Interview de C. Colera dans Technikart
Le magazine Technikart dans son numéro daté d'octobre 2009 vient de publier une interview de moi. En voici la version "écourtée" accessible dans la version papier, et en dessous la version originale avant la petite réduction effectuée pour adapter le texte au format de la revue (interview réalisée par Nicolas Santolaria le 17 septembre 2009) :
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Les scènes de nus sous la douche dans l’émission « Secret Story » ont fait scandale, comment analysez-vous ce phénomène ?
Il semble que ce soit une particularité française, puisque dans des équivalents de Secret Story, en Allemagne par exemple, la nudité n’a pas choqué. La douche collective pose des tas de questions compliquées, autour non seulement de la vision des organes génitaux sans copulation immédiate, mais aussi du partage de la crasse envisagée comme une pratique « collectiviste » proche de celle des ouvriers d’usines ou des mineurs de fond. Ce lien nudité-saleté commence d’ailleurs à être étudié aux Etats-Unis.
Cette mise à nu volontaire, est-ce un moyen de reprendre le contrôle face au dispositif voyeuriste imposé par la télé-réalité ?
C’est possible. C’est ce que j’appelle la « nudité affirmation », la présence du corps nu venant imposer ou subvertir un ordre. Mais on peut soutenir aussi qu’en recrutant des candidats susceptibles de ce genre de transgression, le dispositif voyeur recèle en lui-même cette « poussée aux extrêmes ». La personne qui se met nue dit la vérité ultime du dispositif, tout en protégeant ses concepteurs qui peuvent crier au dérapage imprévu.
Que pensez vous de l’émission « Belle toute nue » qui met en scène une sorte de « nudito-thérapie » ?
La fragilisation des individus dans un système consumériste très mouvant engendre un besoin de représentation idéale de la nudité qui rejette à ses marges la saleté, la vieillesse, la mort. L’idée sous-jacente de Belle toute nue est que le système peut remédier aux dysfonctionnements qu’il engendre. Mais en prétendant effacer un complexe issu d’une norme, on rappelle de ce fait le pouvoir de la norme elle-même, et donc on le renforce subrepticement. C’est le paradoxe du déni. Il est probable en tout cas que la soumission croissante (et symétrique) des mâles au diktat de l’apparence conduise à faire un « Beau tout nu » dans quelques années.
Entretien N.S.
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Voici la version avant la mise au format de Technikart (interview réalisée le 17 septembre 2009) :
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- Les scènes de nus sous la douche dans l’émission Secret Story ont fait scandale, comment analysez-vous ce phénomène ? C’est tout de même étonnant que quelques corps nus choquent et fascinent autant alors que l’émission est toute entière basée sur la notion de dévoilement impudique, des affects notamment…
- Il semble que ce soit une particularité française, puisque dans des équivalents de Secret Story, en Allemagne par exemple, la nudité d’une fille sur la douche apparemment n’a pas choqué (et n’a pas été dissimulée par des rectangles noirs). Cela dit, même dans les pays du Nord de l’Europe où la nudité est censée être « plus libre », elle est toujours plus problématique qu’on ne le croit. D’abord il y a toujours des lieux spécifiques : et dans une émission où tout le monde garde des sous-vêtements sous la douche, celle-ci perd son statut de lieu de nudité légitime, ou disons que cela devient plus problématique. Et puis il y a tout un contexte social dont la nudité dépend : le renouveau des lobbys religieux, le thème de la protection de l’enfance, le refus de la femme-objet. Pour des tas de raisons, la société complique notre rapport au corps d’autrui, et au même moment le besoin de corporéité s’affirme de plus en plus.
- Cette mise à nu volontaire de candidats enfermés peut elle être mise en lien avec votre théorie du « nu-affirmation » ? Est-ce un moyen de reprendre le contrôle face au dispositif voyeuriste imposé par la télé-réalité, en le prenant d’une certaine manière à son propre jeu ?
- C’est possible. Il faudrait interroger les motivations de la fille, Cyndi, qui a décidé d’ « enlever le haut et le bas », à supposer qu’elle en soit consciente. Il est fréquent, depuis les origines du vêtement, que des hommes et des femmes jouent de l’effet de puissance de la présence de leur corps nu pour imposer ou subvertir un ordre. C’est ce que j’ai appelé la nudité « affirmation ». Mais on peut soutenir aussi que le dispositif voyeur recèle en lui-même cette « poussée aux extrêmes ». Car après tout périodiquement l’émission met un point d’honneur à recruter une fille qu’on sait susceptible de ce genre de transgression (comme Loana dans la première saison du Loft). Cette personne qui joue le rôle ambigu de l’héroïne courageuse et de la « pauvre fille » (parce que c’est plus souvent une fille) « trash », dit la vérité ultime du dispositif, tout en protégeant ses concepteurs qui peuvent crier au dérapage imprévu.
