Le sacrifice humain chez les Egyptiens
Il y a onze ans, j'ai évoqué sur ce blog le Roman de Leucippé et Clitophon, roman alexandrin du IIe siècle.
Je voudrais revenir sur ce texte païen, plus précisément sur un de ses passages qui, étrangement, évoque des rituels aztèques, alors que l'action se passe en Egypte. Il s'agit du passage au Livre III ch XV qui décrit le sacrifice de Leucippe en ces termes :
"Après avoir versé des libations sur sa tête, ils la promenèrent autour de l'autel, au son de la flûte ; le prêtre chantait selon toute vraisemblance un chant égyptien : la forme de sa bouche et la contraction des traits de son visage indiquaient en effet qu'il chantait. Puis, sur un signal convenu, tous se retièrent loin de l'autel ; et l'un des deux jeunes gens ayant mis la jeune fille sur le dos, l’attacha à des pieux fixés sur le sol, comme le font les fabricants de figurines représentant Marsyas attaché à son arbre. Ensuite, ayant pris un glaive, il le plongea dans le cœur, le tira, puis déchira la jeune fille jusqu’au bas-ventre. Aussitôt les entrailles s'échappèrent, et les deux hommes, après les avoir retirées à pleines mains, les placèrent sur l'autel, et lorsqu'elles furent cuites, après les avoir découpées en morceaux, tous ensemble les brigands les mangèrent. Voyant cela, les soldats et le stratège poussaient des cris à chacune de ces actions (…). Lorsque l'affaire, comme je le pensais, touchait à sa fin, après avoir mis le corps dans le cercueil, ils l'abandonnèrent, après y avoir posé un couvercle ; ayant démoli l'autel, ils s'enfuirent sans se retourner. C'est ainsi en effet que le prêtre, qui avait consulté l'oracle, leur avait demandé d'agir".
Un peu plus loin (ch XIX, 3 et suiv) il est précisé que l'oracle avait commandé de "manger le foie" pour purifier l'armée des brigands mais que Leucippé devait garder sa robe, de sorte que les brigands avaient utilisé des entrailles de mouton pour simuler le sacrifice. Il est aussi précisé au livre IV qu'Artémis était apparu en rêve juste avant le sacrifice pour lui annoncer qu'elle la sauverait mais à condition qu'elle ne fasse pas l'amour avec Clithophon jusqu'à son mariage avec lui (tandis que Clithophon faisait le rêve qu'il était interdit d'accès au temple d'Aphrodite tandis qu'une femme lui expliquait qu'il était interdit d'accès au sanctuaire mais serait un jour prêtre de la déesse. Précisons aussi que lorsque Clithophon regardait le sacrifice, la scène était éclairée par la lune et qu'après le départ des brigands il croit à un moment être embrassé par le cadavre dépourvu d'entrailles, puis son compagnon Ménélas qu'il soupçonne d'être sorcier ("mon cher Ménélas es-tu sorcier ?" demande-t-il L III, ch XVIIII, 5 - le terme grec est diakonos qui veut plutôt dire "serviteur") lui dit que Leucippe lui sera rendue sans blessures et lui demande de se voiler la face pendant qu'il invoque Hécate (ibidch XVIII, 3).
On doit préciser cela à la fois pour montrer que, bien que l'existence réelle soit démentie comme relevant de la pure mise en scène, le démenti ne fonctionne que par l'intervention d'Hécate (la déesse lunaire qui a éclairé la scène), et en réalité à travers le jeu de trois déesses, et pour bien faire voir qu'il s'agit d'une triade grecque (mais cela ne veut pas dire grand chose quand on sait que L'Ane d'Or d'Apulée à peu près au même moment ramène toutes ces déesses à l'égyptienne Isis, et en fait c'est bien de la lune qu'il s'agit d'un bout à l'autre).
