"The rational optimist" de Matt Ridley (I)
Voilà un livre impressionnant qu'il faut mentionner absolument. Le petit génie des neurosciences et de l'anthropologie Steven Pinker l'a qualifié de "delightful and fascinating" et ce n'est pas pour rien. Il y a quatorze ans les lecteurs du Monde Diplo lisaient Polanyi, d'une certaine façon, le bouquin de Ridley répond à Polanyi, à partir d'un savoir anthropologique plus actuel.
Je n'ai guère envie de faire une recension classique de ce livre. Je préfère juste jeter quelques notes sur ce blog, à mesure que je le lis, quitte à ruminer un peu sans trop savoir que penser dans un premier temps.
Ce que je trouve très fort et très convaincant dans l'analyse de Ridley, c'est cette analyse profonde de la psyché de l'animal humain à partir de ce que nous savons du fonctionnement des primates, des hormones, et de l'évolution de l'espèce depuis qu'elle s'est séparée de l'homo erectus. C'est devenu une méthode incontournable d'étude des phénomènes humains, mais nous ne nous y livrons pas facilement en France, souvent par manque de compétence en ethologie animale et dans les neurosciences.
Dans un sens Ridley ce n'est "que" du libéralisme anglo-saxon classique - dont il cite d'ailleurs souvent les pères fondateurs - une défense enthousiaste de la division du travail et du libre échange dans la veine d'Adam Smith et de Ricardo. Mais c'est du libéralisme "mieux assis" aurait-on envie de dire" sur les fondements d'une science plus sûre.
Au nombre des points forts, je vois d'abord cette notion d'intelligence collective : une réalité très étudiée chez les animaux sociaux. Une fourmi seule ne connaît pas le plus court chemin qui va de la fourmilière au morceau de pain à exploiter, mais les hormones des fourmis-soeurs qui l'ont précédée sur l'itinéraire éclairent son ignorance. Le savoir collectif est décuplé, les individus économisent du temps et de l'énergie. Grâce à cela nous utilisons des tas d'objets qui ont mobilisé l'activité de milliers de gens et dont nous ignorons la chaîne complète de fabrication (d'une simple crayon à papier nul ne peut savoir toutes les opérations qui ont conduit à faire pousser l'arbre qui donna le bois qui l'a extrait, le charbon de sa mine, la fabrication des machines qui elles-mêmes ont permis de le découper etc).
Cette intelligence collective est ce qu'il faut valoriser. Là-dessus difficile d'aller à l'encontre de l'opinion de Ridley.
D'autant que sa démonstration sur l'émergence de l'intelligence collective de l'homo sapiens est magistrale.
Il montre un élément auquel je n'avais jamais songé : toutes les espèces avant la nôtre qui se sont risquées à employer des outils n'ont guère cherché à les améliorer. L'homo erectus notamment a employé pendant des centaines de milliers d'années le même biface pour découper la viande, de même qu'un oiseau de génération en génération utilise le même matériaux pour faire son nid (certaines espèce avec des plumes, d'autres avec des brindilles etc). L'outil devient un prolongement du corps qu'il est saugrenu de vouloir améliorer. L'aberration n'est pas l'absence d'innovation (Ridley note d'ailleurs que l'évolution darwinienne innove peu - elle maintient surtout les caractéristiques de l'espèce et les progrès naissent plutôt de l'extinction de l'espèce remplacée par une espèce "fille" qui la surclasse dans la compétition pour la survie). Le phénomène improbable c'est précisément qu'une espèce, l'homo sapiens, ait brisé la règle de la non-innovation pour conquérir le monde et anéantir de la sorte les espèces dont elle était elle-même issuen ainsi plus largement que tous les grands mammifères (sauf ceux qu'il a domestiqués).
Ce goût pour l'innovation, explique Ridley, n'est pas dû à un volume cérébral supérieur, ni a aucune modification génétique. Chaque individu Sapiens est aussi intelligent ou stupide qu'un Erectus. Simplement l'intelligence collective du Sapiens s'est démultipliée.
