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Madame Bruyère et la lactation

4 Avril 2023 , Rédigé par CC Publié dans #Christianisme, #Histoire des idées, #Histoire secrète

L'allaitement de Jésus par la Sainte Vierge dans un tableau de Rubens ("L'adoration des Bergers") m'a rappelé la lactation de Saint Bernard dont je vous avais parlé en 2015 et qui m'étonne depuis que je l'ai vue dans les années 1990 représentée par Cano au musée du Prado à Madrid.

Comme j'évoquais par mail le sujet avec un ami le weekend dernier, celui-ci me faisait remarquer qu'au XIXe siècle l'abbé Albert Houtin (1867-1926) avait écrit sur le rapport très particulier que l'abbesse de Solesme Mme Bruyère (1845-1909) avait à ce sujet.

Voici ce que l'abbé écrivait très précisément dans une édition augmentée de 1830 de la biographie de cette mystique (p. 38-39) :

" De bonne heure, elle avait considéré les formations des âmes comme des « maternités ». Cette image, s'emparant de plus en plus de sa pensée, prit tous les développements dont elle était susceptible. L'Abbesse portait ses fils dans on sein ; elle les mettait au jour, les gratifiait d'un nouveau prénom, les allaitait, les élevait spirituellement. Elle aimait à recevoir leurs confidences, même celles que les enfants ne font pas ordinairement. Dom Guéranger, qui se flattait de l'avoir dirigée dès son enfance en dehors de « la pruderie moderne », aurait pu se vanter d'avoir réussi.

La mère comblait ses enfants de douceurs spirituelles. Chaque année, par exemple, pendant la nuit de Noël, elle recevait dans ses bras l'Enfant-Dieu. Après l'avoir allaité, elle le déposait dans les bras de ses filles les plus privilégiées, et celles-ci aussi lui donnaient le sein. Elle le déposait ensuite tour à tour dans les bras de ses fils. Et ceux-ci, qui n'en avaient rien vu, apprenaient de leur Mère, au parloir ou dans une tendre missive, que la chose était arrivées."

Le père Houtin en note de bas de page rapproche ce phénomène d'allaitement virginal de ce qu'écrivait le curé Olier, fondateur des Sulpiciens, de sa mère mystique Marie Rousseau : « Cette âme, toutes les fois quasi, au moins assez souvent, lorsque Dieu opère par moi au prochain, elle se sent tirée des mamelles, comme si c'était un petit enfant qui tirât du lait de sa mère. Elle se sent le sein enflé et son lait se répandre en moi qu'il lui semble que je dégorge après sur les personnes à qui je parle. » Et le point concernant les autres religieuses qui donnaient aussi le sein, renvoie à une note de bas de page qui cite la troisième partie du mémoire du mémoire au Saint-Office de dom Sauton, moine et médecin de l'abbesse, qui précise : « ses filles étaient encore plus privilégiées. Quelques-unes d'entre elles, et j'en pourrais citer, recevaient de Madame le divin poupon et devaient aussi lui donner le sein. Elles décrivaient aussi aux frères intimes les chastes émotions de cet allaitement virginal. »

Puis l'abbé Houtin renvoie à la p. 122 de son livre, qui est un extrait du mémoire dudit dom Sauton, que l'abbesse avait pris sous aile et qu'elle avait rebaptisé Tiburce, où on lit : Sa "maternité virginale n'était pas un vain mot ; la mère nourrissait son fils de sa propre substance, elle le nourrissait de son lait virginal. Et comment ? Ah ! dans ce monde des réalités surnaturelles, toute distance disparaît, les obstacles matériels s'évanouissent; qu'importait cette grille placée par la nature entre la mère et son fils ; la mère n'en presserait pas moins son enfant sur son cœur, prélude du suave commerce dans lequel ce petit être répond à l'appel de sa mère, et puise à son sein un lait non moins virginal que mystérieux. Honni soit qui mal y pense ! Qui donc verra d'un œil mauvais l'enfant se jouer sur le sein de sa mère ? Qui donc prétendra lui ravir ses caresses? Est-il rien de plus pur que ces tressaillements maternels ? Dieu l'a voulu ainsi; ne crains rien, petit Tiburce. Tu connaîtras un jour les sublimes prérogatives auxquelles tu participes en ce moment. Ces entrailles qui t'ont porté d'une manière surnaturelle, n'ont-elles point abrité le Sauveur durant neuf mois? Ce sein que tu presses entre tes lèvres, n'a-t-il point allaité le divin Enfant de la Crèche? Sans doute la faiblesse de ton âge ne te permet point encore de connaître ces merveilles, d'en goûter les harmonies surnaturelles ; peut-être un jour seras-tu digne de les apprendre ? Alors tu comprendras l'éminente sainteté de celle que tu nommes « ta mère Cécile ».

Tiburce buvait à longs traits ce perfide breuvage ; il grandissait sur les genoux de sa mère, et son origine n'avait rien de la terre. Son nom lui disait assez qu'il devait vivre en compagnie des anges".

La mère Cécile Bruyère était gratifiée de toutes sortes de dons mystiques, notamment celui d'avoir des apparitions de Jésus et de la Sainte Vierge. Un jour (p. 137) celle-ci, après l'avoir "embrassée comme une soeur" lui permit de revivre toutes les étapes de sa jeunesse, de ses "chastes noces" (avec l'Esprit Saint), puis de sa maternité avec tous les aspects ambigus du rapport à Jésus qui était à la fois fils et époux de la Sainte Vierge...

Vint la nuit de Noël : « Mère-Vierge, a écrit la mystique, dans mon humilité, je n'osais présenter au divin poupon ce que l'enfant demande à sa mère. Mais l'enfant était aussi l'Époux », il en avait toute la force, « et l'amour de l'Époux triompha par ses caresses de mes chastes résistances ».

Quelle pâmoison d'amour ! lorsque les lèvres de l'Époux attiraient la substance de ma vie et que je me sentais ainsi passer dans mon bien-aimé ! » « Ce ne sont pas des figures ou des visions de l'âme, mais des phénomènes réels et réellement vécus pour l'être physique et pour l'être moral. Chacun de mes fils m'a été donné par la continuation de ce mystère. Il en est, hélas ! qui me griffent au sein si cruellement que le lait qu'ils y prennent est tout teinté de sang.»

Dom Sauton dans la critique théologique (p. 206) de cette vision et des pratiques d'allaitement qu'elle a ensuite autorisée y décèle une trace satanique dans le fait premièrement qu'elle a donné l'occasion à l'abbesse de faire la promotion de ses dons, ce qui n'est pas saint ; ensuite que cela la conduisait à aller au delà des convenances ; enfin que cela ne permettait pas de dégager la mystique de la "servitude des sens".

L'auteur en concluait (p. 207) que "ce surnaturel n'est pas divin". L'analyse ensuite des conflits qu'entraîna le comportement de la mystique corrobore le diagnostic.

Dans le livre du père Houtin on lira aussi avec intérêt l'analyse psychiatrique de Mme Bruyère, (p. 313 et suiv) et du problème qu'il y eut de la part de dom Sauton d'accepter d'être allaité au sein de cette religieuse, alors qu'il avait plus de trente ans (p. 335)...

On n'est peut-être pas loin dans cette affaire du cas des nonnes possédées de Louviers...

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