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- Est-ce que le côté choquant du cocktail nudité+douche+enfermement n’est pas lié finalement à un parallèle inconscient avec les camps de concentration planant sur l’imaginaire de cette émission…
- - Il est possible en effet que cet arrière-plan historique, qui est très présent dans l’imaginaire collectif occidental depuis 25 ans, conditionne le regard. Le regard sur la nudité n’est jamais vierge de ce genre d’arrière-plan. Mais d’une manière plus générale la douche collective pose des tas de questions compliquées, autour non seulement de la vision des organes génitaux sans copulation immédiate, mais aussi du partage de la crasse (le lien nudité-saleté commence à être étudié aux Etats-Unis). C’est une pratique « collectiviste » d’ouvriers dans les usines, de mineurs de fond, de militaires, de prisonniers, qui heurte la vision individualiste du spectateur moyen. Le port du maillot de bain ou des sous-vêtements sous la douche rappelle que dans Secret Story ce n’est qu’un jeu. On « joue seulement » à bousculer l’individualisme.
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> - Que pensez vous de l’émission Belle toute nue diffusée sur M6 qui met en scène une sorte de « nudito-thérapie » où des candidates complexées sont invitées progressivement à se dévêtir devant l’objectif d’un photographe de mode avant de voir leur image affichée en 4X3 dans les rues de Paris ?
- - L’image joue sur le fait qu’en raison du redressement du squelette des hominidés, les corps des femelles des espèces de notre genre(homo ergaster, homo erectus, neandertalis, sapiens) fonctionnent comme des signaux sexuels en susbtitution de la vulve devenue invisible. Cela crée une grande inégalité entre les corps féminins, inégalité accrue dans un système de consommation contemporain où le corps, le désir, la séduction occupent une place centrale. Il est possible que l’émission cherche à édulcorer les effets systémiques de frustation ainsi provoqués. Sans doute le spectateur peut-il y voir la promesse de la fin de la course à la taille idéale, aux seins idéaux, imposée à tous. L’idée sous-jacente est que le système de consommation peut remédier aux dysfonctionnements qu’il engendre en utilisant ses propres ressources – en l’occurrence le relooking. Mais en prétendant effacer un complexe issy d’une norme, on rappelle de ce fait le pouvoir de la norme elle-même, et donc on le renforce subrepticement. C’est le paradoxe du déni. Il est probable en tout cas que la soumission croissante (et symétrique) des mâles au diktat de l’apparence conduise à faire un « Beau tout nu » dans quelques années.
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- On a l'impression que le nu, qui semblait plus évident dans les années 70, redevient une conquête, presque un tabou...
- - Même dans les années 1970, le nu n’était « éviden »t que dans des espaces et des milieux bien précis. Mais il avait pour lui d’être associé à une notion de progrès humain, de libération, dans une société qui croyait encore à la possibilité d’un « sens de l’Histoire ». Bizarrement, privé de cet horizon de conquête, le nu devient aujourd’hui plus associé à des notions de conservation : conservation de la liberté individuelle face à des « big brothers » insaisissables, survie de l’espèce dans un rapport à l’environnement menacé (comme dans le slogan « better nude than nuke » ou dans le film récent « Les derniers jours du monde »). Or, en tant qu’expression de ce nouveau conservatisme, il est en concurrence avec des systèmes de représentation qui eux aussi prétendent conserver les individus et l’espèce, mais sur un mode plus répressif. Et tous les inconvénients de la nudité ressurgissent (y compris les effets de violence symbolique et physique comme pour ces adolescentes forcées à se déshabiller devant leur webcam) sans pour autant que le « besoin de nudité » ne disparaisse, bien au contraire.
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- Il semble qu’il existe une nudité autorisée (celle de la pub notamment) où les corps sont idéalisés par Photoshop et une nudité qu’on ne veut pas voir, plus brute, incarnée par exemple par les Streakers qui courent nus dans les stades. Quel est votre avis là dessus ?
- - La fragilisation des individus dans un système consumériste très mouvant engendre un besoin de représentations idéales qui rejette à ses marges la saleté, la vieillesse, la mort etc. On court donc après une vision « apollinienne » de la nudité, comme celle des statues antiques, qui renvoie à la cité une image idéalisée d’elle-même. Mais la nudité est très ambiguë : son versant sombre, refoulé, la nudité du corps souffrant à l’hôpital, celle corps humilié par la torture etc. est toujours susceptible de réapparaître dans les interstices de cette représentation idéalisée.
