L'Aphrodite ouranienne nue et l'Aphrodite Pandemos habillée
Dans un commentaire sous mon billet "Le néo-platonisme est-il chrétien ?", le lecteur Hyarion me demandait de préciser ma remarque sur l'Aphrodite ouranienne nue et l'Aphrodite Pandemos habillée qui selon lui pourraient être toutes deux indifféremment nues.
Dans la limite de mon faible temps de disponibilité ce matin, je vais donc détailler ce point tout en précisant que je ne suis pas érudit en matière d'art antique ou d'art de la Renaissance. J'ai seulement croisé la problématique de la nudité dans les arts visuels (dans mon livre "La nudité pratiques et significations") à travers les réflexions profondes de François Jullien dans son dialogue original (mais controversé) avec l'art chinois et à travers la problématique pythagoro-platonicienne de la mathématisation du beau, plus deux ou trois lectures comparatives sur la nudité des dieux dans des cultures périphériques au monde greco-latin, et une réflexion sur Andromède que j'ai postée sur ce blog, bref, assez pour me donner deux ou trois intuitions, mais insuffisamment pour avoir un recul véritable par rapport à ce que je vais exposer ici (sauf le recul de mon expérience auprès des médiums relatée dans mon dernier livre paru chez L'Harmattan et qui est lié à la problématique de la nudité).
Le savoir que j'expose ici, je le tire d'Edgar Wind, "Mystères païens de la Renaissance" chapitre VIII, un livre anglais de 1958 qui s'inscrit dans la même veine d'intelligence que le "Les Grecs et l'irrationnel" d'ER Dodds quoiqu'il porte sur une période différente.
Voici donc ce que nous apprend Edgar Wind et qui mérite sans doute d'être médité.
Je vais tenter de l'exposer en des termes compréhensibles par tout le monde, quoique le sujet soit censé en réalité être très complexe et source d'un savoir hermétique, occulte, dont un esprit de notre époque ne peut nécessairement entrevoir que la face émergée.
A la base donc, il y a deux Vénus, ou deux Aphrodites. La Vénus du peuple ou de tout le monde (Venere vulgare) ou Aphrodite Pandemos, qui est la fille du roi des dieux Jupiter/Zeus et la Venus céleste (Venere celeste) ou Aphrodite Ourania, fille du dieu du ciel Ouranos. L'une est née de l'accouplement de Zeus avec Dioné la déesse grecque de la beauté, l'autre de la castration d'Ouranos dont le sperme forme l'écume de la mer d'où sort Venus (Wind p. 153).
L'opposition entre les deux nait des spéculations orphiques (ce mouvement poétique et religieux venu de Thrace et peut-être du chamanisme qui irrigua la culture grecque à partir du VIe s av JC), sachant que la castration d'Ouranos est une des figures du démembrement de Dionysos (ou d'Osiris), c'est-à-dire le démantèlement de la pureté du divin dans la matière.

Les platoniciens de la Renaissance florentine Politien, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole méditèrent sur cette opposition entre les deux Vénus. Et cela aboutit aux deux tableaux de Botticelli, disciple de Ficin, Le Printemps et la Naissance de Vénus, qui provenaient de la même villa, celle de Lorenzo di Pierfrancesco de' Medici (p. 146) et se comprenaient donc par un effet de miroir. Dans "Le Printemps" ci-dessus est représentée au centre la Venus vulgaire, habillée, et dans "La Naissance de Vénus" (ici à droite), c'est la Vénus céleste.

Pourquoi la Vénus de tout le monde, qui "dans un bocage qu'illuminent des fruits d'or, préside avec douceurs aux rites de la Primavera" (p. 153) est-elle vêtue alors que la Venus céleste est nue ? Parce que "dans l'échelle platonicienne des choses, il s'agit d'une descente, d'une vulgarisation ; car la richesse de couleurs et la diversité de formes qui ravissent l'oeil lorsqu'il perçoit la beauté ne sont qu'un voile derrière lequel se cache la splendeur de la beauté céleste pure".
Plus on est dans le dépouillement de la nudité, et plus on est dans le divin. C'est pourquoi dès l'Antiquité par exemple, en ce qui concerne les trois grâces qui sont une émanation de Vénus, on finit par les parer de voiles transparents, puis, dès l'époque romaine, à les représenter nues, car on préférait toujours l'absence de vêtements pour illustrer la pureté divine (ce qu'on avait déjà vu avec les spéculations de François Jullien sur le sujet).
J'ajouterai que, selon Wind, et contrairement à ce qu'a voulu nous faire croire un documentaire diffusé sur Arte il y a quelques années (méfiez vous des simplifications outrancières de la télé), ce mystère n'est pas incompatible avec le christianisme intégriste de Savonarole qui avait été disciple de Ficin, mais je referme là la parenthèse.
Wind insiste sur le fait que cela ne signifie pas que la Vénus vulgaire "est purement sensuelle et n'a point part à la gloire céleste" puisque chez Platon, rappelle Pic, la beauté terrestre a à la fois un versant bestial et un versant humain. L'instinct bestial veut nous faire jouir érotiquement de la beauté terrestre mais l'amant humain "reconnaîtra que la Vénus qui paraît habillée d'un vêtement est une image de la Vénus céleste" (comme la souligné Plotin en appelant Vénus l'âme plongée dans la matière).
On peut aussi remarquer que, dans le système de Pic de la Mirandole disciple (infidèle) de Ficin, la Vénus céleste quant à elle, est d'autant plus divine qu'elle médiatise en elle-même deux opposés (le sang de la castration et l'écume de la mer), comme les grâces dans sa dialectique presque pré-hegelienne (mais Hegel et Pic ont puisé aux mêmes sources platoniciennes), conformément à l'idéal de réunion dans deux opposés dans un moyen terme tiers qu'incarnent les trois grâces.
Mais avec le système ternaire subtil de Pic, l'amour terrestre est aussi ternaire puisqu'il a deux composantes, céleste et animale, avec une troisième humaine qui en assure le moyen terme, de sorte qu'on pourra même parler d'un amour "céleste humain", qui apparente l'Aphrodite terrestre à son Idée céleste.
Botticelli (1445-1510) n'est pas le seul à avoir pris le parti de vêtir l'Aphrodite Pandemos en dénudant la l'Aphrodite Ourania.
Silvestro Calandra (1450-1503) à Mantoue mentionne "deux Vénus, l'une drapée, l'autre nue" dans une lettre où il décrit une toile de Mantegna achevée par Costa, La Légende du Dieu Comus, qui se trouve maintenant au Louvre. Dans une note de bas de page qui renvoie à un autre de ses livres (Bellini's Feast of the Gods p. 47), Wind fait remarquer que "dans cette œuvre, la caractérisation des deux Vénus ne laisse aucun doute sur le fait que, quoique inférieure à la nue, la Vénus habillée est aussi la plus humble des deux", ce qui dans mon esprit renvoie au livre dirigé par Masquelier que je cite dans "La nudité, pratiques et significations", qui lie habillement et modestie (en anglais, modesty c'est aussi la pudeur). Sous des cieux chrétiens cela rendrait aussi la Vénus "inférieure" au moins visuellement plus vertueuse... bref, on peut nuancer et complexifier à loisir.
Le parti pris de ce courant néo-platonicien de dénuder la seule Aphrodite céleste (celle qui est la moins matérielle) est un cas isolé de l'histoire de l'art, mais il me semble rendre le plus justice à l'essence du platonisme, voire, dans la logique de François Jullien, à l'essence de la pensée grecque, même si c'est ce qui peut sembler le plus contre-intuitif à notre époque.
Commenter cet article