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Les Dieux masqués - Chamanisme dans l'Egypte pharaonique

15 Mars 2008 , Rédigé par CC Publié dans #Notes de lecture

Copie-de-Lachaud.jpgJe viens de transmettre à Parutions.com une recension (publiée sur http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=4&ida=9124) du dernier livre de René Lachaud, Les Dieux masqués, Chamanisme dans l'Egypte pharaonique (Signatura 2007), un ouvrage qui présente quelques défauts - dans le registre de l'anti-rationalisme - mais qui a le mérite de s'opposer à l'égyptologie universitaire classique et de nous faire comprendre, sur un ton très inspiré, que l'on ne peut aborder les civilisations antiques sans sortir d'une façon abstraite d'appréhender le savoir, que nous a inculquée la culture occidentale, et sans s'affranchir de tout un héritage chrétien et postchrétien sur le rapport au divin, au corps (j'en parlerai prochainement dans un de mes livres), à la nature, qui n'est pas adéquat à la compréhension d'univers étrangers au nôtre. Evidemment notre propre point de vue tend à s'universaliser par la destruction effective (via la colonisation notamment) des cultures des autres, mais notre compréhension, elle, n'est pas universelle tant qu'elle prend pour point de départ l'Occident actuel. Lachaud a raison, pour sa part, de partir du chamanisme, de ce que l'anthropologie depuis près d'un siècle nous en fait connaître. c'est en effet une clé d'interprétation fondamentale de l'Egypte ancienne (même si ce n'est probablement pas la seule.

Je note que d'autres auteurs s'efforcent de saisir d'autres cultures à travers le prisme chamanique, notamment certains aspects négligés de la Grèce antique. A vrai dire, il ne faudrait pas qu'après des décennies d'oubli de ce versant de l'Antiquité, dû au rationalisme académique, on commette un autre réductionnisme en ne valorisant que cet aspect là de la Grèce, mais dans les limites de cette réserve, tous les travaux sur ce sujet me semblent utiles.

Je note que Nietzsche fut un des premiers à s'intéresser à cette sorte de chamanisme grec qu'on trouve depuis les cultes dionysiaques jusqu'aux poèmes des présocratiques. Si, comme le défend Lachaud, il existe un fil rouge du chamanisme qui va des sorciers sibériens jusqu'à l'hermétisme en plein coeur de la Renaissance européenne, on pourrait se demander si le chamanisme contemporain en Occident ne serait pas aujourd'hui le nietzschéisme, notamment à travers des figures comme Gilles Deleuze. Certaines de ses thématiques me le font penser, mais il faudrait plus de temps pour écrire à ce sujet.

On pourrait aussi s'interroger sur la pertinence profonde de ce concept de chamanisme, qui finit par recouvrir tous les traits que Mircea Eliade identifiait aux formes de sacralité pré-chrétiennes ou non-chrétiennes. Mais là encore cette question mériterait un long développement.

Si l'on revient à l'Egypte, j'avais de plus en plus, à la lecture de Lachaud, l'intime conviction qu'on devrait, à chaque instant où l'on parle de cette culture, si l'on voulait faire preuve d'intelligence, en garder une seconde à l'esprit : celle de la Chine. D'une certaine façon, on ne peut penser l'Egypte sans la Chine, ni la Chine sans l'Egypte. A cause de la culture des idéogrammes, à cause de ce système politique autour du pharaon médiateur céleste. Peut-être même faudrait-il compléter le binôme par un troisième pôle, celui des empires amérindiens.

Encore un mot, pour terminer, sur cette importante intuition de Lachaud sur l'écriture comme exercice rituel. A la manière du yoga. Dans ces vieilles civilisations où le savoir est une connaissance par corps, et où la connaissance est aussi une pratique du monde, puisque rien n'est séparé de rien, l'écriture est une activation des forces qui régissent le monde, une mise en résonnance. De ce point de vue, l'alphabet phénicien, qui est une conquête démocratique, comme l'alphabet démotique, une conquête de marchands, en même temps qu'une façon d'arracher l'écriture aux prêtres, est une abomination de l'esprit, le premier saut dans l'abstraction, dont les Grecs furent les héritiers. Dommage pour les marchands phéniciens qui étaient pourtant probablement les esprits les moins abstraits de la Méditerranée - sauf à considérer un cahier de comptes comme une abstraction, peut-être la première abstraction, tout comme la première transaction capitaliste, le premier échange pour l'argent, est un geste inaugural de mise en abstraction d'autrui, je renvoie ici aux travaux de David Graeber que je citerai dans le livre que j'écris en ce moment. Il y a de toute façon quelque chose qui m'intrigue beaucoup : un lien entre les marchands du Proche-Orient et de Grèce, qu'il faudrait démêler.

Plus abominable encore est notre usage du clavier. Ceux qui s'adonnent à la calligraphie, ou même à l'écriture manuscrite ordinaire, sont moins asservis que les autres. Peut-être aussi ceux qui utilisent des logiciels de reconnaissance vocale, qui renouent avec un sens du souffle, de la voix, et utilisent l'ordinateur comme secrétaire-esclave. Qui sait ceux-là retrouvent peut-être quelque chose de l'enseignement oral, et finiront si ça se trouve un jour par renoncer aux livres. Mais cette digression m'égare.

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Vous qui croyez connaître l’Egypte..

 

 

René Lachaud, Les dieux masqués

L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez L’Harmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004).

