigé en 1582, ouvrage licencieux décortiqué chez L'Harmattan en 1998 par l'historien Maurice Daumas.
Derrière le tissu de fantasmes et d'anecdotes plaisantes, M. Daumas recherche l'information sur la vision du corps et des rapports amoureux qui imprègne une époque autant que son auteur. N'ayant pas lu Brantôme dans le texte, je m'en remets presque aveuglément à l'analyse de l'historien. On y découvre un soldat périgourdin catholique de petite noblesse condition (fils de baron) qui a reçu une abbaye en privilège en récompense de la mort héroïque d'un de ses frères, fasciné par la cour et les moeurs de ses grandes dames (Maurice Daumas malheureusement ne détaille pas la biographie de Brantôme et c'est ailleurs que j'ai puisé les quelques éléments que je viens de mentionner).
A travers l'oeuvre Daumas met tout d'abord au jour une conception de l'amour très axée sur les actes, une conception "agonistique" dit l'historien. "Faire l'amour" à l'époque signifie "faire la cour", mais en vue de l'union charnelle exclusivement. Le sentiment n'est pas encore séparé de l'union génitale comme il le sera cinquante ans plus tard, de même que la tendresse est presque absente de cet univers. "Faire l'amour" veut dire faire la cour en vue de l'acte sexuel, et copuler se dit "le faire". Les étapes qui conduisent de l'un à l'autre sont traitées sans aucune attention par Brantôme, et l'acte sexuel est lui-même siuvent très rapide (au point que certaines femmes peuvent s'y adonner devant des tiers sans que ceux-ci le remarquent). Aucune attention non plus bien sûr au détail physiologique, ni même à la description des corps comme on la trouve chez Boccace (sauf les corps monstrueux, celui de la femme naine, celle qui défèque par devant etc qui ne sont jamais les héroïnes des anecdotes principales mais avec lesquelles selon Daumas le genre féminin reste en continuité). Les héroïnes, toujours taxées des défauts que beaucoup d'époques leur ont prêtées (à commencer par l'inconstance), sont cependant toujours chez Daumas des femmes belles et de haute condition qui savent prendre l'initiative. La sexualité y est déjà plus raffinée qu'au début de la Renaissance (et se pense d'ailleurs elle-même comme plus raffinée que par le passé), et cependant la brutalité et l'esprit guerrier l'impègnent encore profondément au point que le viol est présenté comme un des idéaux possibles de la relation à homme-femme.
Daumas explique très bien cette idéalité du viol chez Brantôme comme rupture de la logique de la dette dont tout le monde est tributaire (tout comme l'idéal du héros a conquis son droit à la conquête par un acte de bravoure et donc ne doit rien à personne). A l'inverse le cocuage est la condition commune; celle du mari qui a pris sa femme à un autre et qui devra la rendre, objet d'échange social (les commérages), paré de toutes les vertus sociales (richesse, chance), tandis que l'adultère est a-social, solitaire et silencieux.
Les mots dans cette économie de la séduction à la hussarde ne jouent qu'un rôle utilitaire sur quelques échanges vifs de répliques qui désarment les résistance. Etrangement à ce résidu de brutalité les femmes sont conviées à apporter une participation active, l'auteur leur prêtant même une jouissance et une activité vaginale complice dans le viol.
Pour Daumas Brantôme se situe, ce faisant, à contre-courant d'une évolution qui va spiritualiser l'amour et l'isoler comme sentiment. Les Dames Galantes explicitement tournent en ridicule un sentiment qui ne s'identifierait pas complètement à la satisfaction génitale. On peut se demander si ce côté réactionnaire n'a pas quelque chose à voir avec la fidélité politique de Brantôme à la Ligue et à l'Espagne. Il faudra y réfléchir plus avant à l'occasion.
Daumas rend bien compte de la hiérarchie sociale dans laquelle s'insèrent les récits de Brantôme, la valorisation de la putain chez toutes les femmes, surtout lorsque cette prostitution se passe parmi les Grands (la cour étant à l'époque en effet un lieu d'échange des femmes assez intense, pour des raisons structurales aisément compréhensibles). Il rend justice à la fascination de Brantôme pour la beauté féminine, omettant toutefois de la rapporter aux déterminations psychologiques d'un homme petit-fils d'une dame d'honneur de la cour de François Ier et fils d'une des dames "devisantes" de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre.