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- Comment analysez vous le carton incroyable du clip du groupe Make the gril dance où des filles défilent nues dans les rues de Montorgueil ? Le fait que leur intimité soit masquée par des panneaux où défile un texte produit un intéressant raccourci de sens, non ?
- Le clip fait entrer la nudité dans une esthétique assez froide (à l’opposé de la nudité réputée « torridee des films érotiques des Seventies) accompagnée d’un discours consumériste extrême (consommation de soi et d’autrui sur le mode « je veux tout, j’absorbe tout et je disparais »). Il reflète une manière très actuelle de mettre en scène le corps comme une machine à désirer (plus qu’une « machine désirante » à la Deleuze), et en même temps c’est vrai, un support de textes (ce qu’il est aussi de plus en plus avec le tatouage). Et puis ça se passe dans la rue (comme beaucoup de clips du même genre sur Internet) pour bien signifier le mépris des lois (les psychanalystes avanceraient sûrement des hypothèses là dessus autour du « nom-du-père » mais je ne crois pas que ce genre d’explication tienne encore la route).
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> - Finalement, est-ce que cette multiplication du nu à la télé ces derniers temps ne renvoie pas profondément à notre culture judéo-chrétienne et, si oui, en quoi ?
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- - Il y a une fascination pour l’individu nu qui est née en Grèce antique, qui a été reprise par le christianisme (transformée dans une économie du « péché originel » - la nudité idéale d’Adam et Eve, la nudité torturée du Christ sur la croix qui porte les péchés du monde) et qui a profondément marqué tout la culture européenne. Le lien idéalité-nudité en art par exemple, qui est impensable sous d’autres latitudes (voyez les travaux du philosophe François Jullien sur la Chine classique par exemple). On touche là au cœur des spécificités de notre culture, ce qui explique aussi la difficulté de notre dialogue là dessus, parfois, avec des cultures d’origine proche-orientale comme l’Islam qui se sont construites d’une façon très différente.
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> - Est-ce que le nu est un moyen de poser une question dans notre rapport à la création en se déconnectant tout à coup de l'ensemble des dispositifs (vestimentaires, sociaux,...) ?
- - Oui, il se noue autour de la nudité une thématique de l’authenticité, de la vérité, du retour aux sources et aux origines du monde (au geste créateur de Dieu) et de communion avec lui qui a traversé tout l’Occident chrétien à travers en particuliers diverses sectes hérétiques et qui existait aussi dans des sphères non-chrétiennes (le mythe de l’Age d’Or dans la Rome païenne, l’association nu-cru-naturalité dans toutes les cultures humaines, la nudité des prophètes et des ascètes dans des lieux reculés). En ce sens c’est un fantasme récurrent qui se nourrit à la fois du désir et de la crainte que l’humain a de ce qu’il appelle son « animalité ».
- Comment analysez vous les rapports de l’image et de la nudité ? Il semble par exemple que cette dernière était moins problématique il y a deux décennies, au temps de la playmate du samedi soir.
- - La playmate de Play Boy ou des émissions de Collaro était un compromis entre l’utilisation contestataire de la nudité (par les hippies notamment mais pas seulement) et le conservatisme bourgeois. C’était une première forme de nudité acceptable et consommable par beaucoup de gens, standardisée, qui s’insérait d’une manière assez simple dans un ordre social aux codes rigides – hiérarchisé, machiste, souvent raciste – moyennant une définition stricte de son espace (les revues qu’on lit en cachette, les émissions rigolotes). Il faut aussi penser au strip-tease décortiqué par Roland Barthes. Aujourd’hui, c’est une nudité plus exposée, plus répandue, qui tend à excéder les espaces qu’on lui assigne, et sur laquelle se projettent toutes sortes de normes contradictoires (normes esthétiques de la société de consommation, normes politiques des défenseurs des enfants, des féministes, des associations religieuses venant d’horizons culturels très variés). La place et les modalités de la nudité se complexifient. L’impossibilité de lui donner un statut stable, acceptable par tous, dans l’espace public pousse à un surinvestissement dans la sphère privée (voir non seulement la profusion de nudité sur Internet, mais aussi les statistiques de pratique de la nudité à domicile dans les pays occidentaux). On est dans une sorte d’équilibre très précaire largement lié à la donne technologique (le virtuel), économique (le consumérisme capitaliste), éducatif (le haut niveau d’information dont disposent les gens), sanitaire (jamais il n’y a eu autant de corps sains capables de soigner leur apparence et de désirer, mais jamais aussi autant de risque de nouveaux fléaux épidémiologiques par exemple), idéologique (le déclin des vieilles formes de religiosité, l’individualisme, le scepticisme) de notre époque. Une situation sans précédent qui recèle quotidiennement des sources de conflits (y compris des conflits psychiques intériorisés).
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