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"Le système amoureux de Brantôme" de Maurice Daumas

8 Février 2012 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

brantome.jpgRécemment j'évoquais (en forçant un peu le trait) sur le présent blog ce petit "atlas du monde du XVIIIe siècle" qu'est Candide de Voltaire, et mon livre sur la nudité parle à plusieurs reprises du Décaméron de Boccace. Entre les deux il y a les Dames Galantes de Pierre de Bourdeille dit Brantôme rédigé en 1582, ouvrage licencieux décortiqué chez L'Harmattan en 1998 par l'historien Maurice Daumas.

 

Derrière le tissu de fantasmes et d'anecdotes plaisantes, M. Daumas recherche l'information sur la vision du corps et des rapports amoureux qui imprègne une époque autant que son auteur. N'ayant pas lu Brantôme dans le texte, je m'en remets presque aveuglément à l'analyse de l'historien. On y découvre un soldat périgourdin catholique de petite noblesse condition (fils de baron) qui a reçu une abbaye en privilège en récompense de la mort héroïque d'un de ses frères, fasciné par la cour et les moeurs de ses grandes dames (Maurice Daumas malheureusement ne détaille pas la biographie de Brantôme et c'est ailleurs que j'ai puisé les quelques éléments que je viens de mentionner).

 

A travers l'oeuvre Daumas met tout d'abord au jour une conception de l'amour très axée sur les actes, une conception "agonistique" dit l'historien. "Faire l'amour" à l'époque signifie "faire la cour", mais en vue de l'union charnelle exclusivement. Le sentiment n'est pas encore séparé de l'union génitale comme il le sera cinquante ans plus tard, de même que la tendresse est presque absente de cet univers. "Faire l'amour" veut dire faire la cour en vue de l'acte sexuel, et copuler se dit "le faire". Les étapes qui conduisent de l'un à l'autre sont traitées sans aucune attention par Brantôme, et l'acte sexuel est lui-même siuvent très rapide (au point que certaines femmes peuvent s'y adonner devant des tiers sans que ceux-ci le remarquent). Aucune attention non plus bien sûr au détail physiologique, ni même à la description des corps comme on la trouve chez Boccace (sauf les corps monstrueux, celui de la femme naine, celle qui défèque par devant etc qui ne sont jamais les héroïnes des anecdotes principales mais avec lesquelles selon Daumas le genre féminin reste en continuité). Les héroïnes, toujours taxées des défauts que beaucoup d'époques leur ont prêtées (à commencer par l'inconstance), sont cependant toujours chez Daumas des femmes belles et de haute condition qui savent prendre l'initiative. La sexualité y est déjà plus raffinée qu'au début de la Renaissance (et se pense d'ailleurs elle-même comme plus raffinée que par le passé), et cependant la brutalité et l'esprit guerrier l'impègnent encore profondément au point que le viol est présenté comme un des idéaux possibles de la relation à homme-femme.

 

Daumas explique très bien cette idéalité du viol chez Brantôme comme rupture de la logique de la dette dont tout le monde est tributaire (tout comme l'idéal du héros a conquis son droit à la conquête par un acte de bravoure et donc ne doit rien à personne). A l'inverse le cocuage est la condition commune; celle du mari qui a pris sa femme à un autre et qui devra la rendre, objet d'échange social (les commérages), paré de toutes les vertus sociales (richesse, chance), tandis que l'adultère est a-social, solitaire et silencieux.

 

Les mots dans cette économie de la séduction à la hussarde ne jouent qu'un rôle utilitaire sur quelques échanges vifs de répliques qui désarment les résistance. Etrangement à ce résidu de brutalité les femmes sont conviées à apporter une participation active, l'auteur leur prêtant même une jouissance et une activité vaginale complice dans le viol.

 

Pour Daumas Brantôme se situe, ce faisant, à contre-courant d'une évolution qui va spiritualiser l'amour et l'isoler comme sentiment. Les Dames Galantes explicitement tournent en ridicule un sentiment qui ne s'identifierait pas complètement à la satisfaction génitale. On peut se demander si ce côté réactionnaire n'a pas quelque chose à voir avec la fidélité politique de Brantôme à la Ligue et à l'Espagne. Il faudra y réfléchir plus avant à l'occasion.

 

Daumas rend bien compte de la hiérarchie sociale dans laquelle s'insèrent les récits de Brantôme, la valorisation de la putain chez toutes les femmes, surtout lorsque cette prostitution se passe parmi les Grands (la cour étant à l'époque en effet un lieu d'échange des femmes assez intense, pour des raisons structurales aisément compréhensibles). Il rend justice à la fascination de Brantôme pour la beauté féminine, omettant toutefois de la rapporter aux déterminations psychologiques d'un homme petit-fils d'une dame d'honneur de la cour de François Ier et fils d'une des dames "devisantes" de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre.

 

On retiendra aussi les démonstrations convaincantes sur le scepticisme religieux de Brantôme qui a malgré tout besoin d'un arrière-plan de culpabilité chrétienne pour stimuler la déferlante du désir, qui entre en concurrence avec l'honneur, fondé sur le bravoure (et non sur la maîtrise des passions comme au siècle suivant).

 

Très intéressant aussi ce que l'historien décrypte de l'amour conjugal, toujours un peu effrayant pour Brantôme et pour son époque car il ouvre la voie à une égalité entre hommes et femmes, crainte d'autant plus accentuée chez un éternel célibataire comme l'auteur des Dames galantes. Si l'on traite mieux les femmes qu'à l'époque de Louis XI (blâmée pour ne s'être intéressé à son épouse bourguignine que pour le lignage), mais point trop.

 

Les femmes aussi sont plus raffinées que cinquante ans plus tôt dans leur tenue comme dans leur engagement dans l'intrigue sexuelle. Brantôme l'impute à des emprunts à l'Italie et à l'Espagne, via la personne de Marguerite de Navarre plus que par les traités de civilité (à penser en comparaison avec la beauté moins intellectuelle, physique, blanche, laiteuse, toujour au bain, seins à demi à l'air dans une société qui valorise la nudité des jambes, de Marguerite de Valois). La conclusion de l'historien sur la foi de Daumas dans la sexualité pour maîtriser le temps, ce qui peut être aussi une vaste source de réflexion.

 

Un peu moins convaincant chez Daumas, le leitmotiv répété selon lequel il n'y a pas d' "identité" de la femme chez Daumas, mais seulement des galeries de portrait et des classifications (tout comme les religieux faisaient des classifications des saintes et des pénitentes), comme si dans ce "système" une femme avait toujours besoin d'être mis en regard d'une autre femme pour exister là où l'identité masculine elle serait claire et univoque.

 

Le livre n'en est pas moins pour autant un excellent ouvrage, à la fois dense, profond, suggestif, clair et cohérent, sur des sujets (l'évolution des désirs et des moeurs à la Renaissance, leur déplacement dans l'espace littéraire) que d'autres auteurs ont d'ordinaire l'habitude de traiter sur un mode plus anecdotique et brouillon.

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