On retiendra aussi les démonstrations convaincantes sur le scepticisme religieux de Brantôme qui a malgré tout besoin d'un arrière-plan de culpabilité chrétienne pour stimuler la déferlante du désir, qui entre en concurrence avec l'honneur, fondé sur le bravoure (et non sur la maîtrise des passions comme au siècle suivant).
Très intéressant aussi ce que l'historien décrypte de l'amour conjugal, toujours un peu effrayant pour Brantôme et pour son époque car il ouvre la voie à une égalité entre hommes et femmes, crainte d'autant plus accentuée chez un éternel célibataire comme l'auteur des Dames galantes. Si l'on traite mieux les femmes qu'à l'époque de Louis XI (blâmée pour ne s'être intéressé à son épouse bourguignine que pour le lignage), mais point trop.
Les femmes aussi sont plus raffinées que cinquante ans plus tôt dans leur tenue comme dans leur engagement dans l'intrigue sexuelle. Brantôme l'impute à des emprunts à l'Italie et à l'Espagne, via la personne de Marguerite de Navarre plus que par les traités de civilité (à penser en comparaison avec la beauté moins intellectuelle, physique, blanche, laiteuse, toujour au bain, seins à demi à l'air dans une société qui valorise la nudité des jambes, de Marguerite de Valois). La conclusion de l'historien sur la foi de Daumas dans la sexualité pour maîtriser le temps, ce qui peut être aussi une vaste source de réflexion.
Un peu moins convaincant chez Daumas, le leitmotiv répété selon lequel il n'y a pas d' "identité" de la femme chez Daumas, mais seulement des galeries de portrait et des classifications (tout comme les religieux faisaient des classifications des saintes et des pénitentes), comme si dans ce "système" une femme avait toujours besoin d'être mis en regard d'une autre femme pour exister là où l'identité masculine elle serait claire et univoque.
Le livre n'en est pas moins pour autant un excellent ouvrage, à la fois dense, profond, suggestif, clair et cohérent, sur des sujets (l'évolution des désirs et des moeurs à la Renaissance, leur déplacement dans l'espace littéraire) que d'autres auteurs ont d'ordinaire l'habitude de traiter sur un mode plus anecdotique et brouillon.
Un blog plus personnel ?
Je pourrais faire un blog plus personnel, vous parler de "Paris" de Depardon, du "Président" de Jeuland, de ma conception du silence. Au lieu de cela j'ai fait un blog "professionnel", pubicitaire, avec mes interviews dans la presse, mes bouquins, juste quelques billets philosophiques au milieu pour faire chic. Un blog pas libre parce qu'il n'y a pas de liberté possible sur Internet quand on écrit sous son vrai nom. Pourtant l'envie de fiche en l'air le cadre de ce truc me travaille aujourd'hui.
Livre : "Un anonyme nu dans le salon" d'Idan Wizen
Le photographe Idan Wizen qui a entrepris de photographier des gens ordinaires et de faire d'eux des portraits artistiques nus, proposés ensuite à la vente, vient de publier ses cent premières photos, dans un ouvrage que j'ai préfacé, aux éditions "Regard sociétal".
Le livre, qui sort aujourd'hui, peut être commandé ici (cliquez sur le lien).
Vous pouvez par la même occasion découvrir son site, et participer à son projet original si le coeur vous en dit. Comme le précise la quatrième de couverture "Initié à Paris, en avril 2009, le projet Un Anonyme Nu Dans Le Salon permet à chacun de venir poser dans le plus simple appareil, sans le moindre casting et sans le moindre préjugé." Il participe ainsi aux nouvelles approche du rapport à son propre corps et au corps d'autrui, un phénomène de société très caractéristique de notre époque.
