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"Au fondement des sociétés humaines" de Maurice Godelier

13 Novembre 2007 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Je viens de publier sur Parutions.com un compte rendu du dernier ouvrage de Maurice Godelier qui est un des plus célèbres ethnologues (anthropologues) français de notre époque. A vrai dire j'aurais aimé mettre ses travaux en perspective avec ceux du jeune David Graeber, et avec l'anthropologie naturelle, mais le temps fait défaut. godelier.jpg

En tout cas, on peut toujours jeter un coup d'oeil à mon CR sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=94&ida=8578, et bien sûr lire le livre...

Une défense et illustration de l’anthropologie

 

 

Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines : Ce que nous apprend l’anthropologie

 

La légitimité scientifique de l’anthropologie culturelle (autrement appelée en France ethnologie) fait débat aux Etats-Unis, sous l’influence notamment de la French Theory (Derrida, Foucault, Deleuze etc). Au soir d’une brillante carrière de quarante années, Maurice Godelier, que la quatrième de couverture du livre présente comme « l’anthropologue français le plus discuté à l’étranger après Claude Lévi-Strauss », apporte une contribution intéressante à la refondation de la légitimité de sa discipline – ce qu’il nomme une entreprise de « déconstruction-reconstruction ».

 

Pour ce faire, son livre s’attaque à cinq grandes « évidences » de l’anthropologie classique : 1. Les sociétés sont fondées sur l’échange (de personnes et de biens, sous forme d’échanges de marchandises, ou d’échanges de dons et de contredons) ; 2. Les rapports de parenté et la famille sont partout au fondement de la société, particulièrement dans les sociétés sans classes et sans Etat ; 3. Un homme et une femme produisent des enfants en s’unissant sexuellement ; 4. Les rapports économiques constituent la base matérielle et sociale des sociétés ; 5. Le symbolique l’emporte toujours sur l’imaginaire et le réel.

 

A ces énoncés, l’ethnologue entend substituer ses propres « vérités » : 1. A côté des choses que l’on vend et de celles qu’on donne, il en existe qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais qu’il faut garder pour les transmettre et qui sont le support d’identités ; 2. Aucune société ne s’est jamais fondée sur la parenté ; 3. Jamais dans aucune société un homme et une femme ne sont pensés comme suffisants pour faire un enfant, et le corps sexué n’est qu’une sorte de « machine ventriloque » des rapports sociaux ; 4. Les « noyaux imaginaires » dans les rapports sociaux en sont des composantes fondamentales et non des reflets idéologiques ; 5. Les rapports sociaux qui font d’un ensemble de groupes humains et d’individus une « société » reposent sur des rapports qu’en Occident on qualifierait de « politico-religieux ».

 

Prenant appui sur le terrain qu’il a le plus étudié – les Baruya en Nouvelle-Guinée – mais aussi des exemples plus connus de l’histoire humaine (l’Egypte et la Chine antiques, l’Empire romain), Godelier développe ces divers points dans un style simple qui vise manifestement un large public au-delà des lecteurs habituels des sciences sociales. On notera dans ces démonstrations, entre autres, des remarques très fécondes sur la sexualité comme lieu de rencontre entre le social et l’individuel, dans la tension problématique qui les oppose ; ou encore sur le rôle central du politique dans la définition des groupes sociaux, ainsi qu’une réflexion importante sur ce qui distingue la société de ses différents sous-ensembles (tribus, ethnies, communautés, familles, associations). Chaque chapitre de l’ouvrage de Maurice Godelier touche du doigt une des particularités, encore largement impensée, de l’espèce humaine : non pas le fait que l’homme vive en société – comme la plupart des autres primates – mais qu’il invente sur toute la surface du globe des sociétés différentes, dont les formes ne dépendent pas directement du contexte naturel, et qui évoluent dans le temps d’une façon assez mystérieuse (pourquoi le système de parenté cognatique – qu’on trouve aujourd’hui aussi bien chez les Inuit du Canada que chez les Iban de Bornéo apparaît-il à Rome vers la fin de la République ? Pourquoi le système de parenté dravidien qui impliquait l’échange des femmes et le mariage entre cousins croisés s’efface-t-il entre le IIIe et le Ve siècle apr. J.-C pour laisser place à un système de type « soudanais » qui était aussi en vigueur chez les premiers Latins ?).

 

En mêlant impératif de réflexivité critique et foi dans la possibilité pour l’humain de comprendre ce que d’autres humains ont inventé, Maurice Godelier  parvient ainsi à soustraire sa discipline aux extrémités d’un certain nihilisme postmoderne. Il la restaure pleinement dans sa fonction narrative, qui consiste, au fond, à restituer la cohérence de systèmes imaginaires et symboliques des sociétés humaines, des systèmes toujours conçus comme fluctuant et ouverts à des apports de systèmes externes (spécialement dans le cadre de la globalisation). Cette approche de l’anthropologie et les conclusions auxquelles elle aboutit n’est pas la seule possible au sein d’un champ de recherche traversé par des débats nombreux. En outre les tenants d’une anthropologie plus naturaliste (néo-darwinienne) ne manqueront pas d’en dénoncer certains dangers (car, quoique l’ethnologie défende une conception objectiviste de la vérité, et la possibilité de l’atteindre par un débat contradictoire entre chercheurs, elle laisse une grande liberté à l’intuition subjective de l’observateur). Elle demeure cependant un outil heuristique efficace pour combattre tout autant l’ethnocentrisme que le relativisme, en développant une compréhension à la fois globale et critique du fonctionnement social de l’être humain.

 

 

Christophe Colera

 

 

 

 

 

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