Au Val des Nymphes, à La Garde-Adhemar
J'échangeais hier avec une dame qui est accoutumée aux expériences paranormales (quoiqu'elle les fuie car cela gène sa vie). Je rapporte ici son propos sans jugement de valeur (sous l'angle purement sociologique) et j'ajouterai un ou deux mots sur son "background" comme on dit, tout en veillant à anonymiser complètement son vécu évidemment, dans l'esprit de mon enquête sociologique sur les médiums parue en 2017.
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"Nous roulions sur une petite route de la Drôme Provençale.
À un moment j'ai vu sur le bas côté un chemin qui descendait. J'ai alors ordonné très brutalement à mon pauvre mari de s'arrêter parce qu'il fallait que j'aille voir si le sanctuaire existait encore. (C'est ce que je lui ai dit au moment).
Je suis descendue en courant et je suis arrivée sur le site d'une chapelle romane, avec à quelques mètres d'elle un grand bassin circulaire, alimenté par une source. Dans mon esprit, seules manquaient les colonnades du nymphée (c'était au Val des Nymphes, à Lagarde-Adhemar).
Je suis restée un moment près du bassin dans un état un peu second, puis nous sommes repartis."
Cette dame née en 1967 est petite fille d'une guérisseuse, elle dit recevoir parfois des messages bizarres, y compris de défunts (récemment par exemple de son beau-père défunt qui lui adresse une remarque amusante sur le comportement de son mari dans son enfance) dans un demi-sommeil. Elle peut percevoir des choses positives ou négatives sur des objets (par exemple elle a pu identifier qu'un objet de brocante avait pu être utilisé pour du vaudou, en sentant une odeur de sang sur lui, et cette utilisation a été confirmée ultérieurement). Elle a un rapport physique positif fort à Notre Dame de Guadalupe et un négatif à la vierge noire de Rocamadour. Elle pense que la Vierge Marie c'est Isis et que l'Eglise a usurpé les lieux de culte païen (ce qui était aussi l'avis de ma médium de 2015 et de la plupart des adeptes du New Age). Cela ne l'empêche pas de faire donner des messes pour les défunts (elle a été inspirée de le faire pour sa belle-mère peu après son décès) et de brûler des cierges pour eux dans les églises.
Je me suis un peu intéressé à ce Val des Nymphes qu'elle évoquait en parcourant les articles d'un certain Alexandre Chevalier, historien, dans les numéros de 1928 et 1929 de la revue "Le Tricastin : histoire, arts, littératures, tourisme"... Une de mes motivations fut que ce lieu partage beaucoup de caractéristiques communes avec le bois de la Sainte-Baume dont j'ai parlé il y a neuf ans ici, localisation possible (avec le vallon de St-Pons) du bois sacré près de Massilia dont parle Lucain dans son intrigante Pharsale (sur la guerre civile entre César et Pompée). Et puis, j'avais envie de creuser la problématique des eaux que j'ai abordée ici , ici, ou là.
Chevalier évoque cette dernière dès les premières pages de son étude en mentionnant qu'il se trouve au Val des Nymphes comme on pouvait s'y attendre beaucoup de sources qui, à l'époque du statisticien Delacroix (1835) étaient chaudes.
Pendant un temps les érudits locaux dénièrent le rapport du lieu avec les nymphes. On attribuait son nom aux grottes (nymphées) ou même à des abeilles nouvelles qu'on appellerait nymphes.
Le lieu est abrité des vents. Les essences y sont nombreuses à commencer par le chêne blanc, et le chêne-vert, le buis, le platane, le grenadier, le peuplier noir, le charme, ce qui le disposait à être un sanctuaire celte (Camille Julian a avancé que peut-être ceux-ci choisissaient les bois à essences variées comme sanctuaires pour y faire sentir que leur déesse mère avait tout engendré, à l'opposé des dieux grecs qui avaient des plantes attitrées).
Les eaux des plateaux calcaires ruissellent jusque là et jaillissent en sources (dont beaucoup furent détournées par la captation faite en 1896-98 pour approvisionner le village en eau potable).
Chevalier évoque le bassin rectangulaire qui a laissé ma correspondante indifférente ("piscine qui ne manque pas de caractère"), puis en vient au grand bassin.
On a retrouvé au village un autel dédié aux Matrae, les divinités maternelles champêtres celtes, guérisseuses et protectrices des moissons et des mariages.
