Théosophie, occultisme et caodaïsme au Sud-Vietnam
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En 2010, Jérémy Jammes, aujourd'hui professeur d'anthropologie et d'études asiatiques à l'IEP de Lyon, dans Thông thiên học ou la société théosophique au Sud du Vietnam s'était penché sur un sujet original : le rôle de la théosophie dans l'émergence du caodaïsme, mouvement politico-religieux de Cochinchine à la fin de l'époque coloniale française. Pour ce faire, il avait comparé des entretiens contemporains (auprès d’autres théosophes, d’adeptes Minh et caodaïstes vietnamiens) avec des documents scientifiques et confessionnels (théosophique, bouddhiste, Minh et caodaïste), tout en relevant que des archives théosophiques vietnamiennes expédiées en France par la Russie au début des années 2000 ne sont toujours pas disponibles.
Il y explique que dans le premier tiers du XXe siècle, le confucianisme et le bouddhisme ont perdu de leur autorité dans la société indochinoise. Dans ses Notes sur le caodaïsme du 1er janvier 1952 au 1er juin 1954 (Archives Nationales, Section d’Outre-Mer), le commandant Savani reprend les propos de ses prédécesseurs aux affaires politiques et administratives cochinchinoises, Lalaurette et Vilmont, qui mentionnent que « les ouvrages de Flammarion, Allan Kardec, Léon Denis et du colonel Olcott sont introduits en Indochine, lus, traduits et publiés ». Parallèlement se développe la Société Théosophique d'Helena Blavatsky se développait dans la région comme ailleurs et favorisait la réhabilitation d'un certain patrimoine culturel oriental. En Inde par exemple elle ouvre des écoles de pāli et de sanskrit, traduit et publie d’anciens textes indiens, forme des exégètes locaux, rédige un catéchisme bouddhiste, crée un Comité général des affaires bouddhiques, instaure la fête de Wesak (j'en avais parlé dans mon livre sur les médiums). Le colonel Olcott, théosophe américain, invente "l’étendard aux cinq couleurs brandi encore aujourd’hui par toutes les communautés affiliées au bouddhisme".
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Au Vietnam à partir de 1923, un mouvement de rénovation du bouddhisme se développe qui s’applique à ce que la pagode devienne un lieu de culte et de réunion, redéfinit les pratiques individuelles et le lien d’appartenance communautaire par l’élaboration d’une communauté religieuse homogène et unifiée qui laisse de plus en plus de place au rôle des femmes et des associations d’entraide internationale.
Dans les années 1920 Phạm Ngọc Đa (de son nom de plume Bạch Liên), directeur de collège dans la ville reculée de Châu Đốc, frontalière d’avec le Cambodge intègre la Société théosophique (ST) de France tandis que Georges Raymonde, employé à la Compagnie franco-asiatique des pétroles crée la branche théosophique dite « branche de Cochinchine », puis s'en retourne assez vite en France. Cette église théosophique va donner des conférences sur le bouddhisme. Elle recrute dans la petite et moyenne bourgeoisie coloniale (pharmaciens, professeurs etc.) français et indigènes.
En 1929, les théosophes cochinchinois reçoivent la visite de Mgr Charles Webster Leadbeater (1854-1934) qui passait pour "le plus grand voyant du monde. Il développa en particulier un système extraordinaire d’arbre généalogique des réincarnations des membres les plus connus de la ST, s’étendant sur des milliers d’années." Il donnera son nom à une branche de la ST à Saïgon.
Les théosophes sud-vietnamiens pâtiront de la répression de la franc-maçonnerie par le régime de Vichy qui identifie la ST à la FM (en réalité les deux sont souvent liées mais pas identiques), puis allaient renaitre de leurs cendres dans les années 1950 et même avoir des membres dans la haute administration du Sud-Vietnam, jusqu'à sa dissolution par le régime communiste en 1975.
A l'Ouest de la Cochinchine, région où vivent beaucoup d'ermites, en 1849 un paysan du delta du Mékong Đoàn Minh Huyên a atteint l'illumination et prend le titre de Phật Thầy Tây An, il annonce la venue d'un "roi éclairé". Au même moment en Inde A. Besant et l’ex-pasteur C.W. Leadbeater, voient en la personne d’un jeune indien, Jiddu Krishnamurti (1895-1986), fils de brahmane, un nouveau Messie. Ses textes sont traduits en Cochinchine. Dans une écriture vietnamiennes latinisée (et non plus des caractères chinois) les théosophes cochinchinois comme Phạm Ngọc Đa (ou Bạch Liên) réinterprètent à la lumière de la théosophie d’anciennes notions bouddhiques (Luân hồi ou Roue de la réincarnation, Quả báo ou Rétribution ou loi du karma, etc.), tout en introduisant les idées messianiques et le syncrétisme du récit initiatique de Krishnamurti. "De nouvelles méthodes d’apprentissage laïques de la méditation contemplative (tham thiền), écrit Jérémy Jammes, sont rendues accessibles lors de ces canaux de communication, réorganisant les rapports de maître à disciple qui prévalaient jusqu’alors sur ce thème. De même, les écrits théosophiques choisiront nettement le ton didactique et moralisateur, agissant parfois sur la peur des Enfers, pour enseigner « Le Chemin qui conduit aux maîtres de la sagesse »". Le rapport corps-esprit est indianisé et prend des couleurs scientifiques ("taux vibratoire", "corps éthérique" "corps astral" etc). "Le merveilleux scientifique constitue ainsi, ajoute-t-il, une composante cruciale de la ST, faisant de la science à partir de sujets mystiques ou religieux."
