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Milarepa et les démons

16 Mars 2024 , Rédigé par CC Publié dans #Philosophie, #Christianisme

Voici un récit du lama Kalou Rinpoché (1905-1989) extrait de La voie du Bouddha, Points Sagesse, 2010, p. 225-26, cité par ce blog, qui m'intéresse du point de vue de la dialectique ascèse/démons (je préciserai en quoi à la fin de ce billet), à propos de Milarepa (1052-1135 - un contemporain de Guillaume le Conquérant et d'Anselme de Cantorbery).

"Alors que Milarepa était en retraite, un jour, en rentrant dans sa grotte, il se trouva face à une horde de démons terrifiants avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils exhibèrent leurs pouvoirs faisant trembler le sol et déployant toutes sortes de manifestations terrifiantes. Milarepa essaya différents moyens pour les chasser : il adressa des prières à son lama Marpa, médita sur la divinité protectrice, menaça les démons, et tenta toutes sortes de stratagèmes. Ils se moquèrent de lui : "A en croire son attitude, il semble qu'il ait perdu son équanimité et que nous l'ayons troublé".

Alors Milarepa se dit : "Marpa Lodrakpa m'a enseigné que toutes les apparences sont projections de l'esprit, et que la nature de celui-ci est vide et lucide ; considérer ces démons comme extérieurs et vouloir les expulser est illusion".

Réalisant alors que la nature de l'esprit ne pouvait être affectée par ces manifestations, et qu'elle demeurerait inchangée même devant une myriade des démons les plus terribles, il comprit les démons comme l'expression des fixations et des pensées dualistes de son esprit. Alors, dépassant ses peurs, il accepta la présence des démons, et fit naître envers eux une compassion authentique.

Il se dit :"Si ces démons veulent mon corps, je les leur offre ; la vie est transitoire, il est bon que je puisse aujourd'hui faire ainsi une offrande bénéfique". Cette attitude de profonde compassion et de compréhension de la vacuité apaisa les démons et finalement leur chef s'adressa à Milarepa : "Croyant que tu avais peur de nous, nous pensions pouvoir te nuire ; mais si la pensée des démons n'apparaît jamais dans ton esprit, tu n'as nulle crainte à avoir". Puis ils disparurent."

A mon humble avis il faut garder à l'esprit que cette histoire ne nie pas l'existence des démons (aucune civilisation avant le XVIe siècle ne les a niés, à l'époque de quelques individus rationalistes grecs et indiens).

Les démons existent dans un extériorité semblable à celle des objets qui nous entourent (il ne s'agit pas de les psychologiser). Mais de même que du point de vue bouddhiste les objets matériels sont la projection de notre soi, et de nos erreurs, de même les démons. L'ascèse est donc susceptible de les faire de disparaître mais de même qu'en vertu d'une logique "quantique", pour parler comme feu-le père Brune, elle peut éloigner des objets ou des gens de notre chemin.

On sent cependant qu'il y a quelque imprécision dans ce récit qui ne permet pas de comprendre clairement quelle peur des démons il faut enlever de l'esprit. Ce n'est certainement pas au sens des rationalistes l'idée de simplement "ne pas y croire", sans quoi alors le bouddhisme fait le jeu des démons (cf Baudelaire et l'intérêt des démons à ne pas les prendre en compte). C'est peut-être davantage ne pas craindre au sens de la Bienheureuse Marie des Vallées (qui était convaincue que les démons étaient liés), avec en plus une dimension spécifique d'effacement du Moi.

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E
Tres cher Christophe,<br /> Voici un texte interressant relatif à la relation entre des demons et Milerpa. Une première lecture laisse apparaitre un lien particuier. Si j ai bien compris, Milerpa "oublie" les demons avec l aide "d'une profonde compassion et une comprehension de la vacuité". Il n a plus peur et se recentre sur lui même. Mais que comprendre par "comprehension de la vacuité"? Je ne sais pas . Ceoendant cela me rappelle l'arrestation de Jesus dans l evangile de Jean 18 6, il dit "je suis" et les gardes tombent par terre. Est ce cela la comprehension de la vacuité? <br /> Esteban
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C
Cher Esteban, voilà des questions qui dépassent de très loin mes compétences. Jusqu'ici j'ai surtout entendu des théologiens dire que le "je suis" dans la version grecque est identique à l'autodésignation de Dieu dans la version hellénique (je suppose la Septante) d'Exode 3:14. On ne peut exclure que la formule dite en hébreu à l'époque ait pu produire un effet très fort (songeons au témoignage de Maurice Caillet sur la dame dans les années 1990 ou 2000 qui tombait dans les pommes devant une lettre hébraïque écrite sur un tableau). Je ne sais pas jusqu'où cette autodésignation semblable à la puissance du tétragramme YHVH dans l'univers sémitique peut rejoindre la puissance d'une vacuité dans un univers "goy" ou plus spécifiquement asiatique. En tout cas il est vrai que la vacuité des renonçants a toujours produit des effets magiques (ce qui contribuait à leur légitimité sociale). Un point important aussi : j'entendais il y a peu une spécialiste du bouddhisme souligner que le Bouddha ne pensait pas sa doctrine en des termes athées, comme des déçus du christianisme laïcards en Occident ont tendance à le faire aujourd'hui (le positionnement en tant qu'athée faisant d'ailleurs manquer la vacuité). Bouddha aurait dit qu'il avait besoin des dieux pour le processus d'extinction (sens premier du mot nirvana) du moi. Mais je ne suis pas très qualifié sur le sujet. <br /> En tout cas c'est vrai que Jean 18:6 peut ouvrir sur une réflexion intéressante quant à ce que ce "je suis" signifie. Quand bien même il s'agirait d'une identification à Dieu, à relier avec le fait que Jésus n'a pas hésité à rappeler aux pharisiens en Jean 10:34 le psaume 82:4 "vous êtes des dieux", on pourrait presque être sur un Dieu négatif de Maître Eckart, un Dieu "en creux", réalisable par la vacuité, c'est à dire par la réalisation de l'extinction en soi.<br /> Jean de toute façon pose toutes sortes de problèmes très compliqués sur lesquels beaucoup d'hérésies se sont appuyées. Je lisais récemment "Jean Ziska" de George Sand qui, à l'école du socialiste Pierre Leroux, explique que l'évangile de Jean est une sorte de "Lac Léman" dont les catholiques ordinaires manquent la profondeur en se bornant à regarder les montagnes autour. Lac qui inspira Joaquim de Flore, Jan Huss, et tout le néo-templarisme après Fabré-Palaprat dont il y a encore des "églises" dans nos campagnes. Sauf que, à ma connaissance, les johannites actuels ne tirent pas cet évangile dans un sens bouddhiste. Mais qui sait si à un certain niveau il n'y a pas effectivement un dialogue à mettre en place entre ces deux branches de la spiritualité... <br />