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Madame Swetchine selon Sainte Beuve

16 Avril 2021 , Rédigé par CC Publié dans #Histoire des idées, #Christianisme

Je le disais il y a quelques jours : je travaille sur la vie de Lacordaire. J'en suis à l'année 1832, ce qui me conduit tout naturellement à croiser le nom de Mme Swetchine, qui devint à ce moment là sa confidente. Bien qu'ayant lu, comme tous les quinquagénaires français de notre époque, dans ma jeunesse Hugo, Balzac et Musset, j'avoue que trente ans au contact de la barbarie de notre époque m'ont rendu si étranger au XIXe siècle que je le trouve maintenant aussi exotique dans son style et dans ses émotions qu'une tribu de papou à l'autre bout du monde. Voilà pourquoi je dois procéder avec prudence dans ma façon de l'aborder. Mais j'ai heureusement la liberté de pouvoir m'y prendre comme je veux, en empruntant n'importe quel truchement, n'importe quelle porte d'entrée : personne ne me lit, mais personne ne me fait non plus grief de rien. Donc agissons comme bon nous semble.

Le commerce avec Lacordaire m'autorise donc à faire un détour par le salon de Mme Swetchine qui se trouvait rue Saint Dominique (et non rue de Bellechasse comme le prétend sa fiche Wikipedia, il est étonnant qu'il y ait tant de petites erreurs dans cette soi-disant encyclopédie de référence), au numéro 71 dont vous voyez la photo ici à gauche. Comment visiter ce salon ? Avant d'en faire le tour, je préfère m'intéresser à celle qui l'organisait. Et pourquoi, pour ce faire, ne pas commencer par le point de vue sur elle de celui qui est réputé avoir porté le regard le plus méchant à son sujet ? D'après l'éditeur de ses oeuvres, le comte de Falloux, le plus incisif sur son compte fut le célèbre critique Sainte-Beuve (ce qui n'est pas la première fois). J'ouvre donc ses Nouveaux Lundis sur Gallica.

Il y a eu une mode pour Mme Swetchine, précise Sainte-Beuve, lancée en 1860 par les éditeurs Vaton (rue du Bac) et Didier (quai des Augustins). Avant d'en dire ce qu'il en pense, il sacrifie au rituel biographique. Mme Swetchine avait, nous dit-il grandi en Russie dans le goût de la culture française et le commerce du célèbre aristocrate exilé Joseph de Maistre et de ses idées. Sous son influence elle quitta "la communion grecque que nous appelons schismatique". Cette conversion la poussa à 34 ans à s'installer à Paris, en 1816.

Sainte-Beuve la décrit ainsi "elle n'avait pas de beauté : petite, les yeux légèrement discordants, la pointe du nez kalmouke, mais avec cela une, physionomie qui exprimait la force de la vie et la pénétration de l'intelligence. Son mari, de vingt-cinq ans plus âgé, le général Swetchine, vivait à côté d'elle, complètement étranger à sa sphère d'activité. Elle n'avait jamais eu d'enfant. Son esprit vif, aiguisé, subtil, sa fermeté et son élévation de caractère, un certain art suivi de serrer les liens et de rattacher sans cesse les relations de société à des convictions et à des espérances d'un ordre supérieur, créèrent son ascendant sur tout ce qui l'entourait et l'approchait : son influence peu à peu s'organisa. Cela dura quarante ans."

Le critique précise que son salon se distinguait des autres en Europe par son orientation très "théologique" catholique, et il ajoute qu'ayant commencé à le fréquenter en 1831 il n'aurait pas cru qu'il serait aussi célèbre qu'il devint.

J'avoue que j'apprécie beaucoup chez Sainte-Beuve le côté tranchant de ses vues, même si comme Saint Simon sous Louis XIV il manque de charité. Quand il s'interroge sur la vie amoureuse de Mme Swetchine, il répudie la version officielle du comte de Falloux qui a  "l'élégance vague, celle du beau monde et des salons", il révèle une clé profonde de sa conversion : "Mme Swetchine a eu un orage de jeunesse : elle avait inspiré une grande passion au comte de Strogonof, un des hommes les plus aimables de la Russie, et elle l'avait ressentie elle-même." Son mariage avec le général Swetchine était un mariage forcé. Falloux le dissimula, comme il cacha les plagiats de Mme Swetchine dans ses oeuvres.

Les lettres de Mme Swetchine éditées par Falloux, nous dit Sainte-Beuve, révèlent une âme ardente. Il compare son caractère à celui de sa correspondante grecque demoiselle d'honneur du tzar, Mlle Roxandre. Pour lui Mme Swetchine a quelque chose de moins policé, de plus sauvage, qu'il rattache aux steppes barbares.