"D'après les monuments recueillis à Lyon, à Vienne, à Allan, à Vaison, etc.. etc., nous dit Chevalier, les Matrae sont le plus souvent représentées par un groupe de trois jeunes femmes généralement assises à la physionomie bienveillante et grave, vêtues d'une robe étroite fermée autour du cou, d'une tunique à manches courtes serrée à la taille et d'une sorte de peplum. Leurs cheveux abondants, rassemblés en torsades sont ornés parfois d un bandeau auquel est fixé un voile tombant de chaque côté du cou. Elles portent dans leurs bras des fleurs et des fruits ou présentent ceux-ci dans des plats, des patères, des cornes d'abondance. Quelquefois elles sont représentées ayant dans les mains un fuseau et une quenouille ou bien tenant un enfant sur leurs genoux. Une belle triade de Matrae est celle que représente le bas-relief des Tremaïe, dit des Trois-Maries, taillé dans un rocher écroulé du plateau des Baux (Bouches-du-Rhône), au-dessus du vallon d'Entreconque, où jaillissent de magnifiques sources. "
L'auteur en vit une représentation sommaire dans une pierre d'une ferme de Saint-Vincent-Trois-Châteaux qu'il suppose pouvoir provenir du Val des Nymphes. On leur offrait des friandises, des fruits, des fleurs, des truies fécondes.
Après la conquête romaine elles furent honorées parmi les Nymphes comme cela ressort des autels de Fumades dans le Gard. Pur Chevalier, le quartier Magne porterait le nom de la Magna Mater (Maïa, la parèdre de Teutatès-Mercure-Saint-Michel patron de la paroisse - Chevalier lui applique peut-être à tort ce titre qui est normalement celui de Cybèle) celte (et non d'une tour) dont les Matrae formeraient un culte plus accessible plus centré sur les sources.
Il y a aussi à proximité du bassin des cuves à sacrifices (quoique certains historiens leur prêtent un usage purement domestique). Selon Chevalier la présence même de l'église romane (ruinée en 1620) en atteste car Grégoire le Grand ordonna l'édification de ces églises sur les lieux de sacrifices païens.
En outre le site est bordé de tumulus mortuaires datant de l'époque de Halstatt et de la Tène, ce qui en faisait un plutonium (comme celui de Cumes où la Sibylle prophétisait tel que décrit par Strabon) dédié à Sucellus-Pluton, le dieu au maillet dont on a retrouvé un autel non loin de là.
Chevalier va jusqu'à supposer que des peuples de toute la Gaule se sont rendus là, et même Hannibal avant de franchir les Alpes. Le saint des saints en fut le nymphaeum romain situé sur la plateforme rocheuse qui domine la piscine (voyez ce que dit Peter Brown - "Le Renoncement à la Chair" - sur les jeunes filles nues en public qui s'ébattaient dans les piscines dédiées aux nymphes même quand le christianisme se répandait).
Un monastère bénédictin y fut créé au VIIIe siècle, réformé ensuite en s'affiliant à Cluny.
Au total donc la thèse de Chevalier valorise beaucoup la racine celtique du sanctuaire, mais elle reste très hypothétique. Je pense qu'on peut la consulter surtout comme témoignage de ce qu'on peut échafauder comme suppositions par recoupement avec ce qu'on croit déjà savoir d'autres sites gallo-romains. et cela peut nourrir une réflexion anthropologique sur la combinaison eau-forêts-fécondité-séjour des morts, mais avec un gros point d'interrogation au bout de tout cela.
Trente-sept ans plus tard, l'abbé René Avril, dans "La Garde-Adhémar Notre-Dame-des-Nymphes et l'église paroissiale" (1966) rapportait une conversation qu'il avait eue avec le chanoine Jules Chevalier (un frère d'Alexandre Chevalier) à propos du sanctuaire païen insistait sur l'origine grecque du culte des nymphes, et voyait plutôt dans "Matris" un "datif pluriel décadent" (et non une racine celtique). Il évoque les lieux de sacrifice dont il dit qu'ils ont pu servir à des druides puis au culte de Mithra (d'où la possible présence d'un camp romain, à Magne (dont il rapproche l'étymologie de la Tour Magne de Nîmes et non de la Magna Mater).
Je crois que ma correspondante ne sait toujours pas pourquoi elle a ressenti ce besoin irrépressible de s'arrêter à cet endroit (elle est souvent immobilisée par certains lieux, et cela s'impose à elle tout comme une fois une décorporation à l'image de cette personne ici). Peut-être un rapport individuel ou ancestral particulier à l'eau ou aux esprits de l'eau (stoicheia) ?
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