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Saint Jean-de-la-Croix au cachot

9 Avril 2019 , Rédigé par CC Publié dans #Christianisme, #Histoire des idées

Les guerres d'extermination sont épouvantables. Dans un autre registre, les luttes fratricides le sont aussi, et même peut-être davantage. Les premières traduisent un refus de l'altérité, les secondes une passion de l'identité. Il faut que l'autre soit en tout point identique à soi-même, sans quoi il deviendra suspect. Et la haine prendra racine dans les plus infimes différences. En me penchant aujourd'hui sur l'histoire de Saint Jean-de-la-Croix, je découvrais cette histoire invraisemblable du mystique emprisonné pour neuf mois à Tolède, à partir de décembre 1577, non par des ennemis, mais par des rivaux : parce que lui était un carme déchaussé (il avait initié avec Ste Thérèse d'Avila cette réforme), et les carmes "mitigés" adeptes d'une règle moins rigoureuse, voulaient le faire rentrer dans leur rang, lui, et ses disciples d'Avila.

Ernest Razy au XIXe siècle décrivait en ces termes ses conditions de détention :

"Située à côté d'un lieu infect, la prison de Jean de la Croix était une étroite cellule dans laquelle il pouvait à peine faire quelques pas. Elle ne recevait qu'indirectement la lumière par un trou large de trois doigts, pratiqué tout en haut du mur et quiprenait le jour dans un corridor voisin, assez obscur lui-même. Pour dire son office, le prisonnier était obligé d'attendre qu'un rayon de soleil vînt un peu percer les ténèbres que la clarté ordinaire du jour était impuissante à dissiper. Lorsqu'il apercevait ce rayon si impatiemment attendu et qui lui semblait un sourire de Dieu, il montait bien vite sur un mauvais banc, qui composait tout son mobilier avec un lit formé de trois planches, et, grâce à ce marche-pied, il lui était possible d'entrevoir les caractères de son livre. Mais le soleil était-il caché par les nuages, il ne pouvait remplir ce pieux devoir.

Son geôlier, homme dur et sévère, lui donnait à peine de quoi manger et ne le faisait sortir que le vendredi, pour le conduire au réfectoire, à l'heure du repas des religieux. Là, on obligeait le patienta s'asseoir par terre, et lorsqu'il avait pris quelques bouchées de pain, trempé dans un peu d'eau, chaque frère lui donnait, successivement, la discipline, avec une telle violence, que longtemps après Jean de la Croix en portait encore les marques sur les épaules. Mais lui, adorant les desseins de Dieu, ne murmurait jamais et se consolait en pensant que le Sauveur du monde avait été aussi flagellé et qu'avant de mourir il avait subi des humiliations et des tourments de toute sorte."

On imagine que la peine est d'autant plus dure que le délit est inexistant, le saint n'ayant réformé le Carmel que dans l'espoir de plaire à Dieu. Et la cruauté de la sanction frappe d'autant plus qu'elle est infligée entre "frères chrétiens", et même des frères de la meilleure réputation, tous pétris des valeurs d'amour du prochain, tous convaincus de servir le même but. L'amateur de sciences humaines peut y trouver matière à méditation sur la folie de notre espèce. L'interrogateur de l'eschatologie que je suis récemment devenu peut s'interroger sur le sens de cet épisode.

A quoi cela a-t-il pu servir que ce saint fût enfermé dans ce cachot ? Et d'ailleurs à quoi cela a-t-il servi qu'il y eût cette scission parmi les carmes, et même qu'il y ait eu des carmes tout court car quelle est aujourd'hui, au seuil des temps de la fin, leur fonction en ce monde ? C'est sans doute la voix de mon ignorance qui parle ici. L'ignorance est injuste, mais elle a sa fraîcheur et donc sans doute son utilité.

Je n'ai pas une très haute estime de Sainte Thérèse de Lisieux depuis que j'ai vu une ancienne adepte de l'occultisme accompagnatrice de pèlerins à Medjugorje (cette imposture de Medjugorje) entretenir un commerce quasi-spirite avec elle (ou avec un démon qui l'imitait, il en va de même d'ailleurs du médium Henry Vignaud). Bien sûr ça ne veut rien dire, et certains médiums voient aussi Jésus, mais bon... A Lisieux il y a un hommage à certaines "fleurs du Carmel" comme Edith Stein morte en déportation, mais ces âmes nobles ne se seraient-elles pas tout autant épanouies dans un autre ordre religieux ? Concernant plus spécifiquement les carmes "déchaussés" enfants spirituels de St Jean de la Croix, on peut aussi penser au navigateur normand Pierre Berthelot alias Denis de la Nativité qui périt sous le glaive du sultan d'Achem, à Sumatra, en 1638 : lui aussi n'eût-il point eu un destin aussi glorieux dans un autre ordre ?

On dira que l'enfermement de St Jean-de-la-Croix lui permit d'écrire ses plus beaux poèmes mystiques. Mais à quoi nous servent ces belles envolées de l'âme si aujourd'hui elles sont citées comme de simples exemples de dépassement personnel de soi comparables à ceux des moines bouddhistes au yeux des jungiens, des "new-agers", des kabbalistes à la Arouna Lipschitz, bref toutes sortes de gens amis de la sorcellerie en qui le mystique castillan eût, du fin fond de son XVIe siècle, sans hésiter reconnu les pires ennemis de sa foi ?

Peut-être l'ardeur de St Jean-de-la Croix, comme celle de Ste Thérèse, eût-elle son utilité en son temps pour sauver beaucoup de couvents d'un grave corruption morale, et, par capillarité, beaucoup d'âmes dans les sociétés latines - en Espagne, en France, en Italie - ? Ce sont là des mystères que les historiens ne peuvent pas sonder.

Mais on est frappé de voir tout de même quelle absurdité entoure, du point de vue de notre époque, ce combat du saint castillan. Le militantisme d'Athanase d'Alexandrie contre l'arianisme près de 1 700 ans après fait encore sens aux yeux de beaucoup de lecteurs de notre époque, même pour des protestants qui lui reconnaissent d'avoir sauvé le christianisme de l'hérésie. De quoi le combat de St Jean-de-la-Croix au fond de son cachot a-t-il sauvé le christianisme ? S'il n'avait point défendu si âprement sa vision des choses, le monachisme catholique eût-il versé davantage dans les tendances idôlatres du petit peuple auprès desquelles les carmes "mitigés"persécuteurs du mystique se tenaient chaque jour ? L'univers de la papauté eût-il été alors moins bien armé dans la Contre-Réforme et les pays du Sud en eussent-ils glissé plus facilement vers le protestantisme ?

Mon goût pour l'histoire hypothétique ressurgit peut-être un peu trop facilement ici. Peut-être vient-il susciter inutilement la curiosité d'un intellect humain qui n'a de toute façon rien de pertinent à dire sur ce genre d'énigme. Agiter des idées autour de ce genre de sujet (qui est d'ailleurs un sujet fort grave car il touche aux plans ultimes du Créateur) est peut-être parfaitement imprudent et vain. Prenons donc alors les brèves considérations que je viens d'exposer comme de simples ballons d'essai, peut-être sans lendemain, nous verrons bien...

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