Généalogies du sujet - De Saint Anselme à Malebranche
22 Novembre 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture
Pour continuer dans la veine philosophique des dernières semaines, je vous signale la publication sur Parutions.com d'un CR sur Généalogies du sujet - De Saint Anselme à Malebranche, un ouvrage collectif dirigé par Olivier Boulnois -
Aux origines de la subjectivité occidentale
Olivier Boulnois (dir.), Généalogies du sujet : De Saint Anselme à Malebranche
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).
Comment le « je » du discours – et dans lequel Piaget, et avec lui les sciences cognitives plus récentes, reconnaissent principalement une instance de régulation des fonctions de l’organisme – a-t-il pu, sous les latitudes européennes, finir pas se penser comme un « sujet » doté d’un espace autonome, et même comme une substance par excellence mieux connaissable que toutes les autres, et par laquelle seule l’existence du monde nous serait assurément connaissable ?
La faute à Descartes, diront Kant et Hegel. La question est en réalité plus complexe – car Descartes lui-même n’a jamais parlé de « sujet ». Pour en démêler l’écheveau, les chercheurs réunis par Olivier Bournois dans Généalogies du sujet : De Saint Anselme à Malebranche reprennent l’aventure en son commencement, Saint-Anselme de Cantorbéry (au XI siècle), et dans son décor d’origine : les concepts grecs retravaillés en langue latine sur le tard par Boèce, Saint Augustin et quelques autres : l’essence, la substance, l’accident.
Première surprise chez Saint-Anselme (le père de la « preuve ontologique » de l’existence de Dieu) : il ne peut y avoir de sujet. Le moi est bien une substance (comme tous les individus et pas seulement Dieu), mais conçue plutôt comme essence et non comme un substrat qu’affectent des accidents. Le sujet support des propriétés est ainsi mis « hors jeu », nous explique Kristell Trego, face à la primauté du verbe, de l’action, dans la détermination de ce qui agit et de ce qui pense. Le « je » est une construction intellectuelle qui réunit des qualités (au lieu de les supporter) sur laquelle prévalent ses facultés. La volonté et la pensée nous sont aussi extérieures que nos actes, et le « sujet » qui unifie tout cela est largement indéterminé. Même dans l’ordre éthique il n’obtient pas davantage de consistance (à la différence de ce Kant essaiera de mettre en œuvre), puisque, n’ayant pas de rapport intime à sa volonté, il n’a l’avantage que de la « contrôler » mieux que les actes extérieurs. Il s’agit là en un sens d’une des déclinaisons de la fondamentale passivité du moi à laquelle adhèrent largement tous les Anciens.
C’est finalement à travers les débats scolastiques sur l’intellect agent d’Averroès, que cette passivité va reculer, avec la découverte (isolée et sans lendemains immédiats) par le franciscain Pierre de Jean Olivi de l’expérience subjective pour individualiser l’intellect agent, et la réflexion plus féconde du dominicain Dietrich de Freiberg qui, en pensant l’intellect agent (individuel) comme une substance active dont l’intellect possible est un accident, ouvre la voie d’une subjectivité comme ipséité, auto-affection originaire de la pensée, active et non tributaire de la structure de la représentation. Une substance définitivement dégagée de son statut de sujet-substrat. A la lumière de cette pensée du dominicain allemand, selon Frédéric Berland, à la fois l’intuition de Descartes sur le cogito apparaît comme moins novatrice et sa reprise de la notion de substance pour le désigner devient moins incohérente qu’il n’y paraît si l’on sen tient à la vieille connotation aristotélicienne du terme.
Ce ne sont là que quelques exemples, parmi bien d’autres cités par ce livre, des développements fascinants et foisonnants que le Moyen-Age et la Renaissance accordèrent aux problématiques de la connaissance du moi par lui-même, de l’évidence du « je pense », du rapport de l’expérience subjective à son principe divin (notamment dans la mystique de Maître Eckart et sa notion de « subjectité »/Understantnisse) ou du statut de la certitude.
A l’aune de ces découvertes, l’innovation de la révolution cartésienne pourrait apparaître quelque peu affadie, mais ce ne serait en réalité qu’une illusion d’optique qu’engendre nécessairement toute généalogie. Pour se persuader du contraire, il suffit de relire dans toute leur simplicité et tout leur éclat les Médiations métaphysiques de Descartes, et de se rappeler – à travers par exemple l’éloquent témoignage de Malebranche – dans quelle stupeur, mêlée de gratitude et d’enthousiasme ce livre exceptionnel plongea les plus subtils de ses contemporains. Le livre d’Olivier Boulnois en suivant la trace de ses prédécesseurs doit surtout être saisi comme un outil pour éviter les contresens sur le sens des notions que mobilise Descartes, non comme une façon de diminuer son génie.
L’ouvrage constitue donc un très précieux apport à la connaissance des bouillonnements conceptuels qui précédèrent la naissance du sujet moderne, ainsi qu’accessoirement un antidote utile à certaines histoires de la subjectivité pour lesquelles rien ne se serait passé entre Saint-Augustin et Descartes.
Christophe Colera
http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=76&srid=0&ida=8745.
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