Stendhal et le bonapartisme
Toujours dans la série des petites recensions que je rédige pour Parutions.com, je signale la mise en ligne de celle que je consacre au dernier livre de Jacques Dubois sur la sociologie de Stendhal - voir http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=1&srid=123&ida=8049 et ci-dessous
Je dois préciser que je ne suis pas un très grand lecteur des auteurs du XIX ème siècle. Le cadre scolaire - qui me déplaisait souvent - ne m'y encourageait guère. J'ai lu Balzac, Chateaubriand, Nerval, Musset, Hugo, Flaubert, Proust ou Zola plus par obligation qu'autre chose. Et je n'ai plus guère le temps de me replonger dans cette prose. Pour autant je n'y associe pas que des mauvais souvenirs. J'ai lu la Chartreuse de Parme (au moins en partie) à 20 ans, quand l'envie de tenter le concours de Normale Sup sans passer par la Khâgne m'a effleuré (seulement effleuré car j'ai abandonné le projet au bout d'un mois - la Chatreuse était au programme). J'en ai beaucoup apprécié le style que pendant quelques semaines je m'efforçai même d'imiter (c'était mon côté éponge). Pour moi, de ce fait, Stendhal reste associé à quelque chose de vif et de lumineux qui va bien avec l'Italie.
Le livre de Jacques Dubois a certes quelques petits défauts que j'ai préféré ne pas mentionner. Mais l'intérêt principal du livre est qu'il m'a fait un peu réfléchir aux blocages de la société post-napoléonienne, qui, à certains égards, ressemblent à ceux de notre époque. En plus marqués peut-être parce que la structure de classe restait plus figée.
Du coup cela fait aussi penser à ce que fut le bonapartisme, comme phénomène social.
Je lisais l'an dernier La Démence coloniale sous Napoléon, un réquisitoire implaquable et juste contre le dispositif conquérant raciste que l'Empereur fit peser sur les colonies françaises (et voulait généraliser au monde entier, heureusement l'hégémonie maritime anglaise l'en empêcha). C'est un aspect néfaste et peu connu du premier Empire français. Il y a aussi celui que les autres Européens ne manquent jamais de rappeler : l'invasion sauvage de tout le continent : les meurtres, les viols, les pillages. Sur la place où je me suis fait prendre en photo début avril à Alcaniz il y a une plaque qui commémore l'héroïque résistance espagnole face aux soudards de l'Empereur qui ont causé mille ravages dans cette ville.
Mais l'histoire n'est pas morale, nous le savons. L'ardeur sanguinaire du bonapartisme est aussi ce par quoi les acquis de la Révolution se sont stabilisés dans l'Hexagone, et ont un peu "contaminé" les monarchies avoisinantes (le fameux Code civil, qui ne se serait peut-être jamais imposé autrement). Elle est aussi ce par quoi de brillants individus socialement condamnés par leur appartenance de classe se sont vus ouvrir des "opportunités", comme on dit, extraordinaires. Même un bourgeois, du niveau du Grenoblois Henri Beyle alias Stendhal, ex-auditeur du Conseil d'Etat napoléonien, en a bénéficié. D'une manière générale à peu près toutes les classes sociales profitent d'un pouvoir conquérant (du moins lorsque celui-ci a des tendances redistributrices, ce qui est le cas du bonapartisme). L'équivalent se vérifie autour de Jules César 20 siècles auparavant.
C'est ce qui fait que se multiplient les initiatives audacieuses et souvent admirables dans tous les milieux à l'occasion des phases de conquêtes, pourtant bien sombres pour les peuples qui les subissent - Nietzsche l'a bien compris qui ne manquait pas une occasion de vanter les mérites de Napoléon. Ce constat fait craindre que l'humain garde encore pendant quelques générations quelque goût secret pour les entreprises sanguinaires qui ouvrent des boulevards aux changements sociaux.
Cela dit il est vrai que la tendance conquérante est bien amoindrie aujourd'hui. En Europe du moins. Chaque peuple semble s'accommoder désormais des frontières qui lui échoient, tout arbitraires qu'elles soient - parfois d'ailleurs au prix d'une occupation "internationale" comme dans les Balkans. L'exploitation économique (notamment celle des peuples du Sud) compensant peut-être la frustration de ne plus pouvoir dominer militairement.
