Quand Napoléon célébrait Jacques de Molay
Il m'arrive encore de lire un ou deux textes sur ces églises parallèles de type gallican ou vieux-catholique, qui fonctionnent comme des instances de recours là où les médiums ont échoué. De ce que j'en comprends, elles sont souvent d'inspiration gnostique. A ce propos j'ai déjà parlé ici de Fabré-Palaprat, prêtre défroqué devenu pédicure épris de mysticisme néo-templier.
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Son Ordre du temple se réunissait au 45 de la rue Jean-Jacques Rousseau à Paris dans l'actuel 1er arrondissement. Si la numérotation n'a pas changé, ce serait un actuel immeuble d'habitation. A l'origine c'était une bâtisse du début du XVIIIe siècle. Pendant la Révolution des clubs s'y réunissaient, ainsi que des loges maçonnique, dans ce qu'on appelait la "salle de la redoute". L'historien monarchiste Robert Harvard de la Montagne, auteur d'un article sur Fabré-Palaprat en 1913 raconte : "A l'extrémité du vestibule, se dressait un mélancolique tableau noir que je me rappelle avoir vu bien des fois jusqu'à la veille de la guerre (de 1870). Sur ce panneau, d'un mètre carré de superficie, environ, le passant pouvait lire le programme hebdomadaire des «tenues » de « l'Ordre du Temple »." Ce n'était, nous explique-t-il, qu'une loge du Grand Orient jusqu'à ce que le Dr Fabré-Palaprat en prît la direction sous le nom de "Frère Bernard-Raymond", le 4 novembre 1804.
En mars 1811, dans le cadre de son bras de fer avec le pape Pie VII sur la nomination des évêques, l'empereur convoqua Fabre-Palaprat et "l'informa qu'il voulait donner toute la solennité possible à l'anniversaire du « Martyre » de Jacques Molay. Le 18 mars, la cérémonie se déroula au milieu d'un déploiement inaccoutumé des pompes civiles et militaires. Une place d'honneur fut réservée au Grand-Maître et à ses lieutenants généraux. Le coadjuteur du Primat du Temple, le F.'. Clouet, revêtu du camail primatial, prononça l'oraison funèbre de Jacques Molay. Le catafalque de la "victime de Philippe le Bel " portait les insignes de la « souveraineté magistrale et pontificale ». Fabre-Palaprat avait convié les grands Corps de l'Etat et les représentants des Puissances étrangères. Cette solennité fit grand bruit."
A l'époque Napoléon avait menacé Pie VII de nommer lui-même un pape, ce qui suscita par la suite une concurrence chez les hauts dignitaires maçonniques. Fabré-Palaprat tenta d'acheter à la Sublime Porte une île à l'Est de la Méditerranée (éventuellement Chypre), puis de se rapprocher des nationalistes grecs dans le but aussi d'obtenir d'une une île (il y eut aussi des démarches auprès du roi du Portugal). Il est piquant de se dire que dans une "what if history" imaginaire, une église johannique aurait pu avoir pour pape Fabré-Palaprat, avec ensuite pour successeur Chatel que je mentionne dans mon livre sur Lacordaire.
Dans The Occult Theocrasy, Edith Starr Miller explique en citant Heckethorn, Secret Societies of all Ages and Countries, vol. I, p. 302 et seq. qu'à la nomination de Fabré-Palaprat comme grand maître, "Fabré, Arnal et Leblond partirent à la chasse de relique. Les boutiques d'antiquaires fournissaient l'épée, mitre et casque de de Molay, et l'on montra aux fidèles ses ossements, retirés du bûcher funéraire sur lequel il a été brûlé. " Ce sont ces reliques qui ont pu être ensuite utilisées pour la création de la loge de Charleston aux Etats-Unis par Hyman Isaac Long, venu de la Jamaïque, loge conçue comme la tête de pont des Illuminati dans le Nouveau Monde comme je l'explique dans mon livre "Le Complotisme protestant".
Nesta H. Webster dans Secret Societies and Subverive Movements, 1924 (p. 67 et suiv) rappelle qu'en 1811, l'Ordre du Temple avait monté toute sa stratégie de légitimation depuis Moïse, via Jésus, Saint Jean, Théoclet et le chevalier Hugues de Payen, avec un Levitikon certifié authentique (à tort) par l'abbé Grégoire (dont Fabre était le médecin personnel).
Le Journal de l'Empire du mardi 19 mars 1811 ne dit rien de cette cérémonie de Fabre-Palaprat qu'évoque Harvard de la Montagne. Il signale seulement que le 18 mars, "après la messe" l'empereur a reçu des prestations de serments de dignitaires de l'empire qu'il nomme.