 

Il est des étonnements dont on ne se remet pas ; dont il faut toute une œuvre pour se remettre. Une expérience : comme la lecture de Descartes par Malebranche, la découverte de la Kabylie par Bourdieu. De ces chocs affectifs dont on ne revient pas indemne, à supposer même qu’on en revienne. René Lachaud a vécu le sien : « Il y a quelques années, pérégrinant pour la énième fois dans le temple d’Hathor, à Dendera, un jour de plein été, nous pensions naïvement connaître les lieux et, satisfait déambulions en toute quiétude. / Soudain, le doute s’abattit sur nous en même temps qu’un envahissant sentiment d’étrangeté. Plus rien ne nous était familier. Nous n’étions plus chez nous mais au sein d’un gouffre vertigineux dont nous n’avions même pas soupçonné l’existence… Tant d’années, tant de retours, tant de savoirs accumulés pour finalement n’avoir rien compris, rien vu, rien senti ! »

 

Né d’une rupture profonde avec un savoir académique convenu, une culture qui croit connaître, mais qui se borne à projeter du familier sur du mystère, ce livre débouche sur une autre connaissance de l’Egypte, une Egypte déroutante qui a des chances d’être plus réelle que celle que nous offrent au mieux l’égyptologie intellectualiste, occidentalocentrée, contemporaine, au pire sa vulgarisation dans des romans de gare et des films commerciaux.

 

Au lieu de partir, comme les égyptologues académiques, des horizons postchrétiens de notre époque, monde qui sépare les savoirs, et qui a sa propre vision (métaphysique), des dieux, du corps, de la politique, René Lachaud inverse la perspective et construit son approche en partant du début, c’est-à-dire de ce vieux socle (préhistorique) commun aux cinq continents que l’on appelle le chamanisme. Cette façon d’aborder le monde qu’ont les « sorciers », « hommes-remèdes », chefs spirituels des premières communautés néolithiques est une représentation holistique, dans laquelle tout renvoie à tout, où le rituel concret, la pratique du corps, l’intuition, la symbiose avec l’état naturel des choses, visible et invisible, guident le regard et le geste et où le savoir vaut comme pratique, non comme une théorie. Non seulement, en commençant par ce commencement-là, Lachaud évite les anachronismes rétrospectifs, mais encore il permet de rendre justice à des phénomènes aussi profondément structurants de la réalité égyptienne que l’écriture idéographique (que Lachaud rapproche à juste titre de celle des Chinois, et en qui il voit avant tout un rituel corporel), ou l’étrange fonction sacerdotale (le terme lui-même est un piège) des pharaons (que tout, dans l’iconographie égyptienne, relie aux sorciers-chamans sibériens, passeurs entre les mondes des animaux, des humains, des esprits).

 

La tentative de Lachaud a des équivalents dans l’historiographie récente – que l’on songe par exemple aux recherches de Jean Bollack sur le chamanisme des présocratiques en Grèce (et, plus loin, à Eric Robertson Dodds, voire aux intuitions nietzschéennes sur la Naissance de la Tragédie). Appliqué à l’Egypte, le détour par le chamanisme donne des résultats remarquables, et permet notamment à René Lachaud de nous faire revisiter tout le panthéon égyptien, à la lumière de l’Asie et de l’Afrique profondes, rendant limpides, et évidents, ces attributs obscurs, qu’on recensait jusque là à titre purement anecdotique, du dieu-faucon, ou de la déesse-vache. Comme Mircea Eliade avant lui, qui figure en bonne place dans sa courte bibliographie de fin d’ouvrage, l’historien parcourt l’imagerie, classique dans le chamanisme, des Mystères initiatiques, des corps dépecés, des arbres sacrés, au sein de laquelle les mythes égyptiens trouvent parfaitement leur place et reçoivent une résonance nouvelle.

 

Le travail de Lachaud a les défauts de ses qualités. Fuyant l’académisme, et donc la pratique de la note de bas de page, il enferme parfois son lecteur dans une poésie personnelle qui peut avoir de vagues relents de huis-clos sectaire, là où la référence bibliographique, tout en scellant une dépendance à l’égard de la caste universitaire, eût au moins ouvert des fenêtres sur les recherches d’autres auteurs. De même son refus du savoir théoriciste le fait passer à côté de récentes découvertes « académiques » très importantes, notamment sur les premières structures étatiques égyptiennes, qu’il eût été intéressant de confronter à ses intuitions sur la royauté pharaonique – Lachaud parle de la Préhistoire égyptienne comme on le faisait il y a cinquante ans, et, peut-être, de ce fait, dés-historicise quelque peu l’objet de son étude. Ainsi, paradoxalement, son peu d’intérêt pour une archéologie rationaliste et objectivante des cités égyptiennes, conduirait presque l’auteur à commettre à l’égard du lien préhistoire/antiquité classique le péché qu’il reproche à nos contemporains sur la relation monde moderne/monde antique, c’est-à-dire celui de l’illusion (de la réduction) rétrospective, de l’anachronisme, de la négation de l’altérité temporelle. Enfin la méfiance de Lachaud à l’égard du rationalisme l’entraîne à adhérer aux mythes cryptoscientifiques les plus douteux (parfois même les plus absurdes), comme celui du partage entre cerveau droit et cerveau gauche (p. 10), ou de l’inconscient collectif jungien (p. 154). Le lecteur indulgent verra dans ces égarements la rançon à payer pour une trop grande lucidité sur d’autres points. On n’a jamais rien sans rien…

 

Par delà ces réserves, retenons qu’en puisant généreusement aux sources du patrimoine culturel et existentiel commun de l’humanité, l’auteur a l’immense mérite d’enfin lever un voile sur une Egypte nouvelle, restée jusque là travestie par des approches trop étriquées. Au-delà de l’Egypte, il initie de la sorte à une appréhension globale des réalités pré-modernes de notre espèce, qu’il convient sans doute de généraliser à toutes les cultures antiques, et qui, en retour, fait signe, pour notre présent, vers des possibilités d’être, de voir, de ressentir dont nous avions collectivement perdu la trace.

 

Christophe Colera

 

 

 

 

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