L'existence des sacrifices humains en Egypte antique fait débat. Eric Crubézy et Béatrix Midant-Reynes (Auteur) rappelaient en 2000 dans la revue Archéo-Nil n°10 repris ici p. 58 que les travaux de l'égyptologue Jean Yoyotte ne permettent plus de douter qu'ils aient eu lieu (de même qu'en Grèce selon Stella Georgoudi) mais qu'il s'agissait d'événements exceptionnels pour apaiser la colère des dieux. John G. Griffiths en 1948 avait justement vu dans le passage précité du Roman de Leucippe et Clithophon la preuve de l'existence des sacrifices humains en Egypte à l'époque romaine. Yoyotte en 1980 avait objecté que le récit d'Achille Tatius se fonde uniquement sur des racontars grecs qui en 171 avaient laissé croire de la même manière que des révoltés égyptiennes dirigés par un prêtre avaient scellé leur conjuration en mangeant les entrailles d'un soldat romain. Il soulignait que ces pratiques ne renvoyaient à aucun rituel pharaonique connu et que Gruffiths se trompait sur le réalisme de la scène de Tatius quand il voyait dans les grimaces du visage du prêtre une scène représentée sur un bas relief. Yoyotte au vu d'un texte de Manéthon attribue plutôt les sacrifices humaines à la période antérieure au moyen empire égyptien.
On voit bien que la question est délicate, et l'on connaît l'ampleur des fantasmes qu'elle peut nourrir (voir ci-joint la vidéo américaine posant d'une façon assez gratuite que les sacrifices humains existaient dans la religion égyptienne et se sont perpétués dans les sociétés secrètes qui s'en réclament jusqu'à nos jours). Cependant, à l'inverse, il ne faut pas sousestimer le poids du déni qui a entouré cette question taboue depuis l'antiquité : le processus de civilisation impliquant la prohibition du meurtre, celui-ci n'a pu garder qu'une dimension rituelle secrètes lorsqu'il se produisait (et c'est parce qu'il est tabou qu'il recèle une efficacité rituelle). A la lecture du roman de Tatius, on a plutôt le sentiment que le sacrifice humain est toujours montré au lecteur en même temps que dénié. Et s'il est dénié, c'est pour laisser place au doute, à la confusion, mais toute la trame du récit en permanence montre qu'il y a bien meurtre et que le meurtre n'est réparé qu'à la faveur d'un dispositif instauré entre les trois déesses Artémis-Hécate et Aphrodite. On ne peut pas déduire du simple fait que la scène est vue de loin son irréalité, et l'on ne peut pas non plus y voir l'expression d'une simple caricature diffamatoire des pratiques égyptiennes : renvoyer aux récits de la révolte de 171 ne résout rien, car qui peut prouver que ce récit lui-même serait purement fictif ? Aucun rituel pharaonique n'évoquerait la soustraction des entrailles humaines, soit. Mais s'il s'agit de pratiques secrètes quelles traces ces rituels pourraient-ils en avoir gardé pour les archéologues ? Est-ce que ce rituel existe pour les animaux ? La réponse à cette question permettrait de savoir s'il a pu être transposé à l'homme.
La réduction du sacrifice de Leucippé par l'université laïque à une simple stratégie rhétorique littéraire pour impressionner le lecteur fait penser à ceux qui réduisent l'Ane d'Or d'Apulée à une farce : trop facilement les historiens démentent le sérieux des références à la sorcellerie que fait Apulée, alors que lui-même dans sa vie fut accusé de l'avoir pratiquée et traîné en justice de ce fait. Or il est anachronique de penser les romans de l'époque gréco-romaine comme de simples fictions comme ils l'ont été en Europe à partir de Cervantès. Dans le roman de Tatius le jeu entre fiction et réalité est permanent, et l'on voit bien que l'exposition d'artefacts comme celui selon lequel Leucippe n'est pas "vraiment morte" n'est justifiée par l'auteur lui-même que par des interventions divines. On a donc avant tout sous les yeux une scène de meurtre rituel, et n'y voir qu'une stratégie pour "épater le bourgeois" - expression qu'utilise aussi l'historien Peter Green pour justifier l'apologie du cannibalisme par certains courants philosophique - relève du pur parti pris laïciste (rationaliste) qu'aucune évidence factuelle ne vient avec assurance cautionner.
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