Quelques considérations sur les lettres d'Ignace d'Antioche
Il est très intéressant de lire les lettres d'Ignace d'Antioche, évêque qui évangélisait l'Asie Mineure, pour avoir un aperçu des messages apostoliques au début du IIe siècle. Ses propos qui se calquent sur Saint Paul sont si calibrés à la virgule près qu'on pourrait y voir des grammata, des lettres magiques. A côté de cela il y a une très forte rigueur doctrinale : refus des hérésies judaïsantes (cf l'excellente analyse "bourdieusienne" d'R. Alciati du rejet de l'obsession herméneutique des "annales" ou "archives" de l'Ancien testament comme "transgression contrôlée" qui identifie la référence rituelle à l'archive comme une hysteresis; plutôt que de montrer son savoir comme faisait Paul, promotion de l'allodoxia des parvenus contre les Don Quichottes), du docétisme (qui ne faisait de l'incarnation qu'une apparence). Il est probable qu'il ait été disciple direct de Jean dont l'influence se sent dans ses formules (si du moins le contenu de ses lettres est exact). il a d'ailleurs une pensée très riche de ce qu'est un disciple, en lien avec lemerture conçu comme stratégie pour rendre Dieu viisble, comme la communauté des chrétiens).
Un professeur de Taiwan, Paulus Leeming Tchang, a insisté il y a sept ans qu'Ignace, qui se disait theophoros, était autant évêque que prophète charismatique. Par exemple quand il écrit :
"J'ai crié quand j'étais avec vous, j'ai parlé d'une voix forte, avec la voix de Dieu : « Soyez attentifs à l'évêque, au presbytère et aux diacres. » Mais certains soupçonnaient que je disais ces choses parce que je connaissais déjà la division provoquée par certaines personnes. Mais Il m'est témoin en qui je suis lié que je n'ai rien appris d'aucun être humain, mais l'Esprit proclamait en parlant de cette manière : « Sans l'évêque, ne faites rien ». « Gardez votre chair comme le temple de Dieu ». « Aimez l’unité ». « Fuyez les divisions ». « Soyez les imitateurs de Jésus-Christ comme il l’était du Père ! »"
En 1989, Harry O. Meier théologien de Sasketoon au Canada usant de la catégorie weberienne d'autorité charismatique rappelait qu'Igniace se percevait lui-même comme extraordinaire en accord avec les attentes de son public (un sentiment en tension avec le fait qu'il devait aussi sans cesse se rabaisser, ce qui, note Max Weber va avec une rotinisation du charisme qui dès Paul est perçu comme nécessairement inférieur à celui de Jésus). Quand il se compare à l'eau vive, cela renvoie à la terminologie hellénistique pour les prophéties (cf David E. Aune). Son statut à ses yeux est lié à la perspective du martyr. On connaît mal ce que pouvaient être les croyances de son public. Meier estime que ces églises étaient marquées par un esprit de secte au sens de l'idéaltype de Bryan Wilson : un groupe élu hostile ou indifférent au reste de la société. Les symboles de la souffrance et de la résurection du Christ y étaient des thèmes structurants. Ignace confirme les Talliens dans le vocabulaire de l'élection, comme Paul le faisait aux Ephesiens (1:3-5). Wayne Meeks (1972) dans un essai sur l'imagerie de l'homme-du-ciel chez Saint Jean a montré que le langage mythique et l'identité sociale étaient liés chez les premiers Chrétiens.
Dans sa thèse "Ignace d'Antioche et la controverse Arienne" soutenue à Edimbourg en 2011 Paul R Gilliam montre que le corpus des lettres d'Ignace d'Antioche a été plus altéré qu'il n'y parait. JB Lightfoot (1828-1889) avait trop bien fait pour démontrer l'authenticité des lettres de St Ignace, nous dit-il . Aujourd’hui, chaque manuel élémentaire d’histoire de l’Église considère comme acquise l’authenticité des lettres de Clément et des sept lettres d’Ignace et les utilise comme source première pour l’histoire de l’époque sous-apostolique. En conséquence, la majorité des étudiants en théologie ne savent même pas que leur authenticité était même. Par exemple, il construit son texte ignatien à partir de trois recensions différentes (courte, moyenne et longue), de six langues différentes (grec, latin, arménien, syriaque, copte et arabe) et de cinquante et un manuscrits.