Je vous signale aussi à toutes fins utiles des textes que j'ai postés sur son site, notamment une comparaison avec un autre concept de photo de gens ordinaires nus qui s'est développé sur un mode assez différent en Angleterre.
Ai Weiwei, le dissident chinois nu
La nudité est restée longtemps taboue en Chine encore plus qu'en Occident. Il était interdit de se dénuder devant une tierce personne même son médecin, et François Jullien dans Le nu impossible raconte comment une fresque représentant des personnages nus dans l'aéroport de Pékin n'a tenu que quelques jours au début des années 80. Le tabou s'est un peu fissuré en Chine nationaliste (Taiwan) au début des années 2000 avec des vidéos représentant des militants écologistes nus sous le slogan "Better nude than nuke".
Le mouvement artistique, associé à une certaine dissidence, est en train de faire bouger les choses en Chine continentale.
Aujourd'hui on apprenait sur le Net français que l'opposant et artiste Ai Weiwei a posté sur son blog sous le titre "un tigre huit seins" (one tiger eight breasts) la photo prise par son assistant Zhao Zhao (peut-être dans le but de payer les 0,7 millions d'euros qu'il doit encore au fisc au titre des fraudes pour lesquelles il a été condamné - une souscription ayant été lancée ?), ce qui lui vaut désormais de faire l'objet d'une enquête policière pour pornographie selon le Guardian du 18 novembre.
Ai Weiwei a déjà utilisé la nudité dans ses créations artistiques. En 2010 il avait posé nu avec 17 personnes à Pékin.
Il n'est pas le seul. Pendant dix ans le photographe Ou Zhihang s'est pris en photo nu sur des sites prestigieux de son pays (comme la Grande muraille), il a été présentateur et producteur TV Canton (Guangdong TV) - ce qui n'est pas un signe de dissidence, lui-même dit vouloir exprimer son amour de son pays autant que de son corps à travers ses photos et le gouvernement ne l'a pas empêché d'exposer à l'étranger.
On peut se demander jusqu'à quel point ce langage de la nudité parle aux Chinois et dans quelle mesure il est destiné à s'adresser aux occidentaux (comme d'ailleurs pour les FEMEN ukrainiennes), et quel langage de la nudité - celui dissident et jugé pornographique par les autorités de Ai Weiwei ou celui "patriotique et toléré" par le gouvernement d'Ou Zhihang parle le plus à la population.
En soutien à Ai Weiwei un certain nombre de personnes ont depuis vendredi posé nus pour des photos postées sur le Net réunies dans le cadre d'une campagne intitulée "Ecoute gouvernement chinois. La nudité n'est pas de la pornographie" et synthétisées sur Shanghaiist.com. Il s'agit souvent de dissidents qui ont déjà été condamnés comme l'avocate Li Tiantian ou qui ont déjà utilisé la nudité pour contester le régime comme le journaliste Wen Yunchao basé à Hongkong, ou le blogueur Zuola (des personnalités qui existent surtout par et pour Internet). Cette campagne ressemble à une campagne similaire, note Shanghaiist.com , qui avait été lancée auparavant pour soutenir le dissident aveugle Chen Guangcheng (il avait été demandé aux Internautes d'envoyer des photos d'eux avec des lunettes de soleil). Comme le note Pierre Haski sur Rue89, ces photos sont parfois assez inventives.
Pour approfondir le sujet de l'utilisation politique de la nudité : ce livre --->
Cité par le magazine "On the field"
Je suis cité cette semaine par le jeune magazine sportif On the field du mois de décembre sur la nudité dans le sport et dans la pub. link
"Génie du christianisme" de Châteaubriand
Malgré ma formation de sociologue, je ne suis pas un intégriste des sciences humaines, loin s'en faut. Je suis même particulièrement sensible aux biais que celles-ci apportent à la pensée et à tout ce qui, dans l'esprit d'une époque, influence leur rhétorique. Un livre comme le petit Dialogue sur les aléas de l’histoire que j’ai fait paraître il y a quelques années par exemple est aux antipodes de la démarche des sciences humaines, et je tiens à garder dans mon travail une telle pluralité d’approches.