Cette sublimation est probablement un progrès. Je visitais hier le monastère de Mortemer auquel s'attache le souvenir glorieux du Plantagenêt Henri II qui aurait pu construire un grand royaume anglo-normand de l'Ecosse aux Pyrénées si la France centrale n'avait contrarié ses projets. Chaque région d'Europe garde le souvenir d'un souverain conquérant qui aurait pu fonder dans le sang un grand Empire (en Béarn par exemple on se souvent de Gaston Fébus). Il est heureux aujourd'hui que les grands empires ne soient plus à la mode (même aux Etats-Unis, l'hégémonisme n'a plus la côte) et qu'on puisse réfléchir aux réformes des structures sociales sans chercher d'exutoire guerrier.
Mais il est toujours bon de tenter de comprendre les générations antérieures. Stendhal raconte dans ses romans ce que Musset disait aussi : cette frustration des orphelins de la Révolution et de Napoléon, nés dans un monde où tout semblait possible, et vieillissant dans une société où l'on ne peut plus rêver que d'aimer une femme, au milieu des baudruches conservatrices les plus niaises... On voit bien pourquoi en France le deuil de Napoléon fut difficile, et, à certains égards, le reste parfois encore de nos jours.
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Stendhal au risque de la sociologie
Jacques Dubois, Stendhal une sociologie romanesque
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
La sociologie reconnaît depuis longtemps sa dette à l’égard de la littérature. On se souvient notamment du livre que Bourdieu consacra à Flaubert (Les règles de l’Art) en 1992. L’auteur de Stendhal une sociologie romanesque, Jacques Dubois, a lui-même déjà rendu par le passé hommage au génie sociologique de Proust. Selon lui, les romans ne livrent pas seulement aux sciences sociales des scènes de la vie quotidiennes, des reflets d’une époque qui peuvent, à ce titre, faire l’objet d’une observation au moins ethnographiques, ils recèlent à l’état latent, un regard sociologique à part entière qu’il appartient au chercheur d’aujourd’hui de mettre à jour.
Stendhal se prête tout particulièrement à ce travail. Enfant du bonapartisme, observateur désabusé d’une société « bloquée », celle des élites sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, il fut, selon Dubois, un homme de gauche, un libéral tenté par le jacobinisme. Pourtant ses personnages principaux, dont les caractéristiques sociales se rattachent à la fois à l’aristocratie et à la bourgeoisie, tout en étant sensibles à l’émancipation du peuple, présentent des traits individuels socialement contradictoires et s’associent principalement en fonction d’une aptitude transformer en défis de « primitifs » leur inadéquation à leur milieu. Un idéal individualiste inspire Stendhal, qui le rend moins compatible a priori avec une grille de lecture structurale à la Bourdieu que Balzac ou Flaubert. Pour autant Dubois montre combien les intrigues amoureuses des romans stendhaliens sont profondément travaillées par la structure sociale de son époque. Les passions de leurs héros métissés, en lutte contre les déterminations de leurs milieux, sont autant de stratégies pour retourner contre la violence symbolique qu’ils subissent.
L’amour devient ainsi pour ces hommes et ces femmes un moyen privilégié de mise en œuvre de stratégies, pour obtenir une reconnaissance, quand la voie de l’ascension politique est définitivement barrée. A travers les concepts des sociologues Bernard Lahire et Axel Honneth, c’est une vision hégélienne voire sartrienne des rapports humains que Jacques Dubois retrouve chez Stendhal. Par là même à travers une sociologie de Stendhal, et, pourrait-on dire, une sociologie du Stendhal sociologue, on devine l’esquisse d’une véritable contribution à la sociologie du bonapartisme, ou disons une sociologie des lendemains du bonapartisme, des lendemains de conquêtes, quand, post festum, il n’est plus de réalisation sociale que dans l’ivresse amoureuse et dans l’ironie sur les pouvoirs établis. De ce point de vue la littérature stendhalienne ne dit peut-être pas autre chose que l’introduction de Musset à la Confession d’un enfant du siècle, avec toutefois une dose d’humour et de puissance en plus.
Ainsi l’analyse de Dubois qui emprunte à la sociologie un grand nombre de notions nous éclaire non seulement sur la littérature du début du XIX ème siècle en tant que telle, mais montre aussi en quoi celle-ci a pu préparer les esprits à la naissance, à partir d’Auguste Comte, d’une science de l’objectivation des faits sociaux. Cet essai d’une lecture agréable, qui échappe aux pesanteurs de nombreuses thèses académiques, fait redécouvrir le corpus stendhalien sous un angle d’approche nouveau, qui peut aussi servir à la réflexion sur l’époque actuelle.
Christophe Colera
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