La plupart des différences entre ces manuscrits et versions sont insignifiantes. Ils incluent des changements dans l'ordre des mots, l'orthographe, l'ajout et la soustraction de l'article défini et les omissions dues à l'homiotéleuton. Mes recherches révèlent cependant que, parmi cette masse de variantes textuelles insignifiantes de divers types, il existe plusieurs variantes textuelles christologiques significatives qui peuvent être attribuées à la controverse arienne.
Après un examen des preuves textuelles, je suis d'accord avec la plupart des érudits selon lesquels Ignace d'Antioche, du début au milieu du IIe siècle appelle Jésus « Dieu ». Cependant, contrairement à bon nombre de ces mêmes chercheurs, cette caractéristique ne me semble pas nouvelle. L'Évangile de Jean, composé soit à l'époque des lettres d'Ignace, soit quelques décennies auparavant, le gaisaiy déjà. Paul aussi. Mais des questions se posent sur la variante sang du Christ ou sang de Dieu.
La raison que le « sang du Christ » soit plus authentique que le « sang de Dieu » est simplement que ce langage semble mieux correspondre à la période du IIe siècle.
Il cite des exemples de variante d'une version à l'autre. «Je désire le pain de Dieu.» Cette phrase, par
lui-même, est affirmé par le latin de la recension moyenne, le syriaque de la recension courte, la version arménienne, le martyrologe arménien, le martyrologe syriaque et la version copte. Les manuscrits suivants, cependant, reconnaissant une allusion à Jean 6.33, ajoutent : « pain céleste, pain de vie » : le grec du manuscrit colbertin, les Actes de Métaphraste , le grec de la longue recension, le Codex Parisiensis, le Codex Hierosolymitanus, le Codex Siniaiticus et le Codex Taurinensis
L’intensification du langage ignatien sur Dieu peut également être attribuée à la controverse arienne du IVe siècle. Il y a l'exemple dans la lettre aux magnésiens du passage "qu'il y a un seul Dieu, celui qui s'est manifesté à travers Jésus-Christ son Fils, qui est sa Parole sortie du silence", choisi par Lightfoot alirs que ça ne se trouve qu'en arménien, les autre sversions disent le contraire ("pas sortue du silence"). Ca tient à l'ajout de ἀΐδιος οὐκ. L'ajout pourrait être dû à une controverse avec les gnostiques selon Ehrman.
Chadwick relie Magn 8.2 avec son interprétation de l'accent mis par Ignace sur le silence des
évêque (Éph. 6.1). Ce faisant, il n’est pas d’accord avec Lightfoot et Bauer. Lightfoot qui prend Éph. 15 comme une défense indirecte de l'évêque éphésien Onésime qui a une disposition tranquille dont d'autres pourraient profiter. Bauer comprend Éph. 6.1 comme signifiant que l’évêque n’est pas éloquent. Selon Chadwick, une clé pour comprendre ces passages énigmatiques réside dans Magn. 8.2. Ici, Ignace attribue le silence à Dieu d'une manière similaire au gnosticisme valentinien. Dans cette branche du gnosticisme, la divinité principale est une dyade, Bythos et Sigé (σιγή - silence), qui forment la première paire d'Eons dans l'ogdoade (voir Irénée Contre les hérésies 1.2.1 et 2.12.2). Chadwick soutient que puisque le silence est une caractéristique fondamentale de Dieu pour Ignace, Ignace souligne également l'importance de silence dans la vie de l'évêque car « il est donc clair qu'il faut chercher sur l'évêque comme le Seigneur lui-même » (Éph . 6.1). Chadwick écrit : « Cette doctrine selon laquelle l'évêque est le représentant du prototype divin amène Ignace à attribuer à l'évêque les caractéristiques qui se rapportent à Dieu. Voir Henry Chadwick, « Le silence des évêques chez Ignace », La revue théologique de Harvard 43.2 (1950) : 169-172. La citation est tirée de la p. 171. Dans un article beaucoup plus récent, Allen Brent déploie une manière d’argumentation similaire, quoique non identique. Selon Chadwick « Ignace a repris la conception hellénistique familière selon laquelle les choses sur terre correspondent aux choses du ciel (notion tout à fait caractéristique du gnosticisme, du moins dans sa forme valentinienne), et l'a appliqué sans réserve à sa conception de l'Église et de ses ministère." Brent écrit : « J'ai soutenu dans cet article que la clé de cette transition [de la communauté charismatique à la structure ecclésiastique hiérocratique] réside dans l' assimilation [Ignace] de la théologie de l'ordre de l'Église chrétienne avec la théologie païenne impliquée par le cérémonial et l'iconographie des cultes à mystères."