Un des moyens de s’affranchir de certaines rigidités des sciences humaines et de l’esprit d’une époque qu’elles véhiculent peut être de lire les classiques, et de les lire sans naïveté, c’est-à-dire en gardant une distance à l’égard de leurs partis pris (et de ceux de leur propre époque), une distance qui évite l’adhésion niaise, mais qui ne doit pas non plus être d’emblée hostile (sans quoi il n’y aura pas d’échange possible avec l’auteur dont on aborde la lecture). Je recommanderais particulièrement la lecture d’écrivains oubliés – comme par exemple Romain Rolland, qui fut quand même un de nos plus éminents prix Nobel – mais aussi de ceux qu’un ou deux siècles de modes successives ont condamnés à nos yeux et que l’on gagne à considérer avec un regard neuf à titre de pur exercice de « nettoyage intellectuel », pour se défaire en quelque manière des automatismes un peu convenus que l’opinion des générations récentes ont imprimé dans notre esprit. Parmi ces auteurs je citerais Châteaubriand, auquel je suis revenu par hasard il y a peu, à l’occasion d’une petite insomnie.
Le livre Le génie du christianisme est une œuvre dans laquelle notre époque peut très difficilement a priori trouver matière à penser. Nous n’avons semble-t-il rien à trouver chez cet écrivain qui fut un des pères de la restauration catholique et monarchique en France au XIXe siècle, rien de commun avec son monde où l’on traite les Indiens d’Amérique comme des sauvages, où l’on se complaît à verser les larmes « les plus pures » sur des gestes héroïques, où il faut à tout prix défendre le rôle de la religion, et des institutions anciennes. Et l’on se doute bien que le plaidoyer qu’il va développer en ce sens n’aura rien d’ « objectif » ni rien de convaincant pour qui ne partage pas les prémisses de sa démarche. Hé bien c’est précisément parce que ce point de vue là nous est inaccessible, qu’il nous faut aller le chercher et prendre la peine de l’explorer par delà les premières difficultés.
Je trouve personnellement deux points forts à ce livre. Le premier est qu’il nous fait réfléchir à la singularité de ce sentiment inventé par le christianisme que l’on appelle « la charité » et qui est une façon très particulière de traiter l’autre. Châteaubriand, qui écrit à un moment où les entreprises de conversion de la France (et donc du monde) à l’athéisme, sont très vivaces, connaît parfaitement toute l’ironie dont on a accablé ce sentiment. Il n’en juge pas moins possible d’en conduire la « réhabilitation » si l’on peut dire, en tentant de comprendre ce que serait l’humanité si ce sentiment n’avait pas été apporté par le christianisme.
Pour l’auteur du Génie du Christianisme, sans la charité chrétienne (et les institutions comme les monastères, les hôpitaux etc qui en garantirent la possibilité) non seulement l’empire romain eut sombré dans la barbarie intérieure (celle qui faisait massacrer des milliers d’hommes et de femmes dans les arènes par exemple) et eût été incapable de préserver son héritage artistique, mais encore il eût été finalement submergé par des tribus germaniques elles-mêmes beaucoup plus violentes qu’elles ne l’ont souvent été grâce à la modération du christianisme (car selon Châteaubriand, les Goths notamment eussent été incapables d’instaurer des royaumes stables s’ils n’avaient été initiés aux valeurs chrétiennes). Cette charité encore aurait aussi selon Châteaubriand joué un rôle positif car modérateur dans les entreprises coloniales des Européens, en prenant en charge par exemple la détresse de beaucoup d’esclaves, tout en offrant aux peuples colonisés des chances de s’élever à une certaine hauteur morale (Châteaubriand va même jusqu’à voir un bienfait du christianisme dans l’apparition de l’Islam, qu’il considère comme une rejeton de la foi catholique, une vision qui, à ma connaissance, n’était pas si répandue dans l’esprit de son époque).