Ayant épousé la religion avec passion à 19 ans, elle y transposa son ardeur. Du coup, se souvient-il quand il la rencontra en 1831 (il avait 27 ans) "Les premiers mots qu'elle vous disait, et par lesquels elle croyait vous honorer, concernaient votre croyance et l'état de votre âme". Il dit qu'il entendit souvent sa vieille amie, Rowandre devenue comtesse Edling se plaindre de ce qu'elle était devenue plus froide avec les années. du fait de leurs différences religieuses. Selon Sainte-Beuve, il y avait dans le salon de Mme Swetchine une rigidité spirituelle qui ne permettait pas de s'y sentir à l'aise. Dans un salon, selon lui, il faut qu'il puisse y avoir des jeux de l'esprit, donc des petites divergences, pour pouvoir plaire à telle ou telle dame. Il n'appréciait pas être dans une ambiance où la maîtresse des lieux condescendait à vous accueillir, à deux pas de sa petite chapelle où elle avait placé son saint sacrement et où elle allait s'édifier après vous avoir reçu. Ce salon où les dames passaient avant de se rendre au bal "sous l'aile de maris exemplaires, et qui viennent y recevoir comme une absolution provisoire qui, plus tard, opèrera", n'était pour lui qu'un "cercle religieux, une succursale de l'église, un vestibule du paradis, une maison de charité à l'usage des gens du monde", pas un salon français (p. 250).

Tout en reconnaissant qu'il n'est jamais parvenu à l'aimer (p. 253) il y reconnaît "une nature de femme très-rare et très distinguée, qui fait le plus grand honneur au monde aristocratique où elle a vécu"

Si on voulait construire un "champ" des salons littéraires français de l'époque, on pourrait s'inspirer de la comparaison que Sainte-Beuve propose avec le salon de Mme Récamier, que Mme Swetchine avait rencontrée à Rome en 1824. Elle était à l'Abbaye au Bois où les religieuses louaient des appartements, avait cinq ans de plus qu'elle. M. Ballanche était dépêché par le salon de Mme Récamier auprès de celui de Mme Swetchine en début de soirée pour y prendre des nouvelles. Chateaubriand régnait sur le premier salon et de Maistre sur le second. Il y avait plus de coquetterie chez Mme Récamier qui avait été plus jolie que Mme Swetchine. Chez Mme Récamier on "était exposé tout au plus, par politesse et bonne grâce, après quelque matinée délicieuse de lecture, à faire un article sur Chateaubriand ; chez Mme Swetchine, avec de l'assiduité, on pouvait être conduit un jour ou l'autre à un acte de foi et de dévotion ; on courait risque d'être d'un sermon prié ou d'une abjuration, ou de quelque agape mystérieuse à la chapelle" (p. 230)

Le salon de Mme Swetchine connut un renouveau en 1848. Car comme l'a remarqué Bacon "les grands coups de tonnerre en politique ramènent les hommes au pied des autels". Sainte-Beuve loue la hauteur de vue et la justesse que le christianisme lui permirent d'avoir pendant cette révolution. Il les compare à la force de caractère avec laquelle elle fut prête en 1834 à suivre son mari dans un exil intérieur en Sibérie sur ordre du tsar (un ordre qui ne fut pas maintenu). Il regrette cependant son défaut de jugement quand elle approuve l'idée de Lacordaire selon laquelle le bref du pape aux évêques de Pologne peut être comparé par sa modération aux suppliques de Priam pour récupérer le corps d'Hector ou quand elle compare Lamennais à Clorinde.

Sainte-Beuve sans admettre qu'elle puisse être un classique reconnaît à Mme Swetchine une distinction d'écrivain. Son traité sur la vieillesse, "est la gageure chrétienne la plus poussée que j'aie vue contre la nature" écrit-il p. 244 Elle y fait l'éloge de toutes les tares des vieux. Certaines trouvailles sont ingénieuses mais cela va trop loin.

"Ces femmes d'une éducation si parfaite, d'une culture si élaborée, ont beau avoir tout l'esprit possible ; il y a un moment où elles forcent le ton, et la vendeuse d'herbes du marché aux fleurs leur dirait plus sûrement qu'à Théophraste : "Vous n'êtes pas d'ici." Il trouve son propos sur la vieillesse plus juste dans son traité inachevé sur la Résignation où elle distingue la résignation chrétienne du fatalisme musulman et du quiétisme hindou. En introduisant du surnaturel dans cette vertu, elle se fait "fille aînée de M. de Maistre et fille cadette de St Augustin". Pour finir, même s'il redit l'avoir admirée sans l'aimer, il reconnaît en elle "une nature de femme très-rare et très-distinguée, qui fait le plus grand honneur au monde aristocratique où elle a vécu".

En post scriptum, Sainte-Beuve parce que son avis nuancé sur Mme Swetchine lui avait attiré les foudres d'un certain Roger de Sezeval dans la revue catholique "Le Monde" du 20 avril 1862 a ajouté une anecdote triste montrant un Monsieur Swetchine devenu idiot et faisant sonner sa montre tout le temps, et son épouse le lui confisquant "à titre de mortification" de sorte que le vieil homme passait son temps à la rechercher. Falloux a contesté la véracité du fait après contre-enquête auprès du valet. Mais Sainte-Beuve réfute le valet.

Le regard de Sainte-Beuve est un peu distant, mais semble-t-il assez équilibré, je crois que c'est une bonne première approche du personnage, qui permet de cerner son salon catholique, et comprendre son influence pour Lacordaire, qui pourtant n'était pas un homme de salon.

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