Ce n'est sans doute qu'au IVe siècle que ce genre de correction a pu être fait, mais le texte arménien est plus fiable.
De même les érudits sont divisés sur la question de la subordination de Jésus à Dieu dans les écrits « authentiques » d'Ignace. Certains soutiennent qu'Ignace subordonne Jésus à Dieu. D’autres soutiennent que ce n’est pas le cas. Si on compare les versions on voit que l'idée que le Christ est subordonné à Dieu seulement pendant sa vie terrestre, qui est l'héritage du concile de Nicée, a été subrepticement introduite dans des tournures de St Ignace.
La remarque ci-dessus sur le gnosticisme fait penser à Heinrich Schlier (1929). "Ignace 'imite' le 'pathos" de son Dieu, écrivait Schlier, comme le gnostique exprime le 'pathos' de la chute de l' 'homme premier' ou de Sophie ou de la "souffrance renouvelée' du mystique". Von Campenhausen, lui, verra dans l'approche de la mort par Ignace une reproduction de celle de Jésus mais n'y verra pas une dimension sotériologique gnostique comme Schlier ! il 'ny a pas de participation directe à la mort de Jésus, seulement une participation indirecte par les sacrements.
La critique du corpus ignatien conduit même Benno Zuiddam en Afrique du Sud à estimer qu'il faut soit révoquer en doute la validité des sept lettres (puisque les plus vieux fragments sont des papyrus du Ve siècle), soit en adopter onze comme ce fut proposé à la Renaissance.
Dans la voie du révisionnisme historique, il faut aussi citer le livre récent d'Allen Brent "Ignatius of Antioch and the Second Sophistic: A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture ?" qu'un compte-rendu récent qualifie de "monographie dense, bien argumentée, provocatrice et finalement convaincante sur une figure véritablement énigmatique du christianisme primitif." Adoptant une méthode influencée par Wittgenstein, Brent cherche à récupérer « le discours et sa logique d’Ignace – son « jeu de langage » » – d’une manière qui n’est possible ni avec les méthodes historico-critiques traditionnelles ni avec une herméneutique postmoderne. Il soutient que la « construction de l’ordre ecclésial » d’Ignace – à savoir sa présentation des ministres chrétiens comme des porteurs d’images participant à une procession cultuelle, et de ceux qui l’accompagnent jusqu’à son martyre comme des ambassadeurs divins communiquant la concorde ( µ νοια) entre communautés sur la base de son « sacrifice » ( ντ ψυχον) – révèle l’utilisation d’une théologie du culte des mystères et de ses rituels dont les racines étaient finalement païennes et sacramentelles, impliquant « une atypologie de la divinité, du sacerdoce et du mystère en acte » dans laquelle les évêques ne sont pas les successeurs des apôtres mais plutôt « des icônes de personnes et d’événements divins » (c'est la notion de tupos). Ignace met en place des processions où le prêtre représente Dieu dont il porte la statue qui porte en elle-même le dieu (la notion d'agalmatophorein chez Athénagore pour la présence divine en l'homme est similaire). Cela transforme toute la communauté en procession mystique, celle des summustai, témoins du sang du Christ. L'évêque, tupos theou l'accompagne dans son martyre. En même temps l'homonoia qui assure la concorde des cités grecqus a comme ambassadeur le prêtre qui se sacrifie pour elle.
En bref, les lettres d'Ignace reflètent le « contexte culturel et historique » du discours social du monde hellénistique païen d'Asie Mineure au cours du Deuxième Sophistique, une culture dont Ignace s'est profondément imprégné et qui s'est révélée si énigmatique pour Polycarpe et les autres successeurs « orthodoxes » d'Ignace qu'i la fallu en déformer le texte théologique original assez radical d'Ignace, ce qui a permis à des écrivains chrétiens ultérieurs, comme Irénée et Origène, de coopter Ignace comme prédécesseur « orthodoxe ». Ainsi Brent conclut que les lettres ignatiennes ne sont pas des documents interpolés ou falsifiés. Ignace a pu être envoyé à Rome en 113 pour son martyre en l'absence du gouverneur de Syrie.
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