Décortiquons sous un regard critique toutes ces affirmations. Bien sûr les historiens depuis trois ou quatre générations nous ont appris à ne pas croire un mot de la « barbarie polythéiste » ni celle des Romains, ni celle des Germains, encore moins celle des peuples colonisés par les Européens à partir du XVe siècle. Et c’est pour cela d’ailleurs que l’on a demandé à l’Eglise de faire acte de « repentance » pour sa part dans la légitimation du colonialisme et l’accomplissement de ses crimes. Châteaubriand même s’il vit à une époque où le colonialisme a plus de légitimité qu’aujourd’hui n’ignore pas qu’on peut avoir un regard « positif » sur le polythéisme sur le polythéisme romain (il écrit d’ailleurs explicitement en réaction contre les révolutionnaires français qui ont fait de l’ancienne Rome leur modèle) et peut deviner que la réhabilitation de la vieille civilisation latine contre sa conversion a christianisme peut aussi s’appliquer aux peuples colonisés : en revalorisant leur histoire on peut aisément, comme pour Rome, montrer que le christianisme, en tant qu’il a détruit leur culture, leur a fait autant de mal que l’empire romain.
Mais pour sa défense du christianisme, Châteaubriand raisonne autrement que nous ne le ferions spontanément. Il raisonne à partir de l’individu, et, dans cette mesure, se montre peut-être plus philosophe que sociologue ou qu’historien au sens contemporain du mot, plus proche de Platon que de Braudel. Il reprend à la lettre un mot de Voltaire qui dit que le stoïcisme n’a produit qu’un Epictète quand le christianisme en a engendré des milliers qui n’étaient même pas conscients de leur vertu. Le christianisme a éveillé un certain nombre d’individus à une dimension supérieure de leur rapport à eux-mêmes et à autrui (la charité) et ces individus ont fait de même autour d’eux, élevant dans ce mouvement l’ensemble de l’humanité, ou du moins, l’empêchant de tomber extrêmement bas (Châteaubriand va même très loin en estimant que sans la conversion de Rome au christianisme, l’humanité n’aurait plus été peuplée, au bout de quelques siècles que par quelques individus misérables – laissant d’ailleurs de côté la question de la dynamique démographique des autres continents, comme si le polythéisme chez eux aussi avait entraîné un irrémédiable déclin de l’espèce, mais Châteaubriand ne prend pas la peine de se demander pourquoi).
C’est à cette valorisation du rôle des conversions individuelles que sert l’évocation abondante par l’auteur des cas de missionnaires qui par des actions héroïques, en Amérique, en Afrique, en Asie, ont adouci l’impact de la violence coloniale, mais aussi, par leur exemple même, livrant leurs corps aux haches et aux flèches, ont ouvert aux peuples de ces continents un chemin, la possibilité de s’élever moralement comme eux-mêmes l’ont fait.
Bien sûr je ne crois pas du tout qu’on puisse suivre Châteaubriand dans toute sa démonstration, dans la mesure notamment où il existe une morale immanente commune à toute l’humanité, athée, polythéiste, monothéiste (je renvoie là-dessus aux mentions de Dawkins dans « Pour en finir avec Dieu ») qui relativise l’apport chrétien en la matière. Mais il est vrai que le relativisme qu’on peut opposer à Châteaubriand a lui-même ses limites, et qu’un philosophe notamment ne peut pas être insensible à cette idée forte que le christianisme a produit des stoïciens qui s’ignoraient dont le rôle dans les progrès moraux de l’humanité ont pu s’avérer tout à fait considérables. Pour désenclaver Châteaubriand de l’occidentalocentrisme de son époque, on pourrait même dire que toutes sortes de courants religieux ou philosophiques dans beaucoup de sociétés ont élevé l’humanité (le bouddhisme, le soufisme, parfois certaines spiritualités dans des univers polythéistes particuliers) autour d’eux (en petit nombre ou massivement), et que l’apport de ces mouvements ne peut pas être minoré dans un scepticisme général (d’ailleurs souvent teinté d’un hédonisme plus ou moins assumé). Comment valoriser à juste proportion l’apport de ces courants (et notamment celui du christianisme qui a eu finalement une plus grande influence politique et économique que tous les autres dans la séquence allant du XVe au XXe siècle) sans naïveté et sans négliger leurs effets négatifs par ailleurs voilà une grande et difficile question. Beaucoup d’exemples que cite Châteaubriand ne sont pas anecdotiques et invitent à une très longue réflexion. Je pense ici au traitement de l’enfance. Peut-être instruit par Rousseau, Châteaubriand cite deux ou trois fois des cas de maltraitance (et c’est un euphémisme) des enfants. Il rappelle avec quelle cruauté l’enfance à Rome pouvait être exploitée, et humiliée et tout ce que les orphelinats chrétiens ont pu apporter à la vision-même de cette humanité en devenir. Même chose pour les femmes miséreuses vouées à louer leur sexe pour survivre et quelle dignité leur rendait (et par là même rendait à l’ensemble de leur genre) les institutions chrétiennes qui leur ouvraient leurs portes, les transformant ensuite éventuellement en bonnes sœurs qui à leur tour pouvaient prendre soin des miséreux et des malades et distribuer de la dignité autour d’eux… Un phénomène important quand on songe à la recrudescence actuelle de la prostitution dans un monde où l’inégalité économique bat tous les records.