Elle procède aussi à une "laïcisation de la méditation" : "Jusque-là, une telle pratique ascétique était traditionnellement définie comme une affaire hasardeuse, dans laquelle le novice a constamment besoin d’être supervisé par un professeur expérimenté, gage de sérieux progrès et de sécurité, et ceci sur plus d’un an. À cette méditation « traditionnellement » transmise de façon informelle, d’un bonze à un autre, la large diffusion de la pratique de la méditation dans des traductions théosophiques a provoqué un énorme changement (... )Une fois les cours de méditation donnés (quotidiennement, de façon hebdomadaire ou lors de stages), dans des centres théosophiques ou chez les particuliers, les méditants repartent chez eux et pratiquent seuls, cherchant à « entrer en contemplation »".
Parallèlement à cette histoire de la théosophie vietnamienne, il y a celle du caodaïsme, qui s’est en partie nourrie de la première, au moins de la relecture qu'elle faisait du bouddhisme. Tout commence dans les années 1920 quand le fonctionnaire colonial Ngô Văn Chiêu (1878–1932) qui a été formé au spiritisme par un maître taoïste, canalise l'esprit de l'empereur Jade, grand maître du taoïsme - un phénomène qui s'inscrit dans un arrière-plan de pratiques spirites développées par des sociétés secrètes chinoises Minh au Vietnam depuis 300 ans à partir de techniques d'écriture automatique (voyez dans la Revue caodaïste de septembre 1930 le récit sur la conversion d'un entrepreneur qui à l'invitation d'un membre d'une secte Minh-Ly assiste à la manifestation d'un esprit qui lui révèle sa mission caodaïste). Jérémy Jammes revient dans Exploring Caodai Networks and Practices in France, paru en 2023 rappelle qu'en 1927, un jeune employé des douanes coloniales cochinchinois, Phạm Công Tắc est muté à Phnom Penh au Cambodge. On se méfie de lui car un an plus tôt il a été nommé chef des médiums spirites du clergé caodaïste, presque tout dans cette religion reposant sur l'invocation (sur ce côté très simplifié de cette religion, voyez cet article de l'Echo annamite du 8 mars 1929). L'esprit de Victor Hugo lui est apparu pour protéger la Mission étrangère du caodaïsme, et allait continuer à "parler" à la secte jusqu'aux années 50. Et il n'est pas le seul. Tac a aussi canalisé Jésus, Jeanne D'Arc, La Fontaine, Aristide Briand etc.
Le spirite Gabriel Gobron (1895-1941) fut appointé par un employé du musée de Phom Penh et bras droit de Tac Trần Quang Vinh comme porte parole du caodaïsme en France. En 1986 un temple caodaïste à été instauré à Alfortville puis à Vitry-sur-Seine.
Selon Jérémy Jammes il doit exister une diaspora de 15 000 ou 20 000 caodaïstes, dont quelques centaines en France, des descendants de boat people. Il brosse le portrait de la spirite Diệu Thê (1913–2000) fondatrice du temple d'Alfortville, entraînée dans le caodaïsme par ses parents à Saïgon dès le plus jeune âge, et qui, à Paris, reçut instruction de l' "esprit" d'une femme qu'elle avait connue à Strasbourg pour fonder ce temple. Elle chercha un lieu pendant des années et fut aussi encouragée par le politicien nationaliste caodaïste réfugié aux USA Đỗ Vạn Lý (1910–2008) qui rendit visite à la communauté à Paris. Jammes décrit ainsi les temples : "Le temple de Vitry a été fondé par par une commerçante, Nam, qui est une visionnaire. l'intérieur de la maison de Vitry recréait l'atmosphère d'un temple dans chaque salle, au décor abondant, une statuaire éclairée électroniquement au rez-de-chaussée et au premier étage, nombreux rideaux colorés, etc. Tandis que a statuaire d'Alfortville se veut minimale et limitée aux principales divinités du panthéon, une caractéristique remarquable de ce temple de Vitry était l'abondance d'icônes, provenant non seulement du panthéon Caodai mais aussi du religion populaire bouddhiste et vietnamienne"
La fondatrice du temple d'Alfortville avait en 1989 ramené du Vietnam un cơ bút, instrument de communication spirite comme le oui-ja mais en forme d'une corbeille à bec, qu'elle avait obtenu d'une autre médium là bas, dans un temple de Tay Ninh, mais que les adeptes s'accordent à ne pas utiliser car les conditions de pureté ne sont pas réunies. Le temple de Vitry lui utilise cet instrument.
Au Vietnam même il y aurait encore entre un et sept millions d'adeptes au Vietnam qui seraient attirés par les oracles sur cơ bút (voir le récit d'une séance par Germain Ross dans l'Ere nouvelle du 23 mars 1929). La branche de Ben Tre (ville de 140 000 habitants) fait exception. Elle a été fondée par un homme dont le fils fut communiste, ce qui a contribué à ce qu'elle ne soit pas trop persécutée. Mais surtout la bienveillance du régime à son regard est qu'elle a renoncé au cơ bút, le maître de cette branche régionale, Nguyen Ngoc Tuong ayant inventé sa propre technique de méditation pour sortir seul de son corps et entrer en contact avec les "immortels".
Cette religion caodaïste est peu connue, mais je crois qu'il est utile de se pencher sur son cas pour mieux comprendre l'ampleur sociale que peut prendre de nos jours la médiumnité.
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