D'où provient cette démultiplication ? D'une invention économique : la division du travail. Celle-ci naît d'une idée simple mais qu'aucun animal ne comprend (même les chimpanzés domestiques auxquels on enseigne l'art du don) : je peux échanger quelque chose que j'aime contre quelque chose que j'aime davantage. Cela s'appelle le troc. Ca n'a rien à voir avec la réciprocité du "je te gratte tu me grattes", ou la propension à donner des choses dont on ne veut pas (ce que font les autres animaux).
Cette idée révolutionnaire du troc, ne peut fonctionner qu'entre gens qui se font confiance. Et donc au début gens de la même famille. La première division du travail chez les homo sapiens s'est effectuée entre les sexes : le mâle chasse, la femelle cueille. Une petite réserve à ce stade. Je crois me souvenir que Picq et Brenot dans Le sexe, l'Homme et l'Evolution mettent en doute ce partage des tâches. Pourtant Ridley y croit et affirme même qu'elle n'existe pas chez les Néandertaliens, plus proches des Erectus, où les femelles chassent avec les mâles (mais Ridley reconnaît que c'est difficilement démontrable vu le peu de sites néandertaliens retrouvés).
D'après Ridley - et on le suit aisément là dessus - la spécialisation du travail constitue une énorme gain de temps et d'énergie pour chaque individu qui ne se consacre qu'à une activité ou une série plus limitée d'activités, ce qui lui laisse plus de latitude pour perfectionner ses techniques, et aussi pour l'oisiveté. Cela dégage de la richesse.
Ridley en déduit une apologie sans surprise du commerce, y compris du commerce intercontinentale qui déjà concernait l'homo sapiens. Il démontre a contrario la stérilité de l'isolement à partir du cas des homo sapiens de Tasmanie qui, isolés à partir du moment où l'île se sépara de l'Australie, non seulement cessèrent de progresser mais perdirent aussi l'usage de certains outils comme les aiguilles à coudre en os, ce qui leur fit perdre par la même occasion le sens de la confection des vêtements. Il oppose à ce cas celui d'insulaires de Terre de Feu qui continuèrent de progresser en entretenant un commerce maritime avec une tribu voisine. Andaman par contre irait dans le sens de l'exemple tasmanien.
Par ce biais Ridley rejoint la philosophie bien connue des libéraux selon laquelle le commerce, méprisé par les intellectuels de tous les temps, contribue au progrès et à la pacification des peuples - la comparaison des chiffres des homicides de la Préhistoire, de la Renaissance et de notre époque plaide sans conteste en faveur de cette thèse. Pour lui il y aurait eu une extension continue du cercle de la confiance - grâce auquel nous pouvons aujourd'hui acheter un tube de dentifrice au supermarché sans avoir à vérifier qu'il n'est pas rempli d'eau ou d'une substance frauduleuse avant de passer à la caisse - qui irait dans le sens d'un adoucissement des moeurs et de d'une augmentation de la philanthropie (si présente par exemple dans l'Angleterre commerçante du 19ème siècle).
Il y a là évidemment des arguments intéressants, sans doute au moins partiellement vrais, sinon même intégralement. Cela dit bien sûr, s'il faut appliquer à tout auteur une principe de "charité" (comme disait Pascal je crois), consistant dans un premier temps à accorder le maximum de crédit possible à ses démonstrations, j'entrevois déjà des objections possibles. Par exemple la théorie de Ridley sur l'apparition de l'agriculture au Proche-Orient (natoufien) qu'il attribue à une disposition au commerce et à une gestion intelligente d'une modification du biotope, contredit ouvertement la thèse de Chauvin selon laquelle l'innovation agricole ne doit rien aux conditions matérielles et tout à une révolution idéologique (l'invention des dieux).
Je pense qu'il faudrait faire aussi dialoguer Ridley avec un autre anthropologue politiquement opposé à lui, David Graeber, sur la dimension spécifique de la philanthropie dans l'échange.
Nous reviendrons sur tout cela plus tard.
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