Jean-Baptiste Alexis Durand (1795-1853) nous en dit un peu plus dans son "Napoléon à Fontainebleau" (1850) (p. 20-21) des rapports entre Napoléon et l'Ordre du Temple : " Bonaparte, consul de la république, avait eu déjà plusieurs conférences avec les dignitaires de cet ordre célèbre dont il connaissait l'importance, tant sous le rapport civil que sous le rapport religieux. Or, quelques jours avant le 29 novembre 1804, l'empereur avait fait prier le grand maître de le suivre à Fontainebleau. Evidemment Napoléon se proposait de tirer un bon parti de l'ordre et du culte des Templiers, s'il ne pouvait parvenir à maîtriser la cour de Rome. L'invité fut exact au rendez-vous; mais le Saint-Père ayant acquiescé à tout ce qu'on exigeait de lui, le Templier fut seulement interrogé sur les statuts de sa société, et sur l'époque, qui approchait, de la célébration de l'anniversaire du martyre de Jacques Molay, dernier grand maître officiel de l'ordre.
En 1811, l'empereur, revenant à ses idées de schisme, fit encore appeler le même personnage sans plus de résultat. Nous tenons ces renseignements du grand maître Bernard Raymond lui-même. Il nous assura avoir entendu sortir ces paroles de la bouche de Napoléon : La religion naturelle suffirait à l'humanité, si l'on n avait accoutumé l'homme aux pompes des différents cultes."
On apprend que Durand a parlé avec Fabre, que Napoléon n'avait qu'un rapport instrumental à l'Ordre du Temple (puisqu'il ne ressent pas plus le besoin pour l'humanité d'une religion catholique romaine que de la religion "johannique"), et que cependant il a tout de même déjà échangé avec ce cercle comme premier consul.
Je trouve encore quelques précisions supplémentaires sous la plume du biographe John Charpentier en 1935. En 1809, quand en Autriche un étudiant membre d'une société secrète essaya de l'assassiner, Napoléon avait dit "Toujours ces illuminés" (bien que l'étudiant n'eût pas de rapport connu avec les Illuminati).
Napoléon se méfiait des sectes. Il s'en prit aux théophilanthropes de Chemin et Haüy, et eut l'occasion de rencontrer Fabre quand il se trouva accusé d'exercice illégale de la médecine : "Accusé d'exercice illégal de la médecine, parce qu'il guérissait les sourds-muets, Fabre d'Olivet sollicite et obtient de l'Empereur une audience pour se justifier. Il se présente à lui comme un grand initié, l'hiérophante d'un nouvel empire universel. On imagine aisément de quelle manière le conquérant du monde accueille le fol qui a le front de se dresser devant lui comme un émule, sinon comme un rival. Peu s'en faut qu'il ne le fasse aller rejoindre le marquis de Sade à Charenton"... (il s'agit là d'une opinion de Charpentier contradictoire avec le fait que Napoléon avait échangé avec l'Ordre du Temple du temps où il était premier consul...) Charpentier fait remarquer par ailleurs que l'empereur se méfiait des francs-maçons. Il avait fait nommer son frère Joseph à leur tête, voulant les instrumentaliser face à l'Eglise mais sans leur donner trop de pouvoir.
D'après Charpentier avant d'utiliser Fabre contre le pape, il l'aurait instrumentalisée contre les francs-maçons. Il précise qu'il a trouvé dans Le Globe (mais sans préciser quel numéro) le récit de la cérémonie, et ajoute qu'elle eût lieu à l'église "Saint Antonin" (on ne sait dans quelle ville) mais Le Monde de 1891 dit que c'était à Notre Dame.
Encore un détail amusant concernant la secte de Fabre-Palaprat que conte dans la revue Historia de 1913 Georges Cain à propos de Rosa Bonheur :
"une curieuse histoire qui me fut racontée par Rosa Bonheur, la grande artiste. Vers 1855, les restes d’une petite chapelle appartenant aux chevaliers du Temple occupaient l’angle actuel de la rue de Damiette. C’est là que notre amie fut « consacrée » par les Templiers! Le père de Rosa Bonheur, fort épris des cultes bizarres et des religions hétéroclites, s’était lié —- quai de l’École, au café du Parnasse, jadis tenu par le limonadier Charpentier, beau-père de Danton, avec un nommé Fabre-Palaprat, grand maitre des Templiers, car l’ordre du Temple détruit, comme on le sait, par Philippe le Bel, comptait encore en 1855 quelques adeptes, tant en France qu’en Angleterre. Palaprat, chef de l’Ordre, possédait dans son petit logement le casque, l’épée, la cuirasse de Jacques Molay, le premier grand maître, martyr de sa foi, brûlé vif en 1314 dans l’île de la Cité. Les Templiers du règne de Louis-Philippe étaient propriétaires de la chapelle gothique délabrée. Dans ces ruines pittoresques ils avaient installé leur autel, leur chaire à prêcher, leurs fonts baptismaux; ils officiaient selon des rites spéciaux, et la petite Rosa Bonheur dut « passer sous la voûte d’acier ». Les chevaliers de l’Ordre, de braves négociants du quartier, et quelques illuminés parisiens — vêtus comme des figurants de Lohengrin : grand manteau blanc, croix rouge sur la poitrine, tunique blanche, bottes de daim, l’épée à poignée en croix au côté, sur la tête une toque de drap blanc surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche — avaient croisé au-dessus de l’enfant leurs glaives nus... et c’est ainsi que Rosa Bonheur avait été sacrée « apprentie templière », à deux pas de la Cour des Miracles !"
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