Bien sûr le rationalisme répliquera que tous ces bienfaits ont eu leur revers car, tout en comblant de « dignité » les individus, la religion les asservissait à des dogmes qui ensuite limitait leur potentiel de développement intellectuel et spirituel, et qu’en ce sens il est heureux que des événements comme la Révolution française aient malmené les institutions chrétiennes pour ouvrir la voie à une possible moralité agnostique ou athée plus féconde qu’une moralité adossée à des dogmes. Encore une fois mon propos n’est pas de suivre Châteaubriand dans toutes les conséquences réactionnaires de sa démonstrations, mais seulement de souligner combien son récit permet de « revisiter » des problématiques avec un regard neuf, et sans aucun doute la problématique de l’apport du catholicisme au regard de ce qu’il l’avait précédé est tout à fait capitale pour la compréhension de l’histoire de notre espèce.
Le second intérêt du livre de Châteaubriand, plus ponctuel, moins universel, mais tout de même appréciable est de nous replonger dans l’expérience maintenant oubliée dans notre pays, de la conquête de l’Amérique du Nord par la France. L’auteur qui s’est personnellement frotté au mode de vie de ses compatriotes du Québec et de Louisiane, résume en outre (ou parfois recopie) des passages d’historiens jésuites qui restituent des moments intéressants de cette expérience collective à laquelle la vente de nos possessions nord-américaines a mis fin. On apprend notamment avec amusement que les Hurons, alliés des Français, pouvaient être considérés comme des « athéniens », les Iroquois, alliés des Anglais, comme des « spartiates », le genre d’assertion qui en dit sans doute davantage sur la formation académique de l’auteur que sur la réalité des peuples, mais qui n’est peut-être pas malgré tout à cent pour cent dépourvue de pertinence.
CC
Mon article dans le dernier numéro de "Raison présente"
Dans le prolongement de mes réflexions sur la "mise à nu par la philosophie", j'ai publié récemment un article "Chrysippe et la fellation d'Héra" dans Raison Présente n°179. Le numéro est en vente pour 15 euros ici (je me permets de leur faire un peu de publicité car le grand public hésite parfois à découvrir les revues de philosophie. On le trouve aussi dans certaines bibliothèques municipales.
Christine Boutin et la nudité : le renouveau de l'adamisme ?
L'ancienne ministre Mme Boutin l'a confié à Paris Match : elle aime être nue chez elle, "et dans l'eau" (détail qui a son importance). Elle est adepte du zéro vêtement et elle aime se promener nue. Ce n'est pas la première fois que j'entends ou lis des personnalités chrétiennes vanter les bienfaits de la nudité et n'y point voir de contradiction avec le dogme catholique (ce qui fut pourtant le cas jadis). Est-ce le signe d'un renouveau de l'adamisme en milieu chrétien ? Il y aurait beaucoup à dire et il faudrait chercher du côté de l'héritage grec aussi bien que vétéro-testamentaire pour comprendre ce qui se joue dans le renouveau de la nudité en milieu chrétien. Peut-